Haut potentiel : position subjective et rapport au savoir

Haut potentiel : position subjective et rapport au savoir

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 327–332 Article original Haut potentiel : position subjective et rapport au savoir High ...

169KB Sizes 2 Downloads 334 Views

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 327–332

Article original

Haut potentiel : position subjective et rapport au savoir High potential children: A subjective position regarding knowledge J.-L. Gaspard a , A. Courtinat-Camps b,∗ , J.-P. Crabié c b

a Laboratoire de psychopathologie et clinique psychanalytique, EA 4050, université Rennes II, 5, rue de l’Agoût cidex 1046, 31240 L’Union, France Laboratoire de psychologie du développement et processus de socialisation, EA 1687, équipe « psychologie de l’éducation familiale et scolaire et contextes culturels », université de Toulouse (UTM), 5, allée Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 09, France c 15, rue Claude-Vernet, 31200 Toulouse, France

Résumé Cette recherche, menée auprès de 11 élèves à haut potentiel (EHP), scolarisés à l’école primaire en classe de CE2, s’attache à questionner les processus sociopsychiques mis en œuvre dans la construction du rapport au savoir. En prenant appui sur 11 entretiens semi-directifs menés avec ces élèves, nous avons dégagé une typologie des modalités et prises de position de ces sujets vis-à-vis des apprentissages mais aussi du cadre et de la règle que promeut le lien éducatif. Peut s’en déduire, pour favoriser l’intégration de ces élèves, la nécessité d’un ajustement pédagogique et la promotion de stratégies d’accompagnement psychologiques mieux adaptées à une curiosité pulsatile et une appétence souvent dénigrées car considérées comme « atypiques ». © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Haut potentiel ; Rapport au savoir ; Position subjective ; Processus sociopsychiques

Abstract The present research involved 11 high potential pupils (HPP), at school in a French CE2 (third grade). It aims at questioning the sociopsychic processes that come into play during the children’s relationship with knowledge. Based on 11 semi-directive interviews conducted with these pupils, we found out the relevant typology for the modalities and attitudes these respondents have developed regarding learning, but also concerning the framework and the rules promoted by the educational institution. From the data we collected, and in order to deduce at promoting the integration of these pupils, it can be asserted that it is necessary to work out pedagogical adjustments and to promote psychological strategies of accompaniment that are better-suited to stimulate children’s impulsive curiosity and appetency, which is often looked down upon, as these are considered as “atypical”. © 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Giftedness; Attitude towards learning; Subjective position; Psychic processes

1. Introduction théorique et l’objectif 1.1. Positionnement du débat On parle moins aujourd’hui de surdoué, terme qui fait explicitement référence à la notion de don, que d’enfant intellectuellement précoce (EIP) ou encore d’enfant à haut potentiel



Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (A. Courtinat-Camps).

0222-9617/$ – see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2010.01.005

(EHP)1 . Ce foisonnement terminologique, pour désigner des enfants ou adolescents manifestant la capacité de réaliser, dans certaines activités, des performances que ne parviennent pas à accomplir la majorité de leurs pairs du même âge, témoigne à la fois de l’affirmation historique inédite du discours de la science et de la difficulté à identifier ces sujets. Reste que ces

1 Un score global de QI supérieur ou égal à 130 sur des échelles telles que la Wechsler Intelligence Scale for Children (WISC III de Wechsler, 1996) reste en France, malgré d’importantes critiques, le critère communément admis pour identifier le haut potentiel [1], ce qui concerne environ 2,3 % d’une classe d’âge.

328

J.-L. Gaspard et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 327–332

enfants interrogent le champ social et mettent souvent à mal – quand ils ne sont pas placés dans des structures spécifiques, majoritairement privées – une institution scolaire déployant sa logique et son discours normatif. Pour autant, il est difficile de repérer un EHP au sein de l’école, tant ses compétences sont rarement homogènes mais aussi relatives dans le temps. Le profil « dyssynchronique » de certains de ces EHP [2,3] peut s’inscrire dans un double paradoxe : performant sans outillage et compétent en échec. Bref, autant de difficultés que nous pouvons repérer dans leur rapport à l’école ou plus généralement avec les apprentissages scolaires, certains de ces EHP ne réussissant pas sur le plan scolaire ou présentant des difficultés d’intégration dans le système scolaire classique [4–6].

les activités scolaires, notamment par des aménagements appropriés ». Une recherche récente rend compte de la mise en place d’un dispositif pédagogique expérimental (UPI2 de Jansonde-Sailly3 ) pour qui le choix de ce modèle de prise en charge repose sur « l’hypothèse que la précocité peut être un handicap pour suivre avec succès une scolarité dans des classes banales » [20]. Les auteurs montrent que les difficultés rencontrées par les EHP intégrés dans ce dispositif se manifesteraient majoritairement en dehors de la classe, à travers les relations aux autres. Néanmoins, il convient de rester prudent car ce type de dispositif n’est développé qu’à la marge et ne peut encore être aisément évalué.

