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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 56 (2008) 290–293
Atelier
Crise d’adolescence, crise de la migration Adolescence crisis, migration crisis F. Giraud Psychologue clinicien, service de consultation transculturelle, service de psychopathologie, hôpital Avicenne, 125, avenue de Stalingrad, 93009 Bobigny, France
Résumé Comme l’illustre la gravité des troubles d’une jeune fille d’Afrique de l’Ouest présentée ici, l’article entend montrer le parallélisme entre l’expérience migratoire, mouvement traumatique de séparation et de mutation, et celle de l’adolescence comme processus de changement et parfois de crise. Ce que révèle la clinique de l’adolescence chez des enfants issus de la migration est la mise à jour de questions refoulées dans le projet migratoire parental. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract As it appears in the serious troubles of a young woman originated from African parents which is presented here, the author tries to show the parallelism between the migratory experience, a traumatic movement of separation and change, and the adolescence which is too a process of transformation and sometimes crisis. What reveals the clinics of emigrated parents’ adolescent is to throw light on repressed issues of the migratory project. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Adolescence ; Migration ; Dépression ; Refoulement ; Crise ; Relations parents–enfants Keywords: Adolescence; Migration; Depression; Repression; Crisis; Childs–parents relationships
Comme on le sait, l’adolescence a provoqué beaucoup d’interrogations quant à sa nature tant en psychopathologie qu’en anthropologie depuis au moins la Seconde Guerre mondiale. Peu présente en tant que telle dans l’œuvre de Freud, bien que beaucoup de ses patientes aient été, en réalité, des adolescentes, cette période de la vie l’est massivement dans la société contemporaine, particulièrement depuis le boom démographique des années 1950. Alors que cette même société est entrée dans le papy boom, elle semble continuer à lui faire une place centrale1 , tant il est vrai qu’elle dicte encore une part non négligeable de nos usages culturels, dans l’habillement et la musique par exemple. Le stéréotype de l’adolescent violent, généralement originaire de banlieue, paraît conditionner les représentations. Ainsi, le rap est-il, d’une certaine manière, la musique par excellence
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Adresse e-mail :
[email protected]. On a pu parler ainsi de société « adolescentrique ».
0222-9617/$ – see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2007.09.009
des adolescents, à quelque groupe social qu’ils appartiennent. Et alors que, dans les années 1960, les bandes d’adolescents paraissaient surtout trouver leur origine dans les mutations du tissu social autochtone, on a tendance aujourd’hui pourtant, au moins dans les médias, à surreprésenter la menace d’adolescents encagoulés débarquant par le métro RER au cœur des grandes cités, et par le biais de la télévision, dans chaque foyer, parfois très éloigné, pour le plus grand profit de ceux qui savent être au diapason de l’inquiétude ainsi soulevée. Par-delà ce stéréotype, au fond très parisien, mais largement diffusé, et entretenu même par des gens bien intentionnés, on peut se demander si ces adolescents d’origine migrante, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, ne portent pas effectivement en eux comme un concentré des problèmes relatifs à l’adolescence aujourd’hui, du fait même de leur histoire et de celle de leurs parents. Je voudrais montrer ici comment la rencontre entre adolescence et migration entraîne, pourrait-on dire, chez certains, une potentialisation qui met en jeu les problématiques centrales à
