Chirurgie bariatrique et fantasmes de métamorphose

Chirurgie bariatrique et fantasmes de métamorphose

G Model AMEPSY-2693; No. of Pages 7 Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2018) xxx–xxx Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com ...

325KB Sizes 2 Downloads 142 Views

G Model

AMEPSY-2693; No. of Pages 7 Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2018) xxx–xxx

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

Me´moire

Chirurgie bariatrique et fantasmes de me´tamorphose Bariatric surgery and fantasies of metamorphosis Matthieu Mencia-Huerta a,*,b, Cristina Lindenmeyer a,c a

CRPMS - Centre de Recherche Psychanalyse Me´decine et Socie´te´ (EA 3522), Universite´ Paris Diderot-Paris 7, 5, rue Thomas-Mann, 75013 Paris, France CRI - Centre de Recherche sur l’Inflammation, E´quipe Fonctions Gastro-intestinales et Physiopathologies Nutritionnelles (UMR 1149 Inserm), Universite´ Paris Diderot-Paris 7, 16, rue Henri-Huchard, 75018 Paris, France c CNRS-ISCC - Institut des Sciences de la Communication (UMS 3665), Universite´ Paris-Sorbonne, 20, rue Berbier-du-Mets, 75013 Paris, France b

I N F O A R T I C L E

R E´ S U M E´

Historique de l’article : Rec¸u le 29 juin 2018 Accepte´ le 18 octobre 2018

Dans cet article, nous montrerons que la croyance en une « me´tamorphose » identitaire du sujet en obe´site´ graˆce a` la chirurgie bariatrique est une construction imaginaire que soignants et soigne´s ont en partage dans ce type de clinique. Nous analyserons les causes et les re´percussions que ces fantasmes peuvent avoir sur la prise en charge, tant au niveau des ve´cus des patients que des pratiques des soignants. Enfin, nous proposerons l’ide´e que l’e´ve´nement chirurgical et ses conse´quences vont s’inscrire, a` l’inverse d’une « me´tamorphose », dans une continuite´ subjective pour la personne ope´re´e ; en te´moigne l’insistance de certaines expressions symptomatiques a` travers et au-dela` des changements organiques ou comportementaux lie´s a` l’ope´ration. Il s’agira ainsi de re´fle´chir aux modalite´s d’accueil et d’accompagnement des personnes en obe´site´ lors d’une prise en charge en chirurgie bariatrique aujourd’hui.

C 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve´s.

Mots cle´s : Cas clinique Chirurgie Fantasme Imaginaire Obe´site´ Traumatisme

A B S T R A C T

Keywords: Clinical case Fantasy Imaginary Obesity Surgery Traumatism

Objectives. – In this study, we will show that the believing of an ‘‘identity metamorphosing’’ of the subject with obesity by bariatric surgery is a fantasy construction built by both patients and caregivers. We will analyze the reasons and the repercussions of these fantasies on the care, both on the patients’ subjective experiences and on caregivers’ practices. At last, we will propose the idea that the surgical event and his consequences will be inscribed, at the opposite of a ‘‘metamorphosis’’, in a subjective continuity for the operated person, as the insistence of symptomatic expressions across and beyond the organic and compartmental changes linked to the surgery reflects it. Materiel and Methods. – Most of the patients investigated for this study were treated with Sleeve Gastrectomy and Roux-en-Y Gastric Bypass but some of them were not treated yet and expected for a surgery. In all cases (i.e. when they were not operated yet and when they were asking for a second surgery because in failure by gaining weight), they were brought to discuss on their surgery request. Surgery-experienced patients also have to comment the surgery’s effects on their body and its image, their eating behaviors and their relationships with the others (companion, friends, family, etc.). For caregivers, the results are extracted from different clinical discussions about patients or about ways of caring all along the multidisciplinary support. Patients and caregivers were both asked to talk about their representations on bariatric surgery. Results. – We observed two types of fantasies: ‘‘split’’ fantasy built by patients and ‘‘recovery’’ fantasy built by caregivers. The ‘‘split’’ fantasy is the believing of a magical and ideal surgery that allows ‘‘identity metamorphosing’’ of the subject with obesity. For these patients, ‘‘split’’ fantasies can be related to the desire of the other or can appear through weight’s objectives. For the caregivers, and as ‘‘split’’ fantasies, ‘‘recovery’’ fantasies can be related to an idealization of the operation in itself and the obesity ‘‘psychiatrization’’. On the other side, we have seen that some psycho-sensory symptoms emerged after

* Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (M. Mencia-Huerta). https://doi.org/10.1016/j.amp.2018.10.017 C 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve´s. 0003-4487/

Pour citer cet article : Mencia-Huerta M, Lindenmeyer C. Chirurgie bariatrique et fantasmes de me´tamorphose. Ann Med Psychol (Paris) (2019), https://doi.org/10.1016/j.amp.2018.10.017

G Model

AMEPSY-2693; No. of Pages 7 M. Mencia-Huerta, C. Lindenmeyer / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2018) xxx–xxx

2

surgery: patients present disgust for aliments they used to appreciate. By discussing with these patients, we realize that these aliments were associated with traumatic experiences and memories that potentially lead them to construct their obesity. These symptoms seem to be an opened-door to the operated subject’s unconscious and are related to the subject’s psychical continuity. Conclusion. – The identity metamorphosing resulting from bariatric surgery is a fantasy built by both patients and caregivers. These fantasies have an influence on the medical support and potentially lead the treatment to failure. They should be identified and analyzed before the request, during the transformations due to the operation itself, and after weight stabilization (when the operated subject continues to reorganize his relationships to the other and to the culture pressure). Also, as the symptoms produced by bariatric surgery mobilize traumatic memories from before, they reveal a subjective truth: the traumatic past cannot be erased by body changes. And if the patient’s past continues to be ignored by caregivers, it is condemned to repeat itself and potentially compromising the treatment at term. Thus, caregivers should be able to pay attention to the subjective continuity of the patient’s history in order to ameliorate the reception and the accompaniment of persons with obesity in a bariatric surgery procedure.

