Témoignages de professionnels de la justice et des soins, à Bordeaux, sur l’application des mesures pénalement ordonnées dans la problématique d’usage de substances psychoactives

Témoignages de professionnels de la justice et des soins, à Bordeaux, sur l’application des mesures pénalement ordonnées dans la problématique d’usage de substances psychoactives

+ Models MEDLEG-193; No. of Pages 6 La revue de médecine légale (2016) xxx, xxx—xxx Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com AR...

316KB Sizes 4 Downloads 88 Views

+ Models

MEDLEG-193; No. of Pages 6 La revue de médecine légale (2016) xxx, xxx—xxx

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

ARTICLE ORIGINAL

Témoignages de professionnels de la justice et des soins, à Bordeaux, sur l’application des mesures pénalement ordonnées dans la problématique d’usage de substances psychoactives Testimonials from health and justice professionals, in Bordeaux, which concern the implementation of court-ordered treatments towards toxic use E. Christin *, J. Hiquet, S. Gromb-Monnoyeur ´ decine le ´ gale, ´ethique et droit me ´ dical, service de me ´ decine le ´ gale, centre hospitalier Laboratoire de me ´ lie-Raba-Le ´ on, 33076 Bordeaux cedex, France universitaire, site Pellegrin, place Ame

MOTS CLÉS Soins pénalement ordonnés ; Injonction thérapeutique ; Injonction de soin ; Stage de sensibilisation ; Secret professionnel ; Justice

Résumé Introduction. — Les mesures pénalement ordonnées correspondent à des soins initiés sur décision judiciaire. Il existe quatre mesures prononcées par la justice dans le cadre de la consommation de substances : l’obligation de soins, l’injonction thérapeutique, l’injonction de soins ainsi que le stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants. Objectifs. — Une enquête a été réalisée à Bordeaux auprès des professionnels de la justice et des soins, dans le but d’explorer la mise en application de ces mesures dans le cadre de l’usage des toxiques, et de mettre en avant les difficultés rencontrées dans leurs mises en place, dans leurs suivis, dans l’interaction entre les professionnels. Re ´sultats. — Quinze professionnels ont été interrogés. Il ressort de ces entretiens la mise en application de seulement trois d’entre elles à Bordeaux. Seule l’injonction thérapeutique n’est pas effective telle que prévu par la loi de 2007. Une satisfaction dans l’utilisation des attestations médicales et le respect du secret professionnel était soulignée. Toutefois, les médecins restaient demandeurs d’une prise de contact avec la justice, avant l’initiation, voire l’arrêt des soins sur décision judiciaire afin d’adapter au mieux la prise en charge médicale. Conclusion. — Il ressort de cette enquête, qu’une meilleure application de l’injonction thérapeutique, telle que prévue par la loi, permettrait d’améliorer la réponse judiciaire face à la

* Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (E. Christin). http://dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2016.03.004 1878-6529/# 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Pour citer cet article : Christin E, et al. Témoignages de professionnels de la justice et des soins, à Bordeaux, sur l’application des mesures pénalement ordonnées dans la problématique d’usage de substances psychoactives. La revue de médecine légale (2016), http:// dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2016.03.004

+ Models

MEDLEG-193; No. of Pages 6

2

E. Christin et al. problématique d’usage. D’une façon générale, actuellement, compte tenu de l’existence de dysfonctionnements persistants, peu de mesures pénalement ordonnées répondent de façon adaptée à la problématique addictive. # 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDS Court-ordered treatment; Medical treatment ordered; Professional secrecy; Justice

