Kinesither Rev 2012;12(128–129):72–76
Pratique / Geste pratique
Approche gériatrique de la proprioceptivité Loïc Coquisart
Centre hospitalier Durécu-Lavoisier, 116, rue Louis-Pasteur, 76160 Darnetal, France
RÉSUMÉ La prise en charge proprioceptive des personnes âgées doit tenir compte du vieillissement des fonctions locomotrice et cognitive. Elle propose, à partir d'une évaluation adaptée, des exercices ciblés mais simples, en adéquation avec un projet individualisé. Niveau de preuve. – Non adapté.
Mots clés Personne âgée Proprioceptivité Rééducation
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Keywords SUMMARY Management of proprioception in the elderly subject has to take account of the aging of locomotor and cognitive functions. Based on an adapted assessment, targeted but simple exercises are prescribed, adapted to a customised project. Level of evidence. – Not applicable.
Elderly person Proprioception Rehabilitation
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Le vieillissement proprioceptif est également à l'origine de modifications des stratégies d'équilibration. En cas de déficit proprioceptif, la rééducation se fera sous contrôle visuel qui reste la meilleure des compensations. Avant toute approche gériatrique, il est indispensable de préciser que la population âgée est répartie sur ce qu'il est convenu d'appeler les troisième et quatrième âges. Il est donc évident que les contextes cliniques et sociaux seront fondamentalement différents selon que l'on s'adresse au « jeune retraité », très proche de l'adulte, ou au vieillard fragile qui constitue l'essentiel de ce chapitre.
LE VIEILLISSEMENT PROPRIOCEPTIF Comme toutes les grandes fonctions, la proprioceptivité est soumise à un vieillissement physiologique. Celui-ci peut se 72
traduire différemment en fonction des individus, de leur passé et de leurs habitudes de vie, sédentaire ou active. Il a été démontré depuis longtemps que toutes les structures, centrales et périphériques, participant au recueil et au cheminement de l'information proprioceptive sont touchées par l'avancée en âge [1,2] qu'il s'agisse du membre supérieur ou inférieur, avec une prédilection sur les fibres les plus longues, donc les plus distales. Le vieillissement des récepteurs est à l'origine d'une altération de la sensibilité cutanée plantaire avec l'âge [3]. On peut aisément imaginer que cette altération puisse être majorée par l'apparition des troubles morphostatiques du pied, euxmêmes générateurs de phénomènes douloureux, brouillant les messages utiles en provenance de la sole plantaire. Les modifications structurelles des fibres nerveuses dues à l'avancée en âge contribuent à un allongement des temps de conduction périphérique, une diminution de la perception de la sensibilité proprioceptive des membres inférieurs et une diminution de la sensibilité cutanée plantaire [4].
Adresse e-mail : loic.coquisart@chdl-darnetal. fr
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Bien que moins décrit, le membre supérieur n'échappe pas à ce vieillissement dont l'impact sur la sensibilité discriminative de la main n'est pas négligeable.
CONSÉQUENCES FONCTIONNELLES Elles se traduisent tout d'abord sur la fonction d'équilibration [5] et s'observent facilement en contribuant à l'incapacité pour une personne très âgée à tenir en équilibre sur un pied. La littérature est très abondante sur ce test [6,7] qui a pris une valeur prédictive de chute [8]. Lors de l'appui unipodal, on peut admettre que le sujet passe d'une stratégie de centre de masse (oscillant au dessus de la base de sustentation) à une stratégie de centre de pression (se déplaçant sous le centre de masse à la manière d'un doigt qui tient en équilibre un bâton au dessus de lui) [9]. Alors que l'appui plantaire oscille discrètement du talon aux orteils en station bipodale, il se déplace lors de l'appui monopodal beaucoup plus rapidement d'avant en arrière et de dedans en dehors, faisant appel à une grande mobilité intrinsèque du pied au service des informations reçues. Mobilité et sensibilité sont donc très étroitement liées tant dans leurs performances que dans leur déclin respectif, aboutissant à l'incapacité pour de nombreuses personnes âgées à tenir en unipodal pendant au moins cinq secondes. À terme, on peut observer une diminution de la phase portante monopodale lors de la marche avec un déficit de hauteur et de longueur du pas. Le vieillissement proprioceptif est également à l'origine de modifications des stratégies d'équilibration. Il a été démontré depuis déjà longtemps que la stratégie de cheville est moins sollicitée dans le grand âge, à l'image des personnes qui souffrent de neuropathies périphériques [10,11]. Si les vitesses de conduction élevées permettent au sujet jeune de s'organiser autour d'une stratégie de cheville dans le plan sagittal, le sujet âgé est quant à lui contraint d'adopter une stratégie de hanche pour compenser l'augmentation des latences. Il s'organise donc autour d'un pivot proximal, réduisant ainsi la distance entre l'origine des informations et les centres chargés de les traiter. Quant au rachis cervical dont l'apport proprioceptif contribue également à la fonction d'équilibration, l'association perception/mobilité y est également victime du vieillissement. Cette déficience peut être à l'origine d'une raideur axiale dans l'équilibre statique et dynamique, d'une diminution de la mobilité oculaire par sousutilisation du système oculo-céphalogyre et d'une perte de la dissociation tête–tronc.
