Psychologie française 51 (2006) 55–72 http://france.elsevier.com/direct/PSFR/
Article original
Aide à la prise en compte de contraintes liées aux utilisateurs lors de la conception d’un hypermédia : une étude auprès de concepteurs de sites Web Supporting to consider user constraints during hypermedia design: a study with Web designers A. Chevalier *, L. Vuillemin-Gioarà Laboratoire Processus Cognitifs et Conduites Interactives (EA1588), université de Paris-X-Nanterre, UFR SPSE, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre cedex, France Reçu le 11 septembre 2005 ; accepté le 3 décembre 2005
Résumé Cette étude propose un nouveau dispositif expérimental visant à aider les concepteurs à considérer les contraintes liées à l’utilisateur et déterminer les raisons pour lesquelles les concepteurs de sites Web se focalisent sur les contraintes liées au commanditaire, au détriment de celles liées à l’utilisateur. Pour cela, des concepteurs débutants et professionnels sont confrontés soit à un cahier des charges comportant des contraintes ergonomiques, soit à un ergonome répondant aux questions qu’ils pensent nécessaires à leur activité. Les résultats montrent que les contraintes–commanditaire sont jugées comme incontournables par les concepteurs, contrairement aux contraintes–utilisateur. Pour que ces dernières soient considérées comme telles et respectées par les concepteurs, elles doivent être prescrites dans le cahier des charges. © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés. * Auteur
correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (A. Chevalier).
0033-2984/$ - see front matter © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.psfr.2005.12.004
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Abstract This study aims at supporting Web designers to consider more user constraints and addressed why designers focus on client constraints and experience difficulties considering user ones. Novice and professional Web designers had either to deal with ergonomic constraints or to ask an human factors specialist for any information they needed to create a site. Study results showed that client constraints were always considered as preponderant by designers regardless of whether or not they had been prescribed by the client. This contrasts sharply with user constraints which had to be prescribed to designers right from the beginning of their activities in order to be considered and respected. © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Site Web ; Expertise ; Contrainte ; Ergonomie ; Utilisateur Keywords: Web site; Expertise; Constraint; Ergonomics; User
1. Introduction Malgré la croissance ininterrompue que connaissent les sites Web, la plupart des sites sont jugés difficiles d’utilisation par les internautes1 et la navigation sur le Web se solde une fois sur deux par un échec (Bhatt, 2004 ; Nielsen, 2000 ; Teo et al., 2003 ; etc.). Afin de déterminer les difficultés que rencontrent les utilisateurs, de plus en plus de chercheurs s’intéressent aux processus cognitifs impliqués dans la navigation sur le Web (par exemple, Hong et al., 2004 ; Rouet, 2003 ; Tricot et al., 2000). Les résultats de ces études ont notamment des implications en termes de recommandations ergonomiques destinées aux concepteurs (par exemple, Hong et al., 2004 ; Oulasvirta, 2004) et/ou permettent l’élaboration de guidelines et/ou checklists (par exemple, Nielsen, 2000 ; Van Duyne et al., 2002). En revanche, peu de travaux ont trait au fonctionnement cognitif des concepteurs de ces sites. Or, c’est également en mieux caractérisant le fonctionnement cognitif des concepteurs et les difficultés qu’ils rencontrent lorsqu’ils réalisent des sites Web que l’on contribuera à en améliorer la qualité ergonomique, en proposant pour cela des aides adaptées aux concepteurs. C’est dans la perspective de contribuer à cette thématique que l’étude expérimentale présentée ici a été conduite. Cette étude s’inscrit dans la continuité de précédentes recherches ayant mis en évidence que, les concepteurs de sites Web, aussi bien débutants que professionnels, rencontrent des difficultés pour tenir compte des besoins des futurs utilisateurs, et cela aussi bien en situation de conception (Chevalier et Ivory, 2003) qu’en situation d’évaluation d’un site Web réalisé par un tiers (Chevalier, 2005). Plus précisément, dans l’étude présentée ici, nous proposons un nouveau dispositif expérimental visant à aider les concepteurs à se dégager des contraintes liées au commanditaire pour davantage tenir compte de celles liées aux utilisateurs lorsqu’ils conçoivent un site. Les concepteurs sont alors soit confrontés à un cahier des charges ne comportant que des contraintes liées aux utilisateurs, soit à un cahier des charges restreint (sans contrainte comme dans l’étude de Chevalier et Ivory, 2003) avec, en revanche, la possibilité d’interagir avec un ergonome afin de lui poser les questions nécessaires à leur activité de conception. La suite de cet article est organisée de la façon suivante : dans la partie 2, les spécificités de la résolution de problèmes de conception de sites Web sont présentées. Les parties 3 et 4 expo1
Internaute désigne un utilisateur du Web.