Summary Introduction. — Court-ordered treatments are measures of care delivered by justice following an offense. Besides hospitalisation, four measures exist to treat addiction-related issues: compulsory care, therapeutic injunction, care injunction and awareness-raising courses on the dangers of drug abuse. Objectives. — The aim was to observe the implementation of these measures, to highlight expected targets, difficulties met in setting them up and in their follow-ups, as well as in interactions among health and justice professionals. Results. — The testimonies presented in this report were obtained through direct interviews with health and justice professionals, in Bordeaux. Fifteen professionals were interviewed, and we note that only three of the measures were implemented. As it was stressed in our review of national literature, only the therapeutic injunction was not implemented as provided by the Law of 05 March 2007. To remedy it, a simplified measure of therapeutic injunction was created by the public prosecutor’s office in Bordeaux. The correct use of medical certificates and the right to professional secrecy were also highlighted. However, doctors wanted more contact with professionals of justice, at the beginning of medical care and at the end of treatment following a court order allowing better medical care for patients. Conclusions. — These interviews have highlighted that a better implementation of therapeutic injunction, as provided by the law, would improve the legal response to substance abuse. Overall, currently, few court-ordered treatments seem to be appropriate for the problematic use of toxic because of many continued difficulties. # 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Introduction Les mesures pénalement ordonnées correspondent à des soins initiés sur décision judiciaire. Elles sont en perpétuelle évolution du fait de l’élargissement de leurs champs d’application et des changements entrepris face aux difficultés rencontrées en pratique par les professionnels de justice et du soin. Dans la législation française, il existe trois types de soins pénalement ordonnés (SPO) pouvant s’appliquer à la problématique d’usage des produits stupéfiants. En 1954, l’obligation de soins (OS) a été créée spécifiquement pour les alcooliques caractérisés de dangereux. En 1970, devant la croissance du nombre de toxicomanes interpellés, l’injonction thérapeutique (IT) a été mise en place. Son champ d’application a été élargi en 2007 aux usagers d’alcool [1,2]. En 1998, s’est ajoutée l’injonction de soins (IS) concernant les auteurs de violences sexuelles, mesure dont les domaines d’application ont été étendus ces dernières années [3]. Dernièrement, en 2007, un nouveau type de mesure pénalement ordonnée, moins contraignante, a été créé. Il s’agit du stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants[4]. L’ensemble de ces mesures, en permettant une articulation entre la justice et les soins, représente une réponse intéressante pour la problématique d’usage et a pour but de renforcer la prise en charge et de prévenir les infractions en lien avec les consommations de substances, licites et illicites. Les données de la littérature soulignent des dysfonctionnements dans la mise en application de ces mesures. Les principales défaillances, au niveau national, concernent l’IT

et l’IS. L’IT se heurte plus spécifiquement à l’absence de mise en place de la fonction de médecins relais [5], véritable moteur de cette mesure, et ce, en dépit de la loi du 5 mars 2007, qui devait favoriser et améliorer son prononcé [1]. À Bordeaux, afin de pallier à ses difficultés, cette mesure a été modelée en collaboration avec un des centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) de la région Aquitaine dans le but de la rendre applicable. Ainsi, le parquet a mis en place un système de trois consultations qui vaut pour IT. L’IS, quant à elle, se heurte à la pénurie de médecins, à l’augmentation du nombre de prononcés de la mesure et à l’élargissement des domaines de compétences des juges de l’application des peines (JAP) [6]. De plus, l’application de ces mesures nécessite une collaboration délicate et de qualité entre les milieux médicaux et judiciaires [7], mais des défaillances dans cette liaison ont pu être rapportées [8—12]. Devant l’ensemble de ces problématiques mises en avant dans la littérature, il semblait intéressant d’examiner les pratiques des SPO, à Bordeaux, dans le cadre de l’usage des substances psychoactives, auprès des acteurs de la justice et des soins afin de dégager les difficultés dans leurs mises en application, dans l’interaction entre les professionnels et dans le suivi et les objectifs des mesures.