1.2. La position fran¸caise à l’égard de la prise en charge du haut potentiel

1.3. Rapport au savoir et haut potentiel

Les relations entre l’école et les EHP ne sont pas sans poser de nombreuses questions traitées différemment selon les pays et les époques. Dans notre pays, les EHP sont généralement identifiés seulement au moment où ils présentent des difficultés significatives dans le déroulement de leur parcours scolaire. Cette attitude typiquement franc¸aise nous démarque indéniablement de l’option prise par les États-Unis [7]. On comprend dès lors pourquoi ce sont si souvent les manifestations négatives du haut potentiel qui sont mises en avant. En effet, dans notre pays, on décrit trop souvent les EHP comme ayant des capacités intellectuelles supérieures à la moyenne mais manifestant, entre autres, des difficultés adaptatives [8–10], des troubles psychologiques [11,12] ou psychopathologiques associés [13–16]. Même si, à notre connaissance, aucune recherche empirique n’a permis de montrer l’existence d’un fonctionnement psychique spécifique chez ces sujets, la réflexion inaugurée par Lebovici [17] a montré tout l’intérêt d’engager des recherches en psychopathologie sur cette question. La question de la scolarité des EHP est souvent assombrie par des débats idéologiques qui rendent difficile la distinction entre les positions défendues dans les publications et la réalité du terrain [6,18]. Aujourd’hui encore, dans notre système éducatif franc¸ais, s’intéresser à ces élèves revient, pour certains parents et enseignants, à favoriser une démarche élitiste et une logique de compétition [19]. La parution du rapport Delaubier [7] semble avoir marqué un tournant sur le plan institutionnel. Les propositions structurelles et institutionnelles faites dans ce rapport concordent avec les dispositions actuelles du système éducatif, il s’agit désormais de les utiliser pour favoriser la prise en compte de la diversité des élèves, le développement des possibilités et l’épanouissement de la personnalité de chacun [7]. La loi d’orientation et de programme sur l’avenir de l’école parue en 2005 (loi no 2005-380 du 23 avril 2005) devrait permettre une meilleure application des dispositions actuelles. Très récemment, une circulaire (no 2007-158 du 17 octobre 2007) est venue compléter cette loi d’orientation et de programme sur l’avenir de l’école, en réaffirmant la nécessité d’« une meilleure prise en charge des EHP ou manifestant des aptitudes particulières et qui montrent aisance et rapidité dans

Le débat sur l’école et la place qu’elle accorde aux EHP comme les différents modes de prises en charge pouvant être le cas échéant proposés à l’extérieur (accompagnement psychologique, rééducation en orthophonie ou psychomotricité notamment) posent la question de la singularité de ces jeunes et comment cette dernière accepte (ou non) cette singularité [21] mais aussi comment les professionnels appréhendent et acceptent (ou non) cette dernière. Nous pensons que celle-ci se manifeste, entre autres, dans les spécificités de leur rapport au savoir [22,23]. Le rapport au savoir, syntagme récent, apparu de fac¸on concomitante dans les champs de la sociologie critique et de la psychanalyse, peut être compris comme une « relation de sens, et donc de valeur, qu’un individu (ou un groupe) entretient avec les processus et produits du savoir » [24]. Les processus renvoient à l’acte d’apprendre et les produits définissent les compétences acquises, les objets culturels, institutionnels et sociaux. Dans ce cas, nous supposons que le rapport entre, d’une part, la relation que les EHP entretiennent avec le savoir et, d’autre part, le rapport au savoir que l’école exige d’eux [25–27] conditionne l’expérience scolaire de ces derniers. Certains auteurs insistent sur la nécessité de proposer à ces élèves des apprentissages qui font sens [28,29]. Toute approche théorique qui conceptualise cette notion de rapport au savoir doit prendre en compte : « un sujet ; en relation avec d’autres sujets ; pris dans une dynamique de désir ; parlant ; agissant ; se construisant dans une histoire articulée à celle d’une famille, d’une société, de l’espèce humaine ellemême et engagé dans un monde où il occupe une position et où il s’inscrit dans des rapports sociaux » [30]. En effet, le rapport au savoir pour chacun pousse à questionner la valeur de ce que l’on apprend. Chez les EHP, l’engagement marqué avec une forte motivation vers un domaine de connaissance particulier, comme par exemple l’archéologie, l’égyptologie, l’espace ou les questions métaphysiques est le signe de cette soif de savoir, de ce 2 La prise en charge des élèves à besoins éducatifs particuliers, comme les élèves handicapés, a donné lieu à la création d’unités pédagogiques d’intégration (UPI) (circulaire 95-124, BO no 21 du 25 mai 1995). 3 Il s’agit d’un dispositif pédagogique expérimental ouvert en septembre 2004, dans le collège Janson-de-Sailly (16e arrondissement de Paris) en faveur de 12 enfants à haut potentiel.