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sent l’étude expérimentale et la discussion des résultats. L’article se termine par des implications en termes d’aide aux concepteurs ainsi que par des pistes de recherche (partie 5). 2. Concevoir un site Web, une activité de résolution de problèmes Les activités de conception et le rôle des contraintes en conception sont tout d’abord présentés. Les caractéristiques générales des situations de conception sont ensuite mises en relation avec les spécificités de la conception de sites Web. 2.1. Contraintes et activités de conception Les problèmes de conception sont caractérisés en psychologie cognitive comme des situations de résolution de problèmes complexes, mal définis et ouverts. Ils sont mal définis car toutes les informations nécessaires à leur résolution ne sont pas présentes dans l’énoncé du problème (ou cahier des charges, en conception). Ainsi, le concepteur n’élabore au départ qu’une représentation mentale incomplète et imprécise du problème à résoudre et ce faisant du but à atteindre (Richard, 2005 ; Simon, 1973). Les problèmes de conception sont également considérés comme des problèmes ouverts : il n’y a pas une solution optimale, mais une variété de solutions possibles et acceptables (Fustier, 1989). En outre, le concepteur ne dispose pas d’une procédure prédéfinie à appliquer pour parvenir à une solution. Aussi, la conception estelle émergente, en ce sens que les activités de conception sont décrites comme une dialectique entre la construction du problème et sa résolution (Cross, 2002). Pour résoudre un problème donné, le concepteur doit alors préciser sa représentation mentale et par-là même compléter le cahier des charges attribué pour transformer le problème mal défini en un problème mieux défini, en définissant les buts et les spécifications de la conception (Simon, 1973). De nombreux travaux montrent que les contraintes jouent un rôle majeur dans la résolution de problèmes de conception (pour une revue, cf. Chevalier et Cegarra, sous presse). Elles concourent : ● à la recherche de sources d’inspiration (grâce notamment au raisonnement par analogie) ; ● à la génération et à l’évaluation de la pertinence des solutions envisagées ou adoptées ; ● plus généralement, au contrôle de l’activité, en permettant de réduire plus rapidement l’espace de recherche. Les contraintes ont donc un rôle essentiel dans la construction et la précision de la représentation mentale que se construit le concepteur du problème à résoudre, en déterminant les buts et sous-buts à atteindre. Compte tenu du caractère ouvert des problèmes de conception, plusieurs solutions pour un même problème peuvent être proposées. Ces solutions pourront être jugées acceptables, mais non optimales, d’un concepteur à l’autre qui pourrait établir un ordre différent sur les contraintes et, ainsi, parvenir à une solution différente. Ces choix de conception résultent en partie du niveau d’expertise des concepteurs : les connaissances antérieures des concepteurs leur permettent d’inférer plus aisément des informations absentes des spécifications du problème (Bastien, 1997) — qui peuvent notamment être des contraintes — et à focaliser leur attention sur les informations leur paraissant pertinentes (Shanteau, 1992). Aussi, les contraintes n’ont-elles pas toutes le même statut selon les concepteurs, ce qui conduit Janssen et al. (1989) à distinguer deux types de contraintes :
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● les contraintes de validité, qui correspondent aux données initiales du problème (par exemple, les spécifications attribuées dans le cahier des charges), ainsi qu’aux conditions de validité technique de l’objet. Leur pondération est très élevée et elles sont très difficilement contournables et contournées ; ● les contraintes de préférence, pouvant être satisfaites de plusieurs façons et à des degrés variables, peuvent supporter diverses conditions d’application. Elles peuvent être contournées et leur pondération reste modifiable au cours du processus de résolution de problème. L’accent est mis sur leur caractère flexible et négociable jusqu’au dernier moment. 2.2. Spécificités de la conception de sites Web Grâce aux éditeurs de pages Web, qui génèrent automatiquement des pages pour le Web, concevoir un site ne requiert plus de connaissances approfondies en programmation informatique. Ce faisant, de plus en plus de personnes opérant de façon individuelle et/ou travaillant dans de petites sociétés conçoivent des sites Web. Malgré cette relative simplicité technique, les concepteurs travaillant dans de petites sociétés sont confrontés à d’autres sources de difficultés : ils doivent se charger de l’intégralité du projet Web tout en faisant preuve de compétences très variées (conception, design, infographie). Toutefois, et bien que l’activité des concepteurs puisse apparaître a priori comme une activité individuelle, elle nécessite en réalité l’intervention plus ou moins directe d’au moins deux autres acteurs : le commanditaire du site (le client) et les futurs utilisateurs. Ces différents acteurs ne pouvant pas être présents tout au long du processus de conception, c’est au concepteur d’essayer de tenir compte de leurs attentes une fois en situation individuelle de conception. Tenir compte des attentes de ces autres acteurs se traduit notamment par la gestion de différentes contraintes ; en conception de sites Web, nous distinguons (Chevalier, 2002) : ● les contraintes liées au commanditaire du site (contraintes–commanditaire). Certaines de ces contraintes sont directement prescrites par le commanditaire dans le cahier des charges alors que d’autres sont inférées par les concepteurs grâce notamment à leurs interactions antérieures avec différents commanditaires. Ces contraintes relèvent d’aspects tels que le coût, le temps de réalisation, etc. ; ● les contraintes liées à l’utilisateur (contraintes–utilisateur). La plupart de ces contraintes ont été élaborées mentalement par les concepteurs au cours de leur propre activité d’utilisateurs du Web. Elles sont très rarement attribuées par les commanditaires, car ceux-ci manquent de connaissances sur ce dont les utilisateurs du Web ont besoin comme informations et sur la façon dont ils peuvent y accéder. Ces contraintes sont de plusieurs types ; dans l’étude présentée ici, nous nous intéressons plus précisément aux contraintes ergonomiques2 (par exemple : le menu doit apparaître sur toutes les pages du site). À l’issue de l’élaboration de cette typologie, une première étude expérimentale a été conduite (Chevalier et Ivory, 2003) : des concepteurs débutants et professionnels devaient réa2
Ces contraintes constituent en quelque sorte des « idées intuitives » émises par les concepteurs pour essayer de réaliser un site facile à utiliser. Malgré ce caractère intuitif, ces contraintes peuvent être rapprochées de certains critères ergonomiques, en étant pour la plupart d’entre elles à un niveau de généralité très élevé, contrairement aux recommandations ergonomiques (beaucoup plus précises que les critères, cf. Bastien et al., 1999). Toutefois nous les nommons contraintes ergonomiques, sans pour autant prétendre qu’il s’agit de contraintes résultant d’une analyse ergonomique.
