Formation et calcul des prix : le travail de tarification dans la grande distribution

Formation et calcul des prix : le travail de tarification dans la grande distribution

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Sociologie du travail 48 (2006) 142–158 http://france.elsevier.com/direct/SOCTRA/

Formation et calcul des prix : le travail de tarification dans la grande distribution The work of setting prices in hypermarket chains Sandrine Barrey a,b a

INRA SAD, Unité SADAPT, 16, rue Claude Bernard, 75231 Paris cedex 05, France b Certop–UMR CNRS 5044, Maison de la recherche, université Toulouse Mirail, 5, allée Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex, France

Résumé Les sociologues questionnent depuis peu la formation des prix sur les marchés. Leurs travaux rendent compte de façon féconde de la pluralité des processus et des variables à l’œuvre dans la formation des prix. Toutefois, ces travaux ne permettent pas de décrire les procédures concrètes par lesquelles des prix sont effectivement calculés et attribués à des produits. Aussi, cette étude explore toute la sophistication du calcul des prix des produits distribués dans le secteur de la grande distribution, sur la base empirique du cas d’un grand groupe de distribution français. Trois résultats principaux émergent de cette étude : a) le droit participe à la circonscription de « l’espace de calcul » des prix de vente au consommateur fixés par les distributeurs ; b) le choix d’une procédure de calcul agit sur la définition des rapports de force entre les professionnels du marché pour la maîtrise du partage de la valeur ; c) les « prix de vente aux consommateurs » ne résultent pas directement ni des rapports entre l’« offre » et la « demande », ni des micro-négociations fournisseur-distributeur, mais bien plutôt de la mise en lien d’« espaces de calcul » pluriels et hétérogènes dont nous tentons de décrire ici les acteurs, les outils et les savoirs impliqués dans leur définition. © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Sociologists have recently been rasing questions about how prices are set in various markets. Although their seminal studies have explained the many processes and variables that come into play, they do not enable us to describe the concrete procedures whereby prices are actually calculated. This

Adresse e-mail : [email protected] (S. Barrey). 0038-0296/$ - see front matter © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2006.04.004

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empirical case study explores the sophisticated methods of calculating the prices of products distributed in a French retail hypermarket chain. Three major conclusions are drawn. First of all, the law enters into the delimitation of the “space” for calculating the prices that distributors set for selling to consumers. Secondly, the choice of a procedure for performing the calculation affects the balance of power between marketing professionals in the struggle to control their shares in the value. Thirdly, the “consumer sale price” does not result directly either from the relation between supply and demand or from micronegotiations between suppliers and distributors. Instead, it tends to ensue from the linkage between several, heterogenous “spaces” of calculation. This study describes the actors, tools and know-how involved in defining these spaces. © 2006 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Formation des prix ; Loi Galland ; Calcul ; Tarification ; Grande distribution Keywords: Price-setting; Calculations; Hypermarket chain; Retail sales; Galland Act; France

Si la sociologie n’a investi que très récemment la boîte noire de la formation des prix1, l’économie n’a elle jamais cessé d’analyser les mécanismes marchands de leur détermination. C’est d’ailleurs là d’une certaine façon son objet le plus traditionnel, appréhendé dans les théories de l’économie politique classique comme le résultat de la « gravitation » du « prix de marché » autour du « prix naturel » (Smith, 2000), ou dans les modèles walrassiens de l’équilibre général comme le résultat des rencontres entre des courbes d’offre et de demande dans le cadre d’un marché globalisé et parfait. Ces modèles n’apportent cependant aucune information sur les mécanismes concrets qui permettent l’ajustement marchand et sur les processus qui conduisent à la détermination des prix. Les développements et les critiques apportés à ces approches ont conduit les économistes à rendre compte dans leurs modèles des imperfections du marché, soit pour chercher à les corriger, soit pour les reconnaître comme formes centrales de l’organisation des marchés. Dans le premier cas, ces imperfections sont généralement liées à des asymétries d’information entre acheteur et vendeur sur la qualité des biens échangés (Akerlof, 1970) qu’il s’agit de lever pour révéler les coûts de production de chaque niveau de qualité autour duquel les prix tendent à se fixer (Lancaster, 1966). Dans le second cas, les imperfections sont davantage liées à des situations de « pouvoir de marché » caractérisées par un nombre limité de vendeurs qui ont le pouvoir d’imposer leurs prix2, en isolant leurs produits de ceux de la concurrence et en individualisant la relation qu’ils entretiennent avec leurs clients (Chamberlin, 1953). Ces modèles ont en commun de sacrifier l’observation des processus concrets à l’œuvre dans la détermination des prix sur l’autel de constructions postulées en amont des modélisations. La nouvelle sociologie économique défend au contraire l’idée que c’est une approche concrète des marchés (et non pas d’un marché à forme unique et déterminée a priori) qui peut rendre compte de leur « construction sociale ». La formation des prix est alors considérée 1

Je tiens à remercier Franck Cochoy et Michel Callon pour leurs lectures attentives d’une première version « chapitre de thèse » (Barrey, 2004) de cet article : certaines des remarques formulées alors ont contribué à enrichir cette nouvelle version. Celle-ci doit aussi aux échanges informels avec Catherine Granclément et Fabian Muniesa sur les « prix » ; qu’ils en soient vivement remerciés. Les propos tenus ici n’engagent bien entendu que leur auteur. 2 La situation extrême étant celle du monopole où un seul producteur est présent pour un bien ou un service donné, l’acheteur n’ayant d’autre solution que de passer par ce fournisseur.

