Urgences 1996;XV: 137-139 © Elsevier, Paris
Chronique
propos de << I'annde Descartes >>. Descartes le physiologiste L Campan 36, allees des Demoisefles, 31400 Toulouse, France
(Re?u le 26 mars 1996 ; accepte le 16 avri11996)
Coquetterie ou besoin I'actualite ne perd pas une occasion de se referer & I'histoire. L'an passe, nous avons magnifie Pasteur mort voici 1 si~cle. Plus discretement, le tour vient, cette annee, de I'incommensurable Descartes ne roll& 4 siecles. Une pleiades de Descartes est & I'afft3t sous son masque & la Monsieur Teste [1], I'encyclopediste, le geometre, le physicien, I'astronome, le biologiste, le physiologiste, le psychologue, le pedagogue, le philosophe, le moraliste, 1'epistolier, le porte occasionnel. C'est le biophysiologiste qui nous interesse, sachant que tout se tient dans cette pensee tentaculaire. Au surlendemain de la Renaissance et de la Reforme, dans la foulee d'avant-gardistes comme Frangois Bacon, Ramus, Campanella, sans parler de Harvey, il secoua I'Europe intellectuelle en lui caressant le dos. Le volume et les obscurites de son oeuvre intimident aujourd'hui le lecteur moyen, d'autant plus que I'ecriture (j'allais dire le baratin) est aussi dephasee que flamboyante. Douze generations de savantissimes exegetes [2] n'ont pas fini d'explorer cet univers. D, I'oree du XXl e si~cle, I'usure de la physiologie cartesienne recouvre de singulieres constantes. Quand Descartes disseque notre visceralite, nous ne pouvons pas ne pas ~tre d'accord. Malgre le coup de vieux qu'ont pris ses arguments et son vocabulaire, nous nous accommodons de la peroraison de son <
ment dans son cceur et qui n'est point d'une autre nature que tousles feux qui sont dans les corps inanimes ,, [4]. La matiere humaine fabrique de la pensee. Les rapports du corps avec le cerveau, ceux des "esprits" avec I'"&me" (ce qu'il appelle ainsi) s'etablissent par I'entremise des vaisseaux sanguins et des nerfs. <
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nos jours & rartillerie, & la lutherie, & la litt~rature, & la morale et & la religion. Depuis Platon, le concept vagabonde sur les routes de la philosophie, de I'ethique, de la psychologie, de la poesie et du roman [7]. Descartes enveloppe r&me de brumes et, sous divers angles, ne la distingue gu~re de la faculte de penser, pour ne pas dire de la pensee elle-m6me. Impalpable, I'&me n'en est pas moins chevill~e au corps. Descartes la cramponne & I'~piphyse, sous pretexte que cette infime glande est centrocerebrale et, par cela m~me, apte & toutes les radiations. ,, En examinant la chose avec soin, il me semble avoir evidemment reconnu que la partie du corps en laquelle I'"&me" exerce immediatement ses fonctions n'est nullement le coeur, ni aussi tout le cerveau, mais seulement la plus interieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite situ6e au milieu de sa substance... Concevons que I'"&me" y a son siege principal d'oO elle rayonne en tout le reste du corps par I'entremise des "esprits", des nerfs et m#me du sang ,, [8]. Incluse de la sorte darts la matiere, I'&me perd en mysticisme ce qu'elle gagne en cogito [9]. On comprend la perplexite de I'Eglise et celle de la Sorbonne devant ce remue-menage. ,&, I',, &me -, Descartes associe les ,, passions ,,. Son ultime ouvrage (paru en France 3 mois avant sa mort) s'intitulera ,, Les passions de I'&me ,,. II entend par la les ,, etats d'&me - et les ,, sentiments , qu'il couple volontiers par contraires : plaisir-douleur, joie-tristesse, amourhaine, orgueil-humilite, courage-I&chete, gratitude-ingratitude, etc. Les dites passions prennent leur source en pleine chair. ,, La cause