ÉVALUATION EN GÉRIATRIE Cette évaluation se doit d'être la plus complète possible en fonction du contexte pathologique, bien qu'elle
Pratique / Geste pratique puisse être régulièrement entravée par un déficit cognitif, fréquent en gériatrie. Le traditionnel pique-touche doit être complété, voire remplacé, dans le grand âge par la perception de l'appui d'un ou deux doigts sous la plante du pied ou dans la paume de la main. La perception de la position segmentaire ne doit pas se limiter aux articulations distales comme en atteste le nombre de « dérobements du genou » décrits par les patients. Par ailleurs, un délai exagérément long du temps de réponse (si bonne soit-elle) laisse supposer qu'il existe un déficit de perception. On aura donc plus volontiers recours à la perception du mouvement passif provoqué par l'examinateur pour mettre en évidence un déficit proprioceptif, le sujet tardant à signaler le début du mouvement induit. Ce déficit sera d'autant plus important qu'une vitesse rapide sera requise pour que le sujet perçoive le mouvement [12]. Les tests de reconnaissance de textures ou d'objets auront également toute leur place dans l'appréciation du déficit conjoint sensibilité/mobilité. On reprendra ensuite dans les tests classiques d'évaluation de l'équilibre en gériatrie les items qui mettent l'accent sur la proprioceptivité : debout les yeux fermés, appui monopodal avec observation des mouvements intrinsèques du pied. Cette observation sera d'autant plus aisée en déchaussant le sujet, ce qui a pour autre avantage de mettre en évidence une rétropulsion masquée par le port de talons. Quant au rachis cervical, l'observation d'une raideur, associée à un regard figé, doit entraîner l'examinateur à mettre en évidence un manque de dissociation têtetronc dans toutes les activités de redressement et changement de direction.
PRISE EN CHARGE EN RÉÉDUCATION Elle aura pour principe de s'adapter à l'état physiologique et cognitif. Les références à Kabat ou Bobath ne pourront s'envisager qu'au travers de techniques accessibles à la compréhension et peu consommatrices d'énergie. Cette rééducation sera par conséquent simple [13], le plus souvent sous contrôle visuel qui reste la meilleure des compensations en cas de déficit proprioceptif.
Membre inférieur Il peut être abordé par un massage plantaire, associé à des mobilisations des articulations du pied lorsque celles-ci ne sont pas douloureuses. L'apport proprioceptif sera ensuite complété par l'utilisation de plans à texture et formes variables sous la plante du pied tels que différents tapis ou rouleaux (Fig. 1). Ce travail de mobilisation active sur ces différents plans devra être débuté en position assise puis, en position érigée, on s'assurera de la stabilité du sujet au début 73
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Figure 1. Utilisation de plans à formes variables sous la plante du pied.