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liser une maquette électronique d’un site en étant confrontés soit à un cahier des charges comportant des contraintes prescrites par le commanditaire, soit à un cahier des charges sans contrainte. Aucune différence significative entre le nombre de contraintes–commanditaire et celles utilisateur énoncées oralement par les concepteurs n’a été mise en évidence. Cependant, les analyses des maquettes électroniques réalisées ont montré que les concepteurs se focalisent tous sur le respect des contraintes–commanditaire au détriment de celles utilisateur. Cela s’est notamment traduit par un nombre important de problèmes ergonomiques recensés dans leurs maquettes. À l’issue de cette étude, une deuxième expérience a été mise en place, à travers laquelle nous avons essayé d’inciter les concepteurs à changer de point de vue (passer du point de vue du commanditaire à celui de l’utilisateur) en leur demandant non plus de concevoir mais d’évaluer un site réalisé par un tiers (Chevalier, 2005). Une nouvelle fois, les concepteurs n’ont pas tenu compte de façon efficace des besoins des utilisateurs. L’étude expérimentale présentée ici s’inscrit dans la continuité de ces deux précédentes recherches et a pour objectif de proposer un nouveau dispositif expérimental visant à aider les concepteurs à davantage considérer les futurs utilisateurs. 3. Étude expérimentale 3.1. Problématique et hypothèses L’une des particularités de la conception de sites Web réside dans le fait que les concepteurs sont également des utilisateurs du Web, ce qui n’est pas le cas de toutes les activités de conception (par exemple, la conception de produits aérospatiaux). Malgré cette spécificité, des études antérieures ont montré que les concepteurs débutants et professionnels ne parviennent pas à prendre en compte de façon efficace les besoins des futurs utilisateurs en situation de conception ni même en situation d’évaluation d’un site Web (cf. 2.2). Aussi, un nouveau dispositif expérimental est-il proposé ici. Ce dispositif vise à aider les concepteurs à se dégager des contraintes–commanditaire pour davantage tenir compte de celles utilisateur. Pour cela, les concepteurs sont soit confrontés à un cahier des charges ne comportant que des contraintes– utilisateur (contraintes ergonomiques–CCU) soit à un cahier des charges restreint avec la possibilité d’interagir avec un ergonome en lui posant les questions nécessaires à leur activité (CCE). De cette façon, nous espérons aider les concepteurs à se détacher du point de vue du commanditaire pour davantage considérer celui de l’utilisateur. Ce dispositif permettra également d’éprouver deux hypothèses alternatives en termes de statut attribué aux contraintes– commanditaire : ● Hypothèse 1 Selon Darses (1997), les contraintes prescrites dans le cahier des charges, indépendamment de leur nature, seraient perçues par les concepteurs comme des contraintes de validité. Elles seraient alors considérées comme incontournables et traitées en priorité par les concepteurs qui s’attacheraient à les satisfaire et à les propager en inférant d’autres contraintes s’y rattachant. Sur cette base, les concepteurs confrontés au CCU devraient tenir compte davantage de contraintes–utilisateur que de contraintes–commanditaire. En outre, pour ceux confrontés au CCE, les questions posées à l’ergonome devraient majoritairement refléter les besoins de l’utilisateur et non ceux du commanditaire.
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● Hypothèse 2 Les travaux de Newman et Landay (2000) ont montré que le commanditaire étant la personne qui commande le site et la première à évaluer le travail réalisé, le concepteur essaie de le satisfaire en priorité. En outre, les concepteurs professionnels, ayant déjà été confrontés à de réels commanditaires, ont acquis et développé des stratégies et des schémas (d’actions et de connaissances, dans la terminologie de Richard, 2005) qui les conduiraient à tenir compte en priorité du commanditaire par rapport aux utilisateurs. Ici, le statut de validité attribué aux contraintes–commanditaire ne résulte pas du caractère prescrit des contraintes (cf. hypothèse 1), mais du fait qu’elles sont liées au commanditaire du site. Dans cette direction, les concepteurs, quel que soit le cahier des charges à satisfaire, devraient se focaliser à nouveau (c’est-à-dire comme dans l’étude de Chevalier et Ivory, 2003) sur la prise en compte de contraintes–commanditaire au détriment de celles utilisateur. En outre, les questions posées à l’ergonome par les concepteurs devraient être orientées vers les besoins du commanditaire et non vers ceux de l’utilisateur. 3.2. Méthode 3.2.1. Procédure et variables retenues Les concepteurs devaient, pendant une heure et demie environ3, concevoir individuellement une première maquette électronique d’un site Web présentant un concessionnaire automobile (de façon similaire à l’étude conduite par Chevalier et Ivory, 2003 où il s’agissait également de réaliser une première maquette pour ce même concessionnaire). Deux facteurs expérimentaux (intersujets) ont été manipulés dans cette étude : le niveau d’expertise des concepteurs et le type de cahiers des charges. Quatorze concepteurs de sites Web ont participé à cette expérience : ● sept concepteurs débutants (âge moyen : 26 ans ; deux femmes et cinq hommes). Il s’agit d’étudiants ayant suivi une formation d’une semaine pour apprendre à réaliser des pages Web avec l’éditeur Macromedia Dreamweaver. Ces étudiants sont issus de cursus en sciences humaines et n’ont réalisé qu’un ou deux sites dans le cadre de cette formation. Leur niveau d’étude est de cinq ans supérieur au baccalauréat ; ● sept concepteurs professionnels (âge moyen : 28 ans ; sept hommes). Ils travaillent dans le domaine de la conception de sites Web depuis environ cinq ans et ont participé à la réalisation d’une trentaine de sites. Ils travaillent tous avec des éditeurs de pages Web. Aucun des concepteurs n’a suivi de formation en ergonomie des interfaces Web. Par ailleurs, nous avons vérifié qu’aucun des concepteurs n’avait déjà réalisé de sites pour un concessionnaire automobile afin de pouvoir comparer leurs résultats sans que cet aspect puisse influer sur leur activité. Les concepteurs étaient confrontés à l’un des deux cahiers des charges suivants : ● un cahier des charges restreint (CCE) identique à celui attribué dans l’étude de Chevalier et Ivory (2003) avec en plus la possibilité d’interagir avec un ergonome (Annexe 1). Deux 3 Une préétude a montré qu’une heure et demie est suffisante pour les concepteurs professionnels et débutants pour réaliser une première maquette de site Web (Chevalier, 2002).