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comme un objet de recherche à part entière dont la sociologie doit s’emparer pour procéder à l’identification des rapports sociaux dans lesquels tout phénomène économique est « encastré » (Granovetter et Swedberg, 1992), et pour « expliquer les faits socio-économiques mieux que ne le fait la théorie économique » (Steiner, 1999). C’est pourtant sur la base des travaux économiques sur la qualité des biens que les sociologues ont développé leurs analyses. Dans leur critique des hypothèses fondant les modèles économiques, ces approches tendent à écarter le prix comme opérateur de l’échange pour laisser toute sa place à la qualité (Musselin et Paradeise, 2002). Quelques travaux abordent cependant de front ce problème de la fixation des prix, sur des marchés où ces derniers interviennent pourtant de façon marginale dans l’ajustement marchand. C’est le cas de l’étude menée par Lucien Karpik sur le marché des avocats (Karpik, 1989 ; Karpik, 1995) et des travaux de Christine Musselin sur les marchés du travail universitaires (Musselin, 1996 ; Musselin, 2003)3. L. Karpik explique la fixation des honoraires des avocats par leur insertion dans un système généralisé de prix construit sur la base des interactions sociales entre les membres de la profession (ou des « réseaux–producteurs »). Ces honoraires obéissent aussi à des règles informelles empreintes de moralité et de justice qui encouragent les avocats à fixer leurs tarifs dans une fourchette de prix « raisonnable ». Sur les marchés du travail universitaires, les prix sont aussi circonscrits par des règles professionnelles, des barèmes et des usages. C. Musselin montre qu’ils sont aussi indexés sur la « rareté » du candidat, évaluée sur la base de ses activités passées, de sa réputation, et sur l’anticipation de sa force de travail à venir. L’intérêt de cette analyse réside dans la rupture que l’auteur propose avec une conception dualiste des marchés selon laquelle il y aurait d’un côté des « marches–jugement » où les prix résulteraient de processus et de variables « sociales » (relations personnelles ; règles professionnelles ; statut et réputation de l’offreur ; etc.) et de l’autre des « marches–prix » où les prix seraient circonscrits par un ensemble de variables « économiques » (rareté du produit, taille de l’entreprise, chiffre d’affaires, coûts de production, etc.). Cet effort de prise en compte des variables économiques dans les processus de détermination des prix est poursuivi par Yuna Chiffoleau et Catherine Laporte lorsqu’elles étudient la formation des prix sur les marchés des vins de Bourgogne (Chiffoleau et Laporte, 2004) : cherchant à comprendre comment les producteurs de vins font pour établir leur tarif, elles appréhendent ce processus comme le résultat d’une décision de l’offreur influencée par son encastrement dans un ensemble de relations sociales. L’étude montre aussi que la nature de cet encastrement relationnel diffère d’un offreur à l’autre selon les « variables économiques » — système commercial et portefeuille d’appellations — qui caractérisent leur activité. Tous ces travaux montrent la diversité des formes d’organisation des marchés et la pluralité des processus à l’œuvre dans la formation des prix. Toutefois, ils laissent de côté une opération primordiale de ce processus : le calcul. Si la réputation d’un vendeur, les usages locaux de sa profession ou encore la spécificité de son système commercial sont des variables qui inter3 Sur ces marchés, la rencontre entre l’offre et la demande s’opère d’abord autour de critères tels que la réputation et les usages propres à chaque profession, ce qui conduit ces auteurs à souligner la primauté du « marché–jugement » sur le « marché-prix » et à caractériser ces marchés comme relevant d’une « économie de la qualité ». Cette primauté du « marché–jugement » n’exclut pourtant pas de l’analyse les processus de formation des prix (Musselin, 1996, p. 200).

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viennent dans la formation des prix, celles-ci ne décrivent pas les procédures concrètes par lesquelles les prix sont effectivement calculés. Cet article propose de poursuivre l’effort engagé par la nouvelle sociologie économique pour comprendre les processus à l’origine de la formation des prix, tout en s’intéressant plus directement aux activités de calcul toujours présentes dans ces processus. Dire ceci ne signifie nullement que la centralité du calcul dans la fixation des prix tiendrait, comme dans les hypothèses de l’économie standard, aux dispositions calculatrices des agents économiques. Il s’agit plutôt de considérer le calcul comme une activité de travail à part entière et de s’interroger sur la nature de ces activités, sur les acteurs, les compétences et les outils engagés dans celles-ci. Dans cette perspective, la notion « d’espace de calcul » — entendue comme un espace concret d’activités pouvant relever autant du calcul numérique que du jugement sur des choses ou des états du monde (Callon et Muniesa, 2003) — nous a semblé pertinente. Nous entendons ici montrer que la notion de calcul, entendue comme un « mouvement matériel » de « détachements » (déplacements d’un nombre fini d’entités dans un espace de calcul unique) et de « réattachements » (mise en relation des entités entre elles pour en extraire un résultat qui pourra être transporté dans un nouvel espace de calcul) (Callon et Muniesa, 2003, pp. 194– 195), appelle elle-même une exploration renouvelée de la détermination des prix. Nous avons été conduite à un tel constat à partir de l’ethnographie des pratiques de tarification exercées dans un grand groupe de distribution alimentaire français (dénommé ici Agora)4. Partant de l’idée que pour saisir la variabilité des prix, il fallait aussi s’intéresser aux pratiques des distributeurs susceptibles de les faire varier, nous en sommes venue à explorer toute la sophistication du calcul des prix des produits de grande consommation, dans une configuration où ces prix ne résultent pas directement du rapport offre-demande (2.). Avant d’analyser le travail de tarification des distributeurs, la première partie de cet article s’attache à décrire la participation du droit dans la définition de l’espace de calcul des prix de vente aux consommateurs. Elle montre que le choix d’une procédure de calcul est susceptible de redéfinir les rapports de force entre les professionnels du marché (1.). 1. Définir l’espace juridique de calcul des prix : l’enjeu de la transparence Si l’État français a longtemps été favorable au développement du secteur de la grande distribution dans lequel les élus voyaient un outil efficace de lutte contre l’inflation, on ne compte plus les tentatives des pouvoirs publics pour réguler la montée en puissance du secteur. En France, dans un contexte où les petites et moyennes entreprises voient leur rapport de force se dégrader avec l’ensemble de leurs partenaires depuis le début des années 1970, les mesures des pouvoirs publics ont d’abord consisté à limiter le développement du parc commercial de la grande distribution5. La mise en œuvre de ces lois a rendu plus rare, et donc plus difficile 4 Le matériel empirique fut recueilli entre 2001 et 2004 en suivant, dans leur travail quotidien, les professionnels participant de près ou de loin au travail de tarification (négociateurs, personnel des services tarification nationaux et régionaux, chefs de rayon et directeurs de magasins). Il comprend essentiellement des notes de terrain et des conversations informelles recueillies par écrit, ainsi que les retranscriptions des entretiens semi-directifs menés auprès des différents niveaux de l’encadrement. Ce matériau a été complété par une série de documents juridiques relatifs à la régulation des relations commerciales qui encadraient alors le travail de tarification des fabricants et des distributeurs. 5 La loi « Raffarin », adoptée en 1996 et visant la rénovation de la loi « Royer » votée en 1973, avait pour objectif de donner la possibilité aux artisans et aux commerçants de France de s’installer et de se développer dans un environnement concurrentiel « loyal et équilibré ».