entre les barres parallèles pour pratiquer des fentes avant. Un travail de reconnaissance de la position du genou peut être proposé soit par une mobilisation manuelle [12] ou par le déplacement du pied sur un rouleau avec une compensation par des afférences plantaires. Un lien peut donc être fait entre rééducation proprioceptive et rééducation cognitive. Dans le grand âge, l'utilisation des plans dits « instables » tels que le plateau de Freeman n'est que très rarement indiquée en raison de l'instabilité des sujets. On leur préfèrera des plans à « instabilité auto-gérée » tels que des plateformes reposant sur des ressorts ou de la mousse. Ils ont l'avantage d'accompagner les déplacements du sujet, sans les provoquer (Fig. 2). On pourra ainsi insister sur la mise en charge préférentielle d'un membre par un déplacement latéral (Fig. 3), ou bien sur la sollicitation de la stratégie de hanche en flexion par un déplacement postérieur (Fig. 4), notamment dans les suites de traumatismes ou d'arthroplasties. La stratégie de hanche peut être également privilégiée en « anesthésiant » l'avant-pied par un appui préférentiel sur le talon (Fig. 5). Ces exercices sont indiqués notamment dans les suites de fracture du col fémoral et d'arthroplastie de hanche qui ont un impact sur les stratégies d'équilibration sagittale des personnes très âgées et dont la prise en charge peut influencer le pronostic fonctionnel [14]. L'allongement du temps d'appui monopodal sera provoqué soit par des exercices d'enjambement d'obstacles (Fig. 6), soit par le fait de pousser un sac de sable sur le sol avec le pied controlatéral. 74
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Figure 2. Exemple de plans à « instabilité auto-gérée », plateformes reposant sur des ressorts.
L'aspect ludique de tous ces exercices est très prisé par des personnes très âgées dont les sources de distraction sont parfois rares. Enfin, les parcours de marche seront également adaptés au grand âge, en limitant les sources d'une trop grande instabilité et en privilégiant des textures de sol adaptées aux déplacements habituels de la personne (Fig. 7).
Figure 3. Mise en charge préférentielle d'un membre par un déplacement latéral.
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Figure 4. Sollicitation de la stratégie de hanche en flexion par un déplacement postérieur.
Figure 6. Exercices d'enjambement d'obstacles pour allonger le temps d'appui monopodal.
La rééducation proprioceptive du membre
Par un apport d'informations, qu'elles soient délivrées par le soignant ou bien acquises par l'exploration spatiale, c'est donc l'ensemble du membre supérieur qui sera sollicité au service de la main.
supérieur Elle sera surtout consacrée à la récupération des fonctions exploratrices et préhensives de la main. Le massage mobilisateur peut là encore constituer une étape préalable intéressante et favoriser une relation « main à main » privilégiée avec le thérapeute. Ensuite, la variété des exercices proposés de reconnaissance de formes et d'objets devra être considérée comme un moyen de lutte contre la pauvreté des relations et de l'activité spontanée des personnes très âgées.
Figure 5. Stratégie de hanches privilégiée en « anesthésiant » l'avant-pied par un appui préférentiel sur le talon.
La rééducation du tronc Dans le même esprit de simplicité des exercices, la rééducation du tronc pourra commencer en position assise sur des coussins de densité différente avec atteinte de cibles avec les mains, voire les pieds.
Figure 7. Parcours de marche.
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non-usage, justifiant de ce fait la prise en charge, même dans le grand âge [19]. Déclaration d'intérêts L'auteur n'a pas transmis de déclaration de conflits d'intérêts.
RÉFÉRENCES
Figure 8. Stimulation de la dissociation tête–tronc, le patient suit le ballon du regard.
Rouler un ballon de Klein au sol permettra de stimuler la dissociation tête–tronc (Fig. 8) si on demande au patient de suivre le ballon du regard. En position debout, les changements de direction en statique puis lors de la marche, seront décomposés pour lutter contre une dynamique « monobloc » : d'abord les yeux, puis la tête, puis les ceintures et enfin les membres inférieurs.
Conseils des soignants Enfin, sans attendre l'installation de déficits majeurs, aboutissant à la sédentarisation voire la grabatisation, on insistera sur le rôle que doivent jouer les soignants en matière de prévention et les conseils qu'ils doivent délivrer auprès de la population vieillissante. On recommandera donc l'entretien d'une activité physique, même modérée dont les effets sur la conservation de la fonction proprioceptive ont été démontrés [15]. Dans un cadre plus formel, la pratique du Tai Chi [16,17] pourra être envisagée dans un souci de préservation des amplitudes articulaires et de la fonction d'équilibration. À l'opposé de cette pratique ancestrale, l'émergence des nouvelles technologies comme la WII semble donner elle aussi des résultats encourageants sur la préservation de la fonction d'équilibration [18]. Que l'on se situe dans le cadre d'une prévention primaire, secondaire ou tertiaire, la conservation d'une activité sensorimotrice aura une action bénéfique tant sur l'entretien de la représentation corticale que sur la réversibilité des modifications cérébrales liées au
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