Le syndrome de Tardieu. Maltraitance des enfants, médecine légale et psychiatrie au xix e siècle

Le syndrome de Tardieu. Maltraitance des enfants, médecine légale et psychiatrie au xix e siècle

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L’évolution psychiatrique 76 (2011) 219–243

Bientraitance Maltraitance

Le syndrome de Tardieu. Maltraitance des enfants, médecine légale et psychiatrie au xixe siècle夽 The Tardieu syndrome. Child abuse, forensic medicine and psychiatry in xixth century Jacques Arveiller a,∗,b a

Professeur des universités émérite, psychiatre des hôpitaux. Centre d’études et de recherches en sciences de l’éducation, université de Caen, esplanade de la Paix, 14032 Caen cedex, France b 29, rue Brillet, 94130 Nogent-sur-Marne, France Rec¸u le 4 octobre 2010 Disponible sur Internet le 13 avril 2011

Résumé Cet article se penche sur la question de la maltraitance des enfants au xixe siècle, telle qu’elle est abordée, en pratique et en théorie, par la médecine légale, d’une part, par la psychiatrie, d’autre part. Il évoque d’abord deux cas exemplaires, relatés par Franc¸ois Leuret (1836) et par Adolphe Toulmouche (1838). Il analyse ensuite en détail le texte fondateur d’Ambroise Tardieu (1860), consacré aux sévices et mauvais traitements exercés sur des enfants. Un rappel est fait sur le développement du « genre » des enfants martyrs dans la seconde moitié du siècle et sur la construction d’un dispositif de protection de l’enfance, aboutissant à la loi de 1898. Est ensuite montré comment les théories anthropologiques de la psychiatrie (Lombroso, Dupré) échouent pour rendre compte du phénomène de la maltraitance, tandis que l’œuvre de Richard von Krafft-Ebing se révèle fertile, au prix de la sexualisation du phénomène. Après une évocation de la reconfiguration du problème au xxe siècle (Child abuse and neglect), l’auteur tire un bilan du xixe siècle : médicalisation pratique réussie par la médecine légale, mais échec des théories psychiatriques pour élaborer une psychopathologie des maltraitants. © 2011 Publi´e par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Histoire ; Maltraitance ; Enfant ; France ; xixe siècle ; Médecine légale ; Psychiatrie ; Tardieu

夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Arveiller J. Le syndrome de Tardieu. Maltraitance des enfants, médecine légale et psychiatrie au XIXe siècle. Evol psychiatr 2011; 76. ∗ Auteur correspondant. M. le PR Jacques Arveiller. Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2011 Publi´e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.evopsy.2011.03.007

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Abstract This paper deals with the question of child abuse in xixth century, as it is practically and theoretically considered by forensic medicine and psychiatry. Two exemplary cases are first evoked, as related by par Franc¸ois Leuret (1836) and Adolphe Toulmouche (1838). Then is examined in details the founding text by Ambroise Tardieu (1860), devoted to child abuse and mistreatment. Is recalled the development of the abused child theme in the second half of xixth century, and the building of a child protection system, leading to the 1898 french law. It is shown how the anthropological psychiatric theories (Lombroso, Dupré) fail to explain the child abuse phenomenon. On the other hand, the works of Richard von Krafft-Ebing are fruitful, although they lead to sexualise the problem. Is briefly evoked the new configuration of the problem in xxth century, with “child abuse and neglect” (CAN). Is finally sketched an assessment of xixth century: success of practical forensic medicalization of child abuse, but failure on the side of psychiatric theories concerning the psychopathology of mistreaters. © 2011 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: History; Child abuse; Child; France; 19th century; Forensic medicine; Psychiatry; Tardieu

Souvent, nous avons entendu cette proposition de sens commun « qu’il faut être fou pour maltraiter ses (ou des) enfants ». Nous avons aussi lu récemment, sous une plume sociologique, qu’on assisterait au cours du xixe siècle à une médicalisation, à une psychiatrisation progressives de l’acte maltraitant ; qu’une lecture dominante sociologique du phénomène y céderait le pas à une lecture dominante d’ordre psychologique. Que cette médicalisation enfin, y suivrait une logique devenue classique depuis Michel Foucault : la lecture détournée par la médecine d’un phénomène social, avec renvoi de phénomènes collectifs à des causes individuelles, se constituant en moyen subtil de répression et perpétuant finalement les inégalités en majorant la ségrégation symbolique et sociale des plus défavorisés. Nous nous proposons ici de réinterroger ces éléments de vulgate contemporains, en examinant, d’une part, comment des médecins et des psychiatres (des aliénistes à l’époque) ont pu se voir impliqués dans la gestion sociale et judiciaire de la maltraitance d’enfants ; d’autre part, quels regards ont posé la médecine légale et la psychiatrie du xixe siècle sur cette maltraitance. Nous parlerons de « médicalisation et de psychiatrisation pratiques » lorsque nous évoquerons l’implication sociale ; de « médicalisation et de psychiatrisation théoriques » lorsque nous insisterons sur la lecture du phénomène et sur les modèles explicatifs proposés. En ayant pleine conscience, bien entendu, que l’un et l’autre registre, des pratiques et des théories, s’alimentent et se produisent mutuellement. Le propos se centrera sur la maltraitance physique, active (coups, sévices, violences), moins sur le délaissement1 (défauts de soins, privations) et peu sur les abus sexuels s’ils ne sont pas accompagnés de violences2 . Quant à la période étudiée, nous la baliserons avec deux bornes juridiques : le Code civil de 1804 et la loi franc¸aise du 19 avril 1898 « sur la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentats commis envers les enfants ».

1 Terme que nous préférons à celui de « négligence » souvent employé de nos jours par traduction de l’anglais neglect, mais qui renvoie en franc¸ais à une autre aire sémantique. 2 Nous avons déjà eu l’occasion de traiter de ce dernier thème, pour la même période, dans cette même revue : Arveiller, 1998 [1].

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1. Franc¸ois Leuret et Madame R. (1836)3 Madame R. . ., 33 ans, est l’épouse depuis dix ans d’un tailleur d’habits, elle a cinq enfants et est de nouveau enceinte. D’un caractère emporté et violent, elle traite un de ses fils, le petit Henri-Ernest (trois ans, trois mois) avec une grande sévérité : coups de pied et coups de poings tombent à tout moment sur cet enfant « colère et entêté ». Deux ouvriers successifs, employés du mari, sont scandalisés par ce comportement anormal, bien toléré par le père. Tout près du terme de la grossesse, l’enfant est mis au pot pour faire ses besoins. Ne rendant rien, il est battu et poussé violemment sur un meuble. Il meurt deux jours après. L’ouvrier signale le cas à la justice. Une autopsie est prescrite et pratiquée par Ollivier et West. L’enfant est mort d’un traumatisme crânien, avec hématome. Ces médecins-légistes ne constatent déjà, à ce point, « aucun signe d’aliénation mentale, ni de trouble nerveux analogue à ceux que la grossesse produit chez quelques femmes ». On apprend par les témoins qu’un autre garc¸on, Gustave-Adolphe (huit ans) est décédé cinq mois auparavant. Exhumation. Nouvelle autopsie par les mêmes. Il est mort lui aussi d’une fracture du crâne, consécutive à un coup donné avec une pierre. Il était battu régulièrement pour le corriger « d’habitudes vicieuses » anciennes qui le faisaient dépérir. Le juge d’instruction commet alors quatre experts, les deux précédents plus Franc¸ois Leuret, aliéniste et Boys de Lourys, afin cette fois d’examiner l’état mental de Mme R. . . Voilà, résumées, leurs conclusions : sans doute cette femme « a toujours été très vive et emportée, altière, vaniteuse et peu susceptible de sentiments affectueux ». Sans doute, ils y insistent, a-t-elle une hérédité chargée, avec de nombreux aliénés dans sa famille et une mère à la Salpêtrière depuis plus de 30 ans. Mais elle ne présente « aucun symptôme de folie », « aucune preuve de délire de l’intelligence », « aucune altération notable de l’esprit », enfin « rien qui décèle un dérangement de l’esprit ». Il ne s’agit donc, en aucune fac¸on, d’une monomaniaque homicide. Elle sera sanctionnée de six ans de prison. 2. Le cadre judiciaire et médical en 1836 Cette affaire est la première que nous ayons retrouvée, où un aliéniste se voit convoqué èsqualités pour apprécier l’état mental d’une mère maltraitante. Examinons d’abord le cadre dans laquelle elle émerge, ses conditions d’apparition comme figure dans les champs judiciaire et médical. Le Code civil de 1804 nous fournit le cadre de la puissance paternelle, des droits des parents sur leurs propres enfants et du droit de correction paternelle4 . Le Code pénal de 1810, de son côté, encadre les meurtres et les abus sexuels, mais ne distingue pas les sévices et mauvais traitements sur enfants, qui constituent seulement des coups et blessures volontaires, justiciables du tribunal correctionnel, non de la cour d’assises5 . Dans ce dernier cas, rien de spécifique au fait qu’il puisse s’agir de parents et d’enfants, au contraire de certains crimes où la qualité d’ascendant ou de personne « ayant autorité »6 aggrave le caractère de l’acte et majore la peine encourue. Ainsi,

3

Leuret, 1837 [2]. Code civil, art. 371 à 387. Cf. Schnapper B. La correction paternelle et le mouvement des idées au xixe siècle (1789–1935) (1980). n. éd. In: ([3], p. 523–53). 5 Art. 309, 310 et 312 du Code pénal révisé en 1832. Cf. Schnapper B. Le père, le procureur et l’enfant : le mythe des enfants martyrs au xixe siècle (1983). n. éd. In: ([3], p. 600). 6 Instituteur, serviteur à gages, fonctionnaire public, ministre d’un culte. 4