C 2019 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

1. Introduction Suite a` l’accroissement conside´rable du nombre de personnes en obe´site´ dans le monde, a` cette « globe´site´ » que l’OMS a qualifie´e comme la premie`re e´pide´mie non infectieuse mondiale de notre histoire [29], diverses me´thodes et techniques (die´t-e´t(h)iques, me´dica-menteuses, etc.) ont e´merge´ pour essayer d’endiguer l’apparition et la propagation de ce phe´nome`ne moderne. Rembourse´e depuis 2011 en France par la Se´curite´ sociale, la chirurgie bariatrique – des termes grecs baros, « fardeau » ou « poids », et de iatreia, « cure » – est aujourd’hui conside´re´e comme le traitement le plus efficace pour lutter contre l’obe´site´. Provoquant un ve´ritable bouleversement au niveau organique et comportemental, ces chirurgies dites « de l’obe´site´ » ont pour objectif de permettre une perte importante de poids a` long terme [21] et le traitement des comorbidite´s me´taboliques ou somatiques associe´es a` l’e´tat d’obe´site´ [35]. Les « #NewLife » ou « #Be´be´Estomac » qui fleurissent aujourd’hui sur les re´seaux sociaux, comme les discours de personnes ope´re´es qualifiant de « renaissance » ou de « remise a` ze´ro » ce type d’ope´rations, attesteraient de la re´alite´ de ces changements. Il est cependant estime´ que pre`s de 40 % des personnes ope´re´es seraient en e´chec a` long terme (reprise de poids, de´clenchement de symptoˆmes, etc.). De meˆme, jusqu’a` 50 % des patients finissent par arreˆter le suivi postope´ratoire « a` vie » recommande´, le jugeant insuffisant, voire inadapte´ a` leurs proble´matiques personnelles et sociales. Dans quelle mesure la chirurgie bariatrique permettraitelle alors une « me´tamorphose » de celui qui en est ope´re´ ? 2. La me´tamorphose : entre litte´rature, sciences, spiritualite´ et me´decine La « me´tamorphose », du grec me´tamorphosis, « au-dela` de la forme », de´finit un changement de forme ou de matie`re, et plus pre´cise´ment la disparition d’un e´tat et son remplacement par un autre, radicalement diffe´rent du premier. Ce terme tire son origine des contes mythologiques d’Ovide intitule´s Les Me´tamorphoses, un recueil de mythes tire´s des traditions grecques et romaines racontant les diffe´rentes transformations de dieux ou d’hommes en animaux, ve´ge´taux ou objets, tel le ce´le`bre Narcisse change´ en fleur. La me´tamorphose soutient l’ide´e phare d’une « rupture » entre deux structures. Elle ouvre donc sur une temporalite´, ne pouvant eˆtre postule´e qu’apre`s-coup, a` l’issue d’un temps de transformation. La « transformation », du latin transformo, « a` travers la forme », repre´sente ici la dynamique interne a` la me´tamorphose, une partie du tout. Et c’est a` la fin de ce processus, avec la fixation

de´finitive a` la forme structurellement diffe´rente de la pre´ce´dente, qu’il est possible de caracte´riser l’ensemble fini, le re´sultat, de « me´tamorphose ». A` coˆte´ de l’utilisation qu’en auront fait les poe`tes comme Ovide, les humoristes comme Kafka ou les ermites comme Nietzsche, le signifiant « me´tamorphose » (et l’ide´e d’une « rupture » entre deux e´tats qui s’y attache originairement et historiquement) va se retrouver e´galement dans plusieurs discours scientifiques. Par exemple, la biologie et la zoologie parlent de « me´tamorphose » pour caracte´riser l’e´volution de la chenille en libellule en passant par la chrysalide. Ou la ge´ologie de « me´tamorphisme » pour caracte´riser la re´organisation au niveau structural des e´le´ments qui composent une roche. Mais il est aussi possible de trouver des synonymes de la « me´tamorphose » dans le spiritualisme, et plus particulie`rement dans l’alchimie, ce discours au carrefour entre les sciences et la spiritualite´, jusqu’a` l’arrive´e de la chimie moderne au XVIIIesie`cle. Les alchimistes parlaient ainsi de « transmutation » pour e´voquer la transformation du plomb en or et me´taphoriser la « me´tamorphose » du mate´riel au spirituel, la queˆte transcendantale, ce chemin initiatique dont l’accomplissement ne s’effectue qu’en « rupture » avec la matie`re. Le concept de « transmutation » est pourtant une formalisation tardive par un signifiant-maıˆtre d’une re´flexion e´labore´e et re´fle´chie par les premiers spiritualistes de l’antiquite´, ces savants « multidisciplinaires » parmi lesquels on trouvait les premiers me´decins. D’ailleurs Hippocrate, le « pe`re de la me´decine », conside´re´ comme celui qui aurait de´tache´ la spiritualite´ du champ du savoir me´dical, n’a en re´alite´ rien fait de tel. Il semble que celuici ait plutoˆt cherche´ a` innocenter le divin des affections du corps [33], dans l’optique de se´parer ce qui pouvait relever du sacre´ de ce qui rele`verait de la substance, mettant alors cette dernie`re (la maladie) dans les mains d’un « spe´cialiste », d’un « expert » de la matie`re (soma). Ce de´placement progressif du sacre´ vers ce qui deviendra le « corps » et de la figure du me´decin sur celle du grand Autre a fait que le concept de « gue´rison », re´cupe´re´ par la me´decine au XIIe sie`cle, est rapidement devenu lui aussi un synonyme, voire une me´taphore de la « transmutation-me´tamorphose ». En effet, le spiritualisme e´tant le socle originaire de toutes les sciences [1], cette base premie`re, aujourd’hui refoule´e, continue pourtant d’exercer en permanence une certaine force d’attraction sur les processus de pense´e comme sur l’e´nonciation et la construction des discours scientifiques. Et paradoxalement, « comme on se de´fend a` l’inte´rieur de la science contre tout ce qui peut rappeler un recours a` l’Eˆtre supreˆme, pris de vertige on se pre´cipite ailleurs – pour faire la meˆme chose, se prosterner » [18].

Pour citer cet article : Mencia-Huerta M, Lindenmeyer C. Chirurgie bariatrique et fantasmes de me´tamorphose. Ann Med Psychol (Paris) (2019), https://doi.org/10.1016/j.amp.2018.10.017

G Model

AMEPSY-2693; No. of Pages 7 M. Mencia-Huerta, C. Lindenmeyer / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2018) xxx–xxx

Remarquons que la « gue´rison » me´dicale engage donc cette meˆme ide´e fondamentale, signifie´e dans la « transmutation » et dans la « me´tamorphose », d’une « rupture » entre deux e´tats structurellement diffe´rencie´s : la maladie et la sante´. Ainsi, la gue´rison fait rupture par rapport a` l’e´tat de maladie, ce dernier e´tant lui aussi conside´re´ comme faisant rupture avec l’e´tat de sante´ normal – double rupture e´tayant son principe sur la norme de l’home´ostasie (harmonia). Ajoutons enfin que c’est finalement dans le rapport au Me´decin, et non plus dans le rapport au Divin, que le « patient » pourra atteindre cette « me´tamorphose-gue´rison ». Alors que la me´decine s’est mise en devoir de refouler ses origines « pre´-scientifiques » en s’engageant, au fil de ses e´volutions e´piste´mologiques et techniques, dans une re´flexion centre´e toujours plus sur la mate´rialite´ de l’objet–corps vu comme un tout ainsi que sur les effets du pharmakon sur ce corps, la « gue´rison » (et cette ide´e d’une « rupture » qui la sous-tend) est reste´e ce sur quoi repose, encore aujourd’hui, l’ensemble du discours me´dical. Car c’est toujours sur cette proposition d’une « me´tamorphose » du corps que va se fonder une large part de la demande, voire l’alie´nation au discours de la me´decine a` travers l’histoire.