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d’accès, la place des produits dans les linéaires. Paradoxalement, les mesures qui visaient à redonner une marge de manœuvre aux PME ont au contraire accru le pouvoir de négociation des distributeurs sur leurs fournisseurs (Moati, 2001). C’est pour rééquilibrer les relations commerciales que fut votée le 1er juillet 1996 la loi n° 96-588, dite loi « Galland » afin de redonner aux industriels la maîtrise de leurs prix de vente qui faisaient l’objet de baisses massives dans les grandes et moyennes surfaces (GMS). En cherchant à améliorer la transparence et la loyauté des transactions commerciales, la loi « Galland » réformait l’ordonnance adoptée en 1986 relative à la liberté des prix (dite « Balladur »). L’analyse de sa mise en œuvre est donc primordiale pour comprendre comment ce dispositif juridique a renouvelé la régulation des négociations commerciales, et plus particulièrement la façon de calculer les marges et les prix de vente au consommateur (PVC). Nous entendons montrer ici de quelle façon le droit participe à la sophistication du calcul des prix (1.1.), et les enjeux que sa mise en œuvre soulève pour les acteurs concernés par ces mesures. Plus précisément, nous montrerons que le choix politique d’une procédure de calcul donne lieu à de nouveaux rapports de force entre les contractants (1.2.). 1.1. La redéfinition du calcul du seuil de revente à perte par la loi « Galland » Les contrats de distribution comprennent d’une part les conditions générales de vente du fournisseur (délais de paiement et modalités de calcul des pénalités en cas de retard de paiement, réductions de prix) et d’autre part le prix d’achat unitaire des marchandises. C’est sur la définition de ces deux espaces de calcul que la loi « Galland » est intervenue en renforçant l’interdiction de revente à perte prohibée depuis 1963 et reproduite dans l’article 32.-I de l’ordonnance de 1986. Cet article désigne l’obligation pour le distributeur de reporter sur ses prix de vente aux consommateurs (PVC) uniquement les tarifs qui transparaissent sur les factures des industriels. En dessous de ce prix, le produit est revendu à perte. Plus précisément, le calcul du seuil de revente à perte, ou « prix de facture net des marchandises » est fondé sur trois éléments : le prix public du fournisseur ; les réductions de prix et les taxes. L’analyse de cet espace de calcul est primordiale pour saisir la participation du droit au travail de tarification des distributeurs. Le premier élément attaché à l’espace de calcul du seuil de revente à perte réfère au « tarif public du fournisseur » : les fournisseurs énoncent un tarif public correspondant au prix d’achat brut hors taxe du produit, conformément au principe de transparence qui préside aux relations entre fournisseurs et acheteurs : « À partir du moment où il y a une certaine transparence, où rien n’est biaisé, le tarif doit être le même pour nos enseignes que pour nos concurrents. » Christelle, négociatrice. Si cette transparence assure aux acheteurs qu’ils ne font pas l’objet d’un traitement discriminatoire injustifié, elle leur interdit aussi toute pratique de négociation sur les tarifs des fournisseurs : « La première chose c’est que l’industriel est maître de ses tarifs. On n’a pas à intervenir dans le tarif que donne l’industriel. Quand il monte ses tarifs ou au contraire qu’il fait une baisse, nous on peut être d’accord ou pas d’accord, d’ailleurs on discute, mais c’est lui qui réellement est le maître du tarif. » Jean-Marc, négociateur.

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Le second élément pris en compte dans le calcul du seuil de revente à perte réfère aux « réductions de prix ». Tandis que l’article 10.-I de l’ordonnance de 1986 définissait celles-ci par tous les « rabais, remises ou ristournes dont le principe est acquis et le montant chiffrable lors de la vente ou de la prestation de services, quelle que soit leur date de règlement », la loi « Galland » circonscrit la définition de ces remises à « toute réduction de prix acquise à la date de la vente ou de la prestation de services, à l’exclusion des escomptes non prévus sur la facture ». Cette redéfinition des « réductions de prix » impacte directement le calcul du prix d’achat net des marchandises : en opérant une distinction entre d’un côté les remises acquises à la date de la vente ou de la prestation de service (devant apparaître sur la facture pour sa prise en compte dans le calcul du seuil de revente à perte), et de l’autre celles qui sont accordées après cette date (et exclues du calcul), la loi faisait désormais correspondre le prix d’achat net hors taxe aux « remises inconditionnelles » acquises à la date de vente soustraites au « prix public du fournisseur ». Or, pour que le service rendu par le distributeur au fournisseur puisse apparaître sur facture à la date de la vente, encore fallait-il qu’il soit clairement défini, chiffrable et donc mesurable à cette date. C’est pourquoi les nombreux rabais pouvant être consentis au distributeur, mais présentant un caractère conditionnel (tels que la facturation au fournisseur de « droits d’entrée » sur les linéaires ou sur les catalogues promotionnels ; le paiement d’une mise en tête de gondole ; la participation à la rénovation d’un magasin ; la contribution à certaines animations commerciales ; etc.), ne pouvaient être pris en compte dans la détermination du seuil de revente à perte. Tous ces services « sur mesure » excluaient la notion de calculabilité des prix et en dernier ressort de publicité des prix (le service valant l’idée que les deux partenaires s’en faisaient). De fait, ces remises conditionnelles venaient s’ajouter aux marges différées des revendeurs. Seules les remises accordées « sans condition » sur les quantités commandées, le plus souvent calculées en fonction de l’étendue du réseau du distributeur concerné (Allain et Chambolle, 2003, p. 87), pouvaient alors rentrer dans l’espace de calcul du seuil de revente à perte. Enfin, différentes taxes (dont la TVA) viennent clôturer le calcul du seuil de revente à perte que l’on peut résumer par la formule : Seuil de revente à perte = (tarif public du fournisseur – remises inconditionnelles) + taxes = prix de vente au consommateur minimum. 1.2. Comment la loi « Galland » redéfinit-elle les rapports de force entre distributeurs et fournisseurs ? Tandis que la sociologie économique, dans sa critique de l’économie formelle, s’évertue à montrer que le calcul n’intervient qu’à la marge des comportements économiques « réels » (Callon et Latour, 1997), nous voudrions souligner la centralité des procédures de calcul dans les controverses sur la régulation juridique des relations commerciales : les choix politiques d’inscrire certains éléments plutôt que d’autres dans l’espace de calcul du seuil de revente à perte (et de lier ces éléments entre eux selon certaines modalités) participent à la constitution de rapports de force inédits entre les acteurs économiques concernés. Du côté des fournisseurs, la loi « Galland » a provoqué l’harmonisation de leurs conditions tarifaires et le renforcement du principe de transparence : les conditions générales de vente étant publiques, tout avantage consenti à un distributeur pouvant être exigé et obtenu par tous les autres. La prohibition de la revente à perte fut très bien accueillie par les industriels, rien