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en est-il pour l’infanticide, meurtre d’un enfant nouveau-né, sanctionné de la peine de mort7 , ou encore du viol et de l’attentat à la pudeur avec violences8 . En 1836, l’expertise médicale dans le cadre judiciaire est établie depuis longtemps. Elle concerne jusque là, surtout, le corps des victimes plus que la pathologie des meurtriers. Mais on se trouve maintenant dans le contexte de la montée en puissance de la psychiatrie, de la pédiatrie, de l’hygiène publique et de l’alliance de cette dernière avec la médecine légale. Alors que les puéricides, infanticides et abus sexuels trouvent une bonne place dans les recueils de médecine légale, la maltraitance des enfants, en tant que telle, n’est pas objet de réflexion pour le légiste. Elle n’apparaît pas plus dans le traité classique d’Alphonse Devergie, en 18369 , que dans ce que l’on peut considérer comme le premier ouvrage de psychiatrie légale, celui de Charles Marc, en 184010 . Si le corps émergent des aliénistes, de son côté, est déjà fortement impliqué dans le mouvement d’hygiène publique11 , on n’en est encore qu’aux débuts d’une psychiatrie légale à proprement parler. Le meurtre d’enfant concerne déjà l’aliéniste ; la maltraitance pas encore. Ce qui semble assez nouveau avec cette affaire R., c’est premièrement que des parents soient désignés comme maltraitants. Sans doute, avant cette époque, connaissait-on des parents meurtriers de leur propre progéniture. Sans doute, maltraiter un enfant posait déjà un problème social et moral, donc éventuellement judiciaire. Mais, depuis l’Antiquité, les auteurs désignés de la maltraitance étaient plus volontiers enseignants. C’est, en ce cas, de trop grande sévérité dans les méthodes éducatives qu’il s’agit. Ainsi, en rencontre-t-on dès le xviie siècle chez l’éponyme de la médecine légale, Paul Zacchias12 . Beaucoup plus tard, avec la philanthropie et l’hygiène publique, les employeurs d’enfants seront-ils à leur tour mis en cause13 . Mais maintenant, les auteurs de mauvais traitements peuvent être les parents eux-mêmes et non un tiers, et plusieurs enfants d’une même fratrie peuvent se voir maltraités. 3. À la recherche d’un diagnostic L’autre nouveauté dans cette affaire est le fait qu’un aliéniste soit convoqué pour apprécier l’état mental du ou des auteurs. Franc¸ois Leuret (1797–1851), élève d’Esquirol, est en 1836 rédacteur en chef des Annales d’hygiène publique et à la veille d’être nommé médecin-chef à Bicêtre14 . Il se situe, de fac¸on très explicite, dans les suites de la croisade d’Étienne Georget, dans les années 1825–1827, pour faire intervenir les aliénistes comme experts judiciaires. À cette croisade, Leuret s’est associé depuis longtemps et continue de participer. Cela concernait jusque-là des meurtriers. Il s’agit maintenant d’autre chose : également de la mort d’un enfant, mais à la suite de mauvais traitements habituels étagés sur un temps assez long. Leuret se voit donc saisi pour apprécier, en tant qu’aliéniste, l’état mental d’une mère meurtrière, maltraitante au quotidien. Un outil diagnostique assez bien établi est à sa disposition, celui de la monomanie, dont on connaît maintenant très bien, grâce entre autres aux travaux de Marc Renneville15 , l’émergence et le

7 8 9 10 11 12 13 14 15

Code pénal, art. 302. Arveiller, 1998 [1]. Devergie, 1836 [4]. Marc, 1840 [5]. Tardieu, 1857 [6] ; Arveiller, 2006 [7]. Zacchias, 1661, Lib. V, Cap. II, Quaest. 10 [8]. Sadler, 1834 ([9], p. 288), Tardieu, 1854, II ([10], p. 488), Tardieu, 1854, III ([10], p. 492). Sémelaigne, 1930, I ([11], p. 214–26). Renneville, 2003 [12].

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développement dans l’interface médico-judiciaire, autour des procès très médiatisés de meurtriers d’enfants comme Auguste Papavoine16 et surtout Henriette Cornier17 . Mais il s’agit là de meurtres inexplicables, dans lesquels les meurtriers aiment habituellement les enfants et où l’on peut invoquer un accès de folie subite, transitoire, voire instantanée. Il en est tout autrement lorsque la mort, non recherchée en tant que telle, survient à la suite de mauvais traitements habituels et prolongés, et qu’une psychopathologie unique reste malaisée à identifier chez les auteurs, dans la mesure où l’on peut maltraiter à plusieurs (père et mère). Bien sûr, d’autres affections mentales peuvent-elles être mises en cause dans de telles affaires, comme elles le sont volontiers à l’époque dans les abus sexuels18 . Mais idiotie ou imbécillité sont peu satisfaisantes : elles constituent une condition de possibilité de l’acte maltraitant plutôt qu’une cause déterminante. Franc¸ois Leuret, à propos de la dame R., ne retrouvera rien de tout cela. Il est possible, nous dit-il après avoir longuement discuté, puis repoussé le diagnostic de monomanie, « qu’elle ait quand même agi par suite de quelque affection ayant troublé ses facultés mentales ». Comme elle est enceinte, il se rabattra, pour expliquer son comportement anormal, sur une très hypothétique folie gravidique, traditionnellement invoquée pour expliquer l’infanticide. Mais l’expert lui-même, on le sent, n’y croit guère : il a noté que Mme R. . . maltraite aussi ses enfants en dehors de ses grossesses. C’est, chez l’expert, ce que l’on pourrait appeler un « diagnostic de sollicitude », propre à faire obtenir le bénéfice de l’article 64. Il faudra attendre 17 ans pour que soit publiée, dans les mêmes Annales d’hygiène publique, une autre expertise de maltraiteur d’enfant. Il s’agit pourtant d’une affaire déjà ancienne, contemporaine de la précédente. 4. Adolphe Toulmouche et Jeanne L. (1838)19 « Jeanne L. . ., d’une constitution faible, âgée de quatre ans et demi, orpheline, demeurait chez le sieur M. . ., homme riche et sans enfants, qui, avec l’agrément du tuteur et des parents de cette fille, s’était chargé de l’élever. Il lui apprenait à lire et à compter, mais il la frappait sans cesse, soit avec la main, soit avec une discipline formée de 18 cordelettes armées de plusieurs nœuds, soit enfin avec deux cordes plus grosses, dont la largeur permettait de multiplier les bouts et cela lorsque l’intelligence de cette enfant lui refusait de comprendre ou de retenir ce qu’il voulait lui enseigner. Parfois c’était avec des orties qu’il la fustigeait. Le 23 novembre 1838, il la battit de la sorte, depuis deux heures de l’après-midi jusqu’à la nuit ; ensuite, avec une discipline, pendant les trois jours qui suivirent. Jeanne L. . . ne pouvait presque plus plier les jarrets, ni se tenir assise, tant ses fesses et ses jambes étaient meurtries et déchirées. Le 27, voulant la forcer encore à compter, il la frappa de nouveau après avoir relevé sa chemise et il répétait à chaque coup : un, deux, trois, quatre, cinq. Bientôt les draps furent tachés de sang. La pauvre victime poussa longtemps des cris aigus qui s’affaiblirent ensuite, et alors les forces lui manquèrent, elle demeura sans mouvement et ne tarda pas à expirer. L’autorité, avertie par la rumeur publique, fit exhumer le lendemain le cadavre et procéder à son examen et à son autopsie »20 [. . .]. 16 17 18 19 20

Georget, 1825 ([13], p. 187–213). Georget, 1826 ([14], p. 498–553). Arveiller, 1998 [1]. Toulmouche, 1853 [15]. Toulmouche, 1853 ([15], p. 437–8).

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« Pendant les débats, le sieur M. . ., dont la physionomie exprimait l’impassibilité la plus complète et était en même temps très commune, le front étant assez déprimé et fuyant, s’occupait à couper de temps en temps du suc de réglisse avec un couteau qu’il tirait de sa poche. Néanmoins, il paraissait suivre les divers incidents de son affaire avec attention, car il consultait des notes, s’étendait longuement et minutieusement sur les mensonges de l’enfant, demandait fréquemment la parole pour interpeller les témoins sur ses bons procédés envers elle. Il s’exprimait sans aucune vivacité ; il ne manifesta de l’émotion, qui se décela par des larmes, que lorsque l’avocat parla de la vive affection de son client pour la petite Jeanne L. . ., de la boucle de ses cheveux que ce dernier portait dans un portefeuille sur son cœur ; et encore cet attendrissement fut-il de courte durée, car immédiatement après, le prévenu reprit son air d’indifférence : il semblait qu’il ne fût pas en cause. Il en fut de même lors du prononcé de sa condamnation. Son défenseur, après avoir cherché à établir, par les dépositions d’un certain nombre de témoins appelés à décharge, l’infériorité intellectuelle du sieur M. . ., traita la question de la monomanie, envisageant les actes barbares commis par lui comme en ayant été le résultat. Le ministère public, au contraire, après avoir apprécié les faits de la cause, indiqué les caractères de cette variété d’aliénation mentale, fit ressortir leur absence dans l’espèce, les ruses multiples du coupable pour donner le change sur les causes de la mort de l’enfant, n’admit que l’hypochondrie chez l’accusé, maladie dont on ne put nier la réalité et conclut à la culpabilité. En conséquence, le sieur M. . . fut condamné à huit années de réclusion »21 . 5. Une absence de diagnostic Adolphe Toulmouche est professeur de pathologie externe et médecin-légiste à Rennes, contributeur régulier des Annales d’hygiène publique et de médecine légale. Il est frappant qu’il ne publie qu’en 1854 un cas vieux de 16 ans (1838). Dans cette nouvelle affaire, pas d’aliéniste. Toulmouche est commis comme tiers-expert, ayant pour mission de trancher entre deux avis médicaux contradictoires quant à l’origine de la mort de l’enfant. L’invocation d’une possible pathologie mentale chez l’auteur des sévices est ici aussi au centre des débats : curiosité d’un juge sensibilisé à la question monomaniaque et stratégie d’avocat, soucieux de faire bénéficier son client de l’article 64. Mais si l’hypothèse monomaniaque est répandue chez les juristes en 1838, elle est, au moment de la publication du cas, en 1853, en pleine décrépitude chez les aliénistes : comme on sait, JeanPierre Falret lui portera le coup de grâce l’année suivante et Bénédict Morel aura contribué à cette mise à mort. Entretemps, ce même Morel avait importé de Grande-Bretagne une nouvelle entité morbide, promise à un beau succès : la folie morale22 . Toulmouche, pour sa part, reste très discret sur la pathologie mentale du sieur M. . ., qui semble avoir gardé, par ailleurs, toute sa raison. Il se contentera de parler assez vaguement « d’aberration mentale » ou de « monomanie singulière ». Le diagnostic d’hypochondrie sera finalement retenu, faute de mieux. Une lecture contemporaine du cas y trouverait, trop évidemment, pédophilie et sadisme sexuel. À l’époque cela reste très incertain : Toulmouche fait remarquer sans plus que le premier expert n’a pas pratiqué d’autopsie des organes génitaux de la fillette. L’historien, lui aussi, reste perplexe. Une lecture sexualisée du cas ne constituerait-elle pas une pseudo-évidence anachronique ? C’est dans la référence répétée à ce cas de Jeanne L. qu’Ambroise Tardieu, en 1860, constituera en

21 22

Toulmouche, 1853 ([15], p. 443–4). Morel, 1843 [16], Arveiller, 2001 [17].

