Les manifestations oculaires de la maladie de Behçet

Les manifestations oculaires de la maladie de Behçet

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La Revue de médecine interne 35 (2014) 97–102

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

Mise au point

Les manifestations oculaires de la maladie de Behc¸et Ocular manifestations in Behc¸et’s disease H. Zeghidi a , D. Saadoun b , B. Bodaghi a,∗ a Service d’ophtalmologie, DHU vision et handicaps, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, université Pierre-et-Marie-Curie, AP–HP, 47-83, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France b Service de médecine interne, DHU inflammation, immunopathologie, biothérapie, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, centre de référence maladies autoimmunes rares, université Pierre-et-Marie-Curie, AP–HP, 75013 Paris, France

i n f o

a r t i c l e

Historique de l’article : Disponible sur Internet le 27 novembre 2013 Mots clés : Anti-TNF alpha Interféron alpha Maladie de Behc¸et Uvéite Vascularite

r é s u m é L’uvéite représente la principale atteinte oculaire de la maladie de Behc¸et. Elle fait partie des critères diagnostiques de la maladie, et peut être de localisation antérieure, intermédiaire ou postérieure. L’uvéite antérieure est non granulomateuse, souvent associée à un hypopion. L’atteinte postérieure peut se manifester par la présence d’une hyalite, de vascularites essentiellement veineuses et parfois occlusives, d’un œdème maculaire, et/ou de foyers de rétinite nécrosante. Le diagnostic de l’atteinte oculaire reste clinique. Les examens complémentaires peuvent être utiles pour apprécier la sévérité et l’extension de l’inflammation et permettre le suivi du traitement. L’évolution se fait sur un mode chronique, avec des phases d’exacerbation et de rémission spontanée, pouvant compromettre le pronostic visuel. L’âge jeune, le sexe masculin et la sévérité de l’atteinte initiale constituent les principaux facteurs de mauvais pronostic visuel. Le traitement vise essentiellement la guérison rapide de l’inflammation, le maintien d’une bonne fonction visuelle et la prévention des récidives. La corticothérapie permet ainsi d’agir pendant la phase aiguë de l’inflammation, mais elle doit être associée aux immunosuppresseurs pour un meilleur contrôle à long terme de la maladie. Les agents biologiques comme l’interféron alpha et les anti-TNF alpha ont permis d’améliorer de fac¸on significative le pronostic visuel de cette affection chronique et potentiellement cécitante. © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS pour la Société nationale française de médecine interne (SNFMI).

a b s t r a c t Keywords: Anti-TNF alpha Interferon alpha Behc¸et’s disease Uveitis Vasculitis

Uveitis is the most common ocular symptom in Behc¸et’s disease. It is considered as a diagnostic criterion of the disease. Anterior uveitis is always non granulomatous, and sometimes associated with hypopion. Posterior involvement may include vitritis, retinal infiltrates, sheathing of retinal veins, occlusive vasculitis, and macular edema. Behc¸et’s disease is chronic, and characterized by a spontaneously relapsing and remitting course. Male patients with younger age at onset and worse visual acuity at presentation, have higher risk of visual loss over time. The main goals in the management of patients with Behc¸et’s disease-associated uveitis are rapid suppression of intraocular inflammation, preservation of vision, prevention of recurrences, and achievement of remission sustained after discontinuation of treatment. New therapeutic strategies such as interferon alpha and TNF alpha blockers have dramatically improved the visual prognosis of patients with intraocular inflammation related to this chronic and potentially blinding condition. © 2013 Published by Elsevier Masson SAS on behalf of the Société nationale française de médecine interne (SNFMI).

1. Introduction

∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (B. Bodaghi).