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l’une et à l’autre. En d’autres termes, la migration ne donnet-elle pas à l’adolescence une intensité particulièrement aiguë, et l’adolescence ne révèle-t-elle pas de la migration des traits essentiels ? 1. Kaliatou Kaliatou est une jeune fille de 19 ans qui a été rec¸ue par l’équipe de la maison des adolescents en raison de troubles de comportement puisqu’elle s’est battue avec une autre jeune fille, ainsi que d’affrontements agressifs avec un professeur, ce qui a conduit à son exclusion du lycée. D’abord suivie en libéral, elle a ensuite été prise en charge à CASITA2 , où elle a rec¸u un traitement antidépresseur. Mais elle vient très irrégulièrement à ses rendez-vous, y compris à ceux avec une psychologue et avec son éducateur. Nous la recevons alors à la consultation transculturelle. C’est une famille d’Afrique de l’Ouest, originaire du Sénégal. Monsieur est venu en 1974, « en aventurier », sur le conseil d’un Franc¸ais qui lui avait recommandé, au moment de mourir, d’aller voir son frère, qu’il ne retrouva pas d’ailleurs et s’était retrouvé seul. Il se maria d’abord une première fois en 1977, mais se sépara deux ans après. C’est en 1983 qu’il se remaria au pays, et un premier fils naquit cette même année. Madame avait d’ailleurs été mariée antérieurement et avait eu déjà deux enfants de cette première union, dont un fils aîné qui a bien réussi dans le sport. Madame est elle-même très déprimée et suivie par un médecin du service. La situation est en ce moment très tendue avec son mari, du fait que celui-ci a pris une deuxième épouse, ce que madame ne supporte pas. Bien que la grossesse se soit bien passée, Kaliatou a eu fréquemment des crises d’asthme. Consulté au sujet de son état de santé, un guérisseur a parlé de « transe ». Dans la famille, il semble y avoir beaucoup de violences. On parle du suicide d’un cousin et Kaliatou, elle-même, a tenté de se suicider en se jetant par la fenêtre. C’est, par ailleurs, une bonne élève, en première littéraire, qui lit beaucoup semblet-il. Elle a eu un copain à l’âge de 13 ans, dont elle s’est séparée il y a sept ou huit mois, s’étant battue avec lui et son père lui avait fait des reproches. Elle se sent rejetée par ses frères et sœurs, vivant repliée sur elle-même. Son père dit qu’elle a toujours des problèmes. « Le jour où j’ai fait ma valise pour aller au pays, c¸a y est, elle s’est bagarrée. » Sa mère se plaint de son insolence : « Je ne suis pas une mère, elle me répond. Quand je sors de chez moi, je suis heureuse. Je ne suis bien ni avec mes enfants, ni avec mon mari. Je suis toute seule. Désespérée. » L’alliance est en danger, des protections n’ont pas été faites. Trois mois plus tard, Kaliatou est enceinte. Les relations avec le père de l’enfant sont très difficiles. C’est un Martiniquais et il ne reconnaît pas l’enfant. Quand celui-ci naît, Kaliatou paraît heureuse, mais cela pèse à sa mère qui s’occupe de lui. Cette naissance la renvoie à sa propre expérience de jeune maman au pays : « C’est moi, ditelle, qui le masse et le lave. Il ne faut pas trop s’occuper d’elle, mais je la masse avec du karité, le corps, mais pas la tête, comme le disait ma mère. Les émotions, je les tiens un peu à distance. 2
La maison des adolescents de l’hôpital Avicenne à Bobigny.