Matériel et méthode Nous avons réalisé une enquête à Bordeaux permettant d’explorer la mise en pratique des mesures pénalement ordonnées dans le cadre de l’usage de produits stupéfiants,

Pour citer cet article : Christin E, et al. Témoignages de professionnels de la justice et des soins, à Bordeaux, sur l’application des mesures pénalement ordonnées dans la problématique d’usage de substances psychoactives. La revue de médecine légale (2016), http:// dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2016.03.004

+ Models

MEDLEG-193; No. of Pages 6

Témoignages de professionnels sur les mesures pénalement ordonnées, à Bordeaux et dans le but de dégager des difficultés dans leurs mises en application. Différents professionnels, appartenant aux domaines de la justice et des soins ont été interrogés à travers des entretiens semi-structurés. Les professionnels de la justice ont été sollicités à partir d’une liste exhaustive de professionnels de justice de Bordeaux et/ou par l’intermédiaire de professionnels du soin. Les professionnels de santé ont été contactés à partir du réseau d’addictologie régional et des trois CSAPA de la région d’Aquitaine à savoir l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA), le comité d’étude et d’information sur les drogues (CEID) et le département d’addictologie du centre hospitalier psychiatrique de Bordeaux.

Résultats Au total, dix-sept personnes ont été contactées par mail ou par téléphone. Tous ont répondus, et seulement deux n’ont pu participer par manque de disponibilité. Quinze professionnels exerçant à Bordeaux ont ainsi été interrogés. Il s’agissait de professionnels issus du monde judiciaire (N = 4 ; substitut du procureur, JAP), et du domaine du soin, public ou privé (N = 11 ; médecins généralistes, médecins spécialistes des addictions, éducateurs et psychologue). Ils avaient tous en charge des sujets consommateurs de substances illicites ou d’alcool.

Description des pratiques des soins pénalement ordonnés pour les usagers de substances Les magistrats Au sein du parquet, les mesures rapportées être les plus fréquemment prononcées étaient le stage de sensibilisation pour les produits stupéfiants, ciblant les usagers occasionnels ou réguliers, mineurs ou majeurs [13,14], puis l’IT telle que mise en place à Bordeaux, dans le cadre d’une dépendance aux substances illégales. Le procureur soulignait le souhait du parquet de lutter contre les dites addictions en privilégiant les mesures pédagogiques et sanitaires, et en systématisant leurs réponses pénales. Ainsi le choix du type de mesure prenait en compte les dires de l’intéressé concernant sa consommation de substance, le type et la quantité de produit consommé, ainsi que ses antécédents judiciaires. Au sein de la juridiction de l’application des peines, l’OS était la mesure la plus utilisée, suivie de l’IS, plus rarement prononcée dans le cadre de la consommation de toxiques. Les JAP mentionnaient avoir la possibilité de mettre en place des mesures à posteriori du jugement, dans le cadre d’une absence de SPO effectif. Le choix de la mesure, outre le jugement, était basé sur les mêmes critères que ceux du parquet, mais prenait en compte la quantité quotidienne de substances consommées comme critère d’une possible addiction. Dans le cadre de la récidive des sujets pour lesquels une mesure de soins avait déjà été prononcée, le choix entre le renouvèlement de cette mesure et l’incarcération était plus discuté. En effet, au-delà de l’infraction

3

nouvellement commise, certains juges de l’application des peines se questionnaient sur l’utilité des soins vis-à-vis de la prévention de la récidive. Ainsi, certains magistrats privilégiaient la peine d’enfermement afin de mettre à distance les sujets des substances psychoactives, alors que d’autres s’orientaient vers le prolongement des soins dans l’espoir d’obtenir une alliance thérapeutique.

Les professionnels du soin Dans le cadre de la médecine générale et des soins spécialisés, la mesure la plus souvent rencontrée était l’OS. Les professionnels exerçant au sein du CEID, en revanche, intervenaient essentiellement dans le cadre du stage de sensibilisation et de l’IT telle que mise en œuvre à Bordeaux. Sur la question du soin contraint, l’ensemble de ces professionnels ne percevait pas l’orientation des patients par la justice comme un frein pour le maintien de la prise en charge et l’obtention de l’alliance thérapeutique. Pour ce faire, ils expliquaient aux patients, dès le premier entretien, les objectifs attendus et l’indépendance de la prise en charge vis-à-vis du monde judiciaire. En parallèle, dans le cadre d’une non légitimité à engager et à poursuivre les soins, les professionnels mettaient un terme au suivi en rédigeant une attestation de fin de suivi, délivrée aux patients.