La maladie de Behc¸et est une maladie inflammatoire systémique, décrite pour la première fois par Hulusi Behc¸et en 1937 [1]. Il a rapporté la triade diagnostique composée de l’ulcération buccale récidivante, de l’ulcération génitale et de l’uvéite. Depuis,

0248-8663/$ – see front matter © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS pour la Société nationale française de médecine interne (SNFMI). http://dx.doi.org/10.1016/j.revmed.2013.10.011

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plusieurs critères diagnostiques ont été proposés, jusqu’à ce que l’International Study Group for Behc¸et Disease Study Group (ISBD) établisse les critères diagnostiques cliniques en 1990 [2]. Ainsi, le diagnostic de maladie de Behc¸et nécessite la présence d’une aphtose buccale récidivante avec plus de 3 épisodes par an, et deux critères parmi quatre, qui sont : l’aphtose génitale, l’uvéite, la pseudo-folliculite, et le « pathergy test ». 2. Épidémiologie La maladie de Behc¸et est ubiquitaire, mais sa prévalence est particulièrement élevée au Japon et dans le pourtour du bassin méditerranéen. Elle touche les deux sexes, avec une plus grande fréquence et gravité chez l’homme. La fréquence de l’atteinte oculaire dans la maladie de Behc¸et varie, selon les séries, de 28 à 50 % des cas [3,4] et semble plus élevée chez l’homme, au moins en Tunisie [5]. La maladie de Behc¸et est une cause majeure d’uvéite endogène en Turquie où elle représente 26 à 32 % des étiologies des uvéites. Cette incidence est variable dans les autres pays et régions : elle est de 16,5 % en Chine, 12,3 % en Tunisie, 8 % en Espagne, 5,8 à 6,2 % au Japon, 5,3 à 6 % en Italie, et 0,1 à 6 % aux États-Unis [3,6]. La maladie de Behc¸et peut survenir à tout âge, mais typiquement, elle apparaît entre l’âge de 20 et 40 ans [3,7]. Le typage HLA-B51, bien qu’il ne fasse pas partie des critères diagnostiques, est fortement associé à la maladie de Behc¸et. Son incidence est variable selon les pays ; il est retrouvé dans près de 42 à 81 % des cas. Sa présence est associée à une fréquence plus élevée d’uvéite, mais aucun lien avec la sévérité n’a été retrouvé. Par ailleurs, une récente série japonaise a mis en évidence une association avec le phénotype HLA-A26, retrouvé particulièrement chez les patients HLA-B51 positifs. Ce phénotype augmenterait la susceptibilité face à la maladie et a été également associé avec un mauvais pronostic visuel [8]. 3. Aspects cliniques Les patients atteints de maladie de Behc¸et peuvent se plaindre de symptômes variables selon le type et la sévérité de l’atteinte. L’interrogatoire est une étape importante pour une meilleure compréhension de l’histoire clinique et des atteintes antérieures. L’atteinte oculaire au cours de la maladie de Behc¸et survient dans 67 à 95 % des cas ; elle est souvent bilatérale (63 à 100 % des cas), parfois décalée dans le temps de 1 mois à 2 ans. En général, les premières poussées inflammatoires sont plutôt unilatérales et antérieures. Par la suite, les récidives vont intéresser le segment postérieur et deviennent bilatérales. L’uvéite peut être inaugurale dans 10 à 20 % des cas, autrement elle apparaît 2 à 3 ans après l’aphtose buccale. 3.1. Atteinte des annexes conjonctivales Les ulcères conjonctivaux sont rares et peuvent apparaître longtemps avant les autres manifestations oculaires. Ils ont une évolution favorable sous corticothérapie. Les autres atteintes sont à type de kérato-conjonctivite, épisclérite, sclérite, névrite optique, inflammation orbitaire et paralysies oculo-motrices.