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C’est la peur qui s’installe. J’ai peur, j’ai peur. Je ne crois pas à un changement de Kaliatou. J’ai peur que c¸a revienne. Son père, lui, y croit beaucoup. Pour moi, un enfant doit faire ce qu’on lui dit. . . je n’étais pas prête. C’est dur d’élever un enfant. Ils répondent. Les enfants ne changent pas. Il faut toujours répéter la même chose » Elle ajoute alors : « J’ai très envie de rentrer chez moi, chez mes parents, au village. Kaliatou est née trois mois après la mort de ma grand-mère. Je suis venue ici par respect, par amour. J’aimais bien le Sénégal, on mariait les filles sans leur demander leur avis. Je pourrais la marier avec quelqu’un qu’elle n’aime pas. Moi, j’ai été obligée à aimer. . . J’ai eu des problèmes quand je suis arrivée, et quand il y a eu les attentats en 1984–1985. Mon mari, je l’aime comme il est, mais je ne compte pas sur lui. Je me sens très seule. » Kaliatou, assez décontenancée, a repris le chemin du lycée, mais elle doute d’elle-même, se sent peu mobilisée, peu concernée. La violence de Kaliatou a repris. Le père se sent mal, il va au pays demander de l’aide. Il se perc¸oit sans influence. « La parole n’arrive pas jusqu’aux autres enfants, se plaint-il. Ils ont une autre loi dehors. Je fais la prière, je vois des marabouts. Je n’arrive pas à me la mettre dans la tête, c’est le destin. Il y a des choses qui sont d’avant, il y a les diables, les ancêtres. Il y a un grand frère qui se fait aussi taper partout. Il a arrêté l’école. L’homme a tout à gagner à prier. J’ai honte de raconter ma vie. » Et Kaliatou répète, en écho : « J’ai honte. » Cette situation m’a paru une bonne illustration des implications de l’adolescence pour les enfants d’origine migrante, car elle nous conduit à réfléchir sur les enjeux de la migration et précisément de l’écho qu’elles ont eu avec l’autre. L’intérêt de ce genre de consultation, parallèlement à une prise en charge individuelle, est précisément de replacer l’histoire de l’adolescente dans le contexte de celle de la migration. 2. Expérience migratoire : séparation, traumatisme, mutation On a souvent et amplement, décrit en psychiatrie transculturelle ce que l’on appelle « traumatisme migratoire » pour rendre compte des effets de la migration sur un sujet. Simplement, pour comprendre ce que cela implique, il convient, même si l’on n’a pas soi-même migré, de penser à ce qu’implique un déménagement. La langue espagnole, qui m’est un peu familière, aide à en comprendre l’enjeu : on dit « mudanza », du verbe « mudar », qu’on peut référer à « changer », ou « muter ». Le migrant est en effet, en un sens, un « mutant », bien plus encore qu’il est quelqu’un qui change de lieu. Autant qu’une transplantation, la migration a un enjeu ontologique beaucoup plus vaste qui peut même aller jusqu’à « déménager » au sens familier du terme, c’est-à-dire à faire l’expérience d’une véritable dépersonnalisation, voire de la folie. Plusieurs auteurs [1,2] ont décrit ce processus dans les termes de traumatismes sensoriel, intellectuel ou de changement de cadre. Le migrant éprouve à la fois un afflux de sensations (le froid, les odeurs étranges, les saveurs qu’on ne reconnaît pas) ou d’émotions (la solitude, la peur, l’incertitude), parfois violentes, qui ne sont pas toujours désagréables (plaisir, sentiment de liberté, possibilité de transgression). Il se retrouve dans un
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contexte nouveau, quelquefois difficile à comprendre où toutes les certitudes sont bouleversées, tout autant que son statut transformé. En tant qu’émigré–immigré, selon la formule de Sayad [3], il se sent un peu comme en apesanteur (c’est la « double absence »). Certes, la mise en cause de ses certitudes a un aspect dynamique aussi qui fait que le migrant est quelqu’un de particulièrement entreprenant. Sa survie, dans ce nouveau contexte, dépend d’abord de ses propres initiatives et est de ce fait parfois redoutée. Délié au moins partiellement des obligations traditionnelles, il peut s’autoriser bien des transgressions, tentatives, entreprises. Le changement de cadre est un élément troublant, qui implique une perte de points de repères, d’étayages, à des moments essentiels de vulnérabilité, comme la grossesse, mais aussi l’adolescence précisément, quand la migration le concerne lui-même. Ce sont les conditions externes qui font de cette expérience un moment où les potentialités le disputent aux difficultés. La migration est donc une expérience de rencontre, qui s’accompagne souvent d’une vraie nostalgie. Tout cela est bien évidemment combattu