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l’homogénéisant le champ des sévices et mauvais traitements, autour d’un cas-vedette, celui d’Adelina Defert, relevé l’année précédente. 6. Ambroise Tardieu et Adelina Defert (1859)23 Adelina Defert est une jeune fille de 17 ans qui, après une enfance passée auprès de son grand-père paternel, est revenue vivre avec ses parents et sa fratrie (trois garc¸ons, une autre fille). Depuis ce retour, elle est « soumise à une discipline d’une rigueur excessive, astreinte aux plus durs labeurs, frappée à la moindre faute, le plus souvent sans motif » : coups de fouet, jets d’objets lourds, coups de fourche, de la part de son père comme de sa mère. Elle couche dans un coffre infect et cadenassé. Depuis janvier 1859, il y a accélération et systématisation des sévices : elle est attachée ou suspendue et fouettée à nu, matin et soir. Au mois de mars, elle est attachée sur un établi et brûlée avec des charbons ardents. Le lendemain, de nouveau flagellée, puis aspergée par sa mère d’acide nitrique. Une semaine plus tard, la même scène se reproduit, avec cette fois application d’une pelle de foyer rougie au feu, aspersions d’acide nitrique, flagellation avec une planchette garnie de clous. Son père essaie d’abuser d’elle (attouchements). En avril, ses parents l’attachent encore pour la pénétrer avec un morceau de bois. La justice est saisie. Le juge d’instruction, fin juillet, ordonne une expertise, portant sur Adelina, mais aussi sur les quatre autres enfants. Une première expertise médicolégale du Dr JosephFrédérick Nidart constate et précise, avec d’infinis détails, les très nombreuses blessures portées par Adelina. La jeune fille est déflorée, sans avoir subi de rapports sexuels complets. Interrogée, elle reste peu diserte, explique la conduite et prend la défense de ses parents. Louis, Joséphine et Narcisse Defert ne présentent aucune trace de violence récente ni ancienne. Modeste Defert semble seulement s’être accidentellement blessé, superficiellement. Nidart est amené à fournir un nouveau rapport, après un nouvel examen. Il constate que les blessures d’Adelina sont datables de trois semaines à cinq mois auparavant et confirme que les actes maltraitants étaient prémédités, le concours de plusieurs personnes ayant été nécessaire pour produire les résultats constatés. On ne parle pas d’expertise mentale des parents, qui seront l’un et l’autre condamnés aux travaux forcés à perpétuité. 7. Le syndrome de Tardieu Ambroise Tardieu, c’est reconnu par la postérité et on le reconnaît avec elle, érige en 1860 la maltraitance en objet de la médecine. Par son œuvre de raison, il définit et délimite les sévices et mauvais traitements, donnant consistance à un nouveau champ de connaissances et d’action. Qui est Ambroise Tardieu (1818–1879) ? Pape de la médecine légale milieu-de-siècle, il fait une très brillante carrière, toute parisienne. Interne, puis chef de clinique à partir de 1839, il commence à pratiquer la médecine légale à partir de 1843. Agrégé de médecine en 1844, il est médecin des hôpitaux en 1851, exerc¸ant principalement à l’hospice de La Rochefoucauld et à l’hôpital Lariboisière, ce tout nouveau fleuron de la modernité hospitalière Second Empire. Réputé proche du pouvoir impérial, membre de l’Académie de médecine en 1859, il est nommé, en 1861, chef de service à l’Hôtel-Dieu et professeur de médecine légale. Entre 1864 et 1868, il accède, comme on dit, aux plus hautes responsabilités et aux plus grands honneurs : doyen de 23

Tardieu, 1860 [18].

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la Faculté de médecine, membre du Conseil municipal de Paris et président de l’Académie de médecine24 . C’est donc en 1860, à 42 ans et déjà arrivé, qu’il publie, en colligeant 32 cas, le texte qui le rendra célèbre : une première totalisation descriptive et analytique de la maltraitance. Pourquoi écrire cet article-là à ce moment-là ? Rappelons l’affaire très médiatisée en 1855 de Célestine Doudet, une institutrice qui maltraite cinq fillettes anglaises dont elle a la charge et dont l’une (Mary-Anne) mourra25 . Trois ans auparavant, en 1857, Tardieu avait déjà publié son « Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs » qui avait eu un important écho. On peut enfin conjecturer que l’affaire Defert, en 1859, constituera un motif déclenchant pour la rédaction de l’étude. La rhétorique utilisée par Tardieu dans sa construction vaut sans doute qu’on s’y penche un peu. Tardieu, rappelons-le, est médecin-légiste, aucunement aliéniste26 . C’est abusivement que René Sémelaigne le rangera plus tard parmi ses « grands aliénistes francais »27 . En bon légiste, il opère une mise en ordre à partir des faits, pas des causes supposées, qu’elles soient sociales ou psychologiques. Le corpus d’observations regroupe donc 32 cas28 (Tableau 1). Mais 33 enfants sont concernés puisque deux garcons d’une même fratrie sont maltraités (observation 11). Faut-il rappeler qu’il ne s’agit pas ici, malgré les apparences, d’épidémiologie, mais de cas qu’un auteur a délibérément choisis parmi d’autres, pour les inclure dans son corpus. L’architecture générale choisie par Tardieu pour l’exposé des cas est ternaire : sévices simples non suivis de mort (neuf cas) ; sévices avec tortures non suivis de mort (cinq cas concernant six enfants) ; sévices suivis de mort (18 cas). Le développement de chaque cas est très inégal : il occupe entre deux lignes imprimées et 524 lignes (13 pages) pour le cas d’Adelina Defert. Comme il est de longue tradition dans l’écrit médical, à des cas où Tardieu a été personnellement impliqué se joignent des cas rapportés à partir d’autres auteurs, dont Toulmouche. Les dates de l’examen s’étalent de 1838 (cas repris de Toulmouche, observation 29) à 1859. Le plus ancien cas personnel de Tardieu remonte à 1845 (observation 15). 8. Les victimes et les auteurs Les victimes sont plus souvent des garcons (21 sur 33 enfants, encore que trois cas soient assez mal renseignés) que des filles (12), ce qui contraste évidemment avec l’écrasante prévalence des filles victimes d’abus sexuels29 . La fourchette d’âge choisie est extrêmement large : de deux semaines à 17 ans. De l’aveu même de Tardieu, qui fait des comptages soigneux sur l’âge, les victimes les plus ordinaires sont de jeunes enfants (moins de cinq ans, dans 17 cas sur 32). L’appartenance de la victime à une fratrie est rarement notée. On retrouve, cependant, des parents maltraitant plusieurs de leurs enfants (observation 11) et un cas d’enfant complice, participant à la mise en oeuvre des sévices (observation 12). Comme chez Leuret, la mort d’un enfant peut aussi entraîner la découverte de maltraitance sur un autre (observation 11). Les auteurs de sévices sont, massivement, les parents (24 cas sur 32). Là-encore, Tardieu nous livre des comptes assez précis. Père et mère, souvent, peuvent être coauteurs des sévices (11 cas).

24

Huguet, 1991 [19] ; Sémelaigne, 1932 ([11], p. 49–55). Les affaires judiciaires citées ici bénéficient souvent d’une large documentation sur un site remarquable : http://www.criminocorpus.cnrs.fr/. 26 Huguet, 1991 ([19], p. 439–62). 27 Sémelaigne, 1932 ([11], p. 49–55). 28 Cf. Tableau 1 en fin de texte. 29 Tardieu, 1857 [6]. 25

Tableau 1 Contenu des observations. Nombre de lignes Expert

Année Lieu

Nom

Sexe Âge Fratrie Auteur

Social

Coup

Privations Isolés Prolongé Organisé Sexualité Cause de la mort

Sentence

Leuret

1836

Département de Seine

HenriErnest R. . .

G

3

5

Mère

Artisan 1

0

0

1

0

0

Coups

6 mois de prison

Leuret bis

Leuret

1836

Département de Seine

GustaveG Adolphe R. . .

8

5

Mère

Artisan 1

0

0

1

0

0

Coups

6 mois de prison

Toulmouche

1838

Rennes

Jeanne L. . .

F

4,5 ?

Recueillant

Riche

1

0

0

1

1

0

Coups

8 ans de prison

Observation 1

7

Tardieu

1859

?

Alfred B. . .

G

9

2 parents

?

1

1

0

1

0

0

0

?

Observation 2

5

Tardieu

1857

Paris

Couturier

G

8

?

Mère

?

1

Prob

0

1

0

0

0

?

Observation 3

3

Tardieu

1857

Paris

G. . .

G

?

?

Père

?

1

0

1

0

0

0

0

?

Observation 4

5

Tardieu

1848

Paris

Léonie D. . .

F

?

?

?

1

?

?

?

?

0

0

?

Observation 5

7

Tardieu

1850

?

B. . .

G

8

?

Père et marâtre Père

?

1

0

0

1

0

0

0

?

Observation 6

8

Tardieu

1845

Paris

Lucile N. . .

F

13

?

Mère

?

1

0

1

0

0

0

0

4 mois de prison

Observation 7

12

Tardieu

1846

Paris

B. . .

F

5,5 ?

Mère

?

1

0

1

0

0

0

0

?

Observation 8

26

Toulmouche

?

?

?

G

3

?

?

1

?

1

0

0

0

0

?

Observation 9

15

Tardieu

1856

?

F

5,5 ?

Mère

?

1

0

0

0

?

15

?

1856

Laon

G

4

Marâtre

?

0 chute 1 accidentelle ? 1 0

0

Observation 10

1

1

1

0

0

?

Observation 11

49

Picard

1857

Louviers

G

>4 2

2 parents

?

1

1

0

1

0

0

0

?

Observation 11 bis 49

Picard

1857

Louviers

G

4

2

2 parents

?

1

1

0

1

0

0

Coups

?

Observation 12

55

Bellouineau

1858

F

11

2

1

1

0

1

1

0

0

?

81

Cabaret

1857

Jean Loret

G

17

?