3. D’une confusion actuelle entre « gue´rison » et « processus the´rapeutique » Au XXIe sie`cle cependant, cet objectif de gue´rison a pris du plomb dans l’aile, principalement a` cause du de´veloppement massif des maladies chroniques (diabe`te, cancer, maladies respiratoires, proble`mes cardiaques). Ces e´tats pathologiques ne´cessitant des soins continus repre´senteraient pre`s de 70 % des de´ce`s selon les donne´es de l’OMS [30]. Comment parler de « gue´rison » dans ces situations alors que le traitement n’en finit pas, que l’e´tat de sante´ n’est jamais atteint, que la « me´tamorphose » recherche´e n’aura sans doute jamais lieu ? Face a` ces proble´matiques modernes, nous constatons l’apparition d’une certaine confusion dans les discours « portant sur » ou « issus de » la me´decine, entre ce qui rele`verait de la prise du traitement (le processus) et ce qui rele`verait de la gue´rison recherche´e par la prise du traitement (le re´sultat). Pharmakon et tekhne` ont ainsi participe´, de tout temps, a` l’entretien de cette confusion entre l’outil et le re´sultat espe´re´ de son utilisation, jusqu’a` servir des logiques euge´nistes [34]. La me´decine actuelle, dite « techno-scientifique », de par le maniement intensif qu’elle fait des chiffres, des outils technologiques et des me´dications pour soigner, est donc particulie`rement a` meˆme de tomber dans cette confusion. Cette confusion se retrouve ainsi aujourd’hui dans les prises en charge faisant appel a` des modifications corporelles (esthe´tique, re´paratrice, de re´attribution sexuelle, etc.). Le processus the´rapeutique et la prise en charge multidisciplinaire peuvent ici tendre a` se confondre avec l’acte chirurgical en lui-meˆme, que ce soit dans le discours des patients ou dans celui des soignants. La modification de l’organe en tant que telle (re´paration, castration, transformation) est alors pre´sente´e comme un re´sultat en soi, d’ou` parfois cet empressement a` eˆtre ope´re´ (ou a` vouloir ope´rer) qui peut eˆtre manifeste´ lors des premie`res consultations. C’est cette meˆme confusion entre « processus » et « re´sultat » qui se retrouve en chirurgie bariatrique. S’adressant a` des personnes en obe´site´ en se justifiant notamment de l’e´chec des autres traitements amaigrissants (re´gimes, me´dicaments coupe-faim) [2], l’essor actuel de la chirurgie bariatrique [23] repose ainsi en partie sur cette confusion. Car tout en s’e´loignant des logiques de l’anatomopathologie ciblant une le´sion re´elle pour la supprimer et « gue´rir », ces chirurgies me´taboliques s’e´tayent sur le paradoxe phe´nome´nologique qu’un acte iatroge`ne sur le corps [12] – sur un

3

organe en bonne sante´ – va permettre la « gue´rison » de la « maladie-obe´site´ », la « rupture » avec l’e´tat de surcharge ponde´rale et ses re´percussions somatiques (diabe`te, choleste´rol, troubles respiratoires et articulaires, etc.). La DREES a donc e´value´ que le nombre d’interventions avait ainsi e´te´ multiplie´ par 20 depuis 1997 [27]. Et il est estime´ qu’aujourd’hui 500 000 personnes ont e´te´ ope´re´es d’une chirurgie bariatrique en France, faisant de ce pays le premier de l’OCDE en nombre d’interventions pratique´es [28]. Pourtant, dans un rapport publie´ en 2017, l’HAS ne manquait pas de relever que « l’augmentation du recours a` cette chirurgie a e´te´ plus rapide que celle de la pre´valence de l’obe´site´ dans l’ensemble de la population » [14]. Dans ces traitements chirurgicaux ou` l’acte de coupure d’un autre a` l’inte´rieur du corps tient un roˆle pivot, il s’agirait alors de questionner les repre´sentations qui entourent cette intervention et ses re´percussions attendues, tant pour les personnes en obe´site´ venant e´noncer une demande de chirurgie bariatrique, que pour les diffe´rents praticiens de l’e´quipe pluridisciplinaire qui les proposent, les re´alisent et accompagnent ces personnes. Car dans la rencontre entre le soigne´ et les soignants, l’imaginaire de la « rupture » qui va s’en de´gager va avoir une influence conside´rable sur les modalite´s de prise en charge et sur le re´sultat a` terme.

4. Fantasmes de « rupture » des soigne´s : de´sir de l’autre et chiffres du poids Le fantasme d’une chirurgie faisant « rupture » apparaıˆt re´gulie`rement dans le discours des sujets demandeurs en pre´ope´ratoire. Ceux-ci peuvent ainsi avoir la repre´sentation d’une intervention « magique » et ide´alise´e en tant qu’elle permettrait le saut d’un avant re´pudie´ a` un apre`s estime´ et libe´re´ des contraintes actuelles. Les repre´sentations e´voque´es par ces patients se lient a` la croyance que l’ope´ration va les faire « renaıˆtre » et les faire acce´der a` une « non-obe´site´ » hautement valorise´e [8], l’e´ve´nement chirurgical en lui-meˆme tendant alors a` se confondre avec le processus global de prise en charge pluridisciplinaire. Ainsi, un jeune patient demandeur d’une chirurgie bariatrique que nous recevions dans le cadre d’une e´valuation pre´ope´ratoire, pour interpre´ter les effets suppose´s de ce type d’ope´ration sur un des membres de sa famille, avait utilise´ cette me´taphore : « C’est comme si on e´tait dans une chambre remplie d’objets, qu’on pouvait plus circuler, et que l’ope´ration retirait tous les objets qu’on veut pas et qu’ensuite on pouvait mettre tous les objets qu’on a envie. » Il comple´tera plus tard en ajoutant : « C’est comme si un monsieur qui s’appelait Bypass rentrait dans la chambre et venait retirer tous les objets, et qu’ensuite je pouvais remettre tous les objets que je voulais. » L’ope´ration s’incarne ici dans une figure masculine, au style surmoı¨que, permettant le passage d’une situation gele´e a` une situation laissant place au sujet de´sirant et au « choix » d’objets a` incorporer. Cependant, remarquons que ce « travail » inaugural de « rejet » des objets accumule´s tient alors du de´sir suppose´ d’un autre, ce « Monsieur Bypass ». Le sujet se trouve ainsi pre´muni que son propre de´sir ne soit implique´ dans ce processus, n’apparaissant comme de´sirant que dans l’apre`s-coup de l’acte effectue´ par cet Autre qui de´sire a` sa place et pour lui initialement. Ce premier temps chirurgical est donc objet du de´sir, voire de la jouissance, de l’Autre, l’acte se confondant au chirurgien qui l’incarne, fantasme´ comme « agent provocateur » du « nettoyage » effectue´ dans cette « chambre » qu’est son corps. Pour qui ce jeune homme veut-il donc se faire ope´rer ? Tout juste majeur au moment des premiers entretiens en vue d’une ope´ration, des de´marches accompagne´es et fortement soutenues par une me`re (et toute une famille) de´ja` ope´re´e, ce monsieur n’avait pourtant jamais e´te´ suivi pour son poids auparavant. Son