antérieure et des synéchies irido-cristalliniennes. Un hypopion est retrouvé dans 13 % des cas ; il est très évocateur de la maladie, mais, il est parfois réduit à une fine lamelle, et doit être recherché par la gonioscopie. Cet hypopion est le résultat d’une sédimentation des cellules inflammatoires et traduit la sévérité de l’uvéite. Cette uvéite s’installe sur un mode aigu brutal, et peut évoluer vers une rémission spontanée. La rougeur conjonctivale est plutôt modérée, contrastant avec la sévérité de l’inflammation antérieure. Un hypopion « froid » a été rapporté dans 5 à 32 % des cas [3], mais son incidence serait plus élevée, car cette présentation peut passer inaperc¸ue. Les récidives inflammatoires aboutissent à la formation de synéchies antérieures, une atrophie de l’iris, et un risque de secclusion pupillaire. 3.3. La hyalite Elle est fréquente et d’intensité variable. Elle doit être recherchée systématiquement. Le Tyndall vitréen est un indicateur de l’activité inflammatoire, et il est plus important au début de l’atteinte. Dans les hyalites denses, la visibilité du fond d’œil est compromise, mais, avec la résolution progressive de l’inflammation, peuvent apparaître des précipités perlés blanchâtres à la périphérie inférieure rétinienne. Ces précipités peuvent être visibles classiquement une semaine après le début de l’inflammation, et se voient chez 30 % des patients atteints de hyalite [3,9]. Leur évolution se fait vers la disparition spontanée sur quelques semaines avec la résolution de l’inflammation oculaire. 3.4. L’uvéite postérieure C’est l’atteinte la plus grave, pouvant mettre en jeu le pronostic fonctionnel. Elle se voit dans 32 à 53 % des cas. Cette atteinte se présente sous forme de foyers de rétinites, blanc-jaunâtres, hémorragiques, de nombre et de localisation variables. Ces foyers disparaissent au bout de plusieurs jours sans laisser de cicatrice visible, même sans traitement. La présence de ces foyers peut être associée à une baisse de l’acuité visuelle lorsqu’ils sont localisés dans la région maculaire. 3.5. La vascularite rétinienne Il s’agit essentiellement de périphlébites, et moins fréquemment de périartérites. Les choriocapillaropathies s’observent essentiellement à l’angiographie rétinienne à la fluorescéine. Cette vascularite peut être occlusive et se compliquer de territoires d’ischémie. Elle est facile à diagnostiquer à l’examen du fond d’œil sous forme de manchons blanchâtres péri-vasculaires parfois associés à des hémorragies. 3.6. Les hémorragies rétiniennes Elles peuvent être observées dans 21 à 27 % des cas, et être isolées ou associées aux foyers de rétinite ou aux vascularites. Ces hémorragies sont superficielles et facilement identifiables à l’examen du fond d’œil.

3.2. L’uvéite antérieure 4. Complications oculaires C’est la manifestation la plus caractéristique de la maladie. Elle se manifeste par une baisse brutale de l’acuité visuelle associée à une rougeur oculaire péri-kératique et souvent à une douleur péri-orbitaire d’intensité variable. À ce tableau s’associe un syndrome irritatif fait d’une photophobie et un larmoiement. L’uvéite est toujours non granulomateuse, associant un Tyndall de chambre

4.1. L’œdème papillaire S’il est important et bilatéral, il doit faire pratiquer une imagerie cérébrale à la recherche d’une thrombophlébite cérébrale responsable d’une hypertension intracrânienne.

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4.2. L’œdème maculaire

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Des néo-vaisseaux rétiniens peuvent apparaître dans les suites d’une vascularite occlusive ischémique dans 3,4 à 8 % des cas.

Au cours de la surveillance, l’angiographie permet de mettre en évidence l’étendue de l’atteinte vasculaire. Ainsi, la persistance de diffusions capillaires, après disparition des signes cliniques, est évocatrice d’une mauvaise réponse thérapeutique. L’angiographie permet également de montrer les zones d’ischémie secondaire aux vascularites occlusives, et permet de guider le traitement au laser. D’autres anomalies, comme l’œdème maculaire, et l’ischémie maculaire peuvent être confirmées par l’angiographie rétinienne à la fluorescéine.

4.4. L’hypertension oculaire et le glaucome

5.3. Angiographie au vert d’indocyanine (ICG)

La fréquence de l’hypertonie oculaire varie de 2,8 à 31 % des cas. Elle peut être la conséquence d’un blocage trabéculaire par les cellules inflammatoires, d’une trabéculite, d’une secclusion pupillaire avec aspect d’iris tomate, d’une fermeture de l’angle irido-cornéen par des synéchies ou d’une utilisation prolongée des corticoïdes. Dans une étude récente, la fréquence du glaucome secondaire à la maladie de Behc¸et était de 11 % [6].