Problématiques dans la mise en application des soins pénalement ordonnés Le stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants, effectif depuis 2008 [15], ne semblait pas présenter de dysfonctionnement majeur dans sa mise en application tel que décrit par les professionnels interrogés. La sanction d’environ 250 s de frais associée à une journée de stage, satisfaisait le parquet et les professionnels de santé, qui considéraient que, pour une simple détention de joint, une amende de 450 s associée à deux jours de stage, comme proposé dans le texte de loi, était une réponse pénale trop sévère au vue de l’infraction. En revanche, l’IT, telle que définie par la loi de 2007 [1], n’était pas mise en place en Gironde du fait de l’absence de médecin relais. Dans le but de pallier à cette insuffisance, les professionnels du parquet ont décidé de mettre en place, par convention avec un des CSAPA, trois consultations faisant office d’IT. Néanmoins, les professionnels percevaient cet aménagement local comme une mesure moins efficace en termes de prévention de la récidive et de prise en charge médicale en comparaison avec la mesure législative. Aucune difficulté n’était rapportée pour l’OS. Quant à la mise en application de l’IS, elle ne posait pas de problème en Gironde du fait de l’existence de médecins coordonnateurs permettant son bon déroulement. Malgré l’augmentation récente du nombre de patients pris en charge par médecin coordonnateur, passant de 20 à 60 patients à charge [16], certains professionnels soulignaient les difficultés à venir, en lien avec l’augmentation du nombre de mesures prononcées et de la pénurie de médecins [6,17].

Pour citer cet article : Christin E, et al. Témoignages de professionnels de la justice et des soins, à Bordeaux, sur l’application des mesures pénalement ordonnées dans la problématique d’usage de substances psychoactives. La revue de médecine légale (2016), http:// dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2016.03.004

+ Models

MEDLEG-193; No. of Pages 6

4

E. Christin et al.

Description des pratiques concernant les interactions entre justice et système de soin et les modalités et objectifs du suivi Les magistrats Dans la transmission d’informations de la santé vers la justice, le substitut du procureur et les JAP ne rapportaient pas être en demande d’informations complémentaires notamment concernant le contenu de l’attestation médicale. Ils mettaient la priorité sur le respect du secret professionnel et l’application des mesures. De façon plus spécifique, le suivi des mesures au sein du parquet était effectué au travers des attestations. Pour les magistrats, à ce stade de la procédure, les réponses pénales n’avaient pas pour vocation d’être des mesures de soins à part entière mais des mesures de prévention et de sensibilisation pouvant aboutir secondairement, selon le souhait du patient, à une prise en charge. Dans le cadre de l’OS, les JAP décrivaient une absence de contact avec les médecins ce qu’ils précisaient au patient pour appuyer l’objectif principal de cette mesure à savoir la mise en contact du consommateur avec le système de soin. Concernant l’arrêt des soins, ils mentionnaient être alertés uniquement du fait de l’absence de retour de certificat et ne souhaitaient pas être directement avertis par le médecin pour ne pas interférer de façon négative dans la relation thérapeutique établie entre le praticien et son patient si celle-ci devait se renouveler. Pour l’IS, le patient était initialement informé de l’existence de contacts directs entre le JAP et le médecin « coordonnateur » mais de l’absence de contact avec le médecin « traitant », l’objectif étant que peine et soins ne soient pas confondus [18] et que le condamné comprenne que ces mesures étaient mises en place dans son seul intérêt et non dans le but de satisfaire le magistrat. Dans la transmission d’informations de la justice vers les équipes médicales, la loi du 27 mars 2012 stipule que, dans le cadre de l’OS ou de l’IS, une copie de la décision ordonnant ces mesures soit adressée par les JAP aux médecins ou psychologues traitants [19]. Un des juges interrogé était en faveur de cette loi afin que les professionnels de santé soient informés du type de mesure, de sa durée et des raisons. Les autres, en revanche, considéraient le patient capable de transmettre son procès verbal à son thérapeute et ne voyaient pas l’intérêt de transmettre de telles informations.

