Problématique des risques psychosociaux et médecine du travail : processus de construction de nouveaux objets et rôles professionnels

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Texte des experts – Pre´vention des risques psychologiques et actions sur les organisations du travail Psychosocial risks problematic and occupationa...

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Texte des experts – Pre´vention des risques psychologiques et actions sur les organisations du travail Psychosocial risks problematic and occupational medicine: New aims and new roles creation B. Almudever Laboratoire PDPS (EA 1687), e´quipe de psychologie sociale du travail et des organisations, Maison de la recherche, universite´ de Toulouse-le Mirail, 5, Alle´es Antonio-Machado, 31058,

Proble´matique des risques psychosociaux et me´decine du travail : processus de construction de nouveaux objets et roˆles professionnels

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

Toulouse cedex 9, France

Introduction Comment se construit, dans un champ professionnel donne´ – celui de la sante´ au travail – et dans les relations entre ce champ et son environnement social, e´conomique, scientifique, un nouvel objet d’e´tude et d’intervention : en l’occurrence « le risque psychosocial » ? Re´ciproquement, comment la de´finition de ce nouvel objet – par les interrogations et les collaborations qu’elle suscite – contribue-t-elle a` la transformation et au de´veloppement d’un me´tier : ici, celui de me´decin du travail ? Ces deux interrogations constituent, dans cette contribution, le fil rouge d’une lecture re´trospective – sur les 15 dernie`res anne´es – des de´bats qui ont anime´ la profession, appre´hende´s a` partir des traces e´crites de´pose´es dans les Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement. Toute lecture est a` re´fe´rer au point de vue a` partir duquel elle a e´te´ ope´re´e. Ce point de vue est ici celui d’une chercheuse ; a` une certaine distance donc des pratiques professionnelles concerne´es. Plus pre´cise´ment, il est celui d’une chercheuse en psychologie sociale, du travail et des organisations, discipline pour laquelle la question de la sante´ au travail a pris un relief grandissant ces dernie`res anne´es, en lien e´troit avec la proble´matique du sens du travail. Concre`tement, c’est dans les actes des sept derniers Congre`s de me´decine du travail (de 1996 a` 2008), devenus a` partir de 2002, selon un changement d’intitule´ charge´ de sens, Congre`s

de me´decine et sante´ au travail, qu’ont e´te´ suivies la piste et les bifurcations de la question des risques psychosociaux. Les textes des confe´rences et les re´sume´s des communications publie´s dans les Archives des Maladies Professionnelles et de Me´decine du Travail – devenues elles-meˆmes Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement1 – constituent des traces dont l’analyse doit permettre l’acce`s a` ce qui fait un me´tier vivant : la mise en de´bat et le travail collectif sur ses normes, valeurs, re´fe´rents, modes d’organisation. Par une approche « historique », ou du moins longitudinale, de ces traces, on doit pouvoir appre´hender les mouvements de structuration/restructuration des « objets » du me´tier, les processus d’appropriation de nouveaux re´fe´rents pour e´tayer les pratiques, les processus de cre´ation de nouveaux roˆles professionnels. L’ambition, ici, est bien suˆr plus modeste et la de´marche circonscrite a` une entre´e spe´cifique : la proble´matique des risques psychosociaux. Compte tenu de l’ampleur du corpus – plus de dix volumes de la revue – l’analyse de contenu, n’a pas e´te´, dans le cadre de cette contribution, syste´matise´e comme elle pourrait l’eˆtre pour une e´tude plus approfondie. C’est donc une approche ine´vitablement partielle, avant tout destine´e a` eˆtre verse´e au de´bat, qui est propose´e. La grille de lecture retenue, applique´e aux textes des sessions les plus en prise avec la question de la sante´ psychique au travail et une re´flexion sur le(s) roˆle(s) du me´decin du travail,

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e-mail : [email protected].

A` partir d’ici, nous de´signerons la revue par un intitule´ plus court, en nous re´fe´rant aux Archives.

1775-8785X/$ - see front matter ß 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. 10.1016/j.admp.2010.03.022 Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement 2010;71:275-279

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distingue trois niveaux de repe´rage des e´volutions au cours des dernie`res anne´es :  celui des ancrages the´oriques et des me´thodes mobilise´s dans la construction de la proble´matique des risques psychosociaux ;  celui des transformations des repre´sentations du ro ˆ le professionnel du me´decin du travail, oriente´es vers la de´finition d’une clinique me´dicale du travail ;  celui de l’e´mergence d’une question au centre des re´flexions actuelles : a` savoir la question de l’articulation de l’individuel et du collectif dans l’analyse et la pre´vention des risques psychosociaux.