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méthodes ont été associées : les verbalisations concomitantes à l’activité4 (Ericsson et Simon, 1993 ; Gero et Mc Neill, 1998) et la distribution de l’information à la demande (Bisseret et al., 1988 ; Bonnardel, 2000 ; Rimoldi, 1963). Cette dernière consiste à indiquer au concepteur qu’il peut tout au long de son activité demander à un ergonome les informations dont il a besoin pour résoudre son problème. Les réponses fournies aux concepteurs sont identiques d’un concepteur à l’autre (Annexe 2). Quand les informations demandées sont liées à l’ergonomie, les réponses fournies par l’ergonome sont conformes aux recommandations définies par Bastien et al. (1999), Nielsen (2000) et Nogier (2003) ; ● un cahier des charges orienté utilisateur (CCU). Ici, les concepteurs ne peuvent pas interagir avec l’ergonome, mais disposent d’une liste de contraintes ergonomiques. Pendant qu’ils effectuent leur activité de conception, ils doivent également raisonner à voix haute4. Afin de déterminer quelles contraintes ergonomiques prescrire aux concepteurs dans ce CCU, des internautes ont préalablement évalué un site Web comportant l’ensemble des problèmes ergonomiques identifiés dans les sites réalisés par les concepteurs lors de l’étude conduite par Chevalier et Ivory (2003). Les principaux problèmes ergonomiques rencontrés par les internautes (Chevalier, 2005) ont été reportés dans le CCU sous la forme de contraintes ergonomiques (Annexe 1). La répartition des concepteurs est la suivante (Tableau 1) : Quatre variables dépendantes ont été retenues : ● le nombre et la nature des informations demandées (commanditaire vs utilisateur) à l’ergonome ; ● le nombre et la nature des contraintes (commanditaire vs utilisateur) énoncées oralement par les concepteurs ; ● le nombre et la nature des contraintes (commanditaire vs utilisateur) énoncées et effectivement respectées dans les maquettes réalisées ; ● le nombre de problèmes ergonomiques présents dans les maquettes réalisées. 3.2.2. Recueil et analyses des données Les verbalisations (y compris les questions posées à l’ergonome par les concepteurs confrontés au CCE) et les maquettes électroniques réalisées ont été enregistrées simultanément avec un caméscope. Les maquettes électroniques ont été sauvegardées sous format numérique, ce qui a permis de les utiliser pour les analyser. Les protocoles verbaux des concepteurs ont été entièrement retranscrits et ont donné lieu à un traitement inspiré de la méthode des juges (Caverni, 1988), en ce sens que deux juges ont Tableau 1 Répartition des concepteurs Niveaux d’expertise Débutants Professionnels
Cahiers des charges Interaction avec un ergonome (CCE) Orienté utilisateur (CCU) 3 4 3 4
4 Lorsque les concepteurs arrêtaient de parler, ils étaient relancés au bout d’environ une minute (en référence à Ericsson et Simon, 1993).
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analysé indépendamment tous les protocoles verbaux afin de s’assurer du caractère reproductible des résultats obtenus. Le taux d’accord initial interjuges est de .92 pour atteindre après discussion un accord total. Plus précisément, ces protocoles verbaux ont été analysés à partir d’une grille élaborée sur la base de travaux antérieurs (pour le détail de cette grille, cf. Chevalier, 2002) recensant différentes contraintes et mise à jour en fonction des nouvelles contraintes identifiées dans cette étude. Les juges ont identifié les contraintes énoncées oralement au moins une fois par chaque concepteur selon la typologie définie précédemment, c’est-à-dire en fonction des contraintes–commanditaire et utilisateur (définies dans la partie 2.2). Les maquettes électroniques réalisées par les concepteurs ont également été analysées par les deux mêmes juges. Les analyses visaient à déterminer le nombre de problèmes ergonomiques présents dans celles-ci à partir d’une grille reprenant les recommandations ergonomiques sous-jacentes aux critères ergonomiques spécifiques à la conception de sites Web de Bastien et al. (1999), Nielsen (2000) et Nogier (2003). 3.3. Résultats Les résultats sont présentés dans l’ordre suivant : ● demandes d’informations à l’ergonome (uniquement pour les concepteurs confrontés à l’ergonome–CCE) ; ● contraintes énoncées dans les verbalisations ; ● contraintes respectées dans les maquettes ; ● qualité ergonomique des maquettes réalisées. 3.3.1. Demandes d’informations Les professionnels demandent significativement plus d’informations liées au commanditaire que les débutants (t(4) = –3,005 ; p < 0,05, Fig. 1). En revanche, le niveau d’expertise n’a pas d’effet significatif quant au nombre d’informations demandées liées à l’utilisateur. Tous les concepteurs posent significativement plus de questions liées au commanditaire que de questions liées à l’utilisateur (F(1,10) = 25,805 ; p < 0,0005, Fig. 1).