vigoureusement par la mise en place de profonds mécanismes de défense, pour le moins un effort de refoulement des douleurs, des renoncements, mais aussi des phénomènes d’idéalisation du pays, de la mère patrie, de la culture, ou au contraire un rejet très vif, comme une formation réactionnelle. Il s’agit en tout cas de problématiques difficiles, au pire de guerres ou de conflits politiques, plus simplement de conflits familiaux ou du contournement d’obligations que l’on ne peut ou ne veut remplir. Être migrant se révèle, par conséquent, comme un processus de changement, imposé de l’extérieur d’abord, sous l’impulsion néanmoins d’une forte pulsion de vie. 3. Adolescence : un changement et une crise Bien sûr, c’est aussi sur cette notion de changement qu’il convient d’insister pour caractériser le monde de l’adolescence. Changement biologique bien sûr, avec l’événement pubertaire que Philippe Gutton avait mis en valeur [4], changement intellectuel avec la transformation des investissements psychiques, des préoccupations, des centres d’intérêt. Comme le migrant, l’adolescent entre dans un nouveau pays. On pourrait dire que cette transformation est vécue par l’adolescent comme un phénomène traumatique, à l’égal de ce que nous avons dit concernant la migration. Cette fois, il s’agit d’une impulsion interne, s’articulant sur la culture et la société. Ainsi, l’adolescence est-elle aussi découverte d’un monde de sensations, et d’émotions nouvelles, parfois très déconcertantes pour le sujet, avec son corps, ses transformations, et donc avec le monde brusquement doté d’une attirance inédite que la latence avait un moment oblitéré, ou en tout cas modifié, et cela y compris si aujourd’hui l’existence de celle-ci est parfois contestée. C’est donc, par l’intérieur, une expérience symétrique de la migration, où l’expérience subjective est marquée par un changement de cadre de référence, d’intérêts modifiés, de manières différentes de penser, de regarder le monde, de le ressentir. Comme le migrant, l’adolescent fait l’expérience en tous cas d’une position nouvelle. À la fois acteur et spectateur de ces changements, il vit une mutation. Il devient un
« étranger » aux yeux des autres, autant qu’il s’éprouve luimême « étranger », avec le sentiment d’une urgence à « sortir », la fameuse « opération adolescente » [5], à se retrouver en bande. L’adolescent se réapproprie ce sentiment d’étrangeté par une attitude d’originalité, parfois par l’exhibition de codes particuliers, vestimentaires, langagiers. Cette étrangeté se marque en effet dans un rapport au langage qui est particulier et qui fait penser à une forme de régression. De son côté, le migrant, plongé dans un nouveau milieu linguistique, se trouve un moment, à l’égal d’un petit enfant, dépouillé des moyens de maîtriser sa langue et de formuler ce qu’il éprouve. La langue qu’il emploie devient alors essentiellement instrumentale, à distance de son moi, et parfois dans un entre-deux incongru. De même que l’adolescent semble aussi souvent plus embarrassé avec les paroles qui parfois se raréfient, adoptant un débit quelque peu perturbé, ce qui étonne ses proches, sous la forme monosyllabique, plus émotionnelle, plus obscure avec le recours assez fréquent à des vocables propres à sa tribu et qu’il revendique comme leur étant propres. Cette étrangeté s’exprime aussi par la difficulté parfois à laisser aller sa spontanéité, par une certaine gaucherie que ne rassure qu’à moitié un conformisme vestimentaire ou expressif. Toujours est-il qu’il apparaît ainsi à ses proches comme un étranger dans la maison, si éloigné du petit enfant qui la fréquentait antérieurement. La dépression est également là, comme le signe du deuil et de la nostalgie de l’enfance, comme d’un pays qu’ils sentent irrémédiablement perdu, alors même qu’ils souhaiteraient le retrouver, combinant parfois, comme on le voit chez certaines jeunes filles, peluches et maquillages agressifs. Enfin, et ce n’est pas le moins important, l’on n’oubliera pas l’enjeu identitaire essentiel, le travail d’identification qui est à l’œuvre dans ces années de l’adolescence et qui se rapprochent aussi des transformations que l’on peut dire ontologiques de la migration. Il ne s’agit pas alors de seulement évoluer, mais de mettre à l’épreuve une nouvelle identité, à la fois sexuelle et sociale, où les choix de vie sont parfois durablement douloureux à effectuer. Là encore, cet état intermédiaire est d’un certain point de vue analogue aux mouvements identitaires du migrant entre assimilation à la fois souhaitée et imposée d’une part, fidélité à sa culture d’origine d’autre part.