E´volutions des ancrages the´oriques et des me´thodes La construction de la proble´matique des risques psychosociaux dans le champ professionnel de la sante´ au travail est a` resituer dans plusieurs contextes ; un contexte socioe´conomique qui, par ses orientations actuelles dans le sens d’une individualisation et d’une pre´carisation croissantes des trajectoires professionnelles, focalise et renouvelle l’attention porte´e a` la question de la sante´ psychique au travail ; un contexte juridique qui, par la promulgation de lois et de textes successifs institue la reconnaissance de risques identifiables a` ce niveau ainsi que l’obligation, pour les employeurs, de leur pre´vention ; un contexte scientifique qui œuvre a` l’e´laboration et au renouvellement de mode`les the´oriques et de me´thodologies utiles a` la de´finition et a` l’analyse de tels risques.

Ancrages the´oriques La notion de risque psychosocial e´merge dans le champ de la sante´ au travail apre`s que d’autres termes – stress, burnout, usure professionnelle, souffrance, violence, harce`lement moral – aient e´te´ avance´s pour e´tayer l’identification et l’analyse des causes et des modalite´s d’atteinte de la sante´, principalement mentale, au travail. Certains de ces termes renvoient a` des concepts directement lie´s a` des mode`les et approches the´oriques clairement identifie´s (mode`les du stress, de la psychodynamique du travail, de la clinique de l’activite´) ; d’autres renvoient a` des notions qui ont joue´ un roˆle dans la visibilite´ sociale du proble`me mais n’en fournissent pas de cadre the´orique d’analyse (ainsi la « violence au travail » ou le « harce`lement moral »). Certains de´signent des facteurs de risque (par exemple, les « stresseurs ») ; d’autres des atteintes a` la sante´ (par exemple, le burnout). Certains enfin, tels le « stress », peuvent renvoyer, selon leurs usages, aussi bien aux causes du mal eˆtre qu’a` ses manifestations, ou encore aux processus qui l’engendrent (le stress comme transaction entre le sujet et la situation). La lecture des Archives conduit au constat d’une diversification des mode`les de re´fe´rence, assorti d’une interrogation : le

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recours, aujourd’hui, a` la notion de « risque psychosocial » ne tend-il pas a` repolariser l’attention sur les approches du stress et, partant, a` renouer avec les ambiguı¨te´s se´mantiques que nous venons d’e´voquer ? En fait, l’enjeu principal ici est moins d’ordre se´mantique que the´orique. Il concerne la reconnaissance ou, a` l’inverse, la minimisation du roˆle de la subjectivite´ dans l’approche de la relation sante´-travail. Au cours des dernie`res anne´es, dans le champ professionnel de la sante´ au travail, les deux mode`les du stress les plus souvent mobilise´s – celui de Karasek et celui de Siegrist associe´s aux approches quantitatives qu’ils soutiennent – coˆtoient des approches cliniques du travail [1] telles la psychodynamique du travail et la clinique de l’activite´, attache´es a` la prise en conside´ration de la subjectivite´ engage´e au travail. Le de´veloppement de la proble´matique des RPS ne menace-t-il pas de pousser a` un effacement de cette dimension de la subjectivite´ quand on fait de´river de la notion de risque la recherche de « facteurs » de risque – a` l’image de la recherche de « facteurs de stress » – objectivables en dehors des sujets ? La question est nodale, qui se pose a` la croise´e de deux risques de re´ductionnisme. Si la proble´matique de la pre´vention des RPS, attache´e a` l’identification des facteurs de risques au niveau organisationnel, pre´sente l’avantage d’inciter a` une action a` ce niveau de l’organisation, ne le fait-elle pas au prix d’une oblite´ration de la dimension subjective, e´le´ment pourtant indispensable a` la compre´hension de la relation sante´-travail ? Inversement, si les approches cliniques de cette relation permettent un acce`s aux dynamiques subjectives a` travers lesquelles les sujets construisent leur rapport au travail et donnent sens aux situations qu’ils ont a` affronter, ne risquent-elles pas de contribuer a` la psychologisation des proble`mes et a` la culpabilisation des individus eu e´gard aux difficulte´s qu’ils rencontrent ? Il y a la` un dilemme au regard duquel il semble que le champ professionnel de la sante´ au travail n’est preˆt a` renoncer ni aux assises quantitatives procure´es par les questionnaires de stress – et maintenant de RPS – ni aux e´le´ments de compre´hension fournis par les approches cliniques. Si l’on se re´fe`re au Congre`s de 2008, c’est une tentative de conciliation qui semble eˆtre a` l’œuvre au plan the´orique, notamment par l’entremise d’un nouveau concept – le « pouvoir d’agir ». Ont ainsi e´te´ avance´s des rapprochements possibles entre les mode`les de Karasek et de Siegrist d’une part, et la psychodynamique du travail, d’autre part ; cela a` partir de leurs e´chos sur les dimensions de l’autonomie et de la reconnaissance [2]. De meˆme, a e´te´ propose´e une exploration de la litte´rature biologique sur le stress visant a` mettre en e´vidence un ancrage non seulement psychologique mais aussi biologique des effets positifs de l’activite´ [3]. Le pouvoir d’agir est le concept-cle´ d’une approche de la souffrance au travail entendue comme la re´sultante de l’« amputation » de ce pouvoir [4]. Ce concept peut-il eˆtre