Pour citer cet article : Mencia-Huerta M, Lindenmeyer C. Chirurgie bariatrique et fantasmes de me´tamorphose. Ann Med Psychol (Paris) (2019), https://doi.org/10.1016/j.amp.2018.10.017

G Model

AMEPSY-2693; No. of Pages 7 4

M. Mencia-Huerta, C. Lindenmeyer / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2018) xxx–xxx

obe´site´ s’e´tait en fait fortement de´veloppe´e a` la suite d’une exclusion scolaire et la demande s’inscrivait ici pendant cette pe´riode de crise familiale re´cente. La chirurgie fut ainsi contreindique´e en premie`re intention et il lui fut propose´ une prise en charge pluridisciplinaire (nutrition, psychologie), non sans re´sistances de la part de la me`re du patient mais aussi du chirurgien qui devait initialement l’ope´rer. Sur un plan similaire, un autre phe´nome`ne rencontre´ en consultation est la volonte´ assume´e par certains patients d’atteindre un certain poids graˆce a` l’ope´ration, un poids qu’ils conside`rent « ide´al ». Les chiffres se´lectionne´s sont rarement anodins, s’associant souvent au souvenir d’un poids que ces personnes en obe´site´ pouvaient avoir a` un moment ante´rieur de leur vie, notamment avant certaines expe´riences a` caracte`re traumatique qu’ils peuvent associer avec le de´but de leurs « proble`mes de poids ». Ces e´ve´nements sont alors e´voque´s comme des moments pivots, repre´sente´s comme des de´clencheurs de la prise progressive de poids qui les aurait mene´s a` leur obe´site´ actuelle : deuil, se´paration amoureuse ou divorce, accident, agression sexuelle, e´ve´nements physiologiques (puberte´, grossesse, me´nopause, maladies somatiques, intervention chirurgicale), etc. Tous ces e´ve´nements sont traumatiques au sens « e´conomique » [9], a` savoir qu’ils peuvent produire une forte quantite´ d’excitation qu’il s’agit de liquider « avec les moyens du bord ». Et tous peuvent potentiellement eˆtre traumatiques au sens de « l’apre`s-coup » [10], au sens ou` ils peuvent eˆtre des e´ve´nements secondaires re´actualisant un re´el originaire et premier auquel le sujet, par le fantasme, va tenter de donner re´trospectivement un sens. L’histoire de ces sujets « de´ja` » traumatise´s n’est donc pas sans interroger la demande d’un acte chirurgical a` forte potentialite´ « traumatique » e´galement, au sens ou` il fera « rupture ». Atteindre imaginairement le poids ide´alise´ graˆce a` la chirurgie signifierait-il pour ces patients ainsi la volonte´ de re´gression a` un point historique pre´traumatique ? S’agirait-il de faire « rupture » avec l’e´ve´nement conside´re´ par le sujet comme e´tiologique de son « obe´site´ re´actionnelle » [5] ? La demande de chirurgie bariatrique de´voilerait alors une volonte´ d’effacement, de recouvrement, de refoulement, graˆce a` l’effraction corporelle et ses conse´quences, des enjeux psychiques en lien avec ces e´ve´nements spe´cifiques et qui ont pu eˆtre de´terminants dans la prise de poids (oralite´, image du corps, structuration familiale, etc.). Plus spe´cifiquement encore, dans quelle mesure la confrontation recherche´e par le sujet demandeur d’un « nouveau » traumatisme graˆce a` l’e´ve´nement chirurgical aurait-elle pour objectif de pouvoir donner activement un sens, dans l’apre`s-coup et dans le transfert aux soignants, au re´el de l’e´ve´nement traumatique originaire, a` cette « mauvaise rencontre initiale avec la jouissance » [32] reste´e hors sens, ou` le sujet e´tait rendu passif ? Si « la dimension e´thique est celle qui s’e´tend dans la direction de la jouissance » [16], il s’agirait alors d’eˆtre en mesure d’entendre ce qui se joue et surtout « ce qui se jouit », dans le transfert aux soignants lors de cette demande de reprise en main de la jouissance d’un corps-Autre par le retour a` un poids ide´alise´ mais hautement significatif pour le sujet. Car ce que nous pouvons constater, c’est que le pre´judice [4] ve´cu par les sujets en cas de nonobtention des chiffres de´sire´s, et plus ge´ne´ralement lors d’une reprise de poids, est souvent a` la hauteur de l’ide´alisation des effets de « rupture » espe´re´s. La position identitaire de victime de l’Autre (victime d’un praticien, victime du corps, victime de l’addiction, etc.) que soutiennent alors certains patients demandeurs d’une re´intervention serait ainsi a` entendre en articulation avec le destin qu’auraient pu connaıˆtre ces fantasmes de « rupture » de´chus lors du processus d’amaigrissement ou dans l’apre`s-coup de la stabilisation ponde´rale. Cela semble essentiel a` analyser dans la mesure ou` de nombreux

cliniciens partagent le constat que le nombre de re´interventions ne fait qu’augmenter depuis plusieurs anne´es.