J.-L. Gaspard et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 327–332

désir de savoir. Il est alors naturel de parler de multipotentialité [31] plutôt que de performances brutes, offrant des profils très hétérogènes. Cette hétérogénéité du fonctionnement intellectuel des EHP peut être comparée aux dénivellations de l’artiste ou à la crise adolescente car « développer un mode de pensée formelle avant l’heure correspond à un fonctionnement adolescent destiné à maintenir à distance la relation rendue dangereuse par la proximité de l’adulte » [32]. Cette crainte de l’autre renvoie au paradoxe du rapport au savoir car il ne peut y avoir de rapport au savoir que d’un sujet et le sujet est désir. Or il n’y a pas de désir sans objet de désir et cet objet renvoie toujours à la dimension symbolique ou imaginaire de l’altérité. Le rapport au savoir est donc un rapport à l’Autre4 , aux autres (parents, fratrie, famille, proches, etc.) et au monde. Comment dès lors éprouver du désir lorsque l’écart entre les capacités cognitives et les apprentissages scolaires qui sont en dec¸à du potentiel ne peuvent ni motiver ni mobiliser les compétences ? Qu’en estil du distinguo entre désir d’apprendre et désir de connaissance chez ces jeunes ? Notre recherche se propose de questionner ce rapport au savoir chez les EHP, considérant que ce ne sont pas les savoirs eux-mêmes qui sont (ou non) émancipateurs mais bien la posture avec laquelle le sujet les aborde, la manière dont il se situe par rapport à eux et ce qu’il en fait [33–35], qu’il s’agisse du savoir scolaire, du savoir inconscient ou du « roman familial » [36]. En nous inscrivant dans cette perspective, notre étude préliminaire se propose d’éclairer la position de l’EHP dans son rapport au savoir au sein de l’école. Cette option épistémique n’est pas seulement adoptée du fait de la taille réduite de notre échantillon mais pour privilégier l’étude des « positions subjectives » [37] et plus précisément esquisser, par delà le prisme des traits différentiels, par delà des problématiques psychoaffectives, voire des syndromes psychopathologiques [38], les modalités – à tout coup singulières – d’inscription, d’assentiment, voire d’objection ou de refus de ces jeunes vis-à-vis des modalités de savoir mis en jeu dans le lien éducatif contemporain. Au travers de la posture théorique défendue dans cette recherche, nous espérons, comme dans nos travaux précédents sur le refus de l’école [39], permettre aux professionnels de mieux appréhender les contraintes sociopsychiques que rencontrent ces enfants qui pensent autrement [40] et surtout de concevoir des stratégies d’accompagnement dans le champ de la santé mentale mieux adaptées. 2. Méthodologie 2.1. Population Nous avons réalisé des entretiens semi-directifs, en fin d’année scolaire, auprès de 11 EHP (dix garc¸ons, une fille5 ), 4 Dans notre propos, l’Autre est une référence générique qui renvoie par ses figures (dieu, l’État, la cité, l’école, etc.) à un lieu de détermination, d’introduction à la loi, bref à un ordre symbolique préalable et extérieur au sujet. 5 Cette sous-représentation des filles n’est pas inhérente à notre échantillon mais reflète bien un phénomène plus généralisé. Actuellement, la littérature fait