Paysans 0

1

0

1

1

0

0

Peine de mort

Observation 14

524

Nidart

1859

Reims

F

17

4

Paysans 1

1

0

1

1

1

0

TF perpétuité

Observation 15

4

Tardieu

1845

Colombes

Adelina Defert ?

2 parents et soeur Père et marâtre 2 parents

?

Observation 13

Département de Seine Rennes

Elisa Chaumont Émile Charpentier Edgard Vavasseur Auguste Vavasseur Didier

G

5

?

?

?

1

0

1

?

0

Coups

?

Toulmouche

?

?

?

1

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Leuret

227

228

Tableau 1 (Suite ) Nombre de lignes Expert

Nom

Sexe Âge

Fratrie Auteur

Social

Coup

Privations Isolés Prolongé Organisé Sexualité Cause de la mort

Sentence

Schmitt

G

?

?

Mère ?

?

1

?

?

?

0

0

Coups

?

Mère

?

1

?

?

?

?

0

Coups

?

?

1

?

?

?

?

0

Coups

? ?

Observation 16 3

Tardieu

1852

Observation 17 6

Tardieu

1852

ParisCharonne Paris

Tricard

F

1

?

Observation 18 4

Tardieu

1854

Paris

?

G

?

1 mois 2 parents

Observation 19 2

Tardieu

1859

?

G ? 15 jours ?

?

?

0

1

0

0

0

0

Coups

Observation 20 2

Tardieu

1860

ParisBelleville ?

?

G? 1

?

?

?

0

0

1

0

0

0

Strangulation

?

Observation 21 27

?

1859

Lyon

Rose Picret

F

14

?

Employeuse

Ouvriers 1

1

0

1

1

0

Suicide

?

Observation 22 17

Tardieu

1859

Paris

F

5

?

2 parents

?

1

1

0

1

?

0

Rougeole

?

Observation 23 12

Tardieu

1851

?

Joséphine Fromont Courboulery

G

8

?

Père

?

1

1

0

1

0

0

?

Observation 24 22

Tardieu

1856

Paris ?

Chalapin

G

5 mois

?

2 parents

?

0

1

0

1

0

0

Fluxion de poitrine Pneumonie

Observation 25 20

1846

Paris ?

Midon

G

1,1

?

Mère

?

1

1

1

0

0

0

Pneumonie

?

1857

G

4

?

2 parents ?

?

1

1

1

0

0

0

Coups

?

1859

ChâteauThierry ?

Thibault

Observation 27 18

Tardieu et Bayard Tardieu et Barthez ?

R. . .

G

3

?

Père

?

1

0

1

0

0

0

Coups

?

Observation 28 61

Tardieu

1855

Paris

Désiré B. . .

G

4 à 5 ans ?

?

?

1

0

1

0

0

0

Coups

?

Observation 26 20

?

Observation 29 63

Toulmouche

1838

Rennes

Jeanne L. . .

F

4,5

?

Recueillant

Riche

1

0

0

1

1

0

Coups

?

Observation 30 77

Lorain

?

Paris

Suytens

F

3,5

3+

2 parents

Aisé

1

0

1

0

0

0

Coups

?

Observation 31 34

Tardieu

1851

Paris ?

Pichon

F

10

?

Mère

?

1

1

0

1

?

0

Coups

Peine de mort

Observation 32 37

Tardieu

1858

ParisBelleville

Brion

G

4

?

Marâtre

?

1

0

0

Prob

?

0

Suffocation

?

J. Arveiller / L’évolution psychiatrique 76 (2011) 219–243

Année Lieu

J. Arveiller / L’évolution psychiatrique 76 (2011) 219–243

229

La classique marâtre est en bonne place, associée ou non au père (quatre cas). Quant aux autres auteurs repérés, il peut s’agir d’un employeur (une maîtresse d’apprentissage). L’appartenance sociale des auteurs de sévices n’est pas spécialement relevée par Tardieu. Dans quatre cas, on devine, à travers des indices contextuels, que les parents sont aisés (observation 30) ou au contraire qu’ils appartiennent à des classes plutôt défavorisées, ouvrières (observation 21) ou paysannes (observations 13, 14) 9. Les configurations L’intérêt de Tardieu est ailleurs, dans les configurations d’actes. Ce qui apparemment le passionne est de délimiter et de classer le modus operandi (différentes fac¸ons de maltraiter) à partir de ce qu’il est amené à voir : l’opus operatum, c’est-à-dire les enfants maltraités ou leurs cadavres. Un premier trait distinctif dans ces configurations est celui qui oppose les sévices actifs (coups principalement) au délaissement (privations). On retrouvera ainsi 27 cas où l’on constate des sévices actifs, 16 où est présent le délaissement. Sévices et délaissement sont associés dans 12 cas. Notons que Tardieu retient dans son corpus des cas de pur délaissement (observations 9 et 30). Un second trait oppose des cas que l’on pourrait désigner, à la mode médicale, d’aigus ou de chroniques. Soit la maltraitance se déroule dans un épisode de temps bref, comptable en jours (12 cas), soit au contraire elle se prolonge sur des mois, voire des années (17 cas). On est étonné de voir inclus dans le corpus tardivin une sorte coup de folie aiguë, durant quelques heures, que rien ne laissait présager, chez des parents aisés et jusque là bien traitants (observation 30). Le plus souvent, les sévices ont un caractère peu organisé. Même si la notion juridique de préméditation ne s’applique pas à ces cas (art. 370 du Code pénal), Tardieu met en exergue des cas affreux de tortures itératives, très organisées dans leurs temps et leur instrumentation (six cas, dont celui d’Adelina Defert). On a le sentiment à la lecture que ce sont ces derniers cas qui vont servir de modèles, de paradigmes pour conjuguer les cas plus ordinaires, de moindre organisation. Venons-en aux abus sexuels accompagnés de violences. Objets d’un précédent travail du même auteur30 , ils sont tout à fait absents du corpus, sauf dans le cas pourtant exemplaire d’Adelina Defert. Mais dans ce dernier cas, sentiment de lecteur là-encore, l’abus sexuel ne semble s’intégrer au tableau que comme une violence de plus parmi d’autres violences pires encore. Comme si le désir de faire souffrir l’emportait largement, recouvrant toute autre dimension. Enfin, il faut bien soupc¸onner Tardieu d’avoir agi comme tout le monde et d’avoir gonflé son échantillon avec des cas qui n’ont sans doute rien à voir avec les sévices ou mauvais traitements tels qu’il les définit lui-même. On retrouve ainsi un cas d’infanticide classique (observation 18), un cas d’exposition (observation 19) et un cas des plus discutables (observation 9 : chute accidentelle). Au total, dans ces tableaux extrêmement hétérogènes que nous présente Tardieu en 1860, on retiendra quelques traits importants : • sévices actifs et délaissement appartiennent au même ensemble ; • les parents sont les principaux auteurs de sévices et mauvais traitements ; • les tortures organisées sont au centre du champ, les autres aspects plus en périphérie.

30

Tardieu, 1857 [6].

230

J. Arveiller / L’évolution psychiatrique 76 (2011) 219–243

À quoi on peut ajouter deux traits, qui apparaissent dans l’implicite de Tardieu : • le milieu social, varié, n’est pas un paramètre explicatif, • les sévices et mauvais traitements existent le plus souvent sans aucune dimension sexuelle. Ce qui fait la seule unité du champ n’est, somme toute, que l’intention de ces parents de faire souffrir leurs enfants. Mais est-ce à dire que ce désir est d’ordre pathologique ? 10. Tardieu et la psychopathologie Ambroise Tardieu, pour être légiste et non aliéniste, n’en est pas moins connaisseur en pathologie mentale. Son Étude médico-légale sur la folie de 1872 en témoigne. On n’y a retrouvé aucune expression de la pathologie mentale sous forme de maltraitance. L’acte maltraitant, pour Tardieu, ne trouve pas son origine dans la psychopathologie de ses auteurs. La déficience intellectuelle n’explique rien en l’espèce. La monomanie a fait long feu et la notion de folie morale, révérence parler, ne vaut pas un clou. Tardieu est clair : « Je ne m’étonne pas, pour ma part, que l’on soit porté à attribuer à je ne sais quelle aberration des sentiments affectifs, à une sorte de folie, ces actes de féroce brutalité où de stupide violence accomplis par des mères dénaturées et trop souvent tolérées par la lâcheté du père »31 . Certains commentateurs contemporains font un contresens sur cette dernière phrase32 . Il ne s’agit pas, pour le médecin-légiste, de poser un lien causal entre aliénation mentale et maltraitance d’enfants, mais bien au contraire d’en dénoncer la tentation chez son confrère Toulmouche. Si Tardieu admet le rôle de l’aliénation dans certains crimes, il est parfaitement clair, d’une part, sur le fait que la notion de « folie morale » est tout à fait infondée ; d’autre part, que la maltraitance d’enfants n’a rien à voir avec la pathologie mentale : « Autant vaudrait invoquer la folie, que, pour ma part, je déclare n’avoir jamais rencontrée chez les auteurs de ces inexcusables violences »33 . La position ultérieure de Tardieu, en 1872 dans son Étude médico-légale sur la folie reste donc inébranlable : si infanticides, puéricides et abus sexuels peuvent être mis en relation avec certaines formes d’aliénation mentale, la maltraitance ne trouve aucune place dans l’ouvrage. Les formes d’aliénation en cause dans les autres actes criminels ou délinquants sont d’une part les faiblesses d’esprit (démences et déficiences intellectuelles), d’autre part, quelques délires (maniaques, monomaniaques, fous paralytiques, somnambules). L’idée de folie transitoire est vigoureusement combattue. Ne trouve grâce, aux yeux de Tardieu, qu’une pathogénie, « l’impulsion instinctive » et les maladies susceptibles d’en produire (chez les épileptiques, idiots, dégénérés, « alcoolisants », hypochondriaques, hystériques, femmes enceintes, accouchées ou allaitant). L’impulsion instinctive, si elle explique certains actes de violences subits, ne peut évidemment être invoquée dans des actes de maltraitance tant soit peu répétés, survenant dans des circonstances durables. L’Étude médico-légale sur les blessures de 1879 reviendra sur quelques cas de maltraitance34 . Tardieu y restera ferme sur ses positions : le comportement maltraitant ne ressortit point à l’aliénation mentale. Tardieu, circonscrivant, en 1860, les sévices et mauvais traitements, pose donc les bases d’une appropriation du nouveau champ par la médecine légale. Il le médicalise assurément. Mais en 31 32 33 34

Tardieu, 1860 ([18], p. 362). Nous soulignons. Cf. par exemple, Darya Vassigh, 1999 [20]. Tardieu, 1860 ([18], p. 370). Tardieu, 1879 [21].

