DEFIS EN MATIERE D'EVALUATION DU TRAITEMENT CHIRURGICAL Salim Daya, MB ChB, M.Sc., FRCSC Departement d'obstetrique et de gynecologie, departement d'epidemiologie clinique et de biostatistique, Universite McMaster. Hamilton (Ont.)
11 y a a peine un demi-siecle, l' essai comparatif randomise etait lance comme etant la methode experimentale idea1e pour l'evaluation des traitements medicaux et chirurgicaux1. 11 est maintenant vastement accepte en tant que modele de predilection, particulierement lorsque l' ampleur de l'effet du traitement evalue est modest~. Lhistoire de la chirurgie compte de nombreux exemples de procedures qui, initialement, etaient offertes a titre de traitement, pour ensuite etre rejetees lorsque des essais comparatifs demontraient qu'elles n'entrainaient aucun avantage3 . Le recours a l' essai comparatif randomise pour revaluation du traitement chirurgical est toujours relativement peu frequent, contrairement a la situation en ce qui concerne la comparaison des traitements medicaux. On estime que seulement 7 % des chercheurs du domaine de la chirurgie font appel a un modele d'etude randomise quelconque 4• Jusqu'a tout recemment, la plupart des etudes portant sur des procedures chirurgica1es ont ete des comptes-rendus d' observation prenant la forme de series de cas, tandis que les essais comparatifs randomises ne representaient que de 3 % a 9 % des modeles d' etude utilises 5. Dans Ie cadre d'une etude sur la litterature chirurgicale couvrant une periode de 15 ans, on a constate que Ie modele d' etude retrospective faisant appel a une cohorte de patients etait utilise dans plus de 80 % des etudes cliniques (les exposes de cas constituant Ie tiers de ces dernieres)6. Lorsque l' on faisait appel a des essais randomises, la qualite methodologique de ceux-ci (evaluee a l' aide de divers systemes de pointage qualitatifs) etait faible 7• Qui plus est, Ie standard de qualite des essais randomises comparant deux procedures chirurgicales etait considerablement moins eleve que dans Ie cas de ceux qui comparaient des traitements medicaux7. Fait interessant a noter, seulle tiers des essais comparatifs randomises comptaient un chirurgien parmi leurs auteurs principaux; cette constatation a ete associee au fait que ces etudes etaient de qualite moindre. Compte tenu de l' acceptation generalisee de l' essai randomise a titre d' etalon-or pour l' evaluation de l' efficacite des
Mots des Evidence based medicine, randomized controlled trials, clinical skill, clinical ethics, placebo effect, uncertainty, clinical trials JOGC
interventions therapeutiques, pourquoi donc ce modele n'est-
apas plus largement utilise pour l'evaluation de l'efficacite des
interventions chirurgicales? Plusieurs problemes peuvent etre identifies comme des obstacles possibles devant etre surmontes pour remedier a cette situation8 • Lun de ces obstacles est de nature psychologique et est ancre dans l' evolution historique du traitement chirurgical. Levolution rapide des traitements chirurgicaux visant de nombreux etats pathologiques auparavant non traitables a ete rendue possible par la mise au point de l' anesthesie et des techniques d' asepsie. Puisque ces traitements ont ete incorpores a la pratique standard bien avant la venue des essais comparatifs randomises, les chirurgiens en sont venus a croire que la valeur de leurs interventions pouvait etre evaluee, de facron retrospective, par l' examen et l' analyse des issues de leurs series de cas. Cette approche fondee sur l' experience est donc devenue une norme d' evaluation bien etablie parmi les chirurgiens qui, par consequent, ne percroivent pas la necessite de mener des essais randomises pour confirmer les resultats de leurs recherches par observation. Les preparatifs detailles qui doivent etre effectues avant Ie debut d'un essai clinique randomise constituent un deuxieme obstacle a l' adoption de ce modele d' evaluation. 11 peut s'averer difficile pour les chirurgiens de vouer Ie temps et les efforts requis pour la formulation du protocole, l' obtention de l'approbation du comite de revision institutionnel, les discussions sur l' essai et Ie processus de randomisation avec chacun des patients, l'obtention du consentement eclaire des participants a l' etude et l'execution d' evaluations de suivi approfondies. 11 est beaucoup plus simple et facile pour Ie chirurgien de proceder a l'operation et d' en evaluer les resultats plus tard. De plus, contrairement aux medicaments utilises dans les traitements medicaux (dont l'utilisation clinique ne peut etre autorisee par les organismes de reglementation qu'a la suite d' un examen attentif des resultats issus de plusieurs phases d' essai clinique), les procedures chirurgicales ne sont pas assujetties a l' execution de recherches poussees avant d' etre incorporees aux soins cliniques. Un autre obstacle possible a l'adoption de ce modele d' evaluation est lie ala necessite de la presence d'un equilibre entre FEvRIER 2004