Proble´matique des risques psychosociaux et me´decine du travail

Proble´matique des risques psychosociaux et transformation des repre´sentations du roˆle professionnel des me´decins du travail

C’est dans ses relations a` une pluralite´ d’autrui significatifs2 que le me´decin du travail donne sens a` cet objet de sa pratique et l’inte`gre a` son exercice professionnel. Les autrui auxquels le me´decin du travail adresse son activite´3 sont nombreux. Je me centrerai ici sur trois cate´gories de destinataires : les salarie´s, les autres intervenants professionnels de la pre´vention des risques professionnels et les employeurs. Ces destinataires de l’activite´ du me´decin du travail sont porteurs d’attentes plurielles a` son e´gard : attentes parfois ambigue ¨s, parfois antinomiques, qui installent le conflit au cœur meˆme de l’activite´ et de l’identite´ professionnelles. . . et peuvent constituer autant de facteurs de RPS pour le me´decin du travail, comme autant de chances de de´veloppement du me´tier. Les attentes des salarie´s a` l’e´gard du me´decin du travail sont souvent sources de dilemmes. Comment, par exemple, re´pondre a` la demande de reconnaissance de la souffrance, sans tomber dans la victimisation qui prive la personne des ressorts de son agentivite´ en consacrant son absence de prise sur la situation ? Le Congre`s de 2004 s’est largement fait l’e´cho de ce type de pre´occupations a` propos du harce`lement moral. Les relations avec les autres intervenants (IPRP) au sein des services de sante´-travail sont quant a` elles sources d’incertitude, voire de conflit. Comment ge´rer a` la fois l’injonction de coope´ration, la ne´cessite´ et l’inte´reˆt perc¸us d’une telle coope´ration, la menace qu’elle peut repre´senter pour l’identite´ et le statut professionnels ? Un mot-cle´ cristallise ces interrogations : celui de « pluridisciplinarite´ ». Dans les Archives, il est pre´sent en 1998, devient central en 2002 (suite a` la promulgation de la loi du 18 janvier 2002), puis fait l’objet d’une enqueˆte en 2004 (Comment les services ont-ils e´volue´ ?). Le Congre`s de 2006 apparaıˆt comme celui d’un positionnement plus affirme´ par rapport a` cette question : elle est replace´e dans le changement de paradigme qu’a marque´ l’introduction du signifiant « Sante´ au travail » et il est pose´ que la pluridisciplinarite´ n’est pas celle de la me´decine du travail mais celle des services et des e´quipes4. Cela donne une assise au travail de spe´cification d’une clinique me´dicale du travail. La fac¸on dont, cette anne´e-la`, est traite´e la question de la violence au travail (de´ja` aborde´e en 2002) illustre une telle de´marche : la spe´cificite´ de ce facteur de risque – impre´visible et se manifestant sous le sceau de l’urgence, peu propice a` l’e´laboration de re´ponses ge´ne´ralisables – est mise au service de l’affirmation de la spe´cificite´ de la clinique me´dicale du

Que font les me´decins du travail de cet objet nouveau – « le risque psychosocial » – qu’ils contribuent a` de´finir et qui, en retour, ne manque pas d’affecter leur roˆle et leurs pratiques professionnelles ? C’est la spe´cificite´ du regard psychosocial [5] que de conside´rer que les rapports du sujet (ici, le me´decin du travail) a` l’objet (en l’occurrence, le « risque psychosocial »), ne sont pas directs mais passent par la me´diation d’un troisie`me terme : autrui.