Les professionnels du soin La plupart des médecins interrogés considéraient que l’absence de contact avec la justice était problématique, la copie du jugement ne leur étant pas transmise, malgré la loi du 27 mars 2012. Ces médecins étaient notamment demandeurs d’informations concernant le type de mesure ordonnée, la durée, voire l’infraction commise, en lien avec les consommations. Au cours du suivi, les informations échangées avec la justice se limitaient aux attestations de suivi remises en main propre au patient à l’occasion de chaque consultation, notifiant l’effectivité du suivi. Les données apportées dans

les certificats étaient les dates des rendez-vous honorées par les patients. Certains professionnels pouvaient y mentionner, à la demande du patient, les résultats des dosages urinaires, alors que d’autres praticiens s’y opposaient afin de ne pas porter préjudice aux patients lors d’un dosage positif. Les différents professionnels interrogés repéraient une hétérogénéité concernant l’impact de ces mesures et l’investissement des patients dans leurs prises en charge. Pour certains sujets, les mesures pénalement ordonnées constituaient une véritable opportunité d’intégrer une prise en charge qu’ils n’avaient jusque-là pu initier en dépit de la connaissance de leurs difficultés. Pour d’autres patients, la justice, comme initiateur des soins, pouvait représenter un frein dans leur interaction avec les professionnels de santé, leur faisant adopter une attitude passive ou réticente. Ainsi, l’implication de certains patients dans les soins pouvait parfois se limiter au strict suivi de la procédure judiciaire dans le but d’éviter une réponse pénale plus sanctionnante ou plus restrictive sur le plan de la liberté, sans véritable motivation au changement. Enfin, certains professionnels soulignaient la nécessité de disposer d’une durée de prise en charge suffisamment longue afin d’obtenir une participation active du patient et son adhésion, ce que l’IT ne permet pas telle que mise en œuvre à Bordeaux. Dans le cas d’une interruption de soins d’un sujet en OS, les praticiens ne rapportaient pas de contact avec les JAP ou les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP), car ils considéraient que la non présentation d’attestation de suivi par le patient était suffisante pour que la justice constate l’arrêt du suivi. Cependant, cet arrêt n’était pas toujours en lien avec une décision du patient ou du praticien, mais pouvait être dû à la fin de la mesure ou à une incarcération. Les professionnels regrettaient de n’être que très rarement informés du devenir des patients, en particulier à l’occasion d’une nouvelle incarcération sur décision judiciaire. Cet échange d’informations leur paraissait important afin d’assurer la continuité des soins en détention et d’anticiper la poursuite du suivi à leur sortie.

Discussion L’objectif principal de cette enquête était d’explorer les pratiques et les difficultés rencontrées par les professionnels de justice et du soin dans la mise en œuvre des mesures pénalement ordonnées concernant les usagers de substances psychoactives. Il est à souligner, tout d’abord, des disparités entre le parquet et les JAP. Concernant leurs pratiques, le soin contraint le plus fréquemment prononcé par le parquet est le stage de sensibilisation, et pour la juridiction de l’application des peines, l’OS. Les décisions prises par les professionnels du parquet dépendent de l’évaluation des consommations de substances. Ils se basent sur les données de l’enquête, sur les dires de l’intéressé, sur les antécédents de récidive et sur le type et la quantité de substances détenues, avant de procéder à une systématisation et une graduation de leurs réponses [20]. Les JAP adaptent leurs décisions en fonction des problématiques et des profils des sujets. La non-systématisation de leurs jugements, dans le

Pour citer cet article : Christin E, et al. Témoignages de professionnels de la justice et des soins, à Bordeaux, sur l’application des mesures pénalement ordonnées dans la problématique d’usage de substances psychoactives. La revue de médecine légale (2016), http:// dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2016.03.004

