Apport de la théorie des enveloppes psychiques à la compréhension des conduites de scarifications à l’adolescence

Apport de la théorie des enveloppes psychiques à la compréhension des conduites de scarifications à l’adolescence

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 57 (2009) 146–153 Article original Apport de la théorie des enveloppes psychiques à la compréhensi...

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 57 (2009) 146–153

Article original

Apport de la théorie des enveloppes psychiques à la compréhension des conduites de scarifications à l’adolescence Scarring behaviours during adolescence and theory of the psychic enveloppes F. Lamotte a,∗ , J. Malka b , P. Duverger c a

Service de pédopsychiatrie ouest, CESAME, 4, rue Larrey, 49100 Angers, France b CHU, 4 rue Larrey, 49000 Angers, France c PU–PH, CHU d’Angers, 4, rue Larrey, 49000 Angers, France

Résumé Les conduites de scarifications à l’adolescence sont devenues extrêmement fréquentes. Leur définition est d’autant plus complexe qu’elles sont transnosographiques. Nous proposons de nous intéresser ici aux scarifications débutant à l’adolescence, c’est-à-dire inhérente au travail psychique spécifique à cet âge, infligées par l’adolescent lui-même, répétitives, avec une conscience de soi préservée, même fragile et fluctuante. Dès lors, selon notre hypothèse, les scarifications témoigneraient d’une effraction de l’enveloppe psychique du jeune sous le poids des remaniements identitaires et pulsionnels. Cette effraction mettrait à jour la défaillance du « Moi-peau », mais tenterait également selon nous d’y remédier, en restaurant une enveloppe psychique par la sensation de l’enveloppe cutanée. Les conduites de scarifications témoigneraient alors d’une fragilité de l’enveloppe psychique en lien avec un avatar des primorelations du jeune. © 2009 Publi´e par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Scarification ; Enveloppe psychique ; Moi-peau ; Adolescence

Abstract Scarring behaviours during adolescence are now extremely frequent. It is quite complex to definite them since you can find them in different pathologies. Our purpose is to concentrate our attention on the scarring starting at the adolescence (period in life with a specific mental work out), inflicted to oneself, in a repetitive way, with a preserved self-awareness, although fragile and fluctuating. Our assumption is that scarring could point out a break-through the psychic enveloppe of the youngster under the pressure of various modifications of identity and drive. The “breaking-through” would point out the weakness (or failure) of the ego skin but would try to cope with it, trying to restore a psychic enveloppe with the sensations from the skin. Then, scarring behaviours would testify a weakness of the psychic enveloppe, related to troubles in the first relationships of the youngster. © 2009 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Scarring behaviours; Psychic enveloppe; Ego skin; Adolescence

1. Introduction La rencontre avec une adolescente qui se scarifie nous a conduit à relire les travaux d’Anzieu sur le Moi-peau et les enveloppes psychiques. Dès lors, le constat d’une intrication étroite entre peau et structuration psychique va soulever de multiples



Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (F. Lamotte).

0222-9617/$ – see front matter © 2009 Publi´e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.neurenf.2009.01.002

axes de réflexion, surtout à l’adolescence, période de remaniements psychiques importants : les scarifications sont-elles en lien avec une effraction psychique ? Quel est alors le rôle joué par le travail psychique inhérent à l’adolescence ? Ce travail peut-il venir faire effraction dans l’enveloppe psychique de l’adolescent ? Dès lors, pourquoi l’enveloppe psychique de certains adolescents est-elle plus fragile ? Quel est le rôle joué par les interactions précoces ? Enfin, en se coupant la peau, les adolescents tentent-ils de symboliser leur souffrance ? Ou est-ce une tentative d’y remédier ?

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2. Peau et structuration psychique : le Moi-peau L’importance des échanges tactiles dans le développement somatopsychique de l’enfant a été développée par les psychanalystes à partir du milieu du xxe siècle, notamment à l’occasion d’études portant sur les effets psychiques des carences maternelles. Les théories développées par Spitz [19], Bowlby [6] et Winnicott [20,21] soulignent le rôle essentiel des interactions précoces dans le développement psychique du nourrisson. C’est à partir d’elles que Anzieu [2] va développer son concept de Moi-peau. 2.1. Le Moi-peau 2.1.1. Définition L’idée du Moi-peau vient de la nécessité d’une enveloppe narcissique qui assure à l’appareil psychique un bien-être de base. En voici la définition : « Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au moment où le Moi psychique se différentie du Moi corporel sur le plan opératif et reste confondu avec lui sur le plan figuratif » [2].