2 En psychologie sociale, l’expression « autrui significatif » de´signe les personnes de l’entourage ou de l’environnement importantes pour le sujet. 3 Y. Clot, propose, dans le meˆme sens, de lire l’activite´ comme une « triade vivante » – sujet, objet, autres – dont les trois poˆles repre´sentent les diffe´rentes « adresses » du travail. 4 Ne conviendrait-il pas mieux, d’ailleurs, de parler de « transprofessionnalite´ » ? (Archives 2006;67:2).

l’ope´rateur de telles synthe`ses the´oriques ? La re´flexion a e´te´ lance´e. Aux interrogations the´oriques s’adossent des interrogations d’ordre me´thodologique.

Me´thodes C’est souvent sur le mode de la dispute – entendue comme controverse argumente´e – que sont oppose´s le « chiffre » et la « clinique ». Les questionnaires de stress utilise´s pour e´valuer les facteurs de RPS peuvent eˆtre perc¸us comme s’inscrivant dans la tradition de l’hygie`ne industrielle. La re´flexion en cours sur ce type d’outil semble souvent ordonne´e a` des vise´es d’exhaustivite´, de de´finition du risque psychosocial par extension ; c’est-a`-dire par le recensement le plus complet possible des facteurs de risque. Que les questionnaires s’enrichissent de nouvelles cate´gories de facteurs ne re´pond cependant pas a` la critique qui leur est adresse´e relative a` leur degre´ de ge´ne´ralite´, juge´ par certains trop grand pour que ces outils puissent eˆtre ope´rants sur le terrain. A` cette critique peut s’ajouter, la crainte que le repe´rage de facteurs de RPS, lorsqu’il fait l’e´conomie d’une analyse du re´el des situations de travail, ne participe d’une de´marche plus globale de gestion normalisatrice du social. De la « dispute » – qui court au fil des Congre`s et est clairement pose´e en 2008 dans le cadre d’une session consacre´e a` la « veille en sante´ mentale au travail » – e´mergent ne´anmoins des positions de conciliation : elles visent a` montrer comment « le chiffre » peut s’articuler a` « la clinique » de`s lors qu’il sert a` alerter et a` mobiliser, ou qu’il devient objet d’analyse et d’appropriation collectives. En ce sens, il est affirme´ que la connaissance clinique et la connaissance de terrain sont les e´le´ments-cle´s d’une interpre´tation pertinente des re´ponses des salarie´s aux questionnaires. Ainsi, l’une des fonctions notables de ce de´bat sur les me´thodes a-t-elle e´te´ de contribuer, avec d’autres facteurs comme l’exigence pluridisciplinaire, a` l’affirmation, particulie`rement appuye´e dans les textes des Congre`s a` partir de 2004, de la spe´cificite´ d’une clinique me´dicale du travail.