4. Crise et retour du refoulé Alors, en quoi peut-on parler de crise ? On sait que cette question a, dans le champ de l’adolescence, fait couler beaucoup d’encre et provoqué des controverses. L’idée qu’il y aurait crise d’adolescence, déjà émise sous la forme de la « crise d’originalité juvénile », de crise d’identité, etc. est devenue un lieu commun largement répandu. Bien que parfois contestée par ceux qui considèrent qu’il ne faut pas toujours la considérer comme une modalité explosive et nécessaire, cette expression renvoie malgré tout à une complexification du processus du développement et sinon de l’identité, plus particulièrement des identifications : dans la question « Qui suis-je ? », il y en a d’autres sous-jacentes : « Quel chemin dois-je prendre ? À quoi ou à qui dois-je ressembler ? Ou avec qui dois-je faire ma vie ? »
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Cette crise résulte aussi pour une part du fait que pour l’adolescent, le rapport au temps peut ne pas être simple. Quand l’adolescent semble avancer sur le chemin de la vie, il fait resurgir alors les questions oubliées, refoulées, parfois même déniées ou clivées depuis le début de la migration, précisément pour faire face au traumatisme migratoire, celles de la finalité de la migration et en fin de compte de l’être même en migration. Le mouvement identificatoire s’organise pour une part par l’inscription de l’adolescent dans la société d’accueil, du fait de l’école, de l’acculturation, de ses choix d’objet. Mais la réalisation par l’adolescent des objectifs de la migration renvoie, par là même, à ce qu’elle a provoqué chez l’enfant lui-même, mais aussi chez ses parents en termes de mutation proprement ontologique. Alors que l’enfant, jusqu’à présent, pendant l’âge de latence, est resté plus ou moins dans le désir de ses parents, l’adolescent se construit cette fois avec des éléments venus de sa culture d’origine, mais surtout avec des éléments de la culture du pays où il a grandi. Il apparaît comme un être hybride, métissé, qui semble échapper à ses parents, qui peut même bouleverser l’ordre des générations (parentification). Si l’adolescence des enfants de migrant est parfois si tumultueuse, c’est donc qu’ils ne portent pas seulement leur histoire, mais des problématiques transgénérationnelles que la migration a pu un temps tenter de résoudre, et que l’actualité se charge parfois de réveiller [6]. Ces questions sont liées parfois à des conflits familiaux, quand la migration a été d’une manière ou d’une autre un moyen trouvé par le sujet ou ses parents de s’y soustraire. Il peut s’agir aussi du défaut de transmission résultant de l’absence à un moment décisif (décès d’un père ou d’un grandpère, par exemple). Au moment de sa détermination identitaire, l’adolescent manque d’éléments signifiants pour trouver sa voie, alors même qu’il est habité des silences de ses parents, résultant dans certains cas du clivage psychique concernant, par exemple, une migration traumatique, dans un contexte de guerre. « Mon père, me dit cet adolescent, n’avait qu’une valise ». Originaire d’Asie du Sud-Est, il souffre de graves troubles psychopathologiques qui désespèrent ses parents, eux-mêmes comme figés dans un comportement de survie qui rend difficile toute ouverture sur la vie psychique, au point qu’un jour, ils avaient déposé cet enfant, alors âgé de cinq ans, dans le service et étaient repartis. Les quelques années de psychothérapie, en groupe transculturel comme en individuel, ont tourné longtemps autour d’une multitude de questions quant au sens des mots et des préoccupations ésotériques, pour finalement évoquer, de manière fugitive, les interrogations sur le parcours de ses parents, deux fois résilients, dans les événements du Sud-Est asiatique. Le retour de ce qui a été exclu, se traduit aussi bien par la récupération d’une part identitaire, sous une forme quelque peu déformée. Le voile des jeunes filles musulmanes est comme l’emblème ou le souvenir-écran où se projette l’image d’une grand-mère idéalisée. Et en choisissant le métier de kinésithérapeute, cet autre garc¸on ne cherche pas seulement à rester auprès des footballeurs qu’il admire, il prolonge la vocation d’un grandpère guérisseur.