5. Fantasmes de « gue´rison » des soignants : toute-puissance de l’acte et « psychologisation » de l’obe´site´ La clinique de la chirurgie bariatrique est tout autant une clinique des modifications corporelles qu’une clinique de l’obe´site´. En ce sens, c’est la dimension esthe´tique, en convoquant le soignant dans son rapport a` la norme, qui va eˆtre mise en tension dans ce type de prise en charge venant stimuler le « contretransfert » de l’e´quipe pluridisciplinaire et ses re´sistances inconscientes. Ces mouvements peuvent ainsi prendre la forme, plus ou moins ouverte, d’une stigmatisation des personnes en obe´site´ par les membres de l’e´quipe, ce qui existe de´ja` dans d’autres disciplines [7] et de manie`re diffuse dans l’histoire de la culture [36]. Plus particulie`rement en chirurgie bariatrique, nous constatons que certains fantasmes inconscients peuvent s’exprimer a` travers deux phe´nome`nes transfe´rentiels assez typiques rencontre´s chez les soignants de l’e´quipe pluridisciplinaire – dont nous faisons partie : l’ide´alisation de l’intervention et la « psychologisation » de l’obe´site´. Les fantasmes de « rupture » constate´s chez certains patients vont manifestement trouver leur pendant dans l’imaginaire des soignants, a` travers des fantasmes de « gue´rison ». Nous repe´rons ainsi une premie`re tendance se caracte´risant par la croyance en la toute-puissance de l’acte chirurgical, en une ide´alisation de l’ope´ration vue comme « reme`de-miracle » permettant la rupture avec l’e´tat d’obe´site´ conside´re´ comme « morbide ». Ainsi, des patients contre-indique´s (mais non psychotiques) pour l’intervention lors des e´valuations psychologiques finissent pourtant re´gulie`rement par eˆtre ope´re´s car les retentissements somatiques de l’obe´site´ vont eˆtre juge´s trop importants par le reste de l’e´quipe soignante. Mais, au-dela` des conflits entre soignants, ce dont il s’agit surtout, c’est de faire disparaıˆtre du regard me´dicalise´ ce corps en obe´site´ en tant qu’il est entie`rement vu comme pathologique [6]. C’est donc ici le corte`ge des angoisses de mort et de castration qui, dans le sillage de l’informe (« en attente de forme ») du corps gros, sont convoque´es chez les soignants par la vision de cette obe´site´ « morbide ». L’angoisse d’une confrontation avec la jouissance suppose´e chez l’autre-obe`se, en ce qu’elle peut venir solliciter chez les soignants cet irrepre´sentable de la mort par exemple, peut alors finir par orienter la de´marche d’ope´rer. Dans cette situation, le sujet en obe´site´ est donc identifie´ par l’e´quipe a` son corps en obe´site´, en tant que ce corps-identitaire et difforme (« irre´gularite´ de forme ») devra eˆtre amene´, par le traitement chirurgical, au plus proche de la norme actuelle du mince et d’une sante´-normalite´. Pourtant, en re´ifiant ainsi le sujet a` son corps pour le faire entrer dans la norme, les conse´quences sont ge´ne´ralement de rendre plus difficile pour ces sujets un questionnement sur la re´alite´ psychique pre´existante qui participe a` la demande de modification du corps [25]. Une re´alite´ interne pouvant potentiellement faire retour dans le re´el du corps a` la suite de l’intervention et mettre a` mal le traitement (« nouveaux » symptoˆmes, de´compensations, reprise du poids, suicides, etc.). C’est pourquoi la prise en charge pre´ope´ratoire se devrait d’eˆtre centre´e non pas tant sur la pre´paration a` l’acte chirurgical, tentative pour les soignants de maıˆtriser leur propre angoisse de mort, que sur l’e´coute de la demande et des motifs qui, au-dela` de l’aspect somatique, ont pu pre´cipiter la prise de rendez-vous. Une seconde tendance peut e´galement apparaıˆtre dans le discours des soignants, lorsque ces fantasmes d’une ope´ration ide´ale ont e´te´ mis a` mal par le re´el d’une reprise importante

Pour citer cet article : Mencia-Huerta M, Lindenmeyer C. Chirurgie bariatrique et fantasmes de me´tamorphose. Ann Med Psychol (Paris) (2019), https://doi.org/10.1016/j.amp.2018.10.017

G Model

AMEPSY-2693; No. of Pages 7 M. Mencia-Huerta, C. Lindenmeyer / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2018) xxx–xxx

de poids. Nous constatons alors un phe´nome`ne de « psychologisation » de l’obe´site´, souvent dans l’optique de maintenir l’e´quipe hors de toute responsabilite´ quant a` cet e´chec perc¸u alors comme l’impossibilite´ « psycho-pathologique » personnelle du sujet ope´re´ de « rompre » avec des sche´mas, force´ment d’ordre alimentaire, et plus ou moins conscients. L’obe´site´ se voit donc « psychiatrise´e » et re´duite aux « Troubles du Comportement Alimentaire » (TCA), la dimension psychologique devenant l’e´tiologie unique de l’obe´site´ et le « psy » un « gue´risseur » (ce qui n’est malheureusement pas pour de´plaire a` certains. . .). Pourtant, si les enjeux psychiques dans le de´veloppement d’un corps gros ou dans l’e´chec d’une chirurgie sont multiples et peuvent avoir leur importance, l’obe´site´ reste une construction symptomatique multifactorielle ne´cessitant une re´flexion pluridisciplinaire qui permette de prendre en compte les influences internes et externes dans leur transversalite´ (ge´ne´tique, physiologique, psychique, sociale, environnementale, anthropologique, etc.). Se focaliser sur un seul de ces discours, meˆme le plus scientifique, en le fixant comme l’e´tiologie unique de l’obe´site´, c’est construire une repre´sentation de´lirante qui prend « une partie pour le tout » [31], et qui donne cre´dit aux logiques de « l’expertise » et a` leurs conse´quences alie´nantes sur la prise en charge d’un sujet [22], qu’il soit ou non en obe´site´. Car comment croire, par exemple, que l’ope´ration puisse force´ment faire « rupture » pour cette patiente isole´e, me`re de plusieurs enfants, dans une situation e´conomique et sociale pre´caire, qui ne peut manger que des produits hyper-raffine´s (gras et sucre´s) car ce sont les seuls accessibles a` ses faibles revenus, travaillant a` domicile comme garde d’enfants et sortant peu de manie`re ge´ne´rale (les activite´s sont che`res, les enfants sont privile´gie´s, etc.) ? Comment prendre en charge aujourd’hui l’expression de cette mise`re sociale lorsqu’elle peut venir infiltrer la proble´matique symptomatique, parfois jusqu’a` l’e´chec du traitement ? Nous ne traiterons pas des cas d’e´checs par reprise de poids ou par de´clenchement de morbidite´s (addictions, TCA, etc.), bien que ces situations permettent de constater qu’il n’y a pas de « me´tamorphose » avec la chirurgie bariatrique, et cela a` plusieurs niveaux (organique, psychique, social). Nous allons plutoˆt analyser dans quelle mesure, lors d’une « re´ussite » de la cure, c’est-a`-dire lorsque le patient a pu maintenir un poids relativement stable apre`s l’ope´ration a` terme, un « reste », qui n’est pas sans influence sur le traitement, va pourtant continuer de s’exprimer. Ainsi, lors d’une « re´ussite », le sujet s’est-il « me´tamorphose´ » ?