L’angiographie ICG a permis de montrer l’existence d’une atteinte choroïdienne lors de la maladie de Behc¸et. On peut ainsi observer des hyperfluorescences papillaires, un retard et des irrégularités du remplissage capillaire choroïdien précoce, une hyperfluorescence vasculaire stromale, des spots hyperfluorescents et des plaques hypofluorescentes. Cependant, et malgré leur fréquence, ces anomalies ne sont ni spécifiques ni pathognomoniques, et de plus, elles ne présentent aucune corrélation avec l’angiographie à la fluorescéine. De ce fait, l’angiographie à l’ICG n’est pas considérée comme utile pour le diagnostic de la maladie de Behc¸et. Sa réalisation en pratique reste rare et motivée seulement pour apprécier l’étendue des lésions inflammatoires vasculaires choroïdiennes.

Il peut émailler l’évolution des uvéites et conditionner le pronostic visuel. Son évolution permet de guider le traitement antiinflammatoire. 4.3. La néo-vascularisation rétinienne

4.5. La cataracte Elle est secondaire à l’uvéite ou au traitement corticoïde topique ou général. L’aspect le plus fréquent est celui de la cataracte sous capsulaire postérieure. Mais parfois on peut observer des opacités antérieures ou corticales.

5.4. Tomographie en cohérence optique (OCT) 4.6. Autres complications Sont aussi rapportées les complications suivantes : décollement de rétine tractionnel, membrane épirétinienne, atrophie optique, occlusion de branche artérielle, trou maculaire.

L’OCT a un intérêt majeur dans le diagnostic et la surveillance des œdèmes maculaires et autres complications maculaires comme les décollements séreux rétiniens et les membranes épirétiniennes [12].

5. Examens complémentaires

5.5. Écho-Doppler

5.1. Photométrie automatisée du Tyndall

Plusieurs auteurs ont rapporté qu’au cours de la maladie de Behc¸et se produit une diminution des vélocités et une augmentation de l’indice de résistivité de l’artère ophtalmique, de l’artère centrale de la rétine et des artères ciliaires postérieures courtes [12]. Ces modifications vasculaires sont plus prononcées en cas d’uvéite. Ceci est dû très probablement aux rétrécissements et oblitérations vasculaires qui accompagnent les vascularites. Cependant, l’impact clinique de cet examen pour le diagnostic et la surveillance reste à déterminer.

Il s’agit d’une technique quantifiant les protéines contenues dans l’humeur aqueuse, en utilisant un laser hélium-néon (FC1000) ou diode (FM-500), qui sera projeté dans la chambre antérieure. La diffraction de cette lumière par les protéines ou les cellules est détectée par des photomultiplicateurs [10]. On obtient ainsi un comptage précis du nombre de protéines, et de leur concentration dans l’humeur aqueuse. Cet examen est non invasif, de réalisation simple, rapide et reproductible. Il permet de donner une appréciation objective et précise du degré d’inflammation aussi bien sur la composante cellulaire que protéique, de suivre l’évolution de cette inflammation sous traitement, et de détecter les signes précoces de récidive. Dans une étude qui a porté sur 54 patients atteints d’uvéite secondaire à une maladie de Behc¸et, la photométrie du Tyndall a été bien corrélée au score d’inflammation intraoculaire, et aux diffusions vasculaires à l’angiographie rétinienne à la fluorescéine [11]. Ceci suggère la grande utilité de la photométrie dans l’évaluation quantitative de la rupture de la barrière hémato-oculaire au cours de la maladie de Behc¸et. 5.2. Angiographie rétinienne à la fluorescéine Cet examen est très important dans le diagnostic précoce, le suivi et la surveillance au cours de la maladie de Behc¸et. Elle permet de mettre en évidence des atteintes infra-cliniques, comme les diffusions capillaires lors des choriocapillaropathies, et l’hyperfluorescence papillaire.