Fig. 1. Moyenne (et écart-type) des demandes d’informations.
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Parmi les demandes d’informations liées à l’utilisateur, seulement en moyenne une information liée à l’ergonomie est demandée par les débutants et deux par les professionnels (cf. Annexe 2 pour l’ensemble des questions posées et les réponses fournies) ; la différence n’est pas significative. Les demandes d’informations d’ordre ergonomique ont été analysées en fonction de la classification des critères et recommandations ergonomiques de Bastien et al. (1999), Nielsen (2000) et Nogier (2003). Seule l’une des questions posées se trouve dans le cahier des charges orienté utilisateur (CCU), c’est-à-dire qu’elle concerne un problème ergonomique à la fois récurrent dans les sites Web réalisés par les concepteurs et identifiés par les internautes dans l’étude de Chevalier (2005). Cette question fait référence au contraste texte–fond de la page. 3.3.2. Contraintes énoncées Toutes les informations demandées ont pris le statut de contraintes (pour les concepteurs confrontés au CCE), aussi sont-elles comprises dans le nombre de contraintes énoncées par les concepteurs. ● Contraintes–commanditaire Les professionnels énoncent significativement plus de contraintes–commanditaire que les débutants (F(1,10) = 52,319 ; p < 0,0001, Fig. 2). Les concepteurs confrontés à l’ergonome (CCE) énoncent significativement plus de contraintes–commanditaire que ceux confrontés au cahier des charges orienté utilisateur (CCU) [F(1,10) = 4,846 ; p < 0,05]. ● Contraintes–utilisateur Le niveau d’expertise n’a pas d’effet significatif quant à la prise en compte orale de contraintes–utilisateur (Fig. 2), en revanche on note un effet significatif du cahier des charges en faveur du CCU (F(1,10) = 12,427 ; p < 0,01). Un effet d’interaction entre l’expertise et le cahier des charges est également apparu (F(1,10)=5,818 ; p < 0,05) : les débutants confrontés au CCU prennent en compte significativement plus de contraintes–utilisateur que les débutants confrontés au CCE (F(1,5) = 31,801 ; p < 0,005), alors qu’il n’y a pas de différence significative pour les professionnels. Plus précisément, concernant les contraintes ergonomiques (Fig. 3), les concepteurs confrontés au CCU en énoncent significativement plus que ceux confrontés au CCE (F(1,10) = 61,929 ; p < 0,0001). Il n’y a pas d’effet significatif de l’expertise. Les contraintes ergonomiques inférées par les concepteurs font principalement référence aux critères ergonomiques guidage (de 40 à 50 % des contraintes inférées selon les groupes de concepteurs), charge de travail pour les débutants (CCU : 20 % et CCE : 27,3 %) et compatibilité pour les professionnels
Fig. 2. Nombre moyen (et écart-type) de contraintes–commanditaire et utilisateur énoncées par les concepteurs.
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Fig. 3. Nombre moyen (et écart-type) de contraintes ergonomiques énoncées oralement par les concepteurs.
(CCU : 21,4 % et CCE : 24 %). La prise en compte importante de contraintes liées au critère compatibilité est nouvelle par rapport aux deux précédentes études, en ce sens que les concepteurs s’étaient focalisés sur des contraintes relevant des critères guidage et charge de travail (Fig. 3). En résumé, on note un effet d’interaction entre le cahier des charges et la nature des contraintes énoncées (F(1,10) = 8,212 ; p < 0,05, Fig. 2). Les concepteurs confrontés au CCU énoncent significativement plus de contraintes–utilisateur que de contraintes–commanditaire (F (1,7) = 16,44 ; p < 0,005). En revanche, il n’y a pas de différence significative entre ces deux types de contraintes pour les concepteurs confrontés au CCE. 3.3.3. Respect dans les maquettes des contraintes énoncées En termes de proportion, les concepteurs respectent significativement plus de contraintes– commanditaire que de contraintes–utilisateur (F(1,10) = 67,847 ; p < 0,0001, Fig. 4). En ce qui concerne plus particulièrement les contraintes–commanditaire respectées par les concepteurs, on note que les débutants en respectent significativement plus que les profession-
Fig. 4. Proportions en % (et écart-type) des contraintes–commanditaire et utilisateur énoncées oralement et respectées par les concepteurs.
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Fig. 5. Pourcentage moyen (et écart-type) de contraintes ergonomiques prescrites et inférées respectées dans les maquettes réalisées.
nels (F(1,10) = 20,975 ; p < 0,001). Il n’y a pas d’effet significatif du cahier des charges (Fig. 4). Concernant le respect des contraintes–utilisateur, l’expertise n’a pas d’effet significatif. En revanche, les concepteurs confrontés au CCU en respectent significativement plus que ceux confrontés au CCE (F(1,10) = 5,345 ; p < 0,05, Fig. 4). Plus précisément, concernant le respect des contraintes ergonomiques, ni l’expertise ni le cahier des charges n’ont d’effet significatif (Fig. 5). Toutefois, on note que les concepteurs respectent une proportion importante de contraintes ergonomiques prescrites dans le CCU mais beaucoup moins celles qu’ils infèrent : environ 80 % des contraintes ergonomiques prescrites dans le CCU sont respectées vs en moyenne 56,3 % de celles inférées par les débutants et seulement 14,3 % par les professionnels (Fig. 5). 3.3.4. Qualité ergonomique des maquettes électroniques Les maquettes des professionnels comportent significativement moins de problèmes ergonomiques que celles des débutants (F(1,10) = 5,937 ; p < 0,05). En revanche, il n’y a pas de différence significative due au cahier des charges (Fig. 6).