les diverses options diniques (notion decrite en anglais par Ie terme « equipoise »9), a titre de motif scientifique pour la tenue d'un essai comparatif randomise. Par « equilibre entre les diverses options diniques », on entend l'etat de veritable incertitude qui devrait exister parmi les diniciens a l' egard des me rites respectifs de diverses interventions, soit une situation qui ne peut etre edaircie qu' en soumettant les interventions en question a des essais comparatifs lO • Or, les chirurgiens n'ont pas de difficulte a prendre des decisions diniques importantes rapidement et, souvent, en l' absence de renseignements complets. Bien qu'il permette aux chirurgiens de prendre des mesures resolues au cours des operations qu'ils menent, cet attribut fait en sone qu'illeur est difficile d'etre consciemment incertains quant a I'efficacite d'une intervention donnee par comparaison avec une autre. Puisque la relation chirurgien-patient pourrait etre entachee par un aveu d'incertitude, certains chirurgiens estiment donc qu'une certaine mesure d'autoritarisme est essentieHe al' offre de soins cliniques de qualite. Ainsi, ces traits caracteristiques des chirurgiens entravent l' adoption de la randomisation a titre de paramerre necessaire dans Ie cadre des essais sur les traitements chirurgicaux, puisque, pour les chirurgiens qui sont convaincus (pour quelque raison que ce soit) de la superiorite d'un traitement donne par rapport a un autre, Ie choix au hasard du traitement a offrir a un patient constituerait un exercice difficileet epineux sur Ie plan ethique. De fac;on semblable, la comprehension par les patients de la presence d'un equilibre entre les diverses options cliniques s' avere un facteur incontournable pour assurer leur participation aux essais. Or, il est possible que Ies patients qui ont une preference marquee pour un traitement donne ne soient pas disposes a courir Ie risque de se soumettre a un traitement perc;u comme inferieur. Cela entraine donc des taux de participation variant entre 10 % et 50 % des patients admissibles, en fonction des traitements en question et de la duree du suivi 11 • Bien que Ie financement de la recherche constitue une question importante pour tous les types de recherche dinique, il s'avere particulierement problematique dans Ie cas des essais portant sur des traitements chirurgicaux; il est en effet beaucoup plus difficile d' obtenir du financement pour ceux-ci que pour des essais portant sur des traitements medicaux. La necessite de disposer de resultats d' essais cliniques, aux fins de I'homologation et de l' approbation des medicaments, fait en sorte qu'il est dans I'interet des societes pharmaceutiques de fournir des ressources considerables a la recherche. N' etant pas soumise aux memes regles, I'industrie du materiel chirurgical est donc bien moins disposee a offrir des ressources adequates aux fins de la recherche chirurgicale. De plus, il est possible que des facteurs de dissuasion economiques entravent la participation des chirurgiens ades essais randomises, particulierement dans les cas OU la chirurgie est comparee a un traitement medical ou a l'absence d'intervention, puisque les pertes de revenus qu' entralne Ie non-recours a la chirurgie, JOGe
