SEMINAIRE
Thérapie 2004 Mar-Avr; 59 (2): 243-245 0040-5957/04/0002-0243/$31.00/0 © 2004 Société Française de Pharmacologie
Quelles sont les limites des indications et de la poursuite des thérapeutiques lourdes ? : Exemple de la chimiothérapie anticancéreuse What Are the Limits of the Indications and Applications of Major Therapies?: The Example of Anticancer Chemotherapy Philippe Casassus Service d’Hématologie, Bobigny, France Mots clés : chimiothérapie, sujets âgés, rituximab, lymphomes, leucémies Keywords: chemotherapy, elderly individuals, rituximab, lymphomas, leukaemias
La « barre de limite d’âge » au-delà de laquelle les médecins s’interdisent d’avoir recours à des traitements dits « lourds » ne cesse de s’élever. Mais quelle est la justification de cette « barre limite » ? Nous n’envisagerons pas ici des explications économiques ou démographiques, non « avouables » pour des professionnels de santé, quoiqu’elles puissent exister et poser de réels problèmes d’éthique. Mais on voit bien les causes purement médicales qui peuvent faire hésiter un médecin à engager son malade vers une stratégie thérapeutique « lourde », c’est-à-dire comportant des effets secondaires pénibles, voire dangereux ou même un risque de mortalité iatrogénique. On se situe ici au cœur de ce qui est à la fois le plus difficile et le plus noble dans la « décision médicale » et l’« acte thérapeutique », application de l’article 18 du code de Déontologie médicale :[1] « Le médecin doit s’interdire, dans les investigations ou les interventions qu’il pratique, comme dans les thérapeutiques qu’il prescrit, de faire courir au malade un risque injustifié ». Pour répondre à cette mission, le prescripteur doit successivement se poser les questions suivantes : • Quel est mon objectif ? • Est-il de guérir ?… Oui, mais…est-ce possible ? Et, si c’est possible, … avec quel confort ou en faisant encourir quelles souffrances ?… Et avec quelle espérance de vie ?… Avec quelles séquelles ? • Sinon, c’est qu’il est palliatif – c’est-à-dire symptomatique – mais alors, … mon traitement est-il efficace ? Utile ? La décision finale est toujours le résultat d’un savant dosage où entrent en ligne de compte les chances d’efficacité du traitement, l’espérance de vie estimée du malade (en dehors de l’affec-
tion à traiter), le risque de morbidité et de mortalité du traitement rapporté à l’état physiologique du sujet, sans oublier les désirs de celui-ci, si l’on peut s’en assurer. Et le résultat est à l’image de ce qu’est la médecine, ce n’est jamais « blanc » ou « noir », ce n’est pas une vérité immuable, mais au contraire sans cesse changeante, notamment au fil de l’amélioration de l’état de santé des sujets âgés et de l’efficacité des thérapeutiques. Ainsi, il devient presque banal de réaliser une intervention coronarienne chez un octogénaire et s’il était impensable de mettre un sujet de plus de 70 ans en hémodialyse il y a 25 ans, ce n’est plus le cas depuis bien longtemps. Il y a encore un domaine fréquent où le médecin peut être confronté avec l’accusation de faire « de l’acharnement thérapeutique », c’est celui de la prescription des chimiothérapies. Quelques exemples pour aider à la réflexion à ce sujet. 1. Les chimiothérapies : les problèmes chez le sujet âgé 1.1 Le pronostic intrinsèque des tumeurs y est parfois plus grave
« Plus l’âge est élevé, plus le stade est avancé », écrivent Yancik et Ries.[2] Ceci a été au moins démontré dans les cancers de l’ovaire, où les stades III sont présents dans 77 % des cas au-delà de 65 ans, contre 61 % sur une série de 765 cas[3] et où le grade histo-pronostique est significativement plus élevé. Les leucémies aiguës des sujets âgés sont plus souvent secondaires à un état de myélodysplasie, beaucoup moins chimiosensibles[4] que les leucémies aiguës de novo.