Fig. 6. Nombre moyen (et écart-type) de problèmes ergonomiques introduits dans les maquettes.
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Fig. 7. Page élaborée par un concepteur débutant–CCE.
Fig. 8. Page élaborée par un concepteur professionnel–CCE.
Les problèmes ergonomiques introduits dans les maquettes sont souvent récurrents, ils se retrouvent à la fois dans cette étude et dans celle conduite par Chevalier et Ivory (2003). Par exemple, les maquettes ne sont pas conçues pour de petits écrans avec une faible résolution (Fig. 7), les pages sont souvent trop longues à cause de textes trop longs (Fig. 8), etc. 4. Discussion L’étude présentée dans cet article s’inscrit dans la continuité de travaux antérieurs ayant mis en évidence que les concepteurs débutants et professionnels ont des difficultés à tenir compte des besoins des futurs utilisateurs, que cela soit en situation de conception ou d’évaluation de sites Web ; en conception, ils privilégient tous les contraintes–commanditaire. Ainsi, l’étude présentée ici poursuit deux objectifs : ● essayer d’aider les concepteurs à se dégager des contraintes–commanditaire pour davantage considérées celles utilisateur, et ; ● éprouver deux hypothèses alternatives en termes de statut attribué aux contraintes–commanditaire (cf. 3.1).
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4.1. Informations demandées et contraintes énoncées Les résultats obtenus dans cette étude montrent que les concepteurs professionnels se focalisent davantage que les débutants sur les besoins du commanditaire (nombre d’informations demandées et nombre de contraintes–commanditaire inférées). Aussi, bien qu’en réalité un site Web s’adresse à la fois au commanditaire et aux utilisateurs, les professionnels essaientils à travers la réalisation d’une première maquette de convaincre le commanditaire ? Ces résultats rejoignent ceux obtenus par Newman et Landay (2000) et tendent à confirmer l’hypothèse 2, en ce sens que ce ne serait pas le caractère prescrit des contraintes–commanditaire qui conduirait les professionnels à les considérer comme importantes mais le fait qu’elles soient liées à cet acteur. Novick (1992) et Shanteau (1992) ont montré que les experts d’un domaine donné, contrairement aux novices, parviennent à sélectionner les informations qui leur paraissent pertinentes pour résoudre leur problème. Dans notre étude, la sélection des informations pertinentes par les professionnels s’est traduite par une prépondérance des contraintes–commanditaire par rapport aux débutants. La sélection de ces informations peut être due à l’acquisition de schémas d’actions et de connaissances fondés sur des problèmes résolus antérieurement (Richard, 2005), dont disposent les professionnels comme l’illustre l’extrait de protocole suivant : « On peut mettre une partie contacts, c’est ce que je fais à chaque fois » (concepteur professionnel– CCU). Les informations sélectionnées, pertinentes à leurs yeux, leur permettraient alors de compléter les variables du schéma activé, en identifiant des ressemblances entre le problème courant et des problèmes anciennement résolus (Holyoak, 1985 ; Richard, 2005). En effet, les concepteurs professionnels, ayant déjà réalisé des sites, disposent d’éléments de solution et/ou de procédures de résolution qu’ils peuvent adapter au problème courant, ce qui n’est pas le cas des concepteurs débutants qui n’ont réalisé qu’un ou deux sites Web au cours de leur formation. En revanche, les débutants utilisent leurs connaissances d’utilisateurs pour inférer des contraintes–commanditaire et proposent des solutions inspirées de sites visités, comme le montrent les deux extraits suivants : « Sur la bannière du haut il faut mettre son historique, le plan d’accès, contactez-nous. Parce que souvent dans les sites Web, c’est ce qu’ils font, ils mettent ça là » (CCE). « Même si l’historique du concessionnaire est trop long et que c’est le genre de truc que je ne lirai jamais, je vais le mettre car on en voit très souvent sur le Web » (CCU). En ce qui concerne la prise en compte des besoins des futurs utilisateurs, les concepteurs demandent peu d’informations liées à cet acteur et seulement une à deux informations demandées concernent des aspects ergonomiques. Aussi, les concepteurs se focalisent-ils à nouveau sur les besoins du commanditaire et non sur ceux de l’utilisateur, même face à un ergonome (dans le cas du CCE). Ces résultats vont donc dans le sens de l’hypothèse 2. Toutefois, on observe que les concepteurs confrontés au cahier des charges comportant des contraintes ergonomiques (CCU) prennent en compte significativement plus de contraintes–utilisateur que de contraintes–commanditaire. Par conséquent, lorsque les concepteurs doivent traiter le CCU, ils parviennent à considérer les contraintes ergonomiques prescrites dans celui-ci et à en inférer d’autres. En revanche, lorsqu’ils sont confrontés à l’ergonome (CCE), ils considèrent moins de contraintes–utilisateur et n’utilisent que très peu les possibilités d’échanges offertes avec l’ergonome ; seules une à deux questions précises sont demandées. Seule une question récurrente a été posée par les concepteurs, qui consiste à demander à l’ergonome un avis général et
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approximatif relatif à l’interface Web : « Est-ce que vous pensez que la page, la fonction, etc. sera facile à utiliser par les internautes ? ». Cette question reflète une représentation partielle et très approximative que les concepteurs ont des futurs utilisateurs, ce qui pourrait expliquer en partie les difficultés qu’ils rencontrent à tenir compte efficacement des besoins des futurs utilisateurs. Cette représentation partielle et approximative peut pour sa part être attribuée au fait que les concepteurs n’ont pas de formation en ergonomie des interfaces Web et que de ce fait, les contraintes ergonomiques qu’ils infèrent émanent de leur propre activité d’utilisateurs du Web. Or, les concepteurs sont certes des internautes, mais ils ne sont plus des utilisateurs lambda, au contraire ils sont devenus des utilisateurs expérimentés : les concepteurs participant à notre étude attestent tous naviguer quotidiennement plusieurs heures depuis plus de cinq ans et utilisent l’ensemble des possibilités offertes par Internet (messagerie, forum…). Ce faisant, ils ont pu développer certaines procédures qui leur permettent de dépasser certaines difficultés de navigation que pourraient rencontrer des utilisateurs novices et à ne pas en tenir compte lorsqu’ils créent des sites (ce qui se rapproche de ce que Van Duyne et al. (2002), appellent l’égobiais). 