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• intériorisation de l’interface qui devient une enveloppe psychique contenant les contenus psychiques ; • intériorisation de l’entourage maternant qui devient le monde intérieur des pensées, des images, des affects. Ce qui est essentiel à retenir ici c’est le rôle des pulsions, et notamment de la pulsion d’attachement, dans la genèse et le développement du Moi-peau. À la suite de Cupa [8] soulignons que « ce n’est pas tant la peau que les investissements psychiques de celle-ci qui permettent la constitution d’un fantasme de peau imaginaire ou Moi-peau ». L’articulation contenant (enveloppe psychique) et contenu (pulsion) permet l’élaboration du monde interne. Ainsi avec les travaux d’Anzieu [1–4] nous sommes passés d’une psychanalyse qu’on aurait pu dire jusque-là surtout « orificielle » à une psychanalyse plus « cutanée ». Comme le précise Golse [11], « la psychanalyse des orifices visait surtout les contenus par le biais des traumatismes par excès ou par intrusion, alors que la psychanalyse cutanée vise surtout les contenants par le biais des traumatismes en creux liés à une défaillance des enveloppes ». L’une et l’autre de ces approches psychanalytiques s’enrichissent dans un jeu dialectique. 2.2. L’enveloppe psychique

2.1.2. Les huit fonctions du Moi-peau Anzieu faisant un parallèle avec la peau va reconnaître huit fonctions au Moi-peau : • une « fonction de maintenance (ou consistance) du psychisme ; • une fonction contenante ; • une fonction de constance du Moi-peau ; • une fonction de signifiance et d’inscription des traces sensorielles du Moi-peau ; • une fonction de correspondance, d’intersensorialité ou de consensualité ; • une fonction d’individuation du Moi-peau. Le Moi-peau de plus sexualise et soutient l’excitation sexuelle ». Il permet enfin l’« énergisation », la recharge libidinale du fonctionnement psychique. 2.1.3. Le Moi-peau comme interface L’enveloppe de l’entourage maternant « sur mesure » permet d’individualiser le bébé en lui apportant la confirmation de son individualité. La nécessité, pourtant, d’un écart progressif entre feuillet externe (du côté de la mère) et feuillet interne (du côté du corps propre) laisse au Moi la possibilité de ne pas se faire comprendre : « avoir un Moi, c’est pouvoir se replier sur soimême ». Se constitue dans le système interactif mère–enfant une interface figurée par le « fantasme d’une peau commune » à la mère et à l’enfant : d’un côté la mère, de l’autre l’enfant. C’est à partir de ce fantasme de peau commune que l’enfant va acquérir un Moi-peau qui lui appartient en propre, selon un processus de double intériorisation :

Les travaux de Bion [5] sont déterminants dans l’élaboration du concept d’enveloppe psychique. Cet auteur décrit, dès 1962, une relation contenant/contenu et une fonction contenante incombant à l’objet externe. Dans son livre Aux sources de l’expérience [5], il part de la théorie de l’identification projective de Mélanie Klein [15] pour introduire un tout nouveau concept. Bion propose qu’un objet, le plus souvent la mère, serait chargé de contenir les projections du bébé à un âge ou dans une situation où il n’est pas en mesure d’assurer lui-même la transformation nécessaire de ses éprouvés corporels pour les assimiler psychiquement. Il ne s’agit nullement d’un simple dépôt dans la mère de ce qui embarrasse la psyché de l’enfant, mais bien d’une transformation, dans la dyade mère/enfant, d’éprouvés inassimilables psychiquement, les éléments ␤, en expériences mentalisables qui sont nécessairement inscrites dans une relation à autrui. La fonction contenante de la mère consiste à les recevoir et à les transformer (grâce à la capacité de rêverie maternelle) en éléments assimilables psychiquement, les éléments ␣. C’est donc au sein de cette dyade mère–bébé que se tisse l’enveloppe psychique, espace au sein duquel les processus de pensée vont se développer. Les contenants jouent un rôle dans la genèse de la pensée ; l’espace a des propriétés psychiques. Afin d’appréhender l’espace psychique de nos patients, Anzieu [3] a développé le concept de signifiants formels. Les signifiants formels sont constitués d’images proprioceptives, tactiles, posturales. . . il s’agit d’une transformation d’un corps dans l’espace qui entraîne une destruction ou une déformation (par exemple : un appui s’effondre, un trou aspire, un corps solide traversé). L’auteur résume lui-même ainsi sa pensée : « les

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signifiants formels sont pertinents pour décrire la construction du Moi ; ils sont aisément métaphorisables ; ils permettent le repérage des enveloppes psychiques et de leurs altérations ; leur identification est utile au psychanalyste pour interpréter, avant le conflit pulsionnel, les altérations de l’espace psychique et des fonctions du Moi ». À la suite de Houzel [13,14] nous pensons qu’il est nécessaire d’éviter une conception statique de l’enveloppe psychique. Il ne s’agit nullement de mettre quelque chose dans autre chose, comme une lettre dans une enveloppe mais bien d’une relation dynamique entre les deux pôles de la relation contenant/contenu. Cela revient à dire que le psychisme construit lui-même sa propre enveloppe, sous l’effet des forces qui l’animent de l’intérieur, ce que l’on appelle les pulsions dans la théorie psychanalytique, et au contact de la réalité extérieure et de ses contraintes ». De plus, la mise en place des enveloppes psychiques est une étape essentielle pour permettre l’accès à la symbolisation. Elle en constitue en quelque sorte une étape préliminaire. C’est grâce à l’enveloppe psychique que la sensation cutanée va accéder au statut de perception, puis pourra être liée à l’émotion. Le penser va alors permettre que progressivement la pensée s’organise.