+ Models

MEDLEG-193; No. of Pages 6

Témoignages de professionnels sur les mesures pénalement ordonnées, à Bordeaux cadre des consommations de substances, semblent apporter une réponse en adéquation avec la problématique d’usage du patient. Les entretiens mettent également en avant une bonne connaissance, par ces professionnels de la justice, de la prise en charge des patients, en addictologie, et de la notion de rechute. Cet aspect explique l’approche, de certains magistrats qui étaient en faveur du soin, mettant la détention au second plan. Par ailleurs, les objectifs entre le parquet et les JAP semblent être identiques, à savoir lutter contre la récidive. Cependant, leurs attentes vis-à-vis de ces soins peuvent différer. Certains juges évaluent l’impact de ces mesures sur l’arrêt des consommations et pas uniquement sur la mise en place du suivi. Dans cette perspective, le maintien des consommations de substances, lors de la récidive, peut signifier pour eux l’échec de la prise en charge médicale et motiver une incarcération. Cette mise en détention a alors pour but d’éloigner le sujet des consommations et apparaît comme une mesure plus dissuasive. Néanmoins, on peut souligner les limites d’une telle approche. Tout d’abord, dans le cadre des soins contraints et plus particulièrement de l’OS, l’obligation concerne avant tout la mise en place du suivi avant l’obtention d’une rémission stable des consommations. De plus, l’incarcération est une mesure insuffisante pour une mise à distance des consommations, du fait de la disponibilité des substances licites et illicites en milieu carcéral [21,22]. Par ailleurs, les professionnels de la justice confirment les dysfonctionnements soulignés dans la littérature au niveau de l’application de l’IT, telle que définie par la loi du 5 mars 2007. Ces insuffisances d’application sont principalement expliquées par le retard dans la mise en œuvre effective des médecins relais, essentiels au bon fonctionnement de cette mesure, et ce, malgré des modifications du cadre réglementaire apportées par la circulaire du 16 février 2012 visant à pallier à ces difficultés. Mais cette pratique n’est pas encore fonctionnelle [23]. La mise en pratique spécifique de l’IT, décrite par les professionnels de la justice au niveau du parquet de Bordeaux, reflète ces insuffisances dans l’application effective de cette mesure. Réduite au simple fait d’honorer trois rendez-vous avec un professionnel du soin, cette application permet de diversifier les réponses alternatives aux poursuites, mais semble en revanche être peu adaptée aux sujets dépendants ciblés par cette réponse pénale. En effet, les définitions du trouble addictif [24—26] plaident actuellement en faveur d’un processus pathologique durable et chronique susceptible de s’exprimer à distance des consommations, et se réfèrent davantage à la notion d’envie irrépressible de consommer ou craving, à la perte de contrôle et au maintien du comportement d’usage en dépit des conséquences négatives. Dans cette perspective, les objectifs thérapeutiques s’inscrivent dans un soin au long cours visant au maintien de l’arrêt du comportement et à la prévention des rechutes. Ces aspects théoriques renforcent l’intérêt de la mise en place du médecin relais dans le cadre de l’IT afin de disposer d’une réponse pénale ciblant davantage la problématique addictive, que les trois consultations actuellement existantes. Les difficultés concernant la mise en application des soins contraints ne concernaient pas la mesure d’OS malgré la fréquence de son prononcé, ni le stage de sensibilisation aux