4.2. Respect des contraintes énoncées et qualité ergonomique des maquettes Tous les concepteurs respectent significativement plus de contraintes–commanditaire que de contraintes–utilisateur. Par conséquent, induire le point de vue de l’utilisateur par l’orientation du cahier des charges ou en leur offrant la possibilité d’interagir avec un ergonome ne permet pas suffisamment aux concepteurs de se détacher des contraintes–commanditaire. Ce résultat va dans le sens de l’hypothèse 2, c’est-à-dire que le commanditaire serait considéré comme l’acteur principal, les concepteurs se focaliseraient alors sur la satisfaction de celui-ci au détriment des futurs utilisateurs. La focalisation des concepteurs sur le respect des contraintes–commanditaire au détriment de celles utilisateur a de nouveau des répercussions sur les maquettes de sites réalisées : il n’y a pas d’amélioration de la qualité ergonomique entre les maquettes réalisées lors de l’étude conduite par Chevalier et Ivory (2003) et celles réalisées dans cette étude. Les résultats obtenus lorsque les concepteurs sont confrontés au CCU restent néanmoins encourageants. En effet, dans l’étude de Chevalier et Ivory (2003), les concepteurs n’avaient respecté qu’environ 20 % des contraintes–utilisateur, dont très peu de contraintes ergonomiques. En revanche, dans l’étude présentée ici, les concepteurs respectent de 60 à 70 % des contraintes–utilisateur (toutes confondues) et environ 65 % des contraintes ergonomiques énoncées. Plus précisément, pour les concepteurs confrontés au CCU, environ 80 % des contraintes ergonomiques prescrites dans le cahier des charges sont respectées contre seulement environ 35 % de celles inférées. D’après ces résultats, les contraintes ergonomiques prescrites dans le CCU seraient considérées par les concepteurs comme des contraintes de validité et de ce fait respectées dans les maquettes, contrairement aux contraintes ergonomiques qu’ils infèrent. Les contraintes ergonomiques prescrites dans le CCU ont pu être perçues par les concepteurs comme des contraintes émanant du commanditaire, et obtenir de ce fait le statut de validité. Quant à celles que les concepteurs ont inférées, elles ont pu être considérées comme des contraintes de préférence et être négligées par les concepteurs (en particulier les professionnels), qui se sont alors focalisés sur celles potentiellement attribuées par le commanditaire (les prescrites). En outre, les contraintes ergonomiques qui sont prescrites dans le CCU sont très précises et peuvent donc être opérationnalisées dans les maquettes, alors que celles
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inférées ont très souvent un caractère général qui ne leur permet pas d’être directement appliquées dans les maquettes (par exemple : « les textes doivent être lisibles » est différent de « utiliser de l’Arial ou diviser les textes en paragraphes »). 5. Conclusion Les objectifs de cette étude expérimentale étaient d’aider les concepteurs à se dégager des contraintes–commanditaire pour davantage tenir compte de celles utilisateurs et de tester deux hypothèses en termes de statut attribué aux contraintes–commanditaire. Les résultats obtenus montrent que le cahier des charges influe sur les contraintes–commanditaire énoncées oralement par les concepteurs : tous infèrent significativement plus de contraintes–commanditaire lorsqu’ils sont confrontés au CCE qu’au CCU. Pour les contraintes–utilisateur, le cahier des charges n’a d’effet que pour les débutants : ceux confrontés au CCU en infèrent significativement plus que ceux confrontés au CCE. En ce qui concerne le respect des contraintes énoncées, tous les concepteurs respectent davantage de contraintes– commanditaire que de contraintes–utilisateur. Toutefois, le CCU influe sur le respect des contraintes–utilisateur : les concepteurs confrontés au CCU en respectent significativement plus que ceux confrontés au CCE. D’après ces résultats, le statut de validité attribué aux contraintes–commanditaire serait dû à l’importance accordée au commanditaire et non uniquement au caractère prescrit de ces contraintes (en faveur de l’hypothèse 2). En revanche, pour que les contraintes–utilisateur obtiennent le statut de contraintes de validité (et donc obligatoires), elles doivent être prescrites dans le cahier des charges (sinon elles n’obtiendraient que le statut de contraintes de préférence). Sur la base de ces premiers résultats, il semblerait opportun de fournir aux concepteurs des contraintes liées à l’utilisateur très précises dès le début de leur activité de conception (comme ici avec le CCU) pour les aider à développer une activité centrée utilisateurs. Cette piste de recherche est actuellement approfondie par des études complémentaires. Certaines d’entre elles ont trait au système informatique MetroWeb d’aide à la conception de sites Web (Mariage et Vanderdonckt, 2003). MetroWeb dispose d’une base de connaissances qui présente des contraintes ergonomiques et leur application. L’une de nos études montre que MetroWeb aide les concepteurs professionnels à changer de point de vue sur la situation de conception, c’està-dire à prendre en compte plus de contraintes–utilisateur (contraintes qui émanent en grande partie de la base de connaissances de MetroWeb) que de contraintes–commanditaire (Chevalier et al., 2005). Cela a des répercussions sur la qualité ergonomique des maquettes réalisées : les concepteurs utilisant MetroWeb introduisent significativement moins de problèmes ergonomiques que ceux ne l’utilisant pas. Remerciements Les auteurs remercient Daniel Martins, Julien Cegarra, les experts de la revue pour l’intérêt porté à ce texte, ainsi que les concepteurs pour leur participation.