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Les quelques exemples que j’ai présentés ici, et notamment celui de Kaliatou, montrent bien la concomitance des crises. Une jeune fille brillante et vivante en marquant par sa violence, et cette grossesse issue d’une relation avec un garc¸on très éloigné de sa famille par son origine, rencontre, met en cause à la fois les douleurs refoulées de la migration et lève une grande onde de nostalgie. Au moment d’achever le parcours parental de la migration, elle l’arrête et replace sa mère et son père dans les débuts de leur vie d’adulte, qui aujourd’hui est en crise. Crise d’adolescence, crise parentale, crise migratoire se conjuguent. L’adolescence est donc bien, en effet, pour ces enfants, comme un voyage recommencé. Quittant les rives de l’enfance pour rejoindre un jour ce que l’on appelle le monde adulte, dans bien des cas le sujet va traverser des tempêtes, et sa famille avec lui, où seront en jeu la construction à la fois d’une identité et d’une subjectivité. Tout se passe comme si l’adolescent faisait à son tour le parcours d’arrachement de ses parents. Moment de séparation et en même temps d’individuation et de subjectivation, où s’éprouvent à nouveau les émois refoulés de l’enfance œdipienne soudainement rendus possibles, avec le désir de se projeter vers l’avant, l’adolescence rejoue la migration qui met souvent des jeunes hommes et femmes en mouvement, au moment de l’engagement dans la vie d’adulte, s’accompagnant de l’éloignement durable de la famille, du pays, de la culture, de la langue, avec pour conséquence une véritable mutation ontologique. L’idée, par conséquent exposée ici, est que migration et adolescence sont deux expériences psychiques ayant des implications analogues. L’adolescent fils de migrant vit une expérience particulière par rapport à d’autres adolescents, du fait de cette analogie qui en fait le réceptacle de tensions spécifiques particulièrement fortes à l’origine, précisons-le, autant de risques psychopathologiques que de potentialités dont nous avons, chaque jour, si l’on veut bien voir, de remarquables manifestations. Cette démarche en tout cas, doit inciter à prendre en compte dans la clinique de ces adolescents, l’événement migratoire non point comme une circonstance contingente, parfois oubliée, mais comme un événement fondateur du psychisme, qui ne marque pas seulement le migrant lui-même, mais les membres de sa famille, sur plusieurs générations. Références [1] Moro MR, Nathan T. Éthnopsychiatrie de l’enfant. In: Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 4 vol., T 1. Paris: PUF; 1995. [2] Moro MR. Psychothérapie transculturelle de l’enfant et de l’adolescent. Paris: Dunod; 1998. [3] Sayad A. La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Paris: Seuil; 1999. [4] Gutton P. Le pubertaire. Paris: PUF; 2003. [5] Rassial JJ, editor. Sortir : l’opération adolescente. Paris: Eres; 2000. [6] Serre G, Giraud F. Les cercles concentriques du trauma. Effets du conflit en Yougoslavie sur des adolescents d’origine serbe résidant en France. L’autre Cliniques, cultures et sociétés 2001;2(1):53–66.