6. Modifications corporelles et continuite´ psychique en chirurgie bariatrique Nous recevons Mme M. dans le cadre d’une reprise de suivi postope´ratoire dans le service hospitalier ou` elle avait e´te´ ope´re´e. A` 49 ans, me`re ce´libataire avec deux enfants, Mme M. a de´ja` e´te´ ope´re´e deux fois d’une chirurgie bariatrique dans sa vie : une Gastroplastie (anneau gastrique) il y a une dizaine d’anne´es puis un Roux-en-Y Bypass un couple d’anne´es plus tard. Six ans apre`s cette dernie`re intervention, apre`s avoir perdu plus de 90 kg au total et s’eˆtre stabilise´e plus ou moins durablement dans son poids, parlant de son rapport a` l’alimentation, elle ajoute qu’elle a depuis, sa premie`re ope´ration, une perception gustative diffe´rente d’un aliment bien spe´cifique, « le chocolat ». ˆ t et de l’odorat apparaissent fre´quemDes changements du gou ment dans les premiers mois apre`s une chirurgie bariatrique [13] mais tendent habituellement a` disparaıˆtre avec le temps. Ces modifications perceptives soutenant le processus d’amaigrissement [26] sont se´lectives et touchent des aliments souvent tre`s appre´cie´s par les patients avant la chirurgie. Ces aliments

5

ˆ tants apre`s l’ope´ration, cela allant parfois deviennent de´gou jusqu’au bannissement de l’alimentation des aliments concerne´s. Et comme cela peut survenir pour des patients « en re´ussite », ˆ t tendrait a` se stabilise´s comme pour Mme M., ce « nouveau » de´gou maintenir, voire a` s’intensifier sur certains aliments. Mme M. nous ˆ t particulie`rement fort pour « le chocolat », de´crivait ainsi un de´gou ˆ t et son odeur, alors meˆme qu’elle adorait cet aliment avant son gou son ope´ration, objet de partage et de complicite´ orale avec ses enfants. Mais, a` la manie`re d’une « madeleine de Proust », le chocolat convoquait aussi Mme M. sur les lieux d’un souvenir douloureux, celui d’un e´ve´nement incestuel observe´ pendant son enfance et des modifications traumatiques dans les relations familiales qui s’en suivirent apre`s que son observation fut repe´re´e par sa me`re. Car c’est bien ici a` partir de la re´action maternelle et des changements dans la structuration familiale que de´bute`rent les « proble`mes de poids » de Mme M. En effet, a` la suite de cet e´ve´nement, sa me`re re´agit de telle manie`re que « le pain au chocolat » devint l’objet d’une transaction entre elle et sa fille qui servait a` sceller la bouche de Mme M. de la production d’un certain dire. Ce secret avait engage´ la me`re et la fille dans une relation de maıˆtre a` esclave, alie´ne´es ensemble dans cette dialectique de l’eˆtre ou` cet alimentsignifiant servait contractuellement a` renforcer un silence assourdissant face au pe`re de Mme M., grand absent de la sce`ne « originaire ». C’est ainsi ici, a` partir de ce souvenir nodal, signifier dans ce symptoˆme « gustatif », dans ce « nouveau » de´plaisir e´prouve´ pour le chocolat apre`s sa chirurgie bariatrique, qu’un travail d’e´laboration sur les effets toujours actuels de cette relation infantile pour Mme M. a pu e´merger. « Toujours actuels » car c’est a` partir du « chocolat » et des souvenirs condense´s en son sein qu’elle aura pu constater par la suite qu’elle reproduisait, voire recherchait paradoxalement ce type de relation tyrannique avec ses diffe´rents compagnons et maris, ce qui n’e´tait pas sans incidences sur sa courbe ponde´rale. En effet, alors qu’elle tentait de divorcer du dernier depuis sa dernie`re ope´ration, elle remarqua un certain rapport de causalite´ entre cette relation maternelle de´place´e et ses reprises intermittentes de poids qu’elle jugulait rapidement, depuis ses interventions, par des restrictions extreˆmes dans son alimentation. Ajoutons qu’apre`s eˆtre retourne´e voir le chirurgien qui l’avait ope´re´e a` la suite de plusieurs rendez-vous manque´s, Mme M. nous confia qu’elle l’avait en fait e´vite´ volontairement a` cause de plusieurs reprises de poids successives qu’elle avait endigue´ « par culpabilite´ avant d’aller le revoir ». A` son retour en consultation, elle avait e´galement offert a` ce chirurgien une boıˆte de chocolats, en disant qu’elle n’en mangeait plus depuis l’intervention alors qu’elle adorait cela avant. Dans le transfert, dans ce colloque singulier [15], Mme M. lui tendait une perche, pointant inconsciemment par le biais d’un dire – qu’elle « offrait » avec son symptoˆme – le caracte`re toujours actuel du traumatisme sousjacent pour elle. Elle commenc¸ait e´galement a` l’e´poque a` entamer des de´marches pour une chirurgie re´paratrice des se´quelles de son amaigrissement, justifiant notamment sa demande par le fait que cela avait e´veille´ le regard de´sirant des hommes et une « fe´minite´ » que son corps actuel, de´forme´ par cette perte de poids, ne pouvait aujourd’hui plus supporter. Elle espe´rait, de cette nouvelle de´marche, perdre quelques kilos supple´mentaires afin d’atteindre le poids « ide´al » qu’elle disait avoir eu avant le de´but de sa premie`re grossesse a` l’aˆge de 16 ans et son premier mariage au meˆme aˆge, ce qui lui avait donne´ a` l’e´poque un pre´texte pour quitter le domicile familial et la relation conflictuelle avec sa me`re, pour en retrouver de similaires. L’intervention en elle-meˆme n’a donc rien change´ au conflit psychique pre´existant ou a` l’histoire traumatique de cette patiente.