3. Cas clinique 3.1. Premières rencontres Véra a 15 ans lorsque je la rencontre pour la première fois. Elle se présente pour un envahissement anxieux important. À mon entrée dans la chambre je suis frappée par la présentation de cette jeune fille. Véra est assise sur le lit, elle porte un débardeur laissant ses bras dénudés : l’ensemble de sa peau ainsi découverte laisse apparaître de multiples cicatrices de scarifications et de brûlures de cigarettes. Ces lésions m’interrogent sur leur valeur réflexive, dans la mesure où Véra ne peut ou refuse d’en parler. Un suivi ambulatoire s’organise. Véra se présente de manière très irrégulière aux consultations et reste le plus souvent muette. Quelques semaines après le début de sa prise en charge, elle révèle à l’assistante sociale du collège, des abus sexuels de la part de ses deux frères aînés, violences dont elle aurait été victime pendant l’enfance. Véra est alors placée en urgence dans un foyer sur décision de justice.

3.2. Antécédents et biographie Parmi les antécédents familiaux il faut noter l’existence de trois tentatives de suicide du père de Véra (avant sa naissance), ainsi que de son grand-père paternel et d’un oncle paternel. La mère de Véra aurait également fait une tentative de suicide à l’âge de 16 ans. Dans ses propres antécédents on retrouve, en outre, un prolapsus mitral et un asthme d’effort qui contre-indiquent toute activité sportive. Véra est en troisième préprofessionnelle, ses résultats sont en baisse. Elle est la dernière d’une fratrie de six.

3.3. Suivi ambulatoire Véra est une jeune fille d’allure androgyne, mince ; elle porte de longs cheveux et s’habille volontiers à la « garc¸onne » : jean, sweet-shirt et basket. Elle connaît des difficultés de verbalisation importantes en entretien. Elle affirme « n’avoir aucune attente » par rapport à ces rencontres. On perc¸oit un sentiment d’intrusion assez violent et une agressivité latente. Lorsqu’elle se présente aux entretiens c’est pour demander leur arrêt, elle veut « qu’on la laisse couler ». Elle exprime alors une méfiance envers les adultes : « je leur parle peu “où” je leur parle et après je les feinte » ; « je les rencontre puis je m’éloigne et je reviens ». Elle dit ne pouvoir se livrer qu’à un seul adulte de son collège : la conseillère principale d’éducation et depuis son placement à une éducatrice en particulier. Véra interrompt toujours ses entretiens elle-même, de manière intempestive : « c¸ a remonte et c¸ a reste coincé aux yeux », dit-elle, « il faut que je sorte ». Véra est ambivalente : elle conteste l’intérêt de ces rencontres mais s’y présente très régulièrement. Peu à peu une relation transférentielle s’amorce. Véra met en lien ses angoisses avec la reviviscence d’images traumatiques : « je vois différentes époques de ma vie, avec mes frères. . . ». Elle décrit, au moment des scarifications, un mouvement de retrait sensoriel et relationnel total « j’entends les voix (de mes éducateurs) mais je ne les reconnais pas » ; « quand je me coupe j’atterris, c¸ a fait sortir le mal » ; « je dois me faire mal pour me sentir vivante » ; « c¸ a soulage ». On perc¸oit bien ici sa difficulté à décrire de probables moments de déréalisation : « je ne sais plus où je suis, je ne reconnais rien », « parfois je suis vide, absente, là je me coupe et je remarque après ». Elle peut alors utiliser n’importe quel objet coupant. Elle se scarifie les bras, le ventre et les cuisses. Ses seins portent également des cicatrices de brûlures de cigarettes. Les cicatrices impriment des traces linéaires, parfois des initiales (le plus souvent celles d’autres jeunes filles du foyer). Véra dort très peu, elle lutte contre le sommeil, « j’ai peur de perdre le contrôle », « dès que la nuit arrive, c¸ a monte, c¸ a s’amplifie (la peur) ». Elle peut rester des heures dans son lit, jusqu’à ce que cela devienne intolérable et qu’elle se cogne dans les meubles de sa chambre. Les passages à l’acte sont de plus en plus fréquents. Après avoir été recousue, Véra arrache ses points de sutures et entretient les plaies pour « souffrir autant que (ses) camarades ». Il existe en effet dans le foyer des identifications groupales importantes. Par exemple, les jeunes filles fuguent ou prennent des toxiques ensembles. Véra progressivement va se déscolariser. Elle fugue de plus en plus fréquemment du foyer, fugues au cours desquelles elle se fait « tabasser » et va même jusqu’à se prostituer pour obtenir des toxiques. Les angoisses d’abandon deviennent alors manifestes. Les mots manquant dès lors pour décrire ses angoisses, Véra s’engouffre dans la voie du passage à l’acte. Dans ce contexte, un relais avec le secteur de pédopsychiatrie est organisé.