329

scolarisés en classe de CE2 et ayant été soumis, comme leurs pairs, à l’évaluation nationale d’entrée en cycle 3. 2.2. Procédure Les évaluations nationales6 à l’entrée du cycle 3, en septembre 2006, montrent que le taux de réussite global en franc¸ais est d’environ 71 % pour l’ensemble du territoire. De la même fac¸on, le taux de réussite national en mathématiques est de 70 %. Sur les 5727 élèves du secteur qui nous intéresse7 , nous avons recensé 666 élèves concernés par cette évaluation dont le score global en franc¸ais est curieusement le même que celui en mathématiques (près de 73 %). Nous notons que les taux de réussite sont supérieurs à la moyenne nationale (2,3 points de mieux que la moyenne nationale en franc¸ais et deux points en mathématiques). Il s’agit d’un secteur périurbain où la population, qui relève majoritairement des classes moyennes, est active et bien insérée. Les équipements socioculturels et sportifs de ces différents quartiers sont de qualité. Les écoles sont de taille moyenne, variant de quatre à 12 classes (91–307 élèves). Dans cette circonscription, 666 élèves de CE2, répartis dans 17 écoles, ont été évalués en septembre 2006. Dans le cadre de cette étude préliminaire, n’ont été pris en compte que les 620 élèves ayant passé tous les items de cette évaluation. Au sein de cette population générale, 19 élèves possèdent un an d’avance (3,1 %). Trois cent quarante-huit élèves (56,1 %) ont réussi à plus de 75 % l’ensemble des items. Ce score est à rapprocher de celui des élèves ayant un an d’avance pour qui le résultat est alors de 94,7 % de réussite. Ce sont ces élèves ayant un an d’avance qui dans un premier temps nous ont intéressés (n = 19). Nous observons que sur l’ensemble du territoire, les élèves ayant une année d’avance (raccourcissement du cycle 2) ont un gain d’environ dix points par rapport à la moyenne générale tant en franc¸ais (environ 80 %) qu’en mathématiques (environ 80 %). Certes, nous ne pouvons tous les considérer comme des EHP mais nous pensons que si le nombre d’EHP de ce secteur était relativement proche du niveau national, à savoir 2,3 %, il avoisinerait alors 15 élèves. Ainsi, à l’appui des évaluations nationales, de l’aide du Réseau d’aides spécialisées (Rased) – notamment du psychologue scolaire et des maîtres spécialisés partenaires dans cette recherche – nous avons recensé prioritairement : • les élèves ayant une année d’avance et obtenu plus de 90 % de réussite dont le passage anticipé, suite à saisine du conseil de cycle, a donné lieu à une évaluation psychologique (WISC complet ou partiel) dont les résultats sont d’un niveau supérieur et très supérieur aux normes d’étalonnage (n1 = 5) ;

état d’une surreprésentation des garc¸ons dans l’identification du haut potentiel en France car ces derniers manifesteraient plus souvent que les filles des troubles de l’adaptation socioaffective et scolaire [4]. 6 Les résultats sont consultables sur le site du ministère de l’Éducation nationale : http://evace26.education.gouv.fr/. 7 Il s’agit de la circonscription HG2 de Toulouse qui comprend 38 écoles et 5727 élèves dont 677 en CE2 début du cycle 3. Le nombre d’élèves ayant passé cette évaluation est de 666 élèves car 11 élèves étaient absents lors de la passation d’une séquence.

330

J.-L. Gaspard et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 327–332

• les élèves ayant une année d’avance ayant échoué à ces évaluations nationales mais ayant été identifiés à haut potentiel, dans le cadre de prises en charges extérieures en libéral ou au CMPP (n2 = 1).

3. Résultats

Sur le reste de la population, nous avons aussi procédé à des investigations parmi les 256 élèves ayant un score supérieur à 75 % de réussite tant en franc¸ais qu’en mathématiques (soit 38,4 % des élèves). Nous avons alors identifié cinq enfants potentiellement à haut potentiel, du fait d’évaluations et de prises en charges extérieures en libéral (n3 = 3) et en CMPP (n4 = 2). En résumé, dans notre échantillon d’étude, cinq élèves ont obtenu plus de 90 % aux évaluations en franc¸ais et en mathématiques (soit 36,8 %) alors que ce score chute à 11,6 % de réussite pour l’ensemble des élèves. Parmi les autres élèves ayant un an d’avance, nous avons retenu le seul élève ayant échoué aux évaluations ainsi que cinq autres ayant obtenu plus de 75 % aux évaluations. Pour quatre d’entre eux, l’évaluation psychologique pour troubles du caractère et du comportement conclut à une très forte efficience intellectuelle. Comme nous pouvons le constater, la taille réduite de notre échantillon (11 EHP) est rapportée, d’une part, à l’impossibilité par les seuls résultats d’évaluation de recenser précisément tous les EHP d’un secteur géographique et, d’autre part, à notre posture épistémothéorique, qui est de prendre appui sur le discours de chaque sujet.