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Annexe A. Consignes et cahiers des charges Pour l’ensemble des concepteurs (confrontés au CCU ou au CCE), nous commençons par : « Le concessionnaire de la marque Peugeot situé à Aix-en-Provence, Bernier–A.G.A., désire présenter trois de ses nouveaux modèles : la 106, la 206 et la 306. Pour répondre à cet appel d’offre, le concessionnaire souhaite que le concepteur réalise une première maquette électronique de son futur site web ». Pour les concepteurs confrontés au cahier des charges orienté utilisateur (CCU) — comportant les contraintes ergonomiques — nous ajoutons les contraintes suivantes : « Quelques spécifications relatives au contenu de son futur site sont fournies : ● ● ● ● ● ● ● ● ● ● ●
toujours mettre le logo à côté de la barre de navigation ; mettre un repère dans la barre de navigation sur le lien correspondant à la page ; le contraste texte–fond doit être soutenu ; éviter les textes trop longs ; le menu doit être présent sur toutes les pages ; les pages ne doivent pas être longues ; ne pas mettre des informations superflues qui risquent de distraire l’internaute ; toutes les pages du site Web doivent avoir la même structure ; les liens doivent refléter le contenu des pages de destination ; ne pas souligner des mots du texte qui ne sont pas des liens ; utiliser une police de caractères standard, comme Arial, Helvetica ou Times ».
Pour les concepteurs confrontés à l’ergonome comme interlocuteur (CCE), nous ajoutons : « Je suis ergonome. Je m’occupe des sites Web des concessionnaires Peugeot de la région. Mon travail consiste à garantir que les sites Web soient adaptés à nos futurs clients internautes et qu’ils seront faciles à utiliser. Aussi, vous pourrez, pour réaliser cette maquette, me poser des questions relatives aux informations dont vous avez besoin pour cela. Je suis là pour y répondre ». Ensuite, pour tous les concepteurs (confrontés au CCU ou au CCE), nous continuons : « Voici des documents fournis par le concessionnaire afin de réaliser la maquette en question. Certains sont également en version numérique sur ces disquettes. Vous pouvez dès à présent commencer votre activité de conception. Vous disposez pour cela (du cahier des charges pour ceux confrontés au CCU) et de feuilles blanches A4 ». Annexe B. Répartition des demandes d’informations liées à l’ergonomie Question 1
Le nom du concessionnaire doit-il être sur toutes les pages ?
Réponse donnée
Oui, le nom du concessionnaire doit apparaître sur chacune des pages afin que l’internaute puisse identifier qu’il est toujours sur son site Certaines informations doivent apparaître sur chaque page, comme l’e-mail de l’auteur ou Webmestre ou la date de la dernière mise à jour
Recommandation ergonomique correspondante Classification d’après Bastien et al. (1999) :
Guidage– Incitation
Concepteurs l’ayant posée : deux débutants deux professionnels
Présente dans le cahier des charges utilisateur ? Non
A. Chevalier, L. Vuillemin-Gioarà / Psychologie française 51 (2006) 55–72 Question 2 Réponse donnée Recommandation ergonomique Classification Question 3 Réponse donnée Recommandation ergonomique Classification
Question 4 Réponse donnée Recommandation ergonomique Classification Question 5 Réponse donnée Recommandation ergonomique Classification
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Les internautes vont-ils comprendre à quoi correspondent ces liens ? Il est nécessaire de vérifier que les liens sont faciles à comprendre. Ils ne doivent donc pas utiliser de termes difficiles Les liens ne doivent pas utiliser de termes difficiles Guidage– Concepteurs l’ayant posée : deux Présente dans le CCU ? Non Incitation professionnels Normalement les liens sont soulignés ? Oui, il est recommandé de souligner les textes qui sont des liens Les liens doivent être soulignés Guidage– Concepteur l’ayant posé : un profesPrésente dans le CCU ? Non groupesionnel ment distinction par le format Pensez-vous que le texte ressorte assez sur ce fond ? Le texte doit de préférence être écrit en foncé sur un fond clair Le contraste texte–arrière-plan doit être soutenu (noir sur fond blanc) ; éviter les couleurs complémentaires (vert sur fond rouge) Guidage– Concepteur l’ayant posée : un profes- Présente dans le CCU ? Oui Lisibilité sionnel Est-ce que ces images ne vont pas être trop lourdes à télécharger ? Il faut savoir qu’une page Web ne doit pas excéder 35 Ko pour être téléchargée en moins de dix secondes Limiter le poids–taille des images pour le téléchargement afin que la page soit chargée en moins de dix secondes Compati- Concepteur l’ayant posé : un débutant Présente dans le CCU ? Non bilité
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