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Mais ce fait ne se retrouve pas dans la plupart des autres localisations : cancers pulmonaires ou digestifs par exemple. Dans les cancers du sein, il n’y a pas de différence significative quant aux facteurs de gravité, sauf une augmentation de l’expression des récepteurs hormonaux,[5] ce qui est un élément de pronostic plus favorable. Les lymphomes de faible grade de malignité se voient plus souvent chez le sujet âgé : ils sont « incurables » mais compatibles avec une durée de survie notable avec un confort appréciable. Les maladies de Hodgkin du sujet âgé diffèrent souvent également de la forme médiastinale classique de l’adulte jeune : ce sont souvent des formes à début abdominal, évoluant longtemps de façon cachée, découvertes tardivement à un stade disséminé… 1.2 La survie est globalement réduite
Cette constatation générale tient en fait surtout à trois explications : 1. Leur plus grand retentissement sur l’état du malade : dans le myélome, les effets de la douleur sur l’état général et l’autonomie du malade sont vite graves ; l’anémie, les conséquences rénales sont plus lourdes ; les cancers digestifs provoquent vite une anorexie et des désordres métaboliques beaucoup plus mal supportés que chez l’adulte jeune. 2. Le diagnostic est plus tardif, souvent du fait du malade qui rechigne à consulter ou par trop grand isolement familial. 3. La mauvaise tolérance des traitements est la cause prédominante : les fonctions rénales ou hépatiques augmentant la toxicité des antimitotiques ; la fonction cardiaque interdisant les anthracyclines ; la gravité des infections en aplasie ; la difficulté de réaliser une stratégie optimale (chirurgies limitées – quelquefois de façon d’ailleurs systématique, et pas toujours raisonnée…), le retentissement psychologique des « déformations de l’image du corps », y compris de l’alopécie qui, contrairement à ce qui pourrait être imaginé, est souvent plus mal tolérée que par des sujets plus jeunes ! Alors, faut-il s’acharner à faire subir des chimiothérapies aux « sujets âgés » ? Voyons l’exemple de l’hématologie, où les résultats de ce type de traitement sont les meilleurs. 2. Les chimiothérapies en hématologie 2.1 Le cas des hémopathies lymphoïdes chroniques (leucémies lymphocytaires chronique [LLC], Waldenström, lymphomes de bas grades)
Ces maladies sont « incurables » : quel que soit le traitement, on ne peut les éradiquer définitivement. 2004 Société Française de Pharmacologie
Elles sont compatibles avec une longue survie, souvent « confortable », sans symptôme fonctionnel. Une chimiothérapie « agressive » est donc illogique (tout comme un bilan d’extension très complet et coûteux, dès lors qu’il n’aboutirait pas à une stratégie thérapeutique à visée curative). Voici une situation où il faudra choisir le traitement le moins « iatrogénique » possible et ne réserver des chimiothérapies (peu intensives) qu’aux cas où des symptômes fonctionnels le demandent.
2.2 Le cas des lymphomes graves (lymphomes non hodgkiniens [LNH] à grandes cellules)
Les faits : Ils sont « curables » (50 % à 75 % des cas, dans l’ensemble de la population), mais l’espoir de guérison impose d’obtenir une rémission complète, sous peine d’évolution mortelle en 1 à 2 ans … ce qui passe par une chimiothérapie « agressive », comportant notamment une anthracycline, sans laquelle les chances de guérison sont beaucoup plus limitées, ce qui entraîne des risques souvent excessifs sur le plan cardiaque, hématologique, surtout « général » (anorexie, asthénie majeure). Comment décider ? Tenir compte des chances de guérison liées à la tumeur (classification pronostique, importance de la masse tumorale, retentissement sur l’état général) ; tenir compte de la fonction des organes vitaux (en fonction du type d’antimitotique utile) ; tenir compte de l’âge physiologique et du gain en années que l’on peut faire espérer au malade. Les connaissant, les alternatives « palliatives » possibles : Chimiothérapies per os, en ambulatoire, permettant des rémissions (parfois complètes de 1 à 3 ans…) ou radiothérapie d’une atteinte localisée, qui peut donner quelques mois de rémission, même si l’on en connaît les limites à plus long terme. Mais il y a des progrès : Les facteurs de croissance granulocytaires (GCSF) améliorent la tolérance hématologique des phases d’aplasie. Les autogreffes de cellules souches hématopoïétiques se font à des âges de plus en plus tardifs (au prix d’aplasies plus courtes, plus faciles à maîtriser), ce qui augmente l’espoir de guérison dans les formes graves. Le contrôle des infections opportunistes est meilleur. L’érythropoïétine améliore le confort global tout le long des mois de chimiothérapie.[6] Le dexrazoxane (Cardioxane®) permet de dépasser les doses limites admissibles d’adriamycine et, surtout, le traitement des lymphomes a fait un bond, avec l’utilisation du rituximab (Mabthera®).[7] Cette molécule est particulièrement intéressante, tant du point de vue de son action (c’est un anticorps monoclonal anti-CD 20, c’est-à-dire dirigé contre un antigène situé sur la Thérapie 2004 Mar-Avr; 59 (2)
Thérapeutiques lourdes et sujet âgé
Tableau I. Rituximab (RTX) et lymphome non hodgkinien (LNH) des sujets âgés de 60–80 ans (Coiffier et al.[7]) CHOP CHOP + RTX N 197 202 DC tox 6% 6% RC 63 % 75 % SSP (2 ans) 39 % 59 %a SV (2 ans) 57 % 70 %b a p < 0,0002. b p < 0,006. CHOP = association cyclophosphamide/hydroxydaunorubicine/ Oncovin®/prédnisone ; DC tox = décès toxique ; N = nombre de patients ; RC = rémission complète ; SSP = survie sans progression ; SV = survie globale.