• le rapport du sujet au savoir (constitutif du sujet de l’inconscient et issu du champ de l’Autre familial et social) ; • le rapport du sujet au savoir scolaire dans son statut d’apprenant (métier d’élève) et enfin ; • le rapport du sujet au savoir dans l’usage qu’il en fait, soit les réponses du sujet à la demande de l’Autre familial et social dans une dialectique entre identification (moi idéal) et idéalisation (idéal du moi).

2.3. Technique de recueil de données Nous avons réalisé des entretiens semi-directifs avec chacun des EHP identifiés. Le protocole d’entretien porte sur quatre points principaux : la présentation du sujet par luimême, le rapport à l’école dans trois dimensions (rapport aux enseignants et pairs, rapport à la loi et à l’autorité, rapport aux apprentissages) et les centres d’intérêt propres à l’enfant. Après accord des parents, l’entretien (non enregistré) s’est inscrit dans le cadre d’un petit groupe de travail, d’évaluation ou de soutien. Il a été réalisé par le maître spécialisé en pédagogie (maître E) intervenant dans l’école. Durant une vingtaine de minutes, dans la classe ou le local destiné au maître E, l’entretien a débuté par la question introductive suivante : « Comment cela se passe pour toi à l’école ? ». Durant ce temps d’échanges, les autres élèves du petit groupe ont eu pour consigne de travailler en semi-autonomie sur des fiches évaluatives en franc¸ais ou en mathématiques. À la suite de ces rencontres, l’essentiel du travail de dépouillement et d’analyse a porté sur la confrontation (pendant des temps d’interclasse) entre les notes prises lors de ces entretiens, les éventuelles fiches de saisine du Rased (notamment pour les problèmes comportementaux) et avec ce que pouvaient nous révéler, au cas par cas, les enseignants de chaque élève sur les points précités.

Toute prise de position du sujet vis-à-vis du savoir « censé faire autorité » dans l’enceinte scolaire nécessite en effet de considérer un triple nouage :

À suivre la doctrine freudienne qui distingue, au plan désirant, savoir, apprentissage et connaissance [41], nous avons mis en exergue trois positions subjectives que nous étayerons de vignettes cliniques. 3.1. L’insoumission Cette position subjective renvoie à des sujets qui refusent l’échec de l’investigation infantile sur les questions fondamentales du sujet (questions de l’être, du sexuel et des origines) ou qui cherchent obstinément à les maintenir ouvertes. Du fait d’une organisation limite de la personnalité ou de la fragilité des assises narcissiques, ces élèves s’inscrivent dans une « a-cognition » et viennent – pour jouer avec les mots – véritablement se cogner au mur des apprentissages scolaires sur un mode d’intolérance à l’échec, voire d’autosabotage. Bastien (huit ans, huit mois) débute le cycle 3 (CE2). Il est décrit par l’enseignante de sa classe comme un élève « perturbateur, insolent et en difficultés au plan scolaire ». Ses conduites déplacées comme ses attitudes provocatrices parasitent tellement l’expression de son potentiel intellectuel qu’il est signalé au Rased. Pourtant, c’est à la suite de plusieurs observations que l’on découvrira le fort potentiel de cet élève. Bastien s’exprime très bien sur le plan oral, peut jouer des nuances de la langue et expliciter ses propres démarches de résolution. Bien que possédant une faible maîtrise des tables de multiplication, il peut résoudre des problèmes complexes du niveau d’une classe de 6e (avec situation de partage) par tâtonnement et en mettant en jeu une procédure coûteuse et complexe de mémorisation. En revanche, Bastien est faiblement outillé dans son rapport au langage écrit et possède, par exemple, une orthographe lacunaire. Il ne peut admettre que les enjeux de l’apprentissage doivent nécessairement passer par l’acquisition d’outils. Sa démarche répond à des représentations et une compréhension de type holistique. Il recherche volontiers la compagnie des adultes mais les juge rapidement, versant généralement dans l’ironie. Il préfère travailler seul car trouve que ses pairs « ne comprennent rien ». Il ne supporte pas les activités routinières ou trop faciles : « c¸ a me gave ! ». Il ne se sent pas responsable de ses actions ni de ses propos : « la maîtresse est nulle, elle nous prend pour des