5.6. Ultra-biomicroscopie (UBM) L’UBM met en évidence l’inflammation du segment antérieur, et en particulier autour du corps ciliaire, cette région qui reste inaccessible à l’examen clinique à la lampe à fente [13]. L’UBM permet de détecter à la phase aiguë de l’uvéite antérieure (0 à 2 semaines) un œdème et des exsudats de la base du vitré et du corps ciliaire, ainsi qu’une fermeture partielle ou complète de l’angle par des synéchies postérieures. À la phase de rémission (2 à 4 semaines) alors que les signes cliniques auront quasiment disparu, l’UBM retrouve encore des signes inflammatoires mais à moindre degré. Ces signes ne seront plus décelés à l’UBM à 6 semaines de la survenue de l’uvéite antérieure [13]. Au cours de la maladie de Behc¸et, l’UBM peut jouer un rôle important lors de l’atteinte aiguë pour le diagnostic différentiel avec les pars planites au cours desquelles les exsudats à la base du vitré persistent malgré le traitement ; alors que dans la maladie de Behc¸et avec hyalite dense, les exsudats périphériques disparaissent dans les semaines qui suivent le traitement [6].

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6. Diagnostic différentiel La présentation clinique de la maladie de Behc¸et peut simuler plusieurs autres entités pathologiques inflammatoires. En présence d’une uvéite antérieure, on peut discuter une pondylarthropathie, une sarcoïdose, une vascularite, ou encore une syphilis. La présence d’une vascularite fait discuter une sarcoïdose, la syphilis ou la tuberculose. Les foyers de rétinite peuvent s’observer dans les nécroses rétiniennes aiguës et la toxoplasmose. 7. Pronostic L’atteinte oculaire de la MB est fréquente et grave, mettant en jeu le pronostic visuel des patients. L’uvéite est responsable d’un grand nombre de cécité ou de basse vision dans les pays où la maladie est la plus fréquente. Le pronostic visuel dépend de la prise en charge des patients qui peut être influencée en fonction des pays par des considérations économiques ou culturelles. Le pronostic dépend également de la rapidité et de la précocité de la prise en charge rendant la collaboration entre ophtalmologistes et internistes particulièrement importante. Dans une série israélienne de 49 patients, Benezra et al. rapportent une perte de la vision utile dans 74 % des yeux dans les 10 ans suivant le début de l’atteinte oculaire, et ce malgré un traitement corticoïde et immunosuppresseur [14]. Classiquement, la cécité survenait dans environ 50 % des cas dans les 5 ans suivant le premier signe oculaire. En Turquie, on observe parmi les patients ayant une atteinte oculaire initiale, 43 % de cécité à 20 ans chez l’homme et 21 % chez la femme. Le risque de perte fonctionnelle oculaire augmente au cours des 10 premières années puis tend à se stabiliser. Dans une étude franc¸aise, chez 60 patients suivis régulièrement pendant une durée moyenne de 6 ans, l’acuité visuelle des patients est restée globalement stable et seulement 16 % des yeux avaient une acuité visuelle inférieure ou égale à 1/10e en fin d’étude. En Turquie, le risque de cécité à 1, 5 et 7 ans, qui était avant les années 1990 respectivement de 9, 26 et 30 % est passé depuis à 5, 16 et 21 % [3]. Le pronostic oculaire est le plus sévère chez l’homme. Chez les enfants, l’atteinte ophtalmologique est plus grave avec un taux plus important d’atteinte maculaire et de décollement de rétine. Plusieurs autres facteurs de risque de mauvais pronostic visuel ont été proposés comme les occlusions veineuses ou artérielles, l’uvéite postérieure, la hyalite dense, et les exsudats le long des arcades vasculaires [15]. Les occlusions veineuses surviennent en périphérie rétinienne et sont secondaires à l’inflammation des parois veineuses, et non liées à un croisement artério-veineux. Il existe souvent une ischémie associée à ces vascularites occlusives qui peut nécessiter la réalisation de laser pour prévenir la néo-vascularisation. Dans une analyse rétrospective portant sur 880 patients atteints d’uvéite secondaire à une maladie de Behc¸et, les patients jeunes de sexe masculin avec une baisse importante de l’acuité visuelle initiale, avaient un plus mauvais pronostic visuel final [7]. Dans cette même étude, il a été conclu que le traitement immunosuppresseur précoce et agressif était associé à un meilleur pronostic visuel final [7]. La présence d’un typage HLA-B51 positif a été discutée comme marqueur pronostique dans l’atteinte oculaire de la maladie de Behc¸et. Cependant, ces données ne se vérifient pas dans les études regroupant des patients caucasiens. 8. Traitement À ce jour, il n’y a pas de traitement uniforme et unique pour la maladie de Behc¸et. Le choix de la molécule se fera selon l’atteinte