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travail. Il s’agit d’« inventer, de singulariser, de the´oriser et de nommer sa pratique ». Le travail sur le genre professionnel, ce « travail sur le travail » dont parle Clot est actif. Il met en relief le roˆle des e´changes avec ces « autrui significatifs » que sont les pairs : a` savoir les autres me´decins du travail organise´s, par exemple, en groupes d’analyse des pratiques professionnelles. A` la faveur de la re´flexion sur la violence, une re`gle de me´tier s’affirme : « tenir la lecture travail » pour e´viter le pie`ge de la psychologisation. C’est a` propos des relations avec les employeurs et les acteurs de l’entreprise que se poursuit la re´flexion sur le me´tier. En 2008, au regard de la pratique, encore tre`s re´cente, de la veille en sante´ mentale, le positionnement professionnel est tout aussi marque´. Le roˆle du me´decin du travail s’e´largit du coˆte´ de la recherche : le me´decin n’en est pas simplement l’auxiliaire – en faisant passer des questionnaires – mais un acteur a` part entie`re qui, fort de sa connaissance clinique et de terrain, a un roˆle a` jouer dans l’e´laboration des outils et l’interpre´tation des re´sultats. Le roˆle s’e´largit aussi du coˆte´ de l’implication dans les organisations ; notamment quand le me´decin du travail s’attache a` convaincre, ne´gocier, animer, promouvoir la re´appropriation des re´sultats des recherches par les acteurs de l’entreprise. La re´fe´rence insistante a` la mise en œuvre d’une « de´marche participative » devient ainsi un autre e´le´ment significatif des e´volutions du me´tier. Et expose dans le meˆme temps celui-ci a` de nouvelles contradictions et dissonances : entre le niveau d’investissement dans un tel roˆle d’animateur et/ou de ne´gociateur et la place effective accorde´e par l’entreprise ; entre les vise´es poursuivies – l’appropriation et le de´bat collectifs – et les attentes de l’organisation (voire de la socie´te´) en termes de contribution du me´decin du travail au « retour de la paix sociale » en pe´riode de tension, ou « d’accompagnement des situations de crise ». Que reste-t-il du de´bat quand il est rabattu sur l’e´coute (et la compassion ?) ; que reste-t-il d’un collectif quand il est atomise´ dans la plainte individuelle au bout d’une ligne te´le´phonique ? Sur le terrain des organisations, l’action du me´decin du travail visant, selon l’expression forge´e elle aussi dans les e´volutions du me´tier, a` « porter au collectif » les proble`mes de sante´ psychique au travail, rencontre des enjeux et des conflits politiques, au sens large du terme : c’est-a`-dire des enjeux et des conflits portant sur la de´finition meˆme du sens et des objectifs de l’action.

L’articulation de l’individuel et du collectif : enjeu politique et question de sens Les approches cliniques du travail mettent l’accent, chacune a` leur niveau, sur un invisible du travail. Pour la psychodynamique du travail, il s’agit de ces strate´gies de de´fense – inconscientes – que les sujets et les collectifs e´laborent pour

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se prote´ger de la souffrance [6,7]. Pour la clinique de l’activite´, au-dela` du travail « prescrit » comme du travail « re´alise´ », le « re´el du travail » inte`gre l’invisible de « ce qui ne se fait pas, ce que l’on cherche a` faire sans y parvenir (. . .) ce que l’on aurait voulu ou pu faire, ce que l’on pense pouvoir faire ailleurs » [8]. L’invisible des situations de travail que s’attache a` e´tudier la psychologie sociale clinique – peu repre´sente´e dans les textes ici analyse´s – tient a` la fois a` la complexite´ des organisations dans lesquelles se de´ploie l’activite´ de travail et a` l’opacite´ des relations de pouvoir constitutives des dynamiques institutionnelles [9]. Les e´quipes et les collectifs de travail s’inscrivent dans des cadres plus larges – organisations et institutions – ou` ils sont confronte´s a` d’autres groupes, mais aussi a` des valeurs et a` un discours dominant qui e´tayent une « mise en sens » des pratiques dans laquelle les acteurs sociaux peuvent ou non se reconnaıˆtre. En re´fe´rence aux quatre niveaux d’explication en psychologie sociale distingue´s par Doise [10], on peut repe´rer comment ce qui se joue au travail – notamment dans les risques de souffrance psychique – ne rele`ve pas que des seuls niveaux intra-individuel (explication de la souffrance par la vulne´rabilite´ et l’histoire personnelles) et interindividuel (polarisation sur les conflits entre personnes). Dans l’organisation du travail et l’expe´rience de travail, entrent en jeu des facteurs relevant du niveau positionnel (relatifs aux rapports sociaux et aux conflits intergroupes) et du niveau ide´ologique (celui des syste`mes de valeurs et des cultures organisationnelles : par exemple, quand certaines valeurs – comme la rentabilite´ – font effraction et sont impose´es dans des milieux professionnels – comme celui de la sante´ – ou` elles entrent en conflit avec l’ethos professionnel). La diversite´ de ces niveaux et la labilite´ de leurs articulations dans le jeu institutionnel rendent difficile l’acce`s, pour les acteurs, aux liens entre ces diffe´rents ordres de facteurs ; liens qui sont pourtant essentiels pour comprendre les situations de travail et donner sens aux difficulte´s rencontre´es. En situations de conflit, l’occultation de certains de ces liens dans le jeu des relations de pouvoir – peut conduire a` une souffrance au travail caracte´rise´e par la perte de sens, pour les salarie´s, de leur pratique professionnelle individuelle et collective, et par l’acce`s barre´ a` la compre´hension des situations pathoge`nes auxquelles ils sont confronte´s. C’est cette perte de sens [11] qu’expriment les salarie´s que nous rencontrons a` la consultation « souffrance au travail », dans le cadre d’une recherche-action mene´e en collaboration avec le service des pathologies professionnelles et environnementales du CHU Purpan. « Que s’est-il passe´ ? Comment en suis-je arrive´ la` ? ». La queˆte et la demande de sens formule´es par les personnes adresse´es a` la consultation soutiennent la proposition qui leur est faite de participer a` un groupe d’analyse des situations de travail, co-anime´ par les chercheurs et la psychologue du service. Ce groupe est le lieu d’une analyse collective – a` partir des