membrane cellulaire de la plupart des lymphomes B) que du fait de sa très bonne tolérance (sans conséquence significative sur les autres lymphocytes B, sans les méfaits habituels des chimiothérapies), qui le rend même utilisable en hôpital de jour, et dont l’effet se confirme habituellement en rechute, le rendant répétable. Une autre particularité très originale de ce produit est que son efficacité a été prouvée dans un essai thérapeutique d’abord conduit chez le sujet âgé (pour sa réputation de bonne tolérance) [tableau I] et que, contrairement à l’habitude, ce n’est que secondairement que son intérêt a été vérifié à tous les âges. La décision « médicale » : Elle doit tenir compte, en définitive, des facteurs de pronostic des lymphomes non hodgkiniens (LNH) [selon la classification reconnue internationalement], de l’état « organique » (cœur, rein…), du contexte psychosocial du malade mais aussi des chances accrues de guérison aujourd’hui, sachant que la barre de l’âge s’élève !
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significativement amélioré avec l’utilisation des chimiothérapies intensives (on « peut » donc les obtenir), mais au prix d’une mortalité iatrogénique très importante, ce qui fait qu’au total les résultats en termes de survie s’équilibrent, même à court terme : avec les chimiothérapies classiques « intensives », il est rare qu’on obtienne des guérisons, mais on peut espérer des rémissions de quelques mois chez un sujet qui paraît en « bon état physiologique » ; on doit essayer une attitude palliative dans les autres cas ; mais les progrès thérapeutiques incitent de plus en plus à l’audace car se développe aujourd’hui le contexte très prometteur des « allogreffes à conditionnement atténué » – dites « mini-allogreffes de moelle » – qui fait jouer un rôle immunologique à la greffe de lymphocytes du donneur et qui fait envisager des stratégies beaucoup plus audacieuses chez des leucémiques jusqu’à au moins 70 ans ! 3. Conclusion Les sujets âgés ont-ils droit aux traitements intensifs, comme les chimiothérapies ? Il paraît essentiel de ne pas avoir d’idée arrêtée, de tenir compte du terrain (organique, psychosocial, âge physiologique) mais de tenir compte aussi de la curabilité de la maladie et de l’apport des progrès thérapeutiques incessants. Références 1. 2. 3. 4.
5.
2.3 Le cas des leucémies aiguës myéloblastiques
Les faits : Ces maladies sont souvent plus graves (anomalies cytogénétiques complexes, associées à une plus fréquente chimiorésistance) ; elles imposent des chimiothérapies agressives pour espérer non seulement une guérison (rare) mais même une survie un tant soit peu longue et donc des aplasies longues et sévères. Le jeu « en vaut-il la chandelle » ? Les études randomisées montrent que le taux de rémission complète est souvent
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6. 7.
Code de Déontologie médicale. Conseil National de l’Ordre des Médecins. Paris Yancik R, Ries LG. Cancer in older persons: magnitude of the problem: how do we apply what we know? Cancer 1994; 11: 1995-2003 Ries LA. Ovarian cancer: survival and treatment differences by age. Cancer 1993; 71 (2 Suppl.): 524-9 Hoyle CF, de Bastos M, Wheatley K, et al. AML associated with previous cytotoxic therapy, MDS or myeloproliferative disorders: results from the MRC’s 9th AML trial. Br J Haematol 1989; 72 (1): 45-53 Allegra JC, Lippman ME, Thomson EB, et al. Distribution frequency and quantitative analysis of oestrogen, progesterone, androgen and glucocorticoïd receptors in human breast cancer. Cancer Res 1979; 39: 1447-54 Waters JS, O’Brien ME, Ashley S. Management of anemia in patients receiving chemotherapy. J Clin Oncol 2002; 20: 601-3 Coiffier B, Lepage E, Briere J, et al. CHOP chemotherapy plus rituximab compared with CHOP alone in elderly patients with diffuse large-B-cell lymphoma. N Engl J Med 2002; 346: 235-42
Correspondance et offprints : Philippe Casassus, Service d’Hématologie, Hôpital Avicenne, 125 route de Stalingrad, 93009 Bobigny, France. E-mail :
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