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231

aucun cas, il ne psychiatrise le problème sur un plan théorique. Plus encore : il le dépsychiatrise encore par rapport à ses prédécesseurs Franc¸ois Leuret ou Adolphe Toulmouche. 11. Une tentative radicale : la misopédie Dans l’immédiat après-Tardieu, en 1861, une proposition sera, cependant, faite pour penser psychopathologiquement l’auteur de maltraitance. On assiste à une tentative de psychiatrisation radicale du phénomène. Jusque-là, on avait tenté malaisément de rattacher la maltraitance à une maladie mentale reconnue, comme la monomanie, ou encore la folie morale. L’alternative sera de proposer une nouvelle maladie sur mesures, d’ajouter un chapitre tout neuf à la nosographie psychiatrique. Elle est l’émanation de Philippe Boileau de Castelnau, ancien médecin des prisons à Nîmes, contributeur des Annales médico-psychologiques et des Annales d’hygiène publique sur ces thèmes des « maladies du sens moral » et des « folies affectives ». L’idée est simple : il existerait une forme particulière de maladie mentale, forgée sur le modèle de la folie morale, la « misopédie ». Une haine constitutionnelle des enfants, dont la symptomatologie exclusive serait le meurtre et la maltraitance. Une maladie autonome, nous affirme-t-il35 , « exclusive d’autres criminalités », et correspondant à une « lésion psychique ou psychosomatique congénitale ou acquise ». Pour appuyer sa création nosographique, notre auteur, sans apporter de cas personnels, se contente de réinterpréter des observations déjà publiées par d’autres, dont Tardieu, avec celle, évidemment, d’Adelina Defert36 . Il croit pouvoir en conclure ceci : « Il résulte des observations précédentes et de beaucoup d’autres, qu’il existe une maladie du sens moral, dont les caractères sont les sévices et le meurtre, exercés sur les enfants par les parents eux-mêmes »37 . Conséquence sociale de la démonstration : il faut « livrer les prisons aux psychologues » et soigner la misopédie dans les asiles d’aliénés. L’entreprise de Boileau de Castelnau n’aura concerné que le monde des idées, elle n’aura, à notre connaissance, aucune postérité, ni aucune conséquence réelle dans les pratiques médico-légales. 12. Enfants martyrs et protection de l’enfance On ne saurait passer sous silence ici que les avancées de Tardieu s’inscrivent et participent d’un mouvement plus général, un mouvement d’opinion, identifiant dans la société ces figures de l’enfant maltraité, d’une part, de son maltraiteur de l’autre. Prise de conscience collective d’un problème existant ? Sans doute. Mais aussi construction d’un mythe (selon la formulation de Bernard Schnapper) ou d’un genre (selon celle de Ian Hacking) : celui des « enfants martyrs »38 et celui, corrélatif, des « bourreaux d’enfants ». Ce premier « genre » de la maltraitance se développe en France sous le Second Empire et se prolongera sous la troisième République avec la construction d’un dispositif de protection de l’enfance. Ces deux dimensions sont maintenant très bien balisées par l’historiographie. On se contentera donc de rappeler ici que cette représentation collective et ce mouvement d’opinion sont tout à la fois traduits et produits par les média de l’époque, livres et journaux. Avec bien sûr l’icône de Cosette chez Hugo (1862) à laquelle, pour notre part, nous adjoindrions volontiers celle de Torchonnet sous la plume de la divine comtesse (1867). Sans 35 36 37 38

Boileau de Castelnau, 1861 ([22], p. 562). Boileau de Castelnau, 1861 ([22], p. 557–8). Boileau de Castelnau, 1861 ([22], p. 566). Schnapper B. Le père, le procureur et l’enfant : le mythe des enfants martyrs au xixe siècle (1983) ([3], p. 597–614).

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parler de cette régulière rubrique des « Enfants martyrs » dans le journal Le Temps, entre 1870 et 1894 qu’a su analyser Bernard Schnapper39 . 13. Fausses allégations et diagnostics abusifs Pour rester au plus près de ce qui nous occupe ici, la maltraitance et la médecine, on se contentera de constater qu’une sensibilisation de l’opinion à un problème produit des effets particuliers dans l’espace judiciaire et médico-légal : fausses allégations et diagnostics abusifs, dont témoigne la littérature spécialisée de la fin du xixe siècle. De même que les infanticides, puéricides et abus sexuels, la maltraitance des enfants aboutit devant les tribunaux à la suite de dénonciations provenant de l’environnement proche et tout particulièrement des voisins40 . Souvent, le médecin-légiste sera amené à déjouer de fausses allégations. La thèse d’Antonin Delcasse, en 1885, se consacrera à examiner plusieurs cas de « morts rapides attribuées par la rumeur publique à des sévices clandestins »41 . De la même fac¸on apparaîtront, chez les plus jeunes, de faux enfants martyrs, soucieux d’attirer sur eux l’apitoiement ou d’autres bénéfices42 . Enfin quelques mélancoliques ne manqueront pas de s’auto-accuser d’avoir maltraité quelque enfant43 . À la fin du xixe siècle, des parents, mais aussi des instituteurs se retrouveront ainsi injustement au banc des accusés44 . Sans même évoquer la « tendance des médecins à se transformer en accusateurs publics »45 , ces mêmes médecins ne sont pas à l’abri des idées régnantes. Un autre travail de 1885 se consacrera à leurs erreurs de diagnostic, portant en particulier, sur des épanchements sous-cutanés abusivement considérés comme conséquence de coups46 . Les cas les plus épineux pour le légiste restent en effet ceux, déjà isolés par Tardieu en 1860 (observation 22 à 25), d’enfants morts en fait de maladies, mais chez lesquels, à l’autopsie, on aura retrouvé des traces indubitables de sévices47 . 14. Maltraitance et bientraitance La maltraitance est aussi l’envers de la bientraitance. Et l’on devrait sans doute écrire une histoire parallèle de la production, depuis au moins la fin du xviiie siècle, du repérage de la maltraitance d’un côté et d’un autre de la construction par la pédiatrie, la puériculture et l’hygiène publique des normes de la bientraitance. On devrait y étudier de près la coproduction par la médecine d’images contrariées : celles des bons et celles des mauvais parents. Faute de nous livrer ici à une telle tâche, contentons-nous de rappeler, pour la France, que la troisième République, sensibilisée à la question de la maltraitance, sera la maîtresse d’œuvre d’un édifice législatif important de protection de l’enfance et que cet édifice se construira en rognant progressivement sur la puissance paternelle48 , pour aboutir en 1889, dans certains cas, à la pure et simple substitution de l’État aux parents. L’implication des médecins sera forte dans cette construction, mais il s’agira Schnapper B. Le père, le procureur et l’enfant : le mythe des enfants martyrs au xixe siècle (1983) ([3], p. 608–9). Yvorel et Rosset, 1999 ([23], p. 38) (Tableau), Parisot et Caussade, 1929 ([24], p. 419, 423). 41 Delcasse, 1885 ([25], p. 8). 42 Cf. par exemple, Bergeret, 1863 [26]. 43 Cullerre 1894 ([27], p. 102) (cas de Morel). 44 Delcasse, 1885 ([25], p. 86). 45 Delcasse, 1885 ([25], p.8). 46 Descoust, 1885. Erreurs de diagnostic auxquelles peuvent exposer les épanchements sanguins chez les enfants, In: Delcasse, 1885 ([25], p. 100–7). 47 Delcasse, 1885 ([3], p. 85–8) ; Parisot et Caussade, 1929 ([24], p. 422–3). 48 Schnapper B. La correction paternelle et le mouvement des idées au xixe siècle (1789–1935) (1980) ([3], p. 523–53). 39

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maintenant d’hygiénistes et de philanthropes, beaucoup plus que de légistes ou d’aliénistes. Des historiens ont maintenant repéré très précisément les étapes de ce processus, avec ces trois balises que sont les lois de 1874, de 1889 et de 189549 . Un bref rappel, simplement : la loi Roussel du 23 décembre 187450 vise surtout le délaissement des enfants de moins de deux ans, dans le cadre des placements nourriciers. Elle prévoit, outre le contrôle organisé de ces placements, le retrait éventuel du droit de garde. Elle est l’œuvre de ce lobby médical de la bientraitance regroupé autour Théophile Roussel. La loi du 24 juillet 188951 « relative à la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés », préparée depuis 1879, permet la déchéance de la puissance paternelle. Cette déchéance est facultative en cas de mauvais traitements. Loi symboliquement importante, elle sera suivie de peu d’effets dans les affaires de maltraitance52 . La loi du 19 avril 1898, enfin, est plus spécifique de notre sujet, puisqu’elle concerne « la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentats commis envers les enfants »53 . On notera, après d’autres, combien la publicité des affaires de maltraitance poussent en avant le législateur et l’on évoquera, pour cette loi de 1898, une affaire qui avait fait grand bruit médiatique en 1891–1892 : celle de la petite Adolphine Borlet, martyrisée par ses parents54 . Mais, même en France, il n’y a pas que l’État qui soit impliqué dans ces affaires de régulation sociale de la maltraitance. Dès 1865, se développent des sociétés de protection de l’enfance, d’émanation cette fois philanthropique, qui consacrent, entre autres, leur action à la protection des enfants maltraités. Leur histoire est maintenant bien tracée, avec le lien affirmé entre protection de l’enfance et prévention de la délinquance juvénile. La loi de 1898 et son amendement Bérenger55 est l’un des fruits de leur action. Le caractère franc¸ais de telles sociétés est qu’elles sont promotrices et relais de l’action sociale de l’État. Leur action est intriquée à l’action publique, comme il sied dans un pays de tradition jacobine et catholique. Il en a été tout autrement dans des pays de traditions différentes, moins centralisés, privilégiant l’initiative privée et l’auto-organisation des citoyens. Aux États-Unis d’Amérique, c’est une philanthropie d’inspiration religieuse qui tiendra le haut du pavé de la protection des enfants maltraités, avec un but plus présent en arrière-fond, celui d’une moralisation des classes populaires et de leurs mœurs éducatives. C’est à New-York, en 1875, que se crée la Society for the Prevention of Cruelty to Children, dans la continuité de la Society for the Prevention of Cruelty to Animals et à la suite de la médiatisation d’un cas d’enfant battue, la petite Mary Ellen Wilson56 . 15. L’impasse anthropologique Que se passe-t-il, pendant ce temps, du côté des idées et des théorisations plus proprement psychiatriques ? La psychiatrie de la seconde moitié du xixe siècle, on le sait, sera progressivement habitée par des doctrines anthropologiques : on y retrouvera la dégénérescence avec Prosper Lucas, 49