des "passions" n'est pas dans le cerveau seul, mais aussi dans le coeur, dans la rate, dans le foie et dans toutes les parties du corps, en tant qu'elles servent la production du sang et ensuite des "esprits" ,, [10]. N6 du corps, ce pathetisme trouve en lui ses moyens d'expression. Descartes, jamais cite comme precurseur de Claude Bernard et consorts, a I'intuition des correlations humorales et des phenomenes vasomoteurs. Ne decrit-il pas deux coleres, la chaude et la froide, la premiere accompagnee de rougeur et la seconde de p&leur au visage [11] ? Derriere les passions, se dessine I',, esprit -. Descartes a redige en debut de carriere (1628), un livre intitule ,, Regulae ad directionem ingenii ,,, traduit ,, Regles pour la direction de I'esprit -, bien que ,, ingenium ,, veuille dire tout & la fois genie propre, temperament, jugement, intelligence, raison. Les regles en cause (au nombre de 21) font appel au savoir, & I'interrogation, & la discussion, & la conceptualisation, dans cet ouvrage de Iogique, le mot esprit est generalement employe au singulier. Au contraire, dans un ouvrage ulterieur intitule le ,, Traite de I'homme ,, [12], il est ordinairement employ~ au pluriel et colle & radjectif ,, animal ,, : ,, Pour ce qui est des parties du sang qui
penetrent jusqu'au cerveau, elles n'y servent pas seulement ~ le nourrir .... mais principalement a y produire un certain vent tres subtil ou plutSt une flamme tres vive et tres pure qu'on nomme les "esprits animaux" ,, [13]. L'expression devient un leitmotiv. Elle prend le sens d'influx nerveux. Descartes decrit le ruissellement des ,, esprits anim a u x , darts le cerveau et les nerfs & travers de minuscules pores (nos futures synapses) : ,, Vous savez bien que ces "esprits", etant comme un vent ou une flamme tres subtile, ne peuvent manquer de couler d'un neff dans un muscle, d'un muscle dans I'autre, sitSt qu'ils y trouvent quelque passage ,, [14]. Les esprits se concentrent et se metamorphosent dans I'&me qui, gr&ce & eux et au-del& d'eux, per£oit le monde, eprouve des sentiments, con£oit des idees et prend des decisions. Fluctuants et expansibles, les esprits gonflent le cerveau vivant comme un ballon (comme une voilure, dit Descartes en poete) et leur extinction le laissera sans consistance. Question : o5 se situe ie plan de clivage entre I'esprit des animaux et I'esprit humain, entre la nature humaine et la nature animale ? Reponse : dans la ,, parole ,,. Descartes s'en explique au long d'une ultime lettre-fleuve adressee & Morus le 5 fevrier 1649 [15] : ,, J'ai tenu pour demontr6 que nous ne pouvions d'aucune maniere prouver qu'il y e£1t dans les animaux une "&me" qui pens&t... On n'a point encore observe qu'aucun animal f£1tparvenu ~ ce degre de perfection d'user d'un v#ritable "langage"... La "parole" est I'unique signe et la seule marque assuree de la pensee cachee et renfermee dans le corps humain ...... Ce raisonnement n'est-il pas un prelude & ranthropologie moderne qui, tout en s'interrogeant sur les dates et les modalites de nos premiers balbutiements (il y a tout juste 50 000 ans), cogite & perte de vue sur la reciprocit~ entortillee du langage et de la culture ? Descartes, c'est la tour de Babel. Plut6t que de se consacrer & la recherche scientifique proprement dite, il a passe sa vie & mettre de rordre (son ordre) dans les donnees acquises en jonglant avec les extrapolations. On n'en finira jamais de lire ou relire ses quelques 3 000 pages rem&chees, ecrites en latin ou en fran~ais. Lecture perilleuse, je le repete, pour I'amateur. Je me range a I'avis de Jean Rostand [16] qui juge peu lumineuse la p~dagogie cartesienne de la clarte. Le fameux ,, Discours de la methode ,,, cet enonce des lois de I'esprit, est un tissu de compromis. II arrive 9. Descartes de s'egarer dans I'argutie. A force de discuter avec lui-m~me, il lui arrive de se contredire. Au sujet de I'&me mi-concrete mi-abstraite, il reconnaft avoir evolue pour finalement admettre qu'elle puisse tomber du ciel et s'incarner tout en jouissant d'independance spatiotemporelle : ,, L '&me par laquelle je suis ce que je suis est enti#rement distincte du corps... Si le corps