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Véra rejette initialement cette idée catégoriquement : « pour une fois que j’ai le choix ! » dit-elle. Véra refuse le plus souvent dans un premier temps les propositions qui lui sont faites, puis les accepte, dans une tentative probable de réappropriation de son histoire, ainsi que de son désir propre. 3.4. Prise en charge sectorielle Elle rencontre finalement l’équipe du secteur de pédopsychiatrie. Elle exprime d’emblée une méfiance importante, « je suis une cause perdue », mais accepte cependant les ateliers proposés. Rapidement devant la gravité de ses mises en danger au cours des fugues, une hospitalisation lui est imposée. 3.4.1. Pendant l’hospitalisation Les premiers jours sont marqués par des conduites d’oppositions massives, Véra réclame sa sortie, inhale et boit tout ce qu’elle trouve, fugue du service et se scarifie. Elle se présente alors devant l’équipe infirmière les poignets ensanglantés « c¸ a me fait du bien, c¸ a me soulage de me faire du mal quand je ne vais pas bien ». L’ensemble de ces gestes paraît impulsif et en lien avec des angoisses massives. En entretien, Véra ne peut verbaliser. Son discours reste le même. « Vous ne pouvez rien pour moi » ; « je ne sais pas ». Elle suce son doigt jusqu’à se faire des plaies « comme c¸ a, par réflexe » et arrache au fur et à mesure avec ses dents les points de sutures que nous réalisons. Par ces conduites Véra s’enveloppe d’une douleur physique continue, mais également d’une présence, car les plaies imposent des soins de nursing fréquents. Elle concentre alors toute l’attention de l’équipe soignante sur elle, comme une seconde peau, nos regards l’enveloppent. Nous remarquons que son hygiène est très relative. À son admission un traitement antipoux doit être réalisé. De plus, Véra est toujours vêtue de plusieurs tee-shirts et porte deux culottes simultanément. Par ces passages à l’acte, la fonction contenante de notre institution est mise à rude épreuve, ce d’autant que d’autres jeunes filles du service vont ensuite également se scarifier. Puis, dans un second temps, Véra parviendra un peu mieux à mettre des mots sur son ressenti. Petite, Véra dit qu’elle ne supportait pas la séparation avec sa mère, « je faisais chier ! » ; « je pleurais tout le temps » ; « maman a arrêté de travailler pour s’occuper de moi ». Véra était inséparable de son doudou jusqu’à l’âge de sept ans. Elle a pu ensuite s’en distancier pour le reprendre au moment de son placement en foyer. Il lui est d’ailleurs toujours indispensable pour s’endormir. Elle porte également sur elle, depuis la même période, une tétine dont elle se sert essentiellement au coucher. Elle avance alors qu’elle a « lancé la mode au foyer », « on en a toutes une maintenant ! ». Ses premières années de vie font l’objet d’un discours très péjoratif marqué par une dévalorisation importante : « j’étais une emmerdeuse, j’ai dormi dans leur chambre (celle de ses parents) jusqu’à quatre ans ». Au cours des entretiens réalisés avec Véra et sa mère, cette dernière explique qu’à l’accouchement elle « n’a pas souffert comme pour les autres » ; que « le bébé ne voulait pas sortir »

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qu’il « re-rentrait ». « J’ai cru que j’accouchais d’un monstre » dit-elle. La grossesse était désirée. Les premiers jours de vie « elle ne voulait pas du sein, ni du biberon ». Les difficultés d’alimentation ont ainsi duré jusqu’à deux ans et demi. Elle mangeait peu, présentait une constipation « très douloureuse » et refusait de s’alimenter en l’absence de sa mère. « Elle hurlait dès que je partais ». Véra a marché à 14 mois et dit ses premiers mots à 19 mois. Elle a connu, bébé, des troubles du sommeil importants. Sa mère explique que Véra « ne pouvait s’endormir que sur (elle) jusque ses deux ans », puis avec sa sœur, mais « toujours avec une veilleuse ». À l’école elle refusait de faire la sieste. La suite de l’hospitalisation est marquée par une tristesse de l’humeur, un ralentissement idéoverbal. Véra affirme « vivre au jour le jour » et ne réaliser « aucun projet ». « Avant je faisais beaucoup de sport, mais désormais c’est contre-indiqué. . . je voulais être éducatrice sportive ». Véra ne semble prendre de plaisir à aucune activité. Elle n’exprime cependant pas d’idéation suicidaire. Au cours de cette hospitalisation Véra bénéficie d’un traitement antidépresseur associé à un traitement neuroleptique sédatif.