Chauvière et al, 1996 [28]. Rollet-Echalier, 1990 ([29], p. 131–6). 51 Rollet-Echalier, 1990 ([29], p. 136–43). 52 Dessertine, 1999 [30] ; Yvorel et Rosset, 1999 [23]. 53 Bourquin, 1999 [31] ; Pierre, 1999 [32] ; Stora-Lamarre, 1999 [33]. 54 Schnapper B. La correction paternelle et le mouvement des idées au xixe siècle (1789–1935) (1980) ([3], p. 544) ; Schnapper B. Le père, le procureur et l’enfant : le mythe des enfants martyrs au xixe siècle (1983) ([3], p. 611–61) ; Bourquin, 1999, ([31], p. 64). 55 Pierre, 1999 [32]. 56 Pfohl, 1977 ([34], p. 312); Nelson, 1984 ([35], p. 5–11). 50

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Bénédict Morel, puis Valentin Magnan, l’atavisme avec Cesare Lombroso, pour se prolonger au xxe avec la théorie des constitutions d’Ernest Dupré. Ces grandes théories directrices seront aussi des théories criminologiques et elles ne manqueront pas de servir de socle théorique pour expliquer le phénomène, bien circonscrit depuis Tardieu, de la maltraitance des enfants. Sans détailler le statut de l’amour et de la haine des enfants au regard de la médecine au xixe siècle, ce qui mériterait un traité entier, on se contentera ici d’une évocation fin-de-siècle avec ce que nous dit Lombroso, en 1895. On s’est beaucoup éloigné de cette idée, longuement développée quelques décennies plus tôt par Gall, dans le sillage des Lumières, que l’amour pour les enfants est fondé en nature, chez l’homme comme chez les animaux, avec pour support le cerveau57 . Une perspective optimiste que reprendra à sa fac¸on John Bowlby, un siècle et demi plus tard. Le Mal par contre, aux yeux de Lombroso, peut être constitutionnel à certains sujets. Par retour atavistique, il témoigne du Mal qui habitait l’homme sauvage et qui habite encore le primitif contemporain. Surtout les femmes, d’ailleurs. 16. La maltraitance selon Lombroso Maltraiter les enfants, nous affirme Lombroso est une des spécialités de la criminelle-née. Chez les « criminelles par occasion », le sentiment maternel est préservé58 , comme chez les « criminelles par passion ». Ces dernières tuent à l’occasion des enfants (c’est parmi elles qu’on rencontre les infanticides59 ) mais ne les maltraitent pas. En revanche, « Un grave stigmate de dégénérescence est, chez beaucoup de criminelles-nées, l’absence d’amour maternel »60 . Ce qui constitue la cause fondamentale de leur comportement maltraitant. Et les hommes maltraitants ? Il y en a, mais ce n’est pas pareil : au criminel-né la violence brève, le meurtre brutal. Car « une autre terrible supériorité de la criminelle-née sur l’homme criminel est la cruauté raffinée et diabolique, avec laquelle elle accomplit souvent son crime »61 . Aux femmes donc la maltraitance lente, prolongée, cruelle. Quelles sont les observations cliniques sur lesquelles le Turinois appuie ses thèses ? « Hoegli battait sa fille et lui plongeait la tête dans l’eau pour étouffer ses pleurs ; un jour, d’un coup de pied, elle la fit rouler par les escaliers, lui produisant une déviation de la colonne vertébrale ; un autre jour, elle lui cassa l’épaule d’un coup de pelle ; après l’avoir transformée en monstre, elle se moquait d’elle, l’appelant chameau ; durant une maladie de l’enfant, elle la faisait taire en lui jetant des seaux d’eau glacée sur la tête ; elle lui couvrait la figure de draps souillés d’excréments et l’obligeait, quand elle avait sommeil, à compter deux et deux font quatre, pendant plusieurs heures [. . .] Relecsck plongeait également la figure de son fils dans les excréments et l’obligeait à passer en chemise, sur le balcon, les rudes nuits d’hiver. Stackelbourg, femme galante, se mit à persécuter sa fille, lorsqu’à 42 ans elle perdit ses clients. « Je n’aime pas les petites filles » disait-elle : elle la suspendait par les aisselles dans le grenier, la frappait sur la tête avec un carreau, la brûlait avec un fer à repasser quand elle passait à côté d’elle ; un jour après l’avoir meurtrie à coups de pelle, elle lui dit en riant : « Maintenant tu es une petite négresse ». Rulfi faisait assister à ses repas, sans rien lui donner, sa fille, afin qu’elle souffrît davantage de la faim ; elle lui donna un maître d’école pour qu’il la 57 58 59 60 61

Gall, 1823 ([36], p. 415–73). Lombroso, 1895 ([37], p. 390). Lombroso, 1895 ([37], p. 406–7). Lombroso, 1895 ([37], p. 361). Lombroso, 1895 ([37], p. 359).

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réprimandât et la battit quand elle ne savait pas sa lec¸on, ce qui arrivait souvent, étant donnée la manière dont elle la nourrissait, elle la liait, la bâillonnait et la faisait piquer avec des épingles par ses petits frères, pour lui faire souffrir à la fois la douleur et l’humiliation »62 . Ces horribles histoires sont présentées par Lombroso dans le désordre chronologique, mélangeant l’Antiquité, le xviie siècle et ses propres observations. Les références, quand elles sont données, sont impossibles à retrouver. Le désordre du temps majore l’impression que la maltraitance serait un phénomène intemporel, éternel. « On rapporte que. . . » ou « Il était une fois. . . » : figures de mythe, évidemment. On aura compris combien la rhétorique propre au fondateur de l’anthropologie criminelle est particulière. Loin de l’exigence scientifique et du ton compassé d’un Tardieu, tout dans la hâte désordonnée à convaincre, Lombroso se livre ici à un empilage complaisant et brouillon, qui ne prouve rien. 17. Du mythe à l’Odyssée : Dupré Tranchant stylistiquement avec cet Italien volubile et débraillé, Ernest Dupré, un peu plus tard, lorsqu’il évoquera à son tour la maltraitance, donnera plutôt dans le rationnel glacé, sinistre. Pour lui, le comportement maltraitant n’est qu’un des aspects phénoménaux multiples que produisent les perversions instinctives, ces « anomalies constitutionnelles des tendances de l’individu, considéré dans son activité morale et sociale » qu’il décrit en 191263 . La maltraitance y rejoint bien d’autres perversions sociales et sexuelles, que le sujet pervers est amené à décliner sur fil de sa vie, réalisant l’Odyssée du pervers. Mais chez le maître de l’infirmerie spéciale comme chez son prédécesseur turinois, la maltraitance des enfants se dissout, perdant tout sens et toute spécificité, fondue chez certains sujets dans une malignité essentielle, produisant une destructivité généralisée. La théorie des constitutions, on l’a examiné ailleurs64 , s’éteindra de ne pouvoir produire de thérapeutique médicale. Elle aura, par contre, produit beaucoup de pratiques expertales, aux mains des psychiatres. Mais il ne s’agit plus ici d’expertise médicale, visant la recherche d’une maladie chez un accusé et susceptible de le faire bénéficier de l’article 64 du Code pénal en attendant son éventuelle guérison ou rémission. Il s’agit bien plutôt d’une expertise anthropologique, visant à la recherche d’un état constitutionnel immuable et débouchant sur sa mise à l’écart de la société. 18. La solution Krafft-Ebing Un tournant théorique dessiné en psychiatrie à la fin du siècle (1887) nous paraît avoir eu plus de conséquences ultérieures sur le traitement médico-légal de la maltraitance. Comme on sait, Richard-Fridolin, baron von Krafft-Ebing (1840–1902) est à la fois aliéniste, préoccupé de thérapeutique, et légiste, soucieux de faire évoluer dans un sens moins répressif le code pénal de son pays, l’Allemagne65 . Son projet, il le résume ainsi66 : dans les variantes des comportements sexuels, faire la part de ceux qui sont pathologiques, les perversions sexuelles, correspondant à des « névropathies » ou à des « psychopathies », en les distinguant de la débauche, chez des personnes saines d’esprit mais immorales et qui restent punissables. Il nous propose donc une 62 63 64 65 66

Lombroso, 1895 ([37], p. 359–60). Dupré, 1913 [38]. Arveiller, 1995 [39]. Lantéri-Laura, 1979 [40]. Krafft-Ebing, 1887 ([41], p. 502–7).