pour les chirurgiens du groupe temoin, peuvent etre considerables. La plupart des chercheurs s'entendent sur Ie fait que s'il existe un traitement standard, celui-ci doit etre offert a titre d'interVention temoin. Toutefois, en l'absence d'une solution de rechange eprouvee, il faut alors songer a avoir recours a un medicament placebo ou a une operation fictive (egalement connue sous Ie nom de « chirurgie placebo »). Or, contrairement aux essais portant sur des traitements medicaux (dans Ie cadre desquels Ie groupe temoin fait souvent appel a un placebo), les essais portant sur des traitements chirurgicaux font rarement appel a une procedure fictive, meme s'il s'agit d'une approche souhaitable et valable en vue de reduire la subjectivite au cours de l'evaluation 12• Qui plus est, on a estime que jusqu'a un tiers des effets de la chirurgie pouvaient etre attribuables a un « effet placebo »3. Parmi les facteurs contribuant a ce dernier, on trouve Ie milieu chirurgical, Ie recours a I'anesthesie, I'incision, la personnalite du chirurgien et son enthousiasme envers la procedure chirurgicale en question, l' experience vecue par les amis, I'intensite de l'inconfort, ainsi que la presence de rapports favorables dans les medias au sujet de la procedure en question 3,13. Dans Ie cadre d'une operation fictive, Ie sujet est soumis a tous les preparatifs (y compris l' anesthesie et I'incision chirurgicale) essentiels ala tenue d'une operation veritable, sans que Ie chirurgien n' execute la procedure en tant que telie. Lorsqu'une nouvelle procedure chirurgicale est elaboree en vue de traiter un etat pathologique pour lequel il n' existe aucun traitement chirurgical, Ie recours a une chirurgie fictive peut etre justifie, mais doit ette evalue a la lumiere des avantages, des risques et des effets indesirables de tout autre traitement existant 14 . La question des aptitudes techniques du chirurgien est d'une importance cruciale dans tous Ies essais portant sur des traitements chirurgicaux. Ces derniers, contrairement aux essais portant sur des traitements medicaux (dans Ie cadre desquels Ie medicament evalue est souvent administre a maintes reprises afin de traiter un probleme), visent habituellement a baluer une operation ou une procedure irreversible et necessitant un important degre de competence technique (superieur a celui que necessite l'offre d'un traitement medical). De plus, I'obtention d;une certaine expertise, en ce qui a trait a une intervention chirurgicale donnee, necessite habituellement une formation particuliere, alors qu'une teHe formation n'est generalement pas necessaire dans Ie cas d'un traitement medical. rexpertise chirurgicale varie grandement d'un chirurgien a l' autre et l' on peut s' attendre a ce qu' elle influence les resultats des essais portant sur des traitements chirurgicaux. De fac;on semblable, il existe une grande variabilite en ce qui a trait a la definition d'une « procedure chirurgicale standard » (laquelie necessite des protocoles uniformes en matiere de soins preoperatoires, peroperatoires et postoperatoires). Les procedures chirurgicales, contrairement aux medicaments, sont FEvRIER 2004
presentees comme des principes devant guider Ie traitement d'un etat pathologique, plutot que comme des techniques bien definies et facilement reproductibles. De plus, toutes les nouvelles procedures comportent, en raison du fait que les chirurgiens n'y sont pas familiers, une « courbe d'apprentissage» qui est influencee par la complexite de la procedure en question, Ie materiel requis pour son execution et Ie delai operatoire (une ressource qui est toujours limitee) a la disposition du chirurgien. revaluation officielle d'une technique dans Ie cadre d'un essai comparatif ne doit etre menee que lorsque Ie chirurgien a atteint Ie plateau d' aisance de la courbe d' apprentissage 15 . La recommandation voulant que chaque nouvelle procedure chirurgica1e soit, des la toute premiere operation 16, soumise a une evaluation par essai randomise est improductive et peut, de surcroit, generer des renseignements trompeurs quant a!' efficacite de la procedure en question. En outre, il est possible que Ie patient ne consente pas a faire figure de « cobaye » en devenant la premiere personne sur laquelle Ie chirurgien executera une procedure donnee. Bien que la formation a l' avance des chirurgiens participants constitue une etape necessaire en vue de minimiser la variabilite, il est largement reconnu que les resultats operatoires peuvent tout de meme varier d'un chirurgien a l'autre. Qui plus est, la plupart des evaluations portant sur les aptitudes chirurgica1es sont fondees sur des criteres purement subjectifs. En l'absence de methodes fiables pour evaluer ces aptitudes, il est difficile de lier les resultats d'un essai a la dexterite chirurgicale. En gynecologie, les tentatives visant a surmonter ce probleme, par l'evaluation des aptitudes dans Ie cadre d'un laboratoire de formation, semblent indiquer qu'il est possible d' obtenir des