5

dangers de l’usage de produits stupéfiants qui est adapté pour les usagers occasionnels et réguliers [13] représentant une importante population. Cette dernière a comme avantage d’être financés par les sujets sanctionnés, selon le type de procédure [27], mais interroge sur sa possible prononciation excessive au détriment d’autres réponses pénales, du fait de cet autofinancement. Les données de l’enquête ciblant les interactions entre les différents acteurs, mettent en avant des similitudes, quels que soient les professionnels interrogés. Les interactions du patient avec les professionnels allaient dans le sens d’une responsabilisation du sujet. L’utilisation des certificats permettait aux magistrats et CPIP de contrôler l’effectivité des soins sans qu’aucune communication ne soit nécessaire avec l’équipe soignante, préservant alors la relation de confiance entre le patient et son thérapeute et le secret professionnel. Il est également constaté que la séparation des domaines judiciaire et médical apparaît comme un élément central pour la mise en place d’une alliance thérapeutique de qualité, à partir d’une situation de contrainte [28] bien qu’en addictologie cette situation soit banale, les sujets étant le plus souvent orientés sous la contrainte de la famille, du médecin généraliste, du médecin du travail ou encore de l’employeur [29,30]. En outre, un point de dysfonctionnement semble se dégager concernant les échanges entre professionnels sur la situation judiciaire du patient. Les professionnels du soin mettent en avant l’absence de notification de la part de la justice concernant la situation judiciaire du patient, la durée de la mesure ordonnée et la suspension de soins initiés suite à une peine d’enfermement mise à exécution à distance de l’audience. Cette absence d’interaction est repérée comme une barrière pour la continuité des soins avec, pour conséquence, une interruption brutale de la prise en charge du patient lors de son incarcération. Enfin, la pertinence de certaines mesures telles que l’IS, prononcées dans le cadre de la consommation de substances, est remise en cause par certains professionnels ; son utilité après une longue période de détention est discutée, l’IS prenant effet après cette période d’enfermement [31]. Il est à noter que cette enquête présente un certain nombre de limites. La représentativité des professionnels interviewés est limitée par la taille de l’échantillon. De plus, les professionnels de justice interrogés comprennent le substitut du procureur et les JAP. Il aurait été pertinent d’y inclure d’autres professionnels impliqués dans l’ordonnance des injonctions thérapeutiques. Les professionnels spécialisés dans le soin en addictologie, quant à eux, avaient été recrutés dans les trois CSAPA de la région ainsi qu’à travers le réseau de soin spécialisé dans les addictions de Gironde. Ainsi les médecins généralistes, non spécialisés dans les addictions, n’ont pas été inclus. Nous n’avons donc pu examiner les difficultés et les contraintes que pouvaient représenter pour eux de telles mesures. Enfin, compte tenu du manque de données sur la mise en pratique de l’IS dans le domaine des addictions, l’opportunité d’une telle mesure appliquée aux addictions n’a pu être examinée. Malgré ces limites, notre enquête a permis de montrer une relative satisfaction des professionnels de la justice et du soin concernant leurs interactions et le respect du secret médical, même si les médecins semblent être demandeurs de plus d’informations concernant le suivi et la situation

Pour citer cet article : Christin E, et al. Témoignages de professionnels de la justice et des soins, à Bordeaux, sur l’application des mesures pénalement ordonnées dans la problématique d’usage de substances psychoactives. La revue de médecine légale (2016), http:// dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2016.03.004

+ Models

MEDLEG-193; No. of Pages 6

6

E. Christin et al.

judiciaire de leurs patients. Il existait également certains dysfonctionnements dans la mise en pratique des mesures ordonnées par la justice ne permettant pas de répondre de façon adaptée à la problématique d’abus de substances psychoactives, voire additive.

Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.

Références [1] JORF no 56. Loi no 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance. Journal Officiel de la République Française; 2007. [2] Guide santé justice. Guide santé justice : les soins obligés en addictologie. Anitea - F3A; 2009. [3] Baron-Laforet S. Guide des nouvelles obligations de soin. Inf Psychiatr 2009;85(8):753—7. [4] Apaire E, Caillibotte M. Stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants - Guide méthodologique. Ministère de la justice et des libertés; 2012. [5] Lebrun M. Témoignage à propos des soins pénalement ordonnés. Lett Psychiatr 2010;6(3):84—8. [6] Blanc E. Rapport d’information sur le suivi des auteurs d’infractions à caractère sexuel; 2012;1—194. [7] Zouitina N, Rolland B, Wilquin M. Les soins ordonnés par la Justice en France : principes des procédures et place du médecin. Rev Epidemiol Sante 2013;61(3):269—75. [8] Joseph-Jeanneney B, Lecoq G, Beau P, Gallier P. Rapport sur l’évaluation du dispositif de l’injonction de soins. IGAS - IGSJ; 2011. [9] Ventéjoux A, Hirschelmann A. Soins pénalement ordonnés et positionnements professionnels : des pratiques au carrefour de la Santé et de la Justice. Prat Psychol 2014;20(2): 95—110. [10] Le Bodic C, Michelot M, Robin D. Les soins pénalement ordonnés (I). Cadre légal et revue de la littérature. Ann Med Psychol 2015;173(2):197—202. [11] Le Bodic C, Michelot M, Robin D. Les soins pénalement ordonnés (II). Mise en place d’un dispositif d’accueil de patients sous main de justice au sein d’un service de psychiatrie de secteur. Ann Med Psychol 2015;173(2):203—10. [12] Couhet G, De Rocuigny H, Verdoux H. Soins pénalement ordonnés : étude des pratiques des psychiatres de la Gironde. Ann Med Psychol 2012;170(8):569—72. [13] Malet J. Stupéfiants et toxicomanie - Quarante ans d’ambivalence entre santé publique et ordre public, 292. JDJ-RAJS; 2010 . p. 16—26.