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élégante solution ternaire, organisée autour de la fonction sexuelle, un nouveau modèle explicatif, applicable aux maltraitances, puéricides et évidemment abus sexuels sur enfants67 . Avec ce modèle, maltraiter un enfant peut être le fait de gens psychiquement normaux (et passibles de la justice) soit être d’ordre pathologique (et éventuellement soignable par la médecine). Sous sa plume, le sadisme sexuel comme variété de perversion, donc pour lui de maladie mentale, dessinera donc une autre psychologie. La finalité, l’intention du maltraitant ne sont plus fondamentalement de faire souffrir autrui. La maltraitance des enfants est asservie à une visée de plaisir sexuel pour le maltraitant lui-même, assez indépendante du sort réel de la jeune victime. L’exercice du mal n’est plus que le moyen, regrettable mais nécessaire pour certains, d’arriver au plaisir. Krafft-Ebing nous propose donc une nouvelle partition de la population des maltraitants en trois sous-ensembles. Il y a d’abord le débauché rassasié des plaisirs sexuels ordinaires, pimentant ses débauches avec de la flagellation. Ce débauché est promis aux justes foudres de la loi, car il n’a rien à voir avec la psychopathologie. Ensuite, deux catégories pour lesquelles l’aliéniste, par contre, a son mot à dire : d’abord le criminel psychopathe (nous dirions plus volontiers, de nos jours, psychotique), avec ses meurtres, ses atrocités, ses actes de barbarie, dont on parle en psychiatrie depuis le début du siècle et dont la « psychiatrisation » théorique comme pratique, peut être considérée comme provisoirement achevée. Un tel psychopathe est animé par des motifs incompréhensibles ; il est irresponsable et généralement incurable. C’est à son propos que Krafft-Ebing relate, lui aussi, des histoires épouvantables, dans son chapitre consacré à ce qu’il appelle « assassinats par volupté »68 . Et puis, vient une troisième et nouvelle catégorie, émergente, que nous allons détailler un peu. Chez l’aliéniste d’Outre-Rhin, on fouette aussi beaucoup des enfants. Dans des configurations empiriques proches de celles observées en médecine légale, mais assurément pas sur les mêmes scènes psychologiques ni sociales. Dans un chapitre, un peu décevant sans doute pour le « lecteur averti » et consacré aux « fouetteurs d’enfants »69 , il décrit plutôt d’honnêtes névropathes, inquiets de leurs fantasmes masturbatoires. Des fantasmes au caractère peut-être pédophilique et sans aucun doute sadique. Mais qui animent des gens à peu près inoffensifs sur le plan social. Pas du gibier de justice en attente d’expertise criminelle, mais des patients de pratique libérale, souffrants et respectables, en recherche d’une thérapeutique propre à les soulager. Des sujets en lutte douloureuse contre un phénomène intérieur, comme l’était de son côté l’exhibitionniste de Lasègue et comme le seront l’obsédé de Régis ou encore le psychasthénique de Janet70 . Des maltraitants possibles, sans doute, mais qui aiment normalement les enfants et redoutent finalement d’être poussés par leur propre névrose à les traiter de vilaine manière. À sa fac¸on, Krafft-Ebing renoue avec le principe de Broussais, qui veut que les phénomènes pathologiques ne soient que l’exagération de phénomènes physiologiques71 . On peut, avec lui, concevoir, à la fac¸on d’Henry Maudsley72 , une « zone mitoyenne », une continuité entre normalité et folie. À suivre Krafft-Ebing, en effet, le sadisme sexuel n’est finalement que l’exagération pathologique de phénomènes normaux73 : c’est ainsi qu’il repère un certain degré de « maltraitance » tout à fait légitime dans les préliminaires amoureux ordinaires et dans certaines manifestations

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Arveiller, 1998 [1]. Krafft-Ebing, 1887 ([41], p. 85–7). Krafft-Ebing, 1887 ([41], p. 112–5). Lasègue, Les exhibitionnistes (1877) ([42], II, p. 692–700) ; Pitres et Régis, 1902 [43] ; Janet, 1908 [44]. Canguilhem, 1966, ([45], p. 18–31). Maudsley, 1874, ([46], p. 38–63) ; Arveiller, 2001, ([17], p. 622–3). Krafft-Ebing, 1887, ([41], p. 83).

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« physiologiques » accompagnant le coït (mordre, égratigner)74 . Freud le redira après lui, en établissant la continuité entre normalité et névrose75 . Pour le névropathe, ce qui est excitant sexuellement, c’est la représentation de l’acte plus que l’acte lui-même. L’acte maltraitant réel, s’il se produit, n’est qu’une conséquence incarnée, une mise en acte facultative de ce qui se joue fondamentalement sur une autre scène, celle des fantasmes sexuels. En se souvenant qu’un fantasme sexuel individuel n’est pas seulement donné et fixe : il se construit dans le développement, les représentations individuelles s’alimentant de représentations collectives. C’est assez exactement ce que développera plus tard, le père de la psychanalyse, quand il opposera, à partir de 1897, actes réels de séduction et « réalité psychique »76 . Puis, lorsqu’à son tour, il se penchera sur cette fameuse scène où « un enfant est battu »77 . Du temps de Krafft-Ebing, une époque ante-Internet, on réprimait les actes commis plus que les tendances repérées et les intentions supposées. Caresser un fantasme par l’esprit était une activité encore éloignée du fait de s’en prendre réellement à un vrai enfant et n’avait pas de conséquences judiciaires. Dans les cas névropathiques relatés par Krafft-Ebing, s’il y a parfois mise en actes et utilisation d’un bâton ou d’un fouet réels sur un enfant véritable, cette incarnation du fantasme dans la réalité se révèle généralement peu satisfaisante, porteuse sur le moment d’un certain plaisir peut-être, mais entachée d’angoisse et de sentiments de culpabilité, voire de dépersonnalisation78 . Notion que l’on retrouvera encore sous la plume de Freud et plus tard des freudiens79 . D’un côté, sans doute, Krafft-Ebing, réaliste et prudent, se garde-t-il bien de rendre compte de tous les phénomènes de violences ou de sévices par la perversion sadique : « Mais il serait erroné et exagéré de vouloir expliquer tous les cas de cruauté étrange et extraordinaire par la perversion sadique, et, comme cela se fait quelquefois, de donner le sadisme comme mobile à toutes les atrocités historiques, ou à certains phénomènes de la psychologie des masses contemporaines »80 . Il persiste donc chez lui une place pour une maltraitance qui ne renverrait pas à la pathologie sexuelle. Cependant, d’un autre côté, le même Krafft-Ebing ouvre clairement la question du « caractère sexuel inconscient » d’actes de maltraitance purs, non accompagnés d’agirs sexuels81 . Maltraiter un enfant, et ne faire que cela, pourrait donc se lire aussi comme perversion sexuelle, donc comme maladie : manifestation d’une perversion d’objet (un enfant à la place d’un adulte de l’autre sexe) associée à une perversion de but (maltraiter est un acte qui se suffit à lui-même, sans interaction d’ordre génital). On retrouve ici la figuration médicale ancienne de la maladie sans symptômes ou plutôt de la maladie larvée. Reconnaissons que si cette figure est acceptable en raison pour un psychologue, elle n’est pas très satisfaisante pour l’exercice médico-légal, arrimé, avec la Justice qu’il sert, à l’établissement des faits et toujours méfiant des conjectures psychologiques hasardeuses. Quoiqu’il s’en défende, par sa lecture particulière, Krafft-Ebing sexualise donc la question plus générale des sévices actifs sur enfants, gagnant évidemment du terrain explicatif en matière d’abus sexuels avec violences, mais au prix, osons la formule, de délaisser le délaissement, qui ne correspond pas à sa clientèle et ne s’intègre guère à sa grille de lecture. Après lui, pour les

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Krafft-Ebing, 1887 ([41], p. 79, 81). Freud, 1905 ([47], p. 113–9). Masson, 1984 [48]. Freud, 1919 [49]. Krafft-Ebing, 1887 ([41], p. 83–4). Khan, 1981 [50]. Krafft-Ebing, 1887 ([41], p. 118). Krafft-Ebing, 1887 ([41], p. 118).

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psychiatres en tout cas, si toute maltraitance d’enfants ne renvoie pas nécessairement à l’ordre sexuel, le sadique sexuel pourra éventuellement se faire, en faisant jouer le lit de Procuste, modèle de lecture ou paradigme pour le maltraitant ordinaire. On trouvera plus tard, dans le discours médical et psychiatrique cet effet d’attraction des abus sexuels avec violences sur la simple maltraitance82 . Nous voyons, là, une des racines théoriques du coagulat entre abus sexuels et sévices actifs que réalisera ensuite la seconde moitié du xxe siècle. 19. Un nouveau « genre maltraitant » Sortons donc, en nous excusant, du xix◦ siècle pour dire quelques mots sur cette reconfiguration du problème opéré un siècle plus tard par les Anglo-Saxons, en mettant dans un même contenant de la maltraitance des enfants (child abuse) les coups et blessures, le délaissement (neglect) et l’abus sexuel. Reconfiguration maintenant exportée, dans notre contemporaine « maltraitance » à la franc¸aise. Plusieurs historiens sociaux se sont penchés sur cette « redécouverte » de la maltraitance des enfants à partir de Silverman en 195383 et sur la délimitation, et la construction d’un nouveau champ d’intervention sociale, le Child Abuse and Neglect (CAN)84 . À partir de 1991, un pénétrant philosophe comme Ian Hacking a, lui aussi, su interpréter, en termes de construction sociale et de « modelage », cette nouvelle représentation collective de la seconde moitié du xxe siècle, ce nouveau « genre pertinent » de la maltraitance des enfants, qui crée de nouvelles possibilités de choix et d’action. Qui permet aussi de conceptualiser a posteriori des évènements du passé, présumés non conceptualisés à l’époque. Mieux encore : qui permet, à titre individuel, de s’expliquer sa propre vie passée, au prix d’un éventuel false memory syndrome85 . On ne reviendra donc pas sur cette nouvelle construction, qui débouche en 1974 sur une loi fédérale étasunienne, le Child Abuse Prevention and Treatment Act (CAPTA). Ce texte nous propose une nouvelle définition, bien extensive, de la maltraitance des enfants : « Child Abuse and Neglect means the physical or mental injury, sexual abuse, negligent treatment, or maltreatment of any child under the age of 18 by a person who is responsible for the child’s welfare under circumstances which indicate the child’s health or welfare is harmed or threatened thereby »86 . Avec le CAPTA, le champ de la maltraitance n’est plus défini, comme l’aurait voulu Tardieu, par une étude descriptive, phénoménologique. On retrouve dans ce CAPTA les deux volets principaux réunis en 1860 : sévices et délaissement. Mais s’y ajoute maintenant une troisième et maintenant centrale composante, qui pour Tardieu constituait un chapitre distinct: les abus sexuels. La délimitation du champ du CAN se fait maintenant très clairement par l’âge des victimes et par la qualité des auteurs : parents essentiellement, mais aussi éducateurs et soignants, les uns et les autres socialement responsables du welfare (bien-être, mais aussi bonheur) et de la santé (physique, mais aussi mentale) de l’enfant, quand ceux-ci sont atteints ou seulement menacés (on retrouve, là, une notion de responsabilité sociale dans la prévention).