Pour citer cet article : Mencia-Huerta M, Lindenmeyer C. Chirurgie bariatrique et fantasmes de me´tamorphose. Ann Med Psychol (Paris) (2019), https://doi.org/10.1016/j.amp.2018.10.017

G Model

AMEPSY-2693; No. of Pages 7 M. Mencia-Huerta, C. Lindenmeyer / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2018) xxx–xxx

6

Bien au contraire, les effets de la chirurgie ont plutoˆt mis en lumie`re le trauma a` travers un « nouveau » symptoˆme « psychosensoriel », sur ce lieu carrefour entre l’organique et le pulsionnel [3], devenu ici vecteur d’une expression psychique inconsciente. Ces changements dans l’investissement des perceptions olfactives et gustatives semblent eˆtre lie´s au re´ame´nagement psychique favorise´ par les effets, sur l’e´conomie pulsionnelle, de cette coupure dans le re´el du corps [24]. Cette atteinte corporelle va avoir un impact sur la dynamique du refoulement « organique » du sujet ope´re´ en l’amenant notamment a` la production de cette symptomatologie « olfacto-gustative » [24]. Ces modifications psychosensorielles post-chirurgicales sont donc a` concevoir comme de l’ordre du symptoˆme, en tant que ce dernier est « ce qui lie la me´taphore a` la question de l’eˆtre » pour le sujet [17]. Elles permettent donc d’exposer me´taphoriquement, tout en tenant a` distance, une ve´rite´ inconsciente fondamentale pour le sujet, en obe´site´ ou non. Ainsi, si la forme me´taphorique du symptoˆme apparaıˆt modifie´e a` cause du re´ame´nagement pulsionnel provoque´ par la chirurgie, le sens premier de la ve´rite´ subjective qui cherche toujours a` s’exprimer ici diffe´remment, par de´placement, par « transfert de sens », n’a pas change´. La « nouveaute´ » manifeste´e ne tient donc son principe que de l’actualisation de « l’anciennete´ » latente. La majorite´ des « nouveaux » symptoˆmes post-chirurgicaux seraient donc des moyens par lesquels le sujet va exprimer ce qui, de son histoire, continue toujours d’insister. Selon leurs modalite´s d’expression, ils peuvent avoir une influence de´terminante sur le traitement a` terme. C’est donc cette ve´ritable continuite´ historico-subjective et psychique qu’il s’agirait de prendre en charge et d’accompagner en chirurgie bariatrique, au-dela` de l’acte chirurgical et des effets de remaniements corporels et comportementaux purement objectivables survenant apre`s-coup. Si la chirurgie bariatrique peut s’inscrire comme rupture au sens de la « me´tamorphose », cela n’est vrai que dans le fantasme de l’autre (socie´te´, soignants, famille). Le ve´cu de cette mise en acte sur le corps et ses conse´quences s’inscrivent quant a` eux dans une relative continuite´ narcissique pour celui qui vit ces transformations par rapport a` son histoire, par rapport a` son corps et par rapport a` l’autre. C’est plutoˆt le regard de l’autre, celui qui voit mais ne vit pas les transformations, qui va fantasmer la rupture. Car pour Mme M., comme pour d’autres, il semble qu’il n’y ait pas eu de « rupture » ou de « me´tamorphose » avec la chirurgie bariatrique. A` l’inverse, il semble que les effets de cet acte vont engager les sujets ope´re´s dans un processus de transformations « sans fin » ou` va se perpe´tuer une ve´rite´ inconsciente fondamentale. Bien que cette dernie`re puisse s’exprimer sous une « forme » diffe´rente apre`s l’ope´ration, il s’agirait de pouvoir e´couter le « fond » de cette ve´rite´ en s’alignant sur la temporalite´ propre a` « l’autre sce`ne » qu’est la sce`ne de l’inconscient. Qu’on retape les murs de la salle de concert ne changera pas le texte de la partition que jouera l’orchestre. Si l’acoustique peut changer, si le public ou les musiciens peuvent changer, si le style et l’interpre´tation peuvent changer, en « rupture » avec les codes pre´existants, les notes et accords de la partition resteront toujours les meˆmes. Peut-eˆtre s’agirait-il alors de permettre au compositeur de l’œuvre d’entendre ce qu’il peut e´prouver comme relevant d’un « manque » dans le creux de cette partition qu’il de´sespe`re de faire re´pe´ter inlassablement, attendant qu’un autre vienne l’e´couter et lui faire e´couter son propre concert. Peut-eˆtre pourra-t-il alors de´terminer ce qu’il pourra et voudra transformer dans cette composition. 7. Conclusion « Rien ne se perd, rien ne se cre´e, tout se transforme » pourrionsnous conclure en reprenant cette maxime synthe´tise´e d’Antoine

Lavoisier. La seule « rupture » possible est dans l’enfance et c’est celle de « la rencontre traumatique avec le sexuel » [19,32], rencontre inaugurale avec ce re´el originaire a` partir duquel, par le signifiant, va se signifier le sujet divise´ par l’inconscient, dans son rapport au corps, a` son image et au de´sir suppose´ de l’Autre. Peuteˆtre s’agirait-il alors de s’interroger sur l’aspect traumatique de la chirurgie bariatrique, en tant que le trauma, comme la chirurgie, semblent eˆtre tout a` la fois des e´ve´nements qui peuvent (re´)organiser ou a` l’inverse de´sorganiser un sujet [11]. Pour autant, si la chirurgie bariatrique peut permettre ce mouvement de « relance » (et non de « me´tamorphose ») par les effets qu’elle va produire [20], c’est dans la mesure ou` ce processus va venir s’e´tayer, dans l’apre`s-coup des modifications corporelles, sur le « de´ja`-ve´cu » pre´modifications du sujet. Qu’importe alors le re´sultat a` terme d’une chirurgie bariatrique, il y aura ge´ne´ralement un « reliquat » que le sujet tentera toujours d’e´noncer en sus des modifications corporelles et des changements comportementaux. Ce « reste » est l’expression d’une ve´rite´ inconsciente fondamentale pour le sujet, garant de sa continuite´ psychique au-dela` des effets de l’ope´ration sur le psycho-soma, et attestant ainsi du ne´cessaire maintien de ce « reste » se re´ve´lant eˆtre de´terminant pour son organisation subjective. Par conse´quent, au-dela` meˆme de l’effet de re´el dans le corps fixant l’ope´ration au statut d’e´ve´nement [20], c’est surtout l’expression, dans le transfert aux soignants, de cette continuite´ psychique du sujet en obe´site´ qu’il s’agirait alors de prendre en charge et d’accompagner lors d’une chirurgie bariatrique. Car ce « reste » qui insiste toujours a` se dire finira re´gulie`rement par s’e´noncer via des symptoˆmes ou des fantasmes qui finiront par mettre en e´chec la prise en charge a` long terme s’ils ne sont pas entendus avant l’ope´ration (lors de la demande), pendant l’amaigrissement (lors des transformations), comme dans l’apre`s-coup de la stabilisation ponde´rale (alors que le sujet continue de se transformer, de se re´organiser, notamment dans son rapport a` l’autre et au collectif–culture). Ce type de dispositif laissant une place importante a` la parole du patient et a` l’expression de ses symptoˆmes tout au long de son parcours de soins nous semble essentiel a` mettre en place et a` soutenir aujourd’hui pour permettre e´thiquement l’accompagnement des transformations du sujet en obe´site´ lors d’une prise en charge en chirurgie bariatrique. ˆ ts De´claration de liens d’inte´re Les auteurs de´clarent ne pas avoir de liens d’inte´reˆts. Re´fe´rences [1] Aimez P. Psychopathologie de l’alimentation quotidienne. Communications 1979;31:93–106. [2] ANSES. E´valuation des risques lie´s aux pratiques alimentaires d’amaigrissement. Rapport d’expertise collective de l’Agence Nationale de Se´curite´ Sanitaire de l’Alimentation de l’Environnement et du Travail. E´dition scientifique; 2010, Disponible sur : https://www.anses.fr/fr/system/files/ NUT2009sa0099Ra.pdf. [3] Assoun PL. Corps et symptoˆme. Lec¸ons de psychanalyse (2009). E´conomica/ Anthropos; 2015. [4] Assoun PL. Le pre´judice et l’ide´al. Pour une clinique sociale du trauma (1999). E´conomica; 2012. [5] Bruch H. Les yeux et le ventre. L’obe`se, l’anorexique (1975). Paris: Payot & Rivages; 1994. [6] Canguilhem G. Essai sur quelques proble`mes concernant et le pathologique (1943). In: Le normal et le pathologique. Paris: PUF « Quadrige »; 2009. [7] Carof S. Les repre´sentations sociales du corps « gros ». Anthropol Sante 2017;14:1–22. Disponible sur : http://journals.openedition.org/ anthropologiesante/2396. [8] Dargent J. Le corps obe`se. Obe´site´, science et culture. Champ Vallon; 2005. [9] Freud S. Au-dela` du principe de plaisir (1920). Paris: Payot & Rivages; 2010. [10] Freud S. Esquisse d’une psychologie scientifique (1895). In: Naissance de la psychanalyse (1887-1902). Paris: PUF; 1979.