[14] Vicentini J-P, Clément G. Les stages de sensibilisation aux dangers de l’usage des produits stupéfiants. Arch Pol Crim 2009;31:185—93. [15] JORF no 225. Décret no 2007-1388 du 26 septembre 2007 pris pour l’application de la loi no 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance et modifiant le code pénal et le code de procédure pénale. Journal Officiel de la République Française; 2007. [16] JORF no 0015. Arrêté du 8 décembre 2011 modifiant l’arrêté du 24 janvier 2008 pris pour l’application des articles R. 3711-8 et R. 3711-11 du Code de la santé publique relatif aux médecins coordonnateurs. Journal Officiel de la République Française; 2012. [17] Cornier K. Les soins pénalement ordonnés. Tribunes Sante 2007;17(4):87—95. [18] Orsat M, Auffret E, Brunetière C, et al. Les soins pénalement ordonnés : analyse d’une pratique complexe à travers une revue de la littérature. Encéphale 2015;41(5):420—8. [19] JORF no 0075. Loi no 2012-409 du 27 mars 2012 de programmation relative à l’exécution des peines. Journal Officiel de la République Française; 2012;5592. [20] Jean J-P. Les transformations de la politique criminelle envers les usagers de stupéfiants depuis la loi du 5 mars 2007. A J Penal 2010;4:182—6. [21] Sannier O, Verfaillie F, Laveille D. Réduction des risques et usages de drogues en détention : une stratégie sanitaire déficitaire et inefficiente. Presse Med 2012;41(7—8):375—85. [22] Bénézech M, Dandelot D, Rémus A. La psychiatrie en milieu pénitentiaire : chronique d’une pratique psychiatrique au centre pénitentiaire de Bordeaux - Gradignan. Ann Med Psychol 2011;169:638—42. [23] Caillibotte M. Circulaire du 16 février 2012 relative à l’amélioration du traitement judiciaire de l’usage de produits stupéfiants. BOMJL; 2012. [24] World Health Organisation. The ICD-10 classification of mental and behavioural disorders: diagnostic criteria for research. World Health Organisation; 1993. [25] DSM-V American Psychiatric Association. Diagnostic and statistical manual of mental disorders. Arlington: American Psychiatric Publishing; 2013. [26] Fatséas M, Auriacombe M. Principes de la thérapeutique et des prises en charge en addictologie. In: Lejoyeux M, editor. Abrégé d’Addictologie. Paris: Elsevier Masson; 2009. p. 62—9. [27] Huet JM. Circulaire du 9 mai 2008 relative à la lutte contre la toxicomanie et les dépendances. BOMJL 2008;2008(3):1—7. [28] About N. Avis du Sénat no 279; 2010;29. [29] Tourneux L. Consommation d’alcool et obligation de soins : à propos d’une enquête auprès des médecins généralistes. Rennes: Université Rennes 1; 2004 [thèse]. [30] Cottencin O. Injonction de soins en addictologie : quels outils thérapeutiques proposer ? Lett Psychiatr 2010;6(3):78—81. [31] Goujon P, Gautier C. Rapport sénat no 420; 2006.

Pour citer cet article : Christin E, et al. Témoignages de professionnels de la justice et des soins, à Bordeaux, sur l’application des mesures pénalement ordonnées dans la problématique d’usage de substances psychoactives. La revue de médecine légale (2016), http:// dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2016.03.004