uni- ou bilatérale, la sévérité de l’inflammation initiale, le risque d’effets indésirables, et l’observance thérapeutique. Cependant, il est largement admis qu’une inflammation intraoculaire nécessite une corticothérapie prolongée associée à un immunosuppresseur afin d’éviter les récidives qui peuvent mettre en jeu le pronostic visuel. Le but du traitement est donc la guérison rapide de l’uvéite, la prévention des récidives et la préservation de la fonction visuelle. Le traitement de la maladie de Behc¸et sera détaillé dans un autre article de ce numéro. 8.1. Traitement symptomatique En cas d’uvéite antérieure, la corticothérapie sera administrée par voie locale en collyre. Elle sera initiée par un corticoïde puissant, la dexaméthasone, selon un rythme d’administration proportionnel à la sévérité de l’inflammation du segment antérieur. Ainsi, en cas d’inflammation sévère, on peut préconiser des instillations horaires, relayées le soir par une pommade corticoïde. Cette fréquence sera réduite au fur et à mesure que l’inflammation oculaire s’atténue. Une dose d’entretien d’une goutte 3 fois par jour peut être nécessaire, afin d’éviter une éventuelle rechute. Dans tous les cas, la durée totale de ce traitement topique doit être de 4 à 6 semaines. La surveillance clinique de la corticothérapie locale doit être rapprochée en appréciant le Tyndall de la chambre antérieure, au mieux par photométrie automatisée. La mesure de la tension oculaire doit être systématique en raison de la fréquence des hypertonies cortisoniques. Les collyres mydriatiques et cycloplégiques (tropicamide, néosynéphrine, atropine) sont souvent prescrits en association avec les corticoïdes topiques, pour faire céder les synéchies postérieures ou prévenir leur formation. Cette prescription doit permettre un jeu pupillaire nécessaire à empêcher la constitution des synéchies irido-cristalliniennes. En cas d’hypertonie oculaire, un ou plusieurs collyres hypotonisants seront prescrits, en évitant si possible les analogues de prostaglandines du fait de leur action pro-inflammatoire. 8.2. Traitement étiologique Une atteinte du segment postérieur requiert l’utilisation de corticoïdes et des immunosuppresseurs, en premier lieu, l’azathioprine [16]. La corticothérapie générale par voie orale est prescrite, à la dose de 1 mg/kg par jour. Elle peut être précédée par des bolus de méthylprednisolone à la dose de 0,5 à 1 g/j pendant 3 jours. La corticothérapie doit être réduite progressivement en raison des risques de rebond ou de rechute à l’arrêt. L’azathioprine utilisée à la dose de 2 à 2,5 mg/kg par jour est un bon traitement d’épargne cortisonique qui semble intéressant dans les atteintes oculaires postérieures peu sévères de la maladie de Behc¸et [17]. Ce traitement ne paraît pas suffisant pour les uvéites sévères avec baisse de l’acuité visuelle ou vascularite rétinienne (Fig. 1). La ciclosporine A est largement utilisée en Turquie et dans les pays du sud en raison de son faible coût et de son efficacité à la dose de 3 à 5 mg/kg par jour. Cependant, elle présente de nombreuses interactions médicamenteuses, une neurotoxicité, une néphrotoxicité et un risque d’hypertension artérielle voire de microangiopathie thrombotique qui en limite l’utilisation en France [18]. L’association de ciclosporine A avec l’azathioprine pourrait être synergique. Mis à part l’azathioprine et la ciclosporine, les autres immunosuppresseurs contre-indiquent la grossesse. Plusieurs études prospectives et ouvertes ont montré l’efficacité de l’interféron-␣ (IFN-␣) (78 à 98 % de rémission complète) pour le traitement des uvéites sévères de la maladie de Behc¸et. L’IFN-␣ est capable d’induire une rémission prolongée et persistante, après son arrêt, chez 20 à 40 % des patients. Il agit en 2 à 4 semaines et permet de réduire le nombre de poussées et les doses de corticoïdes. Le roféron (IFN␣-2a) est le plus souvent utilisé à la dose de 3 à 9 millions d’unités trois fois