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n’étant plus préjudiciable pour eux que de voir leurs marques bradées ou utilisées comme prix d’appel par les détaillants. Toutefois, la négociation commerciale n’étant à ce stade pas encore achevée, la définition du seuil de revente à perte ne garantit pas la rentabilité finale de la transaction du fournisseur. En effet, si les réductions de prix attachées aux conditions générales de vente conclues à la date de la vente des produits ou du service transparaissent sur la facture et viennent donc impacter directement le prix de vente au consommateur, elles ne préjugent en rien des négociations sur les « coopérations commerciales » (remises conditionnelles correspondant aux « marges arrières »). Du côté des distributeurs, si la loi maintient le principe déjà ancien de leur liberté de fixer les prix de vente aux consommateurs, elle a aussi pour effet de limiter la concurrence par les prix entre distributeurs en interdisant de répercuter les « marges arrières » sur le calcul du prix de vente. Comme sur les marchés oligopolistiques où les prix sont administrés par les entreprises, les acteurs du marché assistaient ici à une certaine « rigidité des prix ». Mais celle-ci était moins liée à l’éventualité qu’un des concurrents se lance dans une guerre des prix pouvant conduire à la perte de tous, qu’à la loi « Galland » qui provoquait une harmonisation des prix. C’est donc sur le marché très opaque des services que pouvait désormais s’exercer la différenciation, voire la discrimination, entre les enseignes concurrentes : depuis l’ordonnance de 1986, les budgets de « coopérations commerciales » ou « marges arrières » n’ont cessé d’augmenter, sans que la loi « Galland » ne vienne réellement les affecter. En limitant la concurrence entre enseignes par les prix, la loi a engendré un effet ambigu sur les rapports de force entre distributeurs et fabricants. Elle a donné un moyen détourné aux fabricants d’intervenir dans la détermination des prix de vente au consommateur en facturant aux distributeurs le prix minimum auquel ils souhaitaient que leurs produits soient revendus. Quant aux distributeurs, ils ont cherché à contourner cette mesure en déplaçant le champ de la négociation vers les coulisses du marché, via les « marges arrières ». Plus encore, la loi « Galland » a eu un effet inflationniste à court terme : pendant les deux premiers mois qui ont suivi la date de son application, les prix des produits de consommation courante ont augmenté de plus de 4 % dans les grandes et moyennes surfaces. L’entrée en vigueur de la « loi Galland » n’a donc pas eu les effets escomptés ; elle a au contraire créé de nouveaux rapports de force entre distributeurs et fournisseurs6. Depuis quatre ans, et au nom du pouvoir d’achat des consommateurs, la loi « Galland » est en cours de révision7. Au cours de notre enquête, le travail de tarification des distributeurs était 6

La hausse des prix a essentiellement touché les produits de marques nationales, auparavant vendus comme produits d’appel, alors que de nombreux produits vendus sous marque de distributeur ont vu au contraire leur prix diminuer (Allain et Chambolle, 2003). Aussi la loi a-t-elle modifié les rapports de prix entre marques nationales et marques de distributeur, à l’avantage de ces dernières qui ont vu leur part de marché augmenter (Allain et Chambolle, 2003). 7 La loi n° 2001-420 sur les « nouvelles régulations économiques » visait à moraliser les dispositions de la loi « Galland », en engageant la responsabilité civile des contractants. Cette mesure, suivie par la mise en place d’une « table ronde » des professionnels du marché sous le gouvernement Jospin, visait moins à réformer la loi « Galland » qu’à obtenir dans un premier temps un « accord global de comportement ». Le projet « Sarkozy » débattu en 2005, visait quant à lui sa réforme. Celui-ci s’appuie à la fois sur la circulaire « Dutreil » adoptée le 25 mai 2003 et sur un rapport du ministère des PME sur les relations industries commerce (Canivet, 2004). La révision de la loi consiste à ramener le seuil de revente à perte au niveau du prix dit « trois fois net » (net de ristournes, net de rabais et net de marge arrière). Pour le dire autrement, la réforme de la loi « Galland » (jugée nuisible à la concurrence) vise à faire entrer les remises conditionnelles dans les conditions générales de vente du fournisseur. Cette réforme suscite de nombreuses agitations du côté des PME et des agriculteurs qui voient en elle un retour à « la loi du plus fort » et un risque de légalisation des marges arrières.

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encadré par les dispositions de la loi « Galland ». Comment les professionnels impliqués dans la tarification des produits distribués dans les enseignes du groupe Agora (négociateurs, responsables de la tarification nationaux et régionaux, responsables de rayon…) calculent-ils les prix de vente aux consommateurs (PVC), dans la limite des mesures juridiques énoncées cidessus ? 2. La détermination des prix de vente aux consommateurs (PVC) : le travail de tarification Contrairement aux marchés boursiers, aux enchères ou encore aux marchés de matières premières sur lesquels la formation des prix résulte directement de multiples configurations de rencontre entre les offres et les demandes8, les prix des produits commercialisés par la grande distribution sont déjà en partie administrés par les fabricants, notamment par le biais du seuil de revente à perte. Une fois que les négociateurs sont parvenus à obtenir un certain nombre de remises inconditionnelles, le seuil de revente à perte constitue la base sur laquelle les professionnels établissent le PVC. Selon les professionnels du secteur, le prix est un élément important de la qualification des produits de grande consommation pour les clients. Aussi ces derniers ne recherchent pas un prix en soi, mais quelle qu’en soit la valeur absolue, un « prix de marché » qui soit concurrentiel sur le marché de la grande distribution et jugé acceptable par les consommateurs. On peut toutefois se demander qu’est-ce que les professionnels de la tarification entendent par « prix de marché », dans une configuration où les prix ne résultent pas directement des rencontres entre les offres et les demandes. Comment sont calculés ces prix et quels sont les outils et les compétences mobilisés dans ce travail ? 2.1. À la recherche du « prix de marché » La « découverte des prix » a finalement peu de choses à voir avec le résultat de l’agrégation des offres et des demandes quand on s’intéresse aux pratiques des professionnels de la tarification9. Le « prix de marché » recherché a plutôt trait au « prix de l’enseigne », qui correspond à un niveau de prix à la fois acceptable pour le consommateur et capable d’assurer la rentabilité des enseignes du groupe Agora. Il constitue la première variable prise en compte dans le calcul du PVC. L’analyse de ses modalités de calcul montrera ici toute l’importance du travail produit par des acteurs extérieurs au marché (les sociétés panélistes) sur lequel les professionnels de la tarification s’appuient continuellement pour établir leurs prix (2.1.1.). Elle révèle aussi les contextes d’action propre à chaque enseigne qui génèrent des contraintes à la fois matérielles et concurrentielles particulières pour le calcul des PVC (2.1.2.). 2.1.1. La détermination du « prix de l’enseigne » Le groupe Agora gère plusieurs enseignes (hypermarché, supermarchés et supérettes de proximité) dont chacune possède son propre service de tarification. Ces services sont placés sous la hiérarchie fonctionnelle des directions d’enseigne chargées de concevoir et de faire 8 Certaines de ces configurations (marchés au cadran, enchères aveugles) vont quasiment jusqu’à reproduire les hypothèses du modèle walrassien (Garcia, 1986 ; Muniesa, 2000). 9 Même si, nous le verrons plus bas, la « fonction de la demande » n’est pas ignorée par ces « faiseurs de prix ».