82

Cf. par exemple, Parisot et Caussade, 1929 [24]. Silverman, 1953 [51]. 84 Pfohl, 1977 [34] et surtout Nelson, 1984 [35], dont Hacking reprend l’analyse historique et l’interprétation, y compris sur la période antérieure du xixe siècle. 85 Hacking, 2001 ([52], p. 178). 86 Nelson, 1984 ([35], p. 92–125). 83

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L’accueillant CAN, toujours en expansion depuis sa définition depuis 1974, sera amené à intégrer ultérieurement l’inceste et le puéricide, puis bien d’autres choses encore, jusqu’à englober « tout ce qui peut entraver le développement optimal auquel les enfants ont droit »87 . Ce grand sac du CAN possède sans doute une consistance morale, sociale et politique, avec le liant d’une sauce compassionnelle. Il ne s’agit pas pour autant d’une consistance clinique ni pathogénique propre à satisfaire le psychiatre, ni théoriquement, ni pour ses pratiques. 20. Un bilan du xixe siècle Revenons maintenant aux questions posées dans l’incipit de cet article. Tentons de dresser une sorte de bilan du xixe siècle en ce qui concerne la maltraitance des enfants. Peut-on parler de médicalisation et psychiatrisation de cette maltraitance au xix◦ siècle ? Et, en ce cas, quels seraient la fonction et le sens d’une telle médicalisation ? On va distinguer là-encore le terrain des pratiques de celui des idées et des théories. 21. Du côté des pratiques La chose est maintenant bien établie : avec Tardieu, la maltraitance est devenue un objet légitime de la médecine légale et, dans la cinquantaine d’années qui suit, la pratique de l’expertise médico-légale dans les cas judiciaires de maltraitance progresse. En témoignent, par exemple, les statistiques de Parisot et Caussade en 1929, l’analyse par Dessertine (1999) des dossiers correctionnels de Lyon, ou encore celle d’une enquête ministérielle portant sur les années 1887 à 1891 par Yvorel et Rosset (1999)88 . On reste frappé, dans ces régestes, par la présence, à côté de cas affreux, de cas de maltraitance ordinaire ou plutôt de cas-limites entre punition légitime et punition exagérée, qui correspondent d’ailleurs à l’argumentation constante des parents, tout au long du xixe siècle : les actes maltraitants ne sont que des punitions pour paresse, inconduite, mauvais résultats scolaires, « mauvaises habitudes », etc. Mais tout ceci reste dans le registre judiciaire correctionnel, où la saisie du médecin-légiste reste peu fréquente. Elle est plus systématique, évidemment, dans le cadre des assises, lorsqu’il y a mort des suites de sévices et mauvais traitements, suivie d’autopsie. En correctionnelle toujours, la pratique d’une expertise d’ordre psychiatrique des maltraitants prévenus reste donc exceptionnelle. La commission d’experts psychiatres ne concerne en fait que les procès d’assises et des affaires gravissimes. Par rapport à l’action sociale plus générale et judiciaire de répression des violences sur enfants, la psychiatrie participe donc, mais d’assez loin. Et cette participation, quand on y regarde de près, reste très ambiguë, aboutissant à des diagnostics « de sollicitude » pour les maltraitants plus que sur la fourniture de schémas explicatifs solides des actes commis. 22. Du côté des idées et des théories Constitutionnellement, la médecine légale limite son action à la constatation de faits. Elle restera, tout au long du xixe siècle, dans le droit fil, restrictif, défini par Alphonse Devergie :

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Hacking, 2001 ([52], p. 196, 218). Parisot et Caussade, 1929 [24] ; Dessertine, 1999 [30] ; Yvorel et Rosset 1999 [23].

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« Un crime comporte toujours : 1◦ l’intention, la volonté ; 2◦ l’exécution, ou le commencement d’exécution. Le médecin ne peut pas juger de l’intention, ni de la volonté du criminel ; quant à l’exécution, il ne la juge même que par ses résultats »89 . La médecine légale perfectionne ses techniques tout au long du siècle. Mais elle ne dira à peu près rien des intentions ni de la psychologie des maltraitants, sauf à sortir parfois de son rôle primordial. On trouvera un bel exemple de cette ligne de conduite sous la plume de Paul Brouardel90 , nouveau pape de la médecine légale franc¸aise fin-de-siècle, avec l’affaire de Madeleine Beytrison en 188391 : très technique, usque ad nauseam, Brouardel ne s’intéresse qu’au corps de l’enfant. Jamais n’est abordée la motivation, la psychologie ni la psychopathologie éventuelle de l’auteur des maltraitances. La maltraitance des enfants est un objet construit à l’extérieur du domaine de la psychiatrie et sans les aliénistes. Contrairement à ce qui s’est passé pour les meurtres d’enfants, la contribution théorique des psychiatres, tout au long du xixe siècle, pourrait se résumer comme une suite d’échecs ou d’impasses dans la construction de modèles explicatifs des actes maltraitants. Monomanie, folie morale, misopédie, théories anthropologiques, perversion instinctive sont autant d’exemples de ces tentatives avortées. Seul le modèle de la perversion sexuelle aura quelque pérennité, au prix d’un décentrage, supposant une origine sexuelle à certains actes qui, cliniquement parlant, ne revêtent le plus souvent aucune dimension de cet ordre. Pas de lecture psychopathologique convaincante de l’acte maltraitant, absolument pas de lecture psychopathologique unifiée, encore moins de lecture psychologique prenant le pas sur une lecture sociologique, comme on a pu le prétendre, sans y avoir regardé d’assez près. Au xixe siècle comme de nos jours, même si l’acte maltraitant peut toujours être considéré comme symptôme d’états morbides répertoriés et très divers (aujourd’hui : psychopathie, perversions, paranoïa, schizophrénie, maladie bipolaire ou psychoses puerpérales)92 , il ne renvoie pas, dans la majorité des cas, à la pathologie mentale. Le xxe , par contre, sans progrès notables en clinique descriptive des maltraitants, nous fera assister à de nettes avancées dans le registre pathogénique, avec la psychanalyse puis la théorie de l’attachement93 . Le xixe siècle aura donc produit, dans le champ qui nous occupe, des pratiques médico-légales; des pratiques de psychiatrie légale très accessoirement. Et la psychiatrie aura échoué dans la justification de ses rares pratiques par des théories tant soit peu satisfaisantes. Mais était-ce possible ? 23. Un problème ouvert Le XIX◦ siècle aura ouvert, avec entre autres la question de la maltraitance des enfants, un problème beaucoup plus général qui n’est toujours pas réglé : celui de la compétence du psychiatre comme expert94 . Car si la stricte médecine légale peut rester serve de la Justice en établissant des faits, toute psychiatrie légale, à la recherche d’une explication aux actes commis, entrera nécessairement en conflit avec cette Justice sur la question du libre-arbitre et de la responsabilité et du coup sur le traitement social (judiciaire ou médical) à réserver aux délinquants en général, et aux maltraitants, en particulier. 89 90 91 92 93 94

Devergie, 1836 ([4], I, p. 344) (souligné par l’auteur); voir aussi ibid. ([4], I, p. I–XII). Huguet, 1991 ([19], p. 78–9). Brouardel, 1885. Affaire d’Arras. Sévices graves sur les enfants. Coups et blessures. Mort ([25], p. 108–40). Rouyer, 1982 ([53], p. 212–3). Rouyer, 1982 [53]. Régnault, 1828 [54] ; Tardieu, 1872 ([55], p. XI–XXVIII).

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Un sujet ne peut pas plus, en effet, être considéré comme responsable de l’état de son cerveau que de l’organisation de son inconscient. Et s’il m’est toujours possible de me voir comme victime de l’ordre social, jusqu’où puis-je légitimement me considérer (de la phrénologie de Gall à l’arrêt Perruche en passant par les pulsions freudiennes) comme victime de ma propre nature et de ce que je suis et qui me constitue95 ? Pas plus que celui du xixe siècle, le psychiatre du xxie , dont le mandat social primordial reste, à notre sens, le diagnostic et le traitement des maladies mentales, ce psychiatre, de plus en plus souvent convoqué comme expert et comme acteur social dans les affaires de maltraitance des enfants, se retrouve donc dans une posture bien malaisée face aux maltraitants et à ce qui les anime. Sa position est évidemment un peu différente lorsque, pédo-psychiatre, il est commis pour constater les effets pathogènes, souvent désastreux, de la maltraitance sur un enfant, ou bien s’il tente de soigner cet enfant. Mais, dans une telle cure, il reste peu aidant face à un enfant qui cherche à comprendre avec lui pourquoi ses parents l’ont maltraité. Revenons pour finir au processus général de médicalisation et à sa lecture par nos contemporains. Cette brève étude portant sur la maltraitance des enfants aura, espérons-nous, montré pourquoi son auteur n’est pas persuadé que l’individualisation d’un problème collectif, en médecine comme en justice96 , ne présente que des défauts. Pas plus qu’il n’est certain, d’ailleurs, que la collectivisation de problèmes individuels, avec la médecine épidémiologique que nous connaissons aujourd’hui, n’apporte que des bienfaits. Et puis, avouons-le tout cru, au rebours de Foucault : nous sommes encore moins sûr que la médicalisation d’un problème social soit nécessairement une entreprise détestable. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Arveiller J. Pédophilie et psychiatrie. Repères historiques. Evol Psychiatr 1998;63(1–2):11–34. [2] Leuret F. Suspicion de folie chez une femme reconnue coupable d’avoir, pendant sa grossesse, fait des blessures mortelles à deux de ses enfants [. . .]. Annales d’hygiène publique et de médecine légale 1837;1(17):374–400. [3] Schnapper B. Voies nouvelles en histoire du droit. La justice, la famille, la répression pénale (xvie –xxe siècles). Paris: PUF; 1991. [4] Devergie A. Médecine légale, théorique et pratique (1836), 2e éd. Paris: Germer Baillière; 1840. [5] Marc CCH. De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médicojudiciaires, 2 vol. Paris: J.B. Baillière; 1840. [6] Tardieu A. Étude médicolégale sur les attentats aux mœurs (1857), 3e éd. Paris: J.B. Baillière et fils; 1859. [7] Arveiller J. En médecine : du témoignage du corps à l’hypochondrie sociale. In: Perrin C, editor. Corps et témoignage. Caen: Presses universitaires de Caen; 2006. p. 81–91. [8] Zacchias P. Pauli Zacchiae medici romani quaestionum medicolegalium [. . .], 2 vol. Lugduni, Ioan: Ant. Huguetan & Marci-Antonii Ravaud; 1661. [9] Sadler MT. Souffrances des enfants employés dans les filatures et fabriques d’Angleterre [. . .]. Annales d’hygiène publique et de médecine légale 1834;12:272–94. [10] A. Tardieu, Dictionnaire d’hygiène et de salubrité ou répertoire de toutes les questions relatives à la santé publique [. . .], 3 vol., Paris : J.B. Baillière ; 1852–1854. [11] Sémelaigne R. Les pionniers de la psychiatrie franc¸aise avant et après Pinel, 2 vol., Paris : J.B. Baillière et fils : 1930–1932. 95 96

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