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Fig. 1. Schéma thérapeutique des uvéites postérieures de la maladie de Behc¸et. AZA : azathioprine ; CycA : cyclosporine ; Ct : corticoïdes ; IVT : intravitréen ; S : systémique ; IS : immunosuppresseurs ; INF␣ : interféron-␣ ; TNF␣ : tumor necrosis factor-˛.

par semaine. Dans une revue de la littérature, l’usage de l’IFN-␣ a permis une amélioration partielle ou complète de l’uvéite dans 91 à 94 % des cas [19,20]. Le principal avantage de l’utilisation de l’IFN-␣ par rapport aux autres molécules, serait sa capacité à maintenir les patients dans un état de rémission durable, après l’arrêt du traitement. Cependant dans une étude portant sur 44 patients, seuls 20 % d’entre eux sont restés en rémission 24 mois après l’arrêt du traitement [20]. Ses effets secondaires (syndrome grippal, effets psychiques) limitent son utilisation en pratique. Les anti-TNF␣ représentent une alternative thérapeutique séduisante dans les uvéites sévères et réfractaires aux immunosuppresseurs dans la maladie de Behc¸et. Ils sont quasi, constamment (> 90 % des cas) et rapidement, efficaces mais leur action est suspensive, ce qui requiert une prescription prolongée ou le relais par un autre immunosuppresseur une fois l’inflammation oculaire contrôlée. L’infliximab et l’adalimumab possèdent une efficacité très rapide, et permettent de réduire les poussées d’uvéite. En cas de poussée aiguë d’uvéite postérieure avec œdème maculaire et/ou vascularite rétinienne, des perfusions intraveineuses d’infliximab à la dose de 5 mg/kg ou sous-cutané d’adalimumab (40 mg/15jours) permettent d’obtenir une amélioration rapide et complète dans la

Fig. 2. Œil rouge dans le cadre d’une uvéite antérieure aiguë à hypopion (flèche).

majorité des cas [21]. L’étanercept, par contre, n’est pas indiqué dans le traitement des uvéites de la maladie de Behc¸et. 8.3. Recommandations de l’EULAR Un comité d’experts multidisciplinaire a évalué l’ensemble de la littérature publié entre 1966 et décembre 2006 afin d’établir des recommandations de prise en charge de la maladie de Behc¸et [22]. Tout patient atteint de maladie de Behc¸et avec atteinte du segment postérieur de l’œil doit bénéficier d’un traitement associant l’azathioprine et les corticoïdes. Tout patient atteint de maladie de Behc¸et ayant une atteinte oculaire sévère définie par une perte d’au moins 2/10e de l’acuité visuelle et/ou une atteinte rétinienne (vascularite rétinienne ou atteinte maculaire) (Fig. 2–5) doit bénéficier d’un traitement soit par la ciclosporine A, soit par l’infliximab en association à l’azathioprine et aux corticoïdes. L’association IFN-␣ avec ou sans corticoïdes est aussi une alternative thérapeutique possible.

Fig. 3. Photographie du fond d’œil mettant en évidence des hémorragies rétiniennes associées à une uvéite postérieure compliquée de vascularites rétiniennes et d’occlusion de branche veineuse associée à la maladie de Behc¸et (flèches).

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Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références

Fig. 4. Foyers de nécrose blanchâtre rétinienne liés à une maladie de Behc¸et (flèches).

Fig. 5. Temps tardifs de l’angiographie à la fluorescéine mettant en évidence une hyperfluorescence papillaire, une choriocapillaropathie diffuse, un œdème maculaire cystoïde (*) et un foyer de nécrose rétinienne (flèche) en temporal inférieur au cours de la maladie de Behc¸et.

La ciclosporine A ne doit pas être utilisée en cas d’atteinte du système nerveux central, à l’exception des atteintes inflammatoires oculaires sévères.

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