3.4.2. À sa sortie d’hospitalisation Après sa sortie d’hospitalisation les éléments dépressifs vont progressivement être de plus en plus envahissants associant un apragmatisme, une aboulie, une anhédonie, une alexithymie : « je mange parce qu’il faut manger » ; « je me lève parce qu’il faut se lever ; « c’est comme si je ne ressentais plus rien. . . » Les conduites de scarifications régressent. Véra évoque alors des hallucinations visuelles : « je vois une main sur mon genou » ; « des carrés et des ronds qui bougent dans la pièce » ; « c¸ a arrive quand je ne pense à rien ». Véra craint également d’approcher les meubles neufs qu’elle perc¸oit comme ayant « un aspect collant, gluant » ; « les murs de ma chambre viennent d’être tapissés, ils sont visqueux ». Véra décrit ces hallucinations visuelles dans l’après-coup, en les critiquant. Elle verbalise de plus des douleurs dans les membres : « mes bras s’allongent » ; « mon pied gonfle ». Les difficultés d’endormissement persistent. Véra peut, en revanche, progressivement évoquer des rêves : « je suis en prison avec Nina (une jeune fille du foyer) et je me fais tabasser, on m’explose la tête » ; « il faut monter à une échelle pour entrer dans la prison ». Il n’y a pas d’autre élément hallucinatoire ou de véritable construction délirante. Les accès anxieux persistent mais sont moins intenses, les scarifications disparaissent. Le traitement antidépresseur est alors remplacé par un traitement neuroleptique antipsychotique. La suite de la prise en charge est marquée par un contact de plus en plus spontané. Véra va se saisir de plus en plus aisément de la relation transféro-contre-transférentielle pour consolider son enveloppe narrative et par suite ses enveloppes psychiques.

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4. Discussion du cas clinique Dès ma première rencontre avec Véra, je suis interpellée par les marques de sa peau. Les cicatrices de scarifications surinfectées, entretenues, les brûlures de cigarettes, m’apparaissent d’autant plus violentes qu’aucune parole ne peut y être associée. La surface du corps ainsi exposé interroge sur le rapport que Véra entretient avec sa peau et avec son corps. Nous savons que le tumulte pulsionnel de l’adolescence transforme l’image du corps. Cette dernière est liée au sujet et à son histoire, mais joue également un rôle essentiel dans la relation dans l’ici et maintenant. Quel message est alors exprimé par le langage du corps de Véra ? Dans quelle mesure cela fait-il écho à son histoire, et quel sens lui donner dans la problématique actuelle ? Sa peau est régulièrement dénudée, exposant au regard de l’autre ses plaies et cicatrices. La peau est donc soit particulièrement enveloppée, recouverte, soit mise à nu, voire même, déchirée, mais toujours dans ce cas exposée au regard. Pourquoi s’enveloppe-t-elle ainsi ? Cela vient-il dire quelque chose de ses enveloppes psychiques, de son Moi-peau ? Au début de la prise en charge les difficultés de verbalisation sont au premier plan ; les consultations sont silencieuses, Véra quitte intempestivement la pièce ou refuse apparemment l’aide que nous lui proposons. Pour certains jeunes, la dimension paradoxale et conflictuelle du fonctionnement psychique à cet âge (nécessité de se nourrir de l’objet, tout en s’en différenciant), constitue une menace identitaire dont la parole représenterait le mode d’exécution. Véra exprime bien ce sentiment de menace narcissique en lien avec la parole : « dès que j’en dis trop il faut que je parte » ; « si je parle je vais déprimer ». Pour se protéger du réveil pulsionnel de l’adolescence et de son besoin objectal, pressentis comme un danger pour l’assise narcissique et identitaire, elle adopte alors une conduite d’opposition, de rejet, de mutisme en raison de la menace narcissique que représente l’investissement de l’objet. Le discours, sous le signe du factuel, de la pauvreté, voire de l’incapacité associative, révèle également ici, selon nous, un défaut de symbolisation. Véra ne peut pas mettre de mots sur ses ressentis émotionnels, elle évoque « le mal » ; « c¸ a monte, c¸ a s’amplifie » ; « c¸ a va » ; « je sais pas » ; « comme c¸ a, par réflexe »... Lorsque Véra est seule, ce défaut d’organisation fantasmatique se révèle d’autant plus. L’endormissement par exemple est particulièrement difficile : il suppose de pouvoir relâcher cette tension musculaire à laquelle elle s’accroche, comme une seconde peau musculaire et la confronte à un vécu émotionnel intolérable. La motricité et l’action ont probablement été surinvesties par Véra : on se souvient notamment qu’elle souhaitait être éducatrice sportive et pratiquait beaucoup de sport. Cette seconde peau musculaire peut alors être pensée comme un ersatz du Moi-peau, une enveloppe substitutive. Or lorsque le sport est devenu contre-indiqué (du fait de son prolapsus mitral), les difficultés psychiques de Véra se sont majorées. Tout se passe ainsi comme si Véra s’effondrait, privée de sa carapace musculaire. Véra va alors progressivement s’inscrire dans une quête de sensations.