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diffe´rents points de vue en pre´sence – des situations rapporte´es par les personnes volontaires. L’analyse vise a` identifier les facteurs en jeu dans chacune de ces situations, aux diffe´rents niveaux e´voque´s plus haut et a` e´tablir les liens entre ces niveaux d’explication pour de´passer l’autoculpabilisation (« dites-nous ce que nous avons de particulier qui fait que c¸a nous arrive a` nous ») ou la centration sur les conflits interpersonnels (« c¸a allait tre`s bien et puis, un jour, il m’a pris en grippe »). Ce qui se passe, a` un moment donne´, entre les personnes ne de´pend pas que des personnalite´s et/ou vise´es personnelles en pre´sence : il faut examiner ce qui se joue – aussi – au niveau des rapports sociaux et des cultures et valeurs organisationnelles, pour comprendre ce qui se passe entre les individus. Dans l’e´tablissement de tels liens, il s’agit de coconstruire du sens pour, a` la fois : redonner aux sujets des prises sur les situations – pre´sentes et a` venir – auxquelles ils sont/seront confronte´s ; e´laborer des connaissances sur l’e´tiologie des situations de souffrance dans les organisations ; faire de ces connaissances des outils utiles a` la pre´vention. L’octroi aux participants d’un statut d’acteurs a` part entie`re de la recherche, de meˆme que la de´finition claire et la reconnaissance des positions respectives – participants, psychologue, chercheurs – constituent, dans cette de´marche, les e´tais et les moteurs principaux de la coconstruction d’un savoir. S’il y a ici de´finition d’un « chercheur collectif », les interrogations sur le roˆle des me´decins du travail dans l’action au sein des organisations et sur l’organisation du travail, nous semblent pouvoir eˆtre lues comme un effort – en cours – de de´finition d’un « intervenant collectif » confronte´ a` l’exigence d’une analyse, a` diffe´rents niveaux, des situations de travail. Sont pose´es a` la fois la question de la place du me´decin du travail dans cette entite´, celle de la place des autres intervenants et celle de la place des salarie´s. L’inte´gration de ceuxci dans la de´marche de pre´vention, non seulement au niveau de l’analyse de donne´es d’enqueˆte, mais, en amont, dans la conception et la ne´gociation meˆmes de la de´marche d’e´valua-

tion des risques psychosociaux et de ses objectifs, n’est-elle pas une condition essentielle pour que la « participation » ne soit pas leurre ou caution ? Pour qu’elle soit le gage de l’e´tayage re´ciproque d’une re´appropriation du sens des situations de travail et d’une re´appropriation du pouvoir d’agir sur ces situations ? C’est, selon nous, a` ce niveau que peut eˆtre de´passe´ le dilemme que nous posions en introduction : en faisant de la prise en compte de la subjectivite´ – individuelle et collective – engage´e au travail non pas un argument pour de´douaner les entreprises de toute responsabilite´ et action au niveau de l’organisation du travail, mais un levier pour l’analyse des situations de travail et l’affirmation du roˆle des salarie´s en tant qu’acteurs, et non simples cibles, des de´marches de pre´vention.

Re´fe´rences [1] [2]

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