donnees quantitatives a l' aide de dispositifs de formation faisant appel ala realite virtuelle 17• Cependant, il est possible que les chirurgiens places dans des conditions simulees ne reagissent pas de la meme fas:on qu'ils Ie feraient dans des situations reelles. Compte tenu de la variabilite qui affecte les aptitudes chirurgicales et la procedure en tant que telle, il n'est pas surprenant de constater qu'il est difficile d' assurer la fiabilite et la validite interne des essais randomises portant sur des traitements chirurgicaux. Autre preoccupation pour les chirurgiens : Le fait d' etablir des taux de resultats intrinsequement lies aux competences des chirurgiens favorise l'emergence de 1'interpretation voulant que les chirurgiens, dont les taux de resultats sont inferieurs au taux moyen (ou prevu) selectionne, soient caracterises comme etant des professionnels sous-opcimaux. La methode d'identification des aberrations devrait etre plus fiable que la methode actuelle, selon laquelle Ie taux de resultats (en des;a duquelles chirurgiens sont caracterises comme etant « moins competents ») est selectionne de fas:on arbitraire. Les variations en matiere de resultats sont attribuables tant a des variations dues a des causes courantes (lesquelles sont intrinseques a unsysteme stable) qu'a des variations dues a des causes particulieres (lesquelles sont Ie lOGe
resultat de facteurs extrinseques au processus)lS,19. C'est cette derniere source de variations qui permet l'identification des aberrations; elle devrait donc faire l'objet d' un examen, de fa<;:on a ce que les chirurgiens qui en sont affectes ne soient pas invites a participer a des essais portant sur des traitements chirurgicaux, jusqu'a ce que les raisons a l'origine de ces variations extremes soient mises au jour et corrigees, et ee, mn d' eviter d' exposer l'estimation des effets de l'intervention ehirurgica1e en question a des faeteurs subjectifs attribuables a leur patticipation. En revanche, les variations dues a des causes courantes sont, quant a elles, attendues et les limites de variabilite peuvent etre definies a 1'aide de cartes de controle 19. Ainsi, seuls les chirurgiens dont les taux de resultats sont conformes aux variations dues a des causes eourantes devraient etre recrutes en vue d' une participation a un essai. Cette approche permettrait de rehausser la capacite de ce dernier a estimer, selon une fiabilite accrue, l'ampleur de l'effet de 1'intervention chirurgica1e en question. En cette ere marquee par la pratique factuelle, nous avons la responsabilite de demontrer l'efficacite des procedures chirurgicales que no us offrons. Nous nous devons de renverser la croyance actuelle voulant quil soit acceptable, puisque la conception et la mise en reuvre d'un essai (valable sur Ie plan scientifique et acceptable sur Ie plan ethique) ponant sur un traitement chirurgica1 constitue une tache complexe et ardue, que la norme d' evaluation des traitements chirurgicaux soit inferieure a celIe des traitements medicaux. Amoins que l'effet attendu du traitement soit important, l'accent place actuellement sur la comparaison des resultats avant et apres une intervention chirurgicale (fonde sur la croyance de longue date voulant que de telles preuves obtenues par observation soient suffisantes) doit etre elimine au profit du recours a des essais cliniques comparatifs, ce qui pourrait necessiter l'execution d' operations fictives. Les methodes visant la normalisation des procedures chirurgicales, en vue d'en assurer l'uniformite et la replicabilite, necessitent une attention soutenue, de fas:on a ce que les chirurgiens puissent atteindre Ie sommet de leur courbe d'apprentissage personnelle avant d'etre invites a patticiper a un essai. La variabilite que l'on constate d' un chirurgien a l'autre doit egalement faire 1'objet d'une evaluation soignee, de fas:on a ce que les chirurgiens qui presentent des variations dues a des causes partieulieres puissent etre identifies et exclus des essais. Si nous souhaitons entrainer une hausse de la patticipation des patients aux essais et une amelioration de la qualite des resultats de ces derniers (dans Ie but ultime de rehausser la validite et la precision des donnees obtenues), nous n'aurons d'autre choix que de traiter de ces questions avec rigueur et de fas:on systematique. Les renseignements que nous obtiendrons ainsi se traduiront sans aucun