Pour citer cet article : Mencia-Huerta M, Lindenmeyer C. Chirurgie bariatrique et fantasmes de me´tamorphose. Ann Med Psychol (Paris) (2019), https://doi.org/10.1016/j.amp.2018.10.017

G Model

AMEPSY-2693; No. of Pages 7 M. Mencia-Huerta, C. Lindenmeyer / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2018) xxx–xxx [11] Freud S. L’homme Moı¨se et la religion monothe´iste (1939). Paris: Payot & Rivages; 2014. [12] Gendron JP. Une premie`re chirurgie de l’obe´site´ : la longue controverse du court-circuit je´juno-ile´al (1954-1980). Sci Can 2010;33(1):29–70. [13] Graham L, Murty G, Bowrey DJ. Taste, Smell and Appetite Change After Rouxen-Y Gastric Bypass Surgery. Obes Surg 2014;24(9):1463–8. [14] HAS. Chirurgie de l’obe´site´ chez l’adulte, prise en charge pre´ope´ratoire minimale. HAS; 2017, Disponible sur : https://www.has-sante.fr/portail/upload/ docs/application/pdf/2017-12/rapport_obesite_2017.pdf. [15] Israe¨l L. Le me´decin face au de´sir. Paris: E´re`s; 2005. [16] Lacan J. La place de la psychanalyse dans la me´decine (1966a). Cah Coll Med 1966;7:761–74. [17] Lacan J. L’instance de la lettre dans l’inconscient (1966b). In: E´crits 1. Paris: E´ditions du Seuil; 1999. [18] Lacan J. Se´minaire II : le moi dans la the´orie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955). Paris: E´ditions du Seuil; 1978. [19] Laplanche J. Vie et mort en psychanalyse. Paris: Flammarion; 1970. [20] Leduc C, Gault C, Gheorghiev C. Enjeux psychiques de la chirurgie bariatrique. Ann Med Psychol 2017;175:856–61. [21] Maciejewski ML, Arterburn DE, Van Scoyoc L, Smith VA, Yancy WS, Weidenbacher HJ, et al. Bariatric surgery and long-term durability of weight loss. JAMA Surg 2016;151:1046–55. [22] Mannoni M. La the´orie comme fiction. Freud, Groddeck, Winnicott, Lacan. Paris: Seuil; 1979. [23] Martincic C, Balcaen T, Georges A, Baro E, Ficheur G, Chazard E. La chirurgie bariatrique en France de 2008 a` 2014 : triplement de l’activite´ et fort recul de l’anneau gastrique. Rev Epidemiol Sante Publique 2017;65(Suppl 1):20. [24] Mencia-Huerta M, Lindenmeyer C. Les enjeux psychiques des techniques de chirurgie bariatrique. Evol Psychiatr 2018;83:275–86.

7

[25] Michel A, Pedinielli JL. Demandes de transformations corporelles esthe´tiques et/ou sexuelles par la chirurgie : proximite´s et diffe´rences. Prat Psychol 2008;14:137–46. [26] Miras AD, Le Roux CW. Bariatric surgery and taste: novel mechanisms of weight loss. Curr Opin Gastroenterol 2010;26:140–5. [27] Oberlin P, De Peretti C. Chirurgie de l’obe´site´ : 20 fois plus d’interventions depuis 1997. Etudes Resultats 2018;1051. Disponible sur : http://drees. solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er1051.pdf. [28] OCDE. Obesity update. OECD iLibrary; 2017, Disponible sur : https://www. oecd.org/els/health-systems/Obesity-Update-2017.pdf. [29] OMS. Global database on body mass index. E´ditions de l’OMS; 2006, Disponible sur : https://www.who.int/bmi/index.jsp. [30] OMS. Maladies non transmissibles. E´ditions de l’OMS; 2017, Aide-me´moire N8 355. Disponible sur : http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs355/ fr/. [31] Pankow G. L’homme et sa psychose (1969). Paris: Flammarion; 1993. [32] Pickmann CN. La rencontre traumatique du sexuel. Figures Psychanal 2003;8:41–4. [33] Pigeaud J. Maladie de l’aˆme. In: E´tude sur la relation de l’aˆme et du corps dans la tradition me´dico-philosophique antique (1981). Paris: Les Belles Lettres; 2006. [34] Rosental PA. Destins de l’euge´nisme. Paris: Seuil; 2016. [35] Schauer PR, Bhatt DL, Kirwan JP, Wolski K, Brethauser SA, Navaneethan SD, et al. Bariatric surgery versus intensive medical therapy for diabetes. 3-year outcomes. N Engl J Med 2014;370:2002–13. ˆ ge au [36] Vigarello G. Les me´tamorphoses du gras. Histoire de l’obe´site´ du Moyen A e ` cle (2010). Paris: Points; 2013. XX sie

Pour citer cet article : Mencia-Huerta M, Lindenmeyer C. Chirurgie bariatrique et fantasmes de me´tamorphose. Ann Med Psychol (Paris) (2019), https://doi.org/10.1016/j.amp.2018.10.017