J.-L. Gaspard et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 327–332

nuls ». II ne supporte pas l’autorité en général et a le sentiment d’être persécuté lorsqu’il est puni. Bastien ne trouve pas à l’école les défis dignes de ses centres d’intérêts. Il est déc¸u par l’école et cette déception se traduit en classe par un comportement difficile et oppositionnel jouant avec les limites de la loi. 3.2. Le souci normatif Ce sont des élèves qui tentent de « n’en rien vouloir savoir » de leur désir de savoir dans l’enceinte scolaire. Créativité et curiosité se déploient à l’extérieur – notamment à la maison – (expériences, constructions, jeux d’imagination, bricolages ingénieux, etc.). Le désir d’apprendre relève de l’a-conflictualité, du « comme si » du métier d’élève. Cette pseudo-soumission aux attentes pédagogiques et éducatives, cette pseudo-normalité renvoie à une problématique anaclitique (étayage sur l’autre dans la relation d’objet) avec une teinte dépressive généralement marquée. Milan (huit ans, un mois) est un élève calme qui ne prend jamais spontanément la parole en classe. Il souhaite ne rien dévoiler de sa « précocité ». Lorsqu’à la suite d’un entretien avec ses parents et le psychologue scolaire, est étudiée avec l’enseignant la possibilité de raccourcir le cycle 3 (sauter une classe), Milan s’y oppose fermement pour « rester avec ses amis » (lui qui est pourtant fortement isolé au sein de la classe). Il a pleinement conscience de l’écart entre lui et ses pairs mais il souhaite se fondre dans une normalité au risque de sous-utiliser ses capacités. Il est passionné de technologie et construit chez lui des robots à partir de schémas qu’il conc¸oit seul. Il tient parallèlement un cahier de bord de ses expériences mais jamais il ne l’évoque en classe. Milan est un élève qui se « fait oublier » pour avoir la paix. Il exécute rapidement la demande de l’enseignante et adopte un profil conformiste afin, paradoxalement, de vivre en dehors de la réalité scolaire. Il n’est jamais véritablement en recherche sur les exercices proposés puisqu’il parvient à les résoudre immédiatement. Sa réflexion se concentre sur ses propres pôles d’intérêt. La conscience de ses aptitudes exceptionnelles peut devenir un facteur déséquilibrant dans la mesure où il provoque une insatisfaction permanente. Milan mobilise son psychisme à cacher, à s’ennuyer, au risque d’appauvrir ses capacités et d’une glissade dépressive avec phénomènes psychosomatiques associés qui du reste inquièteront le médecin de famille. 3.3. La discordance Pour ces élèves, nous assistons à l’opposition, puis au clivage entre démarche d’investigation et démarche d’apprentissage, cette dernière étant considérée comme relevant de motivations extrinsèques au sujet. Ces élèves refusent de se soumettre à la dictée d’une instance idéale qui leur imposerait un « pousse au savoir » entrant en opposition avec leur propre appétit de savoir. D’où la nécessité d’un investissement et d’une reconnaissance prothétique du (des) enseignant(s) pour éviter l’inappétence ou le refus d’apprendre. Ainsi, Antoine (huit ans, dix mois) se singularise dans sa classe par sa vivacité d’esprit. Il possède un