Les conduites de scarifications ont lieu dans des moments d’envahissement anxieux massif avec probablement un sentiment de déréalisation. Véra décrit une altération du Moi psychique : « j’entends les voix (de mes éducateurs), mais je ne les reconnais pas » ; « je ne sais plus où je suis, je ne reconnais rien », avec l’impression subjective d’être un automate, extérieur à son corps, spectateur de ses gestes. On retrouve la difficulté de mise en mots caractéristique de ces moments, du fait précisément de l’altération de perception de la réalité. De plus le discours désaffectivé, sans émotion apparente, caractérise, selon Schilder [18], la déréalisation. Cette dernière s’accompagne également d’une altération du Moi corporel, avec un vécu de perte des limites du corps, de flou de l’enveloppe corporelle. Il existe un sentiment d’anéantissement « je me coupe pour me sentir vivante ». Pour lutter contre ce sentiment de perte des limites de soi Véra se réfugie sous des tables, dans un angle de la pièce, comme pour s’envelopper, trouver un milieu contenant. La scarification réalisée dans ces moments permet de restituer une cohérence au Moi corporel et au Moi psychique. Véra explique bien : « je suis vide, absente, là je me coupe et je remarque après ». De plus la douleur induite par la coupure, mais également la vue du sang, vise, paradoxalement, à restaurer le Moi-peau. La stimulation cutanée met en tension le Moi corporel sur lequel s’étaye le Moi psychique et permet de leur redonner une unité. Les conduites de scarifications de Véra ont donc une visée salvatrice, réparatrice du Moi. Ce lien sensation/déréalisation n’est pas sans évoquer les antécédents d’abus sexuel de Véra. En effet l’effraction corporelle de nature incestueuse s’accompagne souvent d’une effraction de l’enveloppe psychique, avec une altération momentanée de l’état de conscience, à visée de sauvegarde psychique. L’excitation sexuelle infligée entrave l’organisation de la sexualité infantile. Ces traumatismes sexuels, itératifs, viennent fragiliser gravement les enveloppes corporelle et psychique du jeune. Dès lors on peut penser que l’émergence pulsionnelle de l’adolescence, dont témoigne le sang menstruel, s’impose ici à un corps totalement incapable de la contenir. Cette excitation et cet écoulement corporels vécus de manière passive, en dehors de tout contrôle, font probablement écho à l’impuissance infantile ressentie lors des abus sexuels. L’écoulement de sang produit par la scarification pourrait correspondre à une tentative de liaison de l’excitation engendrée par les traumatismes sexuels et réactivés par le pubertaire, mais aussi de réappropriation et de maîtrise des vécus infantiles traumatiques. Cette accroche au percept, à la sensation, paraît témoigner d’une fragilité narcissique en lien avec la nature des liens infantiles. La fragilité narcissique, la lutte contre les processus introjectifs, conduisent parfois certains adolescents à des aménagements défensifs, qui s’appuient davantage sur la réalité externe perceptivomotrice que sur le monde interne des représentations et des affects. Cette lutte contre les processus mentaux est le corollaire de leur lutte contre l’objet. Ils vont substituer à cette relation d’objet une relation d’emprise et d’agrippement à un élément du cadre perceptif. La fragilité des assises narcissiques de Véra en lien avec celle de ses enveloppes psychiques, de surcroît mises à mal par

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l’adolescence, interroge sur la nature des primorelations. Notons d’abord que sa mère relate un vécu extrêmement douloureux de l’accouchement « je n’ai pas souffert comme avec les autres » ; « le bébé ne voulait pas sortir » ; « j’ai cru que j’accouchais d’un monstre ». Les propos vont demeurer péjoratifs au cours de la prise en charge. Les premières années semblent avoir été difficiles, émaillées de difficultés d’alimentation évoquant une anorexie du nourrisson (anorexie, constipation) et marquées par une anxiété de séparation importante. Les troubles du sommeil étaient en fait déjà majeurs, également déjà marqués par une accroche au percept (veilleuse). Dès lors nous pouvons supposer l’existence d’un trouble des interactions précoces ayant entraîné une insatisfaction des besoins primaires de l’enfant. Un tel dysfonctionnement de l’étayage n’aurait pas permis l’intégration d’expériences de satisfaction nourries de l’objet, qui auraient pu être réactivées lors de son absence, à travers les autoérotismes. L’inadéquation des relations entre le bébé et sa mère pourrait induire une fragilité du Moi-peau. Dans ces conditions, l’excitation de l’adolescence n’est alors pare-excitable que par une surcharge d’excitation externe prodiguée par les actes de scarifications. « Les meurtrissures physiques protègent de la mort psychique parce que la douleur est limitative et parce que le sujet donne une représentation externe à son excitation interne » [17]. La trace correspond alors à une tentative de symbolisation « c¸ a fait sortir le mal », « ma peau pleure pour moi »., « je remarque mes blessures après coup”. Elle « re-marque » : les marques réalisées sur la peau, répétées et entretenues, soutiennent la représentation psychique. La cicatrice symbolise l’émotion qui a précipité l’épisode de déréalisation. Cela pourrait d’ailleurs expliquer la nécessité pour Véra d’entretenir ses cicatrices par des grattages répétitifs ou en arrachant les points de sutures : il s’agirait de maintenir sous ses yeux la représentation qui fait défaut dans la psyché. La problématique de Véra nous semble très archaïque. Dans ce sens une attention particulière sera d’abord portée aux contenants au début de la prise en charge. À la suite de Brette [7], nous pensons que « le travail proprement psychanalytique (est) subordonné à une phase de reconstitution d’une « peau psychique », phase où prédomine l’interaction agie ». Nous réalisons un emploi du temps avec des ateliers thérapeutiques (conte, écriture) et une prise en charge en psychomotricité. Des entretiens individuels réguliers sont également organisés. Cette enveloppe institutionnelle va soutenir Véra dans son travail de restauration de sa propre enveloppe dans un mouvement d’étayage réciproque. Au cours de cette prise en charge Véra va progressivement délaisser la voie du passage à l’acte : les conduites de scarifications et les dérives addictives régressent. Elle exprime parallèlement de plus en plus d’émotions dépressives : « je mange parce qu’il faut manger, je me lève parce qu’il faut se lever » ; « je suis une pourrie ». Dans ce contexte, il nous semble que l’espace psychique de Véra va progressivement se déployer. L’apparition des hallucinations est ici particulièrement intéressante. L’interprétation des hallucinations à l’adolescence est délicate et de nombreux auteurs ont démontré qu’elles ne s’apparentaient pas systémati-