Descartes le physiologiste
cessait d'etre ce qu' elle est ,, [17]. Autre imbroglio, le slogan ,, jepense doncje suis ,, qui afait couler tant d'encre. Pour certains commentateurs, c'est un pleonasme et le ~, d o n c , est inutile. Pour d'autres, il s'agit d'une ~quation quasi chimique et la conjonction ,, donc ,, pourrait ~tre remplacee par le signe =. Pour d'autres encore, la formule peut et dolt s'inverser. Pour d'autres enfin, il s'agit d'un jeu de mots. Que veut dire penser ? Qui est ce ,, je ,, deux fois r~p~te, le <, je ,, grammatical banal, le ,, moi ,, personnel, 1'6tre humain en gen6ral ? Une critique inattendue, liminale et percutante, signee Victor Hugo, m'est tombee sous les yeux : ,, Une philosophie d#butant par une affirmation peut-elle #tre vigoureuse ?... Descartes aurait pu se contenter de dire '~e suis" et m#me '~e". Ego ergo ego... D'ailleurs on se sait #tre avant de se savoir penser - [18]. Et que dire du ,, doute ,, cart~sien ? Ce scalpel de la veridicite oblige & douter de lui-m6me. II tol6re paradoxalement deux indemontrables, les anxiomes et ce qu'on nomme les evidences. Enfin, pour fondamental qu'il soit, il s'abolit dans la foi oO I'&me se transcende. A chacun son Descartes. Ce phraseur, ce maitre & penser est une mine d'or. Sartre, que j'aurais cru aux antipodes, lui tire son chapeau pour deux raisons : il souleva des montagnes et son cogito s'affirme plus que jamais central sans nos libertes [19]. Andr~ Glucksmann, autre expert en distinguos, le qualifie de ,< grand d#cepteurjamais d#cevant, qui invente un usage methodique, decapant, e c l a i r a n t de la d#c#16ration des
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enthousiasmes pr~cipit6s, [20]. Pour nous, sa complexit~ reste un noyau dur de la d~marche scientifique en m~me temps qu'un garde-fou. II est la Statue du Commandeur, devenue cordiale, invit6e permanente a notre table.
REFERENCES 1 Saci de SS. Descartes. Paris : Le Seuil, 1996:167-98 2 Alquie F. Descartes. Paris : Encyclopedia Universalis Glucksmann A. Descartes c'est la France. Paris : Flammarion, 1987 3 0 u v r a g e ecrit sans doute en 1633, remis au point en 1648 et paru, post-mortem, en 1664 4 Descartes. CEuvres philosophiques. Tome I. Paris : Garnier, pp 479-80 5 Descartes. Op cit, tome Ill, p 824 6 Descartes. Op cit, tome Ill, p 957 7 Campan L. M~ditation sur la personne. Sci Vet-M~d Comparee 1995;97:125-34 8 Descartes. Op cit, tome III, p 977 et s 9 L'epiphyse existant chez I'animal, il faut attribuer & I'~piphyse humaine une vertu propre 10 Descartes. Op cit, tome Ill, p 1027 11 Descartes. Op cit, tome Ill, p 1094 12 Descartes. Traite de I'homme. Ouvrage paru seulement en 1664, illustre d'une quarantaine de figures 13 Descartes. Op cit, tome I, p 388 14 Descartes. Op cit, tome I, p 399 15 Descartes. Op cit, tome III, p 884 16 Rostand J. L'atomisme en biologie. Paris : Gallimard, 1956:152-61 17 Descartes. Op cit, tome II, p 604 18 Hugo V. Post-scripture a m a vie. Lausanne : La Guilde du Livre, 1959:234 19 Sartre JP. La libert~ cart~sienne. In: Situations I. Paris : Gallimard, 1947:314-35 20 Glucksmann A. Op cit (n°2), p 270