331

sens de l’observation très développé. Sa curiosité insatiable le porte à effectuer des explorations imprévisibles, d’autant plus « dangereuses » qu’il est capable de se laisser absorber totalement par son champ de pensée privilégié et d’y poursuivre ses investigations en faisant abstraction des contingences extérieures. Il s’extasie devant un planisphère en récitant le nom de tous les pays et en y associant les drapeaux. Il dessine de mémoire le parcours entre l’école et chez lui en figurant tous les panneaux de signalisation routière. Son avidité de savoir le porte à questionner sans arrêt et donc à préférer la compagnie des adultes ou de jeunes beaucoup plus âgés que lui. Mais il refuse catégoriquement lorsqu’on lui demande une tâche précise, ne supporte pas la frustration et souhaite dans tous les cas maîtriser la situation. 4. Discussion–conclusion Quelles premières lec¸ons cliniques pouvons-nous tirer des matériaux recueillis ? Tout d’abord que le rapport épistémique (rapport au monde) des EHP semble très paradoxal. Ainsi, le passage de la nonmaîtrise à la maîtrise des objets de savoir doit être des plus courts et ne pas nécessiter de fastidieuses procédures intermédiaires. D’où la difficulté d’entrer dans la ronde du « apprendre à apprendre ». Dès lors que l’accès au savoir conscient (savoirobjet distinct du monde de l’action) n’est pas immédiatement transférable, il peut être délaissé (écriture, théorèmes mathématiques, règles orthographiques. . .). Le risque est alors grand pour ces sujets de verser dans une inadaptation au monde environnant et de ne pas bénéficier du puissant effet de réassurance et de renforcement narcissique que procure la réussite scolaire. À titre d’exemple, comprendre un concept mathématique, c’est s’approprier un savoir (rapport au monde), se sentir intelligent (rapport à soi) mais aussi comprendre quelque chose que tout le monde ne comprend pas, accéder à un monde que l’on partage avec certains mais pas avec tous, participer à une communauté des intelligences (rapport à l’autre). Ne soyons pas surpris que la mise en jeu d’une rivalité normative entre pairs, la soumission aux attentes enseignantes et à l’obligation de production dans la pluralité des tâches à effectuer, instaurent un système de tensions pouvant aboutir à des « accidents scolaires » ou à un rapport au savoir « atrophié ». D’où la nécessité de la construction de l’altérité pour ces enfants au sein de l’espace scolaire et l’aménagement de la confrontation. L’équipe pédagogique va tenter d’y répondre au mieux en utilisant des dispositifs précis : la souplesse du cycle à l’intérieur duquel l’élève peut construire ce qui n’est pas encore acquis en utilisant son potentiel pour alimenter sa « soif » de savoir. Les enjeux de savoir seront présentés comme de véritables défis à relever. Mais cette quête ne doit pas faire perdre de vue la nécessité d’acquérir les instruments de connaissance souvent délaissés. Pour cette raison, le projet d’apprentissage va répondre à un échéancier contractualisé entre l’enfant et les enseignants du cycle. On sent dès lors pourquoi il peut être crucial pour l’équipe éducative de mieux cerner la position subjective particulière à chaque cas et à un moment donné : c’est à partir de cette position subjective et de ses éventuelles modifications qu’une

332

J.-L. Gaspard et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 327–332

prise en charge pédagogique raisonnée (mais aussi conjointement pour certains une prise en charge extérieure) peut être envisagée. Conflit d’intérêt Aucun. Références [1] Lautrey J. Hauts potentiels et talents : la position actuelle du problème. Psychol Fr 2004;49:219–32. [2] Terrassier J-C. Les enfants surdoués ou la « précocité embarrassante ». Paris: ESF; 1981. [3] Terrassier JC. Les particularités du développement des enfants intellectuellement précoces. Approch Neuropsychol Apprentiss Enfant 2002;67(14):133–4. [4] Pourtois JP, Desmet H, Leheut MF. La scolarité de l’enfant et de l’adolescent à haut potentiel. In: Bergonnier-Dupuy G, editor. L’enfant, acteur et/ou sujet au sein de la famille. Erès: Ramonville St-Agne; 2005. p. 77–90. [5] Tordjman S, editor. Enfants surdoués en difficulté : de l’identification à une prise en charge adaptée. Rennes: Presses universitaires de Rennes; 2005. [6] Vrignaud P. La scolarisation des enfants intellectuellement précoces en France : présentation des différentes mesures et de résultats de recherche. Bull Psychol 2006;5(59):439–49. [7] Delaubier JP. La scolarisation des enfants intellectuellement précoces. Paris: ministère de l’Éducation nationale; 2002. [8] Terrassier J-C. Le développement psychologique des enfants intellectuellement précoces. Journ Pediatr Pueric 1996;4:221–6. [9] Terrassier J-C. Les dyssynchronies des enfants intellectuellement précoces. In: Tordjman S, editor. Enfants surdoués en difficulté : de l’identification à une prise en charge adaptée. Rennes: Presses universitaires de Rennes; 2005. p. 69–87. [10] Escribe M, Rogé B, Blisharski T. Diversité des difficultés adaptatives et typologies individuelles dans une population d’enfants à haut potentiel intellectuel. Rev Psychoeduc 2006;2(35):377–97. [11] Revol O, Louis J, Fourneret P. Les troubles du comportement de l’enfant précoce. Approch Neuropsychol Apprentiss Enfant 2003;73:159–63. [12] Revol O, Louis J, Fourneret P. L’enfant précoce : signes particuliers. Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2004;52:148–53. [13] Lebihain L, Tordjman S. L’enfant surdoué dans tous ses états : de la symptomatologie à une prise en charge adaptée. In: Tordjman S, editor. Enfants surdoués en difficulté : de l’identification à une prise en charge adaptée. Rennes: Presses universitaires de Rennes; 2005. p. 111–44. [14] Lebihain L, Tordjman S. Approches psychopathologiques des enfants surdoués. In: Lubart T, editor. Enfants exceptionnels : précocité intellectuelle, haut potentiel et talent. Paris: Bréal; 2006. p. 191–218. [15] Tordjman S. Enfants surdoués en difficulté : de l’hyperactivité avec déficit attentionnel à la dépression et l’échec scolaire. Rev Med Suisse 2006;2(54):533–7. [16] Bénony H, Van Der Elst D, Chahraoui K, Bénony C, Marnier J-P. Lien entre dépression et estime de soi scolaire chez les enfants intellectuellement précoces. Encephale 2007;33(1):11–20.