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quement, à cette période de la vie, à une structure psychotique [12,16]. Nous pensons ici que l’hallucination est un « contenant présymbolique » [10] : en effet « face à certaines expériences sensori-affectives impensables, le recours à des hallucinations peut maintenir une continuité psychique permettant d’échapper au chaos qui menace le sujet. L’hallucination apparaît alors comme une première représentation non symbolisée qui figure et contient l’impensé » [10]. Véra verbalise des hallucinations visuelles après avoir évoqué le vécu incestuel de ses cousines, dont on peut penser qu’il fait écho à son propre vécu. L’ « indicible » pourrait alors faire retour dans la psyché sous la forme d’hallucinations. Véra n’est encore pas en mesure d’interpréter ce qu’elle voit, cependant l’aspect « collant et gluant » des meubles, ou encore « visqueux » des murs, peut faire évoquer le sperme. L’inélaboré trouve ici une image, une représentation qui sert de premier contenant. Déjà en 1896, Freud esquissait l’hypothèse selon laquelle l’hallucination est construite à partir de sensations corporelles issues d’une situation qui ne peut être pensée [9]. Par ailleurs, il faut noter, au fur et à mesure de la thérapie, l’apparition de signifiants formels : « mes bras s’allongent », « mon pied gonfle ». Ils corroborent, en tant que représentants des contenants psychiques, notre hypothèse selon laquelle l’espace psychique de Véra évolue au cours de la thérapie. Pour certains « la réalité hallucinatoire se construit par transformation à partir de signifiants formels, première mise en forme kinesthésique et cénesthésique d’un vécu intolérable rejeté » [10]. La verbalisation de signifiants formels pourrait donc, ici, être en lien avec le vécu hallucinatoire de Véra. Elle éprouve ainsi une première figuration de l’innommable et de l’impensable, et accède à une symbolisation d’une première contenance, matrice des contenances à venir plus élaborées. L’hallucination sert alors à contenir les traumas affectifs inscrits en négatif dans la psyché, et rejetés comme représentations symbolisées. Le travail de l’hallucination, prenant appui sur des représentations présymboliques tels que les signifiants formels, crée un premier contenant. D’ailleurs les hallucinations évoluent pour représenter des formes géométriques « des carrés et des ronds », figuration de l’espace psychique de Véra. Les derniers entretiens sont marqués par l’apparition d’une activité de rêverie. Il s’agit à nouveau de la représentation d’un contenant, une prison, accompagnée de scènes de violences. Cela laisse penser que le travail de symbolisation poursuit son cours, permettant à Véra de mettre des mots sur la violence qui l’anime et sur celle qu’elle a subie. La relation contenant/contenu psychique ne peut être abordée que dans un jeu dialectique, qui les enrichit l’un et l’autre. Lors de la prise en charge de Véra, les difficultés de verbalisation et de symbolisation nous ont conduit tout d’abord à nous intéresser plus particulièrement aux contenants : les attaques de son enveloppe cutanée et sa quête de sensations. Peu à peu Véra évoque le passé. Le récit qu’elle effectue en tentant de reconstruire l’histoire de ses premières années de vie est particulièrement actuel : « je faisais chier » ; « j’étais une emmerdeuse, j’ai dormi dans leur chambre jusque quatre ans ». Elle raconte un bébé « collant » à sa mère, toute séparation étant impossible. Or, de la même manière, au début de la