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évoluer les concepts de magasins, de telle sorte que chaque enseigne parvienne à se différencier de ses concurrentes : « Chez nous en proximité, il y a trois directeurs d’enseigne ; et leur mission à eux, c’est de définir la stratégie de leur enseigne. […] Et c’est eux qui donnent l’impulsion. C’est-àdire qu’ils nous donnent à nous une sorte de cahier des charges, plus ou moins formalisé, en nous disant : « bon ben voilà, le magasin il doit faire 80 m2 » ; CityShop ils nous disaient jusqu’à il y a quelques années : « il doit faire 450 m2 ». Et puis ils se sont aperçus que sur cette surface-là, on commençait à être juste pour avoir une offre qui corresponde aux attentes des consommateurs, et pour sortir la rentabilité des magasins. » Valérie, directrice marketing offre proximité. La rentabilité des magasins est donc étroitement liée à leur surface de vente. La différence entre les prix fixés dans les petites surfaces et les hypermarchés tient fortement à la possibilité pour les très grandes surfaces de réaliser des économies d’échelle au niveau des achats et des frais de distribution. Au niveau des achats d’abord, les besoins en volume de marchandises ne sont pas identiques dans les hypermarchés, les supermarchés, et les supérettes. Or plus les quantités commandées sont importantes, plus les prix d’achat aux fournisseurs sont négociables. Au niveau des frais de distribution ensuite, ceux des hypermarchés sont moins importants que ceux des plus petites surfaces. La rotation des stocks, plus volumineuse et plus rapide dans les hypermarchés, génère des chiffres d’affaires plus importants. En outre, certains frais sont spécifiques aux petites surfaces, comme nous l’explique la directrice marketing offre des enseignes de proximité Agora : « La direction de ProxiPlus a récemment lancé un nouveau concept pour ces supérettes de moins de 180 m2. Ils ont pris la cave à vin qui existait dans le concept CityShop 2000, avec le même mobilier, l’espace beauté aussi. Pour le frais, les franchisés ont dû acheter des meubles plus bas, de façon à ce que les clients voient le fond du magasin ; ça donne l’impression d’espace dans ces petits magasins. Tout ça a engendré une grosse hausse du chiffre d’affaires, mais l’investissement a été très lourd en mobilier, beaucoup plus que chez CityShop. Et puis par rapport aux supermarchés Outsiders, dont la politique se dirige de plus en plus vers le tout libre service, en proximité on essaye de maintenir les rayons traditionnels. Or un boucher c’est très cher. Tout ça fait que les prix dans les ProxiPlus et les PleinTemps sont 6 % plus cher que la moyenne nationale. Mais ça répond à une attente de praticité : le commerce au coin de la rue, une grosse palette de services (distributeur automatique, photocopies, photomatons,…). » Valérie, directrice marketing offre proximité. Ainsi, la détermination des prix de vente au consommateur est fondée en partie sur les coûts d’investissement des enseignes, dépendant à la fois de la taille des magasins et du volume des produits commandés. Mais cet « encastrement » du calcul des PVC dans les « logiques économiques » (Chiffoleau et Laporte, 2004) des distributeurs ne nous dit encore rien sur la façon dont est calculé le niveau de prix des enseignes. Celui-ci est élaboré sur la base des données relevées par la société panéliste Nielsen qui effectue des relevés de prix sur 2500 points de vente, toutes enseignes françaises confondues. Pour chacun des produits (ou familles de produits selon la commande adressée), la société panéliste établit un prix moyen appelé « prix de base nationale ». Ce prix moyen est ensuite

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ramené à l’indice 100 qui constitue la base à partir de laquelle les directions d’enseignes définissent leur « indice de cherté », c’est-à-dire le niveau de prix des produits qu’elles souhaitent atteindre pour être rentable, sans pour autant être trop élevé par rapport à la concurrence, comme nous l’explique ce responsable du service régional de la tarification : « Ces gens-là, ce sont eux qui relèvent les prix pour constituer ce qu’on appelle l’Opus. L’Opus, c’est donc un listing avec par exemple Leclerc®, tel produit tel prix ; Carrefour®, tel produit tel prix, et ce pour les mêmes produits. Donc on peut comparer toutes les enseignes. Et donc il y a ce qu’on appelle la base 100, qui est le prix moyen du marché, et puis après, par exemple un magasin comme Monoprix® en épicerie est à 103. Le petit Casino® est à 106. Carrefour® est à 97 […]. Tout le travail pour nous, c’est d’atteindre ces objectifs pour être dans le marché. » L’Opus vient en quelque sorte rassembler les prix dispersés dans l’espace concurrentiel à un instant t sur un même support graphique à partir duquel les enseignes établissent leur politique de prix. L’exercice révèle deux objectifs : être en phase avec la concurrence tout en assurant la rentabilité de l’entreprise. Les processus de détermination du niveau de prix des enseignes sont insaisissables par une approche walrassienne : selon celle-ci, les prix sont déterminés en référence à un marché globalisé qui regroupe des produits comparables. Aussi se comprennent-ils davantage par les hypothèses du modèle de la concurrence monopolistique (Chamberlin, 1953) qui explique quant à lui la détermination des prix par la contrainte qu’exerce sur l’entreprise la substituabilité des produits. Toutefois ces hypothèses visant à modéliser les marchés ne s’imposent pas aussi facilement à l’analyse des pratiques de tarification : le niveau de prix des enseignes résulte moins des processus d’individualisation des produits que de la construction d’un attachement singulier entre l’acheteur et l’enseigne. Pour le dire autrement, les distributeurs redoutent moins la substituabilité entre des produits que celle qui pourrait s’exercer entre les enseignes. La politique tarifaire des enseignes constitue donc le cadre dans lequel les professionnels de la tarification déterminent les prix de vente aux consommateurs. Elle constitue un nouvel « espace de calcul » après les contrats de distribution analysés plus haut. Cet espace offre aux professionnels de la tarification une nouvelle marge de manœuvre « discrétionnaire » (Maggi, 1996) : ils détermineront librement les prix de vente aux consommateurs dans le cadre de la politique tarifaire définie en amont par l’enseigne. Mais pour comprendre comment sont calculés ces prix, encore faut-il savoir qui calcule quoi, dans quel contexte d’action, et avec quels outils. 2.1.2. Des processus de détermination des PVC différenciés selon les contraintes des enseignes Dans le groupe étudié, la prise en charge de cette opération est attribuée soit aux responsables de la tarification nationaux lorsqu’il s’agit de calculer les PVC des produits vendus en hypermarché, soit aux responsables régionaux pour les supermarchés et les supérettes du groupe. La raison de la centralisation ou de la décentralisation du travail de tarification tient au nombre de points de vente gérés par les enseignes, comme nous l’explique le responsable tarification des hypermarchés : « L’avantage chez nous c’est qu’on ne gère que 250 points de vente. On est assez outillé pour faire une analyse des prix point de vente par point de vente en analysant la concurrence de chaque magasin. Ce qui n’est pas le cas par exemple de la proximité qui gère

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près de 700 CityShop ; 800 ProxiPlus et 200 et quelques PleinTemps. Eux ils sont obligés de travailler leurs tarifs sur la région entière. » Les professionnels de la tarification des hypermarchés sont « outillés » là encore par l’Opus de la société Nielsen qui effectue sur leur commande des relevés de prix. L’analyse de ces relevés montre qu’ils sont établis au cours d’une même période (par exemple la « semaine 36 ») et concernent des produits appartenant à une même famille (par exemple « l’épicerie salée »). Les prix sont traduits sous la forme d’indices qui réfèrent à la moyenne des prix du rayon pour chaque magasin. L’Opus fait ainsi transparaître la concurrence qui s’exerce entre cinq magasins implantés sur un même site géographique. Il ne s’agit plus ici pour les « services tarification » de déterminer un niveau de prix national, mais plutôt de prêter attention aux marchés locaux. C’est sur la base de ce relevé que les professionnels de la tarification déterminent les prix de vente, en suivant deux objectifs : d’une part ils veillent à ce que le niveau de prix de leurs points de vente reste concurrentiel sur la zone géographique concernée ; d’autre part ils s’assurent que les prix ainsi positionnés génèreront suffisamment de marge pour garantir une rentabilité à l’enseigne. Ce processus de tarification centralisé est impossible à réaliser par les enseignes gérant des supermarchés ou des supérettes, en raison du grand nombre d’études qu’elles auraient à commander et à analyser. Pour ces dernières, la tarification est laissée entre les mains des six équipes de tarification régionale en fonction de la demande « locale ». Celle-ci est moins sondée directement qu’à distance, par le biais des sorties d’entrepôts régionaux : un produit qui « sort » bien dans une région peut voir son prix augmenter afin de générer de la marge ; à l’inverse, s’il se vend moins bien dans une autre région, les responsables régionaux peuvent décider de baisser son prix afin de générer du chiffre d’affaires, quitte à perdre de la marge. Les prix ainsi fixés en région, contrairement à la tarification des produits vendus en hypermarché, restent des moyennes qui ne reflètent en rien la concurrence qui peut s’exercer sur un site géographique plus circonscrit. Compte tenu de la contrainte du grand nombre de magasins, l’objectif n’est pas de répondre à toutes les configurations locales, mais plutôt d’obtenir un positionnement prix qui fasse sens pour la demande régionale10, tout en assurant une rentabilité à l’enseigne. Ainsi, les processus de détermination des PVC diffèrent selon le nombre de magasins que les enseignes ont à gérer. Mais la différence ne tient pas qu’à cette caractéristique. Les supermarchés et les supérettes du groupe sont pour la plupart des entreprises franchisées. Les personnes qui les gèrent ne sont pas salariées du groupe mais sont patrons de leur propre affaire. Dans ce cadre, le travail des responsables des tarifs ne consiste pas seulement à assurer la rentabilité du groupe ; ils doivent aussi déterminer les PVC de façon à assurer une « marge avant » à ces gérants d’entreprise : « Alors évidemment si on avait que le résultat Opus à faire sortir ce serait un peu facile, mais derrière on a un objectif principal qui est de faire vivre nos franchisés. […] Ça c’est une contrainte par rapport aux hypers Agora ou d’autres groupes qui sont eux complètement 10

La mesure de la demande régionale est fondée sur un syllogisme implacable : les consommateurs achètent des produits, les produits disparaissent des entrepôts, la disparition des produits des entrepôts renseigne sur le comportement des consommateurs. Si ces hypothèses gestionnaires appauvrissent considérablement la figure du consommateur et peuvent être soumises à la critique des sociologues soucieux de rendre compte du comportement « réel » de ce dernier, elles sont pourtant fortement agissantes sur les marchés. C’est bien sur les sorties d’entrepôts régionaux que se fonde la détermination des prix qui seront « réellement » proposés aux consommateurs.

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intégrés. Eux à la limite ils n’ont que des gens qui attendent leur salaire à la fin du mois ! » David, responsable du service tarification. Résumons-nous : la détermination des prix de vente aux consommateurs est un processus séquentiel qui débute par la définition de la politique tarifaire des enseignes. Ensuite, les professionnels de la tarification entrent en scène pour déterminer le PVC de chaque produit référencé par les négociateurs et les marketers des enseignes. Ce travail est fortement cadré par le prix d’achat obtenu auprès des fournisseurs et par la politique tarifaire. Les prix ainsi fixés en phase avec la demande régionale et la concurrence locale sont ensuite transmis sous forme de listing électronique aux différents points de vente. La subtilité des stratégies d’enseigne et l’étroitesse du champ de manœuvre des services de tarification peuvent renvoyer l’image d’une tarification contrainte à l’extrême. Cette image est renforcée dans le cas des responsables des magasins intégrés du groupe qui ne portent que peu d’intérêt aux prix ainsi déterminés (« eux à la limite ils n’ont que des gens qui attendent leur salaire à la fin du mois »). Il ne faut pourtant pas négliger l’importance que les franchisés du groupe peuvent leur porter : les tarifs fixés par les centrales régionales viennent affecter directement la rentabilité de leurs points de vente. 2.2. De la rentabilité de l’enseigne à celle des points de vente Dans cette section, nous nous demanderons comment les tarifs préconisés par les services tarification des enseignes sont réellement traduits au sein des points de vente : sont-ils appliqués tels quels par les personnes qui gèrent les produits au quotidien au sein des points de vente ? Sont-ils au contraire redéfinis pour générer des marges plus confortables ? (2.2.1.) Par ailleurs, les PVC établis par les services tarification nationaux ou régionaux ne portent que sur les produits référencés par la centrale. Qu’en est-il des produits achetés directement auprès des fournisseurs par les responsables de rayon ? Le processus de détermination des prix de vente sur ces produits est-il semblable à celui mis en place par les services tarification des enseignes ? (2.2.2.) 2.2.1. La tarification des produits commandés directement à la centrale Les prix déterminés par les services tarification régionaux sont transmis par voie informatique aux magasins. Les informations concernant chaque produit (prix d’achat, format, référence du fournisseur, code interne, code barre, etc.) sont d’abord renseignées à la centrale nationale dans une base de données. Elles sont ensuite transmises aux centrales régionales qui affectent les PVC et les promotions éventuelles en vérifiant que les prix ainsi attribués respectent bien les seuils de revente à perte. Ces données alimentent enfin une dernière base de données qui renseigne les responsables de magasin (ou les chefs de rayon selon l’organisation interne) des « listing de prix » établis. Sur ces derniers sont inscrits la référence exacte du produit, la quantité de cartons par palette, le nombre minimum de commande possible, le prix d’achat unitaire du produit et le PVC préconisé. L’indication du prix de vente et du prix d’achat rend transparente la marge que les responsables de la tarification octroient aux franchisés. Cette marge diffère d’un produit à l’autre11 et tient tout autant à « l’élasticité de la demande » qu’à « l’élasticité du linéaire ». En effet, la 11 De 8,8 % à 25,4 % sur le listing des prix de mai 2005 transféré à un magasin de proximité de la région Grand Sud.

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constitution stratégique d’un assortiment est aussi un moyen pour les distributeurs de maximiser les ventes et les marges brutes, en jouant sur « l’élasticité du linéaire ». En quoi consiste cette élasticité ? Les produits de « grande marque » constituent tout autant des repères d’assortiment12 que des repères de prix pour les clients (Fady et Seret, 2000 ; Moati, 2001). Comme ces produits sont détenus par la plupart des enseignes de distribution, la marge prélevée sur ces produits est d’autant plus faible que le taux de détention du produit par la concurrence est élevé. À l’inverse, les produits à marque de distributeur ne sont détenus que par les magasins dont ils portent parfois le nom ; les professionnels des tarifs peuvent alors leur appliquer une marge plus élevée, surtout lorsqu’ils cherchent à véhiculer une image de qualité par le biais de ces produits (Codron et al., 2005). Ils mettent alors en pratique les préceptes de l’économie du signal (Spence, 1973) en évitant de « brader » ces produits. Ce jeu autour de « l’élasticité du linéaire » (articles vendus quasiment à prix coûtant et articles compensateurs de marge) est décrit par les responsables nationaux et régionaux comme un métier à part entière difficilement maîtrisable par le personnel des points de vente : « Quand je vais faire de la formation en magasins, aujourd’hui ce que j’aime bien faire, c’est de prendre trois ou quatre produits. Je leur dis : « Voilà, vous achetez le produit 2 €, vous avez un prix de marché à 2,5 €, vous devez fixer un prix de vente et en sortir une marge ; qu’est-ce que vous feriez comme tarification ? » Alors ils font leurs calculs, et bien souvent, ça va être que sur quatre produits. Et puis je vais leur dire : « mais vous savez, vous pouvez sortir le double de marge » […] l’avantage, c’est de montrer aux franchisés qu’aujourd’hui, ce travail il est fait en amont, et que ce n’est pas forcément une bonne chose de le refaire en aval. » David, responsable service tarification. Mais qu’en pensent les franchisés ? L’ensemble des acteurs de la tarification interrogés en magasin s’accordent pour appliquer tels quels les tarifs élaborés en amont, et les premières raisons invoquées tiennent à la confiance accordée aux services tarifications régionaux qui « ont toujours joué le jeu sur le retour des marges avant » (Alex, directeur de supermarché). Le personnel n’hésite pas à déléguer la détermination des prix de leurs produits. Toutefois cette délégation ne repose pas seulement sur la confiance entretenue envers les professionnels de l’entreprise : « Moi ces marges qui nous sont données, je suis obligée de les suivre. Parce qu’après si je change les prix, s’il y a des augmentations de tarif ou des diminutions, l’ordinateur, lui, ne suivra pas. Parce que si tu veux changer ton prix de vente, tu es obligée de changer le Tarep [tarif préconisé]. Imagine que tu veuilles baisser ce prix, et qu’entre-temps le fournisseur monte ses prix, toi tu n’es pas au courant parce que tu as bloqué ton tarif, tu ne t’amuses pas à suivre toutes les modifications de prix, et tu peux te retrouver à le vendre à perte. » Laurence, responsable rayon droguerie. Si le personnel ne modifie pas la tarification faite en amont, il est toutefois parfois amené à l’interroger : « J’ai des hausses de prix qui tombent tous les mois. Des fois on ne comprend vraiment pas. Ce matin j’ai rappelé [le responsable tarif régional], je ne sais pas ce qu’ils font avec 12 Leur présence dans les linéaires est indispensable pour que le choix offert par l’enseigne soit perçu comme suffisamment large par les clients.

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les prix… Il m’a répondu : « Nous on se cale à l’indice de l’enseigne ; vous y êtes bien. » Alors d’accord, mais cet indice, ce n’est pas l’indice de la cherté de la vie ; c’est par rapport aux autres supermarchés. Donc la base 100, elle est peut-être tout simplement plus haute qu’avant. » Christine, responsable rayon textile. L’Opus est ici mobilisé par les responsables de la tarification comme un dispositif de conviction auprès des franchisés pour leur démontrer que la hausse des tarifs est bien répercutée dans toutes les surfaces de ventes. Il donne l’impression que le travail de tarification en magasin est fortement cadré en amont. Il ne faut pourtant pas négliger l’autonomie exercée par les chefs de rayon quand ils achètent leur marchandise directement auprès des fournisseurs. 2.2.2. Tarification des produits achetés directement auprès des fournisseurs Deux arguments sont évoqués pour justifier les achats « directs » plutôt que les commandes de produits auprès de la centrale : l’amélioration de l’assortiment existant et la possibilité de dégager des marges plus importantes sur ces produits : « Si on veut rester concurrentiel, on est obligé d’en passer par des achats directs. Un exemple tout simple : les sirops. Ici on est dans l’Aveyron. Chez Agora, même en France, pour les sirops le leader c’est Teissère®, mais en Aveyron le leader c’est Marius Bonald®. Parce que c’est un monsieur qui est ancré depuis longtemps sur Rodez. Et les Aveyronnais consomment d’abord leurs produits. Teissère® n’est que second. On est obligé de l’avoir ! […] Et c’est tant mieux parce qu’on ne marge quasiment rien sur les sirops Teissère®. » Alex, directeur de supermarché. Les deux raisons sont donc en réalité intimement liées puisqu’un assortiment plus étoffé permet de mieux se positionner face à la concurrence locale et laisse plus de marge de manœuvre pour jouer sur l’élasticité du linéaire. Les prix sont utilisés comme des moyens de générer de la rentabilité. Les objectifs de rentabilité sont fixés chaque année par le responsable du magasin sur la base des chiffres d’affaires et des taux de marge réalisés les années précédentes. Ces objectifs sont répartis sur la totalité des rayons du point de vente. Ainsi, chaque rayon est considéré comme un centre de profit dont le chef de rayon est responsable : il achète ses marchandises via la centrale et auprès des fournisseurs locaux ; il fixe les prix des marchandises dont il a la charge et doit par ce biais atteindre les objectifs de rentabilité fixés par le responsable du magasin. La démarche semble à première vue très simple : les responsables de rayon ne font que fixer un coefficient de marge sur chaque référence achetée. Celui-ci correspond au rapport entre les prix de vente et les prix d’achat unitaires. La détermination des prix de vente par les responsables de rayon relèverait alors d’une logique purement « organisationnelle » : le coefficient de marge est un rapport fixe, donc une façon « organisationnelle » et non « marchande » d’envisager le prix. Pourtant, derrière la simplicité apparente du calcul des prix de vente aux consommateurs, la détermination de ce coefficient de marge reste mystérieuse : « Donc en général sur les vins, je prends mon prix d’achat unitaire, et je le multiplie par mon coeff. de 1,6. Ça me donne mon PVC, et la différence c’est la marge. » Valérie, responsable du rayon liquide. En réalité, plusieurs variables sont prises en compte pour fixer ce coefficient. La première d’entre elles est liée au taux de détention du produit sur la zone de concurrence : plus un pro-

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duit est présent chez la concurrence, plus il est difficile pour les vendeurs d’en augmenter le prix sans risquer que le consommateur aille s’approvisionner chez le concurrent. À l’inverse, un produit vendu exclusivement dans un point de vente peut bénéficier d’un coefficient de marge plus élevé. Un second critère de décision dans la fixation du coefficient de marge repose sur les conditions d’achat obtenues auprès du fournisseur. Il arrive parfois que celui-ci accorde une remise ou des « gratuités » au revendeur (notamment lorsque les quantités commandées sont importantes). Avec une telle remise, le chef de rayon peut préférer conserver le prix de vente habituellement pratiqué et augmenter ainsi sa marge. De la même façon, un lot de bouteilles gratuites pourra être revendu au prix de vente habituel. Mais il n’est pas toujours intéressant pour la rentabilité du rayon de tout miser sur la marge : « Parfois il faut faire attention. Faire de la marge c’est bien mais les prix peuvent paraître trop élevés pour les clients. L’idée ce n’est pas d’avoir de la marchandise qui ne part pas. Parce que c’est bien beau de faire de la marge, mais après tu vas finir par faire de la marge sur 100 € au lieu d’en faire sur 100 000 € ! Ça ne sert à rien. » Alex, directeur de supermarché. La détermination du taux de marge ne relève pas d’un simple rapport organisationnel. Tout coefficient de marge est susceptible d’être réajusté sur la base du suivi très pragmatique des ventes réalisées sur chaque produit. L’autonomie des chefs de rayon dans la tarification des produits achetés directement auprès des fournisseurs n’est pas sans générer de crainte auprès des responsables des services tarification régionaux et nationaux : lorsque les franchisés commandent un nombre important de produits à l’extérieur du réseau affilié à la centrale d’achat, c’est le groupe entier qui perd en rentabilité. C’est pourquoi les enseignes déploient des efforts particuliers pour inciter les chefs de rayon à privilégier les bases de référencement du groupe : « Jusqu’à il y a un an, Agora nous faisait un chèque en fin d’année en fonction du volume de marchandises commandées d’abord, puis en fonction de notre fidélité. Mais la remise sur la fidélité c’était juste la partie bonus. C’est-à-dire que si tu commandais beaucoup, et qu’en plus tu commandais 90 % de ta marchandise chez eux, le magasin encaissait un chèque en conséquence. Maintenant ils ont changé la règle du jeu ! Les deux conditions comptent autant l’une que l’autre. Ils aimeraient surtout qu’on commande à la centrale. Mais nous ce n’est pas notre intérêt : avec leur assortiment on ne fait pas assez de chiffre, on pourrait même perdre de la clientèle si on se contentait de leurs produits. » Alex, directeur de supermarché. Pour autant rien n’oblige les magasins franchisés à commander tous leurs produits auprès de la centrale. D’autant que les fournisseurs qui ne parviennent pas à être référencés sur la base de référencement nationale s’évertuent eux aussi à fidéliser leurs clients : « Certains fournisseurs peuvent te coller des frais d’achat s’ils estiment que tu ne commandes pas assez de volume chez eux. C’est ce qu’on appelle le « franco » : par exemple si tu as le franco fixé à 400 €, si tu commandes pour 399 € de marchandises ils vont te faire payer les frais de transport. Si tu commandes pour 400, t’as le franco donc tu ne payes rien. » Valérie, responsable du rayon liquide.

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Ces cas illustrent les intérêts divergents engagés dans la situation : le groupe Agora souhaiterait que les produits référencés par sa centrale d’achat soient présents en magasin tandis que les franchisés ont intérêt à multiplier les achats directs. De leur côté, les fournisseurs, qu’ils approvisionnent directement les magasins ou la centrale d’achat du groupe, ont plutôt intérêt à vendre les plus gros volumes de marchandises, ce qui n’est pas toujours l’intérêt des magasins de petite ou moyenne surface. La convergence d’intérêts peut se construire localement quand elle répond aux exigences fortes que les partenaires peuvent associer à leur ajustement réciproque par le biais de dispositifs d’intéressement : les chèques de fidélité délivrés par la centrale à la fin de l’année à ses franchisés ; le « franco » octroyé par les fournisseurs aux gérants des magasins qui commandent suffisamment de marchandises ; ou encore des primes d’intéressement sur salaire pour les chefs de rayon sur le chiffre d’affaires et les marges13. 3. Conclusions Comment les professionnels de la grande distribution s’y prennent-ils pour fixer les prix de vente aux consommateurs ? Cet article propose de contribuer à l’appel lancé par les auteurs du dossier-débat « La qualité » (Musselin, et al., 2002) pour étudier les processus de fixation des prix quand ces derniers ne résultent que partiellement de la rencontre entre l’offre et la demande. L’hypothèse que nous avons formulée en introduction est que la notion d’« espace de calcul » est fructueuse pour décrire de manière plus complète les processus de détermination des prix. Le calcul n’est ni une disposition naturelle des agents économiques, ni un comportement qui n’intervient qu’à la marge des comportements marchands : il s’opère dans des espaces concrets d’activités qui relèvent autant du calcul numérique que du jugement. L’observation des pratiques de tarification dans un groupe de distribution montre toute l’expertise nécessaire à la constitution des prix, à la mobilisation d’outils et de procédures de calcul. Pour rendre compte de la formation des prix, il est nécessaire d’expliquer comment sont définis et mobilisés ces outils de calcul. Le cas de la mise en œuvre de la loi « Galland » montre précisément qu’en définissant les éléments qui peuvent entrer dans l’espace de calcul du seuil de revente à perte — mais aussi en désignant ceux qui doivent en être exclus (les remises conditionnelles), le droit définit un espace et une procédure de calcul qui encadrent directement le travail de tarification des distributeurs. L’étude montre aussi que le choix de cette procédure de calcul a donné lieu à des débats (encore d’actualité avec la réforme de la loi) au cours desquels se sont noués des rapports de force inédits entre fabricants et distributeurs. L’espace de calcul des prix de vente aux consommateurs n’est pas un espace unique et homogène. Les prix résultent de multiples espaces de calcul gérés par plusieurs acteurs aux intérêts divergents : la facture du fournisseur, les panels de prix des sociétés panélistes, les linéaires, les listings de prix édités par la centrale d’achat, etc. Plus précisément, pour construire un prix de vente, les professionnels doivent mobiliser tout un réseau de prix issus d’une pluralité d’espaces de calcul. C’est ainsi que le « prix de l’enseigne » est déterminé sur la base de prix existants relevés dans les magasins concurrents. Ce « prix du marché » est luimême intégré dans l’espace de calcul du prix de vente au consommateur. Pour le dire autrement, la fixation des prix dans la grande distribution ne relève pas de la micronégociation 13 Ces primes ne sont toutefois pas automatiques. Au cours de nos observations, les deux dispositifs d’intéressement de ce type rencontrés visaient à redresser la rentabilité de rayons alors en difficulté.

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