[17] Lebovici S. L’avenir psychopathologique des enfants surdoués. Rev Neuropsychiatr Inf 1960;8(5–6):214. [18] Vrignaud P, Lautrey J. Modes de scolarisation des enfants intellectuellement précoces. In: Lubart T, editor. Enfants exceptionnels : précocité intellectuelle, haut potentiel et talent. Paris: Bréal; 2006. p. 219–47. [19] Pereira-Fradin M, Jouffray C. Les enfants à haut potentiel à l’école : historique et questions actuelles. Bull Psychol 2006;485(59–5):431–7. [20] Prudhomme N, Blaquière G. L’enfant à haut potentiel : intégration scolaire et représentation. Bull Psychol 2006;59(5):451–61. [21] Cellier H. Précocité à l’école : le défi de la singularité. Paris: L’Harmattan; 2007. [22] Courtinat, A. Expérience scolaire et représentations de soi chez des collégien(ne)s à haut potentiel intellectuel dans des contextes de scolarisation différenciés. Thèse de Doctorat Nouveau Régime en Psychologie. France: université de Toulouse; 2008. [23] Courtinat-Camps, A. Socialisation familiale, estime de soi et expérience scolaire chez des collégien(ne)s à haut potentiel. Prat Psychol (sous presse). [24] Charlot B, Bautier E, Rochex JY. École et savoir dans les banlieues. . . et ailleurs. Paris: Colin; 1992. [25] Rochex JY. Adolescence, rapport au savoir et sens de l’expérience scolaire en milieux populaires. Orient Scol Prof 1995;24(3):341–59. [26] Rochex JY. Expérience scolaire et procès de subjectivation. L’élève et ses milieux. Note de synthèse pour l’Habilitation à Diriger des Recherches. Université Paris-VIII; 2000. [27] Dubet F, Martucelli D. À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire. Paris: Seuil; 1996. [28] Ablard KE, Lipschultz RE. Self-regulated learning in high-achieving students: Relations to advanced reasoning, achievement goals and gender. J Educ Psychol 1998;90:94–101. [29] Hidi S, Harackiewicz JM. Motivating the academically unmotivated: a critical issue for the 21st century. Rev Educ Res 2000;5:68–78. [30] Charlot B. Du rapport au savoir. Eléments pour une théorie. Paris: Anthropos; 1997. [31] Pereira-Fradin M. La variabilité intra-individuelle chez les enfants à haut potentiel intellectuel. Psychol Fr 2004;49:253–66. [32] Weismann-Arcache C. Hétérogénéité ou dysharmonie ? Clinique du fonctionnement mental des enfants à haut potentiel. Bull Psychol 2006;5(59):481–9. [33] Beillerot J, Blanchard-Laville C, Mosconi N. Pour une clinique du rapport au savoir. Paris: L’Harmattan; 1996. [34] Hatchuel F. Savoir, apprendre, transmettre. Une approche psychanalytique du rapport au savoir. Paris: La Découverte; 2005. [35] Mosconi N, Beillerot J, Blanchard-Laville C, editors. Formes et formations du rapport au savoir. Paris: L’Harmattan; 2000. [36] Gaspard J-L, Combres L. Psychologie scolaire : quelle clinique du rapport au savoir ? Psychol Educ 2002;49:111–7. [37] Gaspard J-L, Lapeyre M, Broussolle T, Gouinaud M. Violence et position subjective : quand les élèves nous enseignent. Educ Fr 2004;XXXII(1):314–26. [38] Goldman C. Le surinvestissement de la pensée chez l’enfant surdoué : trois études de cas. Psychiatr Enfant 2007;50:527–70. [39] Gaspard J-L, Brandibas G, Fourasté R. Refus de l’école : les stratégies thérapeutiques en médecine générale. Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2007;55(7):367–73. [40] Siaud-Facchin J. L’enfant surdoué. L’aider à grandir, l’aider à réussir. Paris: Odile Jacob; 2002. [41] Gadeau L. Du désir de savoir au désir d’apprendre : étude psychanalytique. Psychol Educ 1994;18:67–86.