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première hospitalisation, la multiplicité de ses passages à l’acte (ses fugues, ses scarifications, ses ingestions médicamenteuses) concentre l’attention des soignants sur elle et exige une présence rapprochée. Elle aborde la difficulté de se séparer dans la foulée de l’évocation de l’objet transitionnel. Or ce dernier facilite la capacité du bébé à être seul, c’est-à-dire la capacité de garder en soi un objet interne suffisamment bon et capable de rester. La fragilité des enveloppes psychique de Véra bébé pourrait expliquer son incapacité à rester seule, par l’hémorragie narcissique qu’elle suscite. On retrouve enfin un sentiment de dévalorisation lorsqu’elle évoque son passé, sentiment toujours très présent. Véra semble ainsi reconstruire son histoire de bébé à partir de son vécu actuel. Elle tisse progressivement, dans la relation transféro-contre-transférentielle, une enveloppe narrative. Véra reprend d’ailleurs, dans la narration, les hallucinations qu’elle a perc¸ues : « une main sur mon genou » ; « un homme avec une tête bleue et un corps jaune » ; « un chien rouge et un chat bleu tournent sur eux-mêmes », réalisant ainsi des constructions présymboliques. Il nous semble qu’elle nous adresse ce récit, comme pour s’assurer qu’elle n’est « pas folle ». Un an après le début de la prise en charge, où elle nous présentait sa peau déchirée et sanglante, la relation au thérapeute a déjà beaucoup évolué. Il est alors essentiel de soutenir cette narration, afin que le travail de symbolisation s’enrichisse. Les entretiens réalisés avec sa mère vont la soutenir dans ce travail d’élaboration. Bien que les propos de celle-ci soient parfois péjoratifs, cette narration offre à Véra un contenant supplémentaire. Ainsi la mise en place d’un étayage institutionnel contenant, articulé avec des espaces psychothérapeutiques individuels, a permis à Véra de restaurer progressivement ses enveloppes psychiques, et de broder une enveloppe narrative de plus en plus dense pour soutenir son narcissisme. La voie du passage à l’acte et des scarifications a pu être délaissée, au profit de primosymbolisations. Il convient désormais d’encourager Véra à investir l’espace de la thérapie psychanalytique, comme lieu désigné pour penser ses « protopensées ». 5. Conclusion La prise en charge de Véra nous a conduit à nous interroger sur les conduites de scarification à l’adolescence dans leur lien avec le Moi-peau et les enveloppes psychiques. Notre discussion psychopathologique nous a permis de dérouler deux axes de réflexion : l’un synchronique, l’autre diachronique. L’approche synchronique nous conduit à penser que les conduites de scarifications révèlent un défaut de contenance des enveloppes psychiques à l’adolescence. En effet la cohérence de l’enveloppe psychique facilite la mise en place des processus de symbolisation et par suite les capacités de verbalisation. Véra éprouve des difficultés dans ces deux derniers domaines. La quête de sensation de Véra peut être lue comme une volonté de restaurer son enveloppe psychique. Ainsi, si l’on conc¸oit l’enveloppe psychique comme une interface résultant de l’affrontement entre pulsions internes et objets de la réalité externe, on imagine combien le surcroît pulsionnel peut, dans

certaines circonstances, venir faire effraction dans l’enveloppe psychique du jeune. Il peut alors ressentir un vécu de perte des limites de son psychisme, une insuffisance de distinction entre soi et l’autre qui peut conduire à la dépersonnalisation. Les scarifications témoignent non seulement de la brutalité de la réémergence des pulsions, mais plus encore, selon nous, d’une tentative de rétablir cette limite psychique fragilisée. Autrement dit, en attaquant sa peau l’adolescent met à jour les défaillances des fonctions de contenance du Moi-peau, mais tente également dans le même mouvement d’y remédier ; c’est-à-dire de restaurer une enveloppe psychique, en provoquant par sa conduite la sensation de son enveloppe cutanée, sur laquelle la psyché s’étaye. L’approche diachronique nous permet de rappeler que l’enveloppe psychique se tisse dans la relation mère–bébé. L’investissement pulsionnel est essentiel pour permettre l’élaboration d’un fantasme de peau commune. Par la suite c’est le rapport entre pulsions et contenant qui crée l’enveloppe psychique, c’est-à-dire une interface sans cesse en remaniement. Pour ces adolescents le rapport pulsion/contenant serait déséquilibré, l’investissement pulsionnel de l’enveloppe psychique achopperait, soit par surcroît pulsionnel, soit par défaillance de l’enveloppe. Cette dernière hypothèse interroge la qualité des interactions précoces. Bien sûr, il ne s’agit pas d’élaborer un lien de causalité direct entre un avatar de la relation mère–bébé à l’origine d’une enveloppe psychique fragile et des conduites de scarifications à l’adolescence. Cependant notre hypothèse selon laquelle, comme chez le bébé, l’adolescent qui se scarifie possède une enveloppe psychique fragile, nous permet de nous saisir de la notion d’enveloppe psychique pour penser la situation de ces jeunes et les soigner. Il convient alors d’accompagner le jeune dans la reconstruction de ses premières années de vie, à partir de son vécu actuel, ce qui lui permet de tisser progressivement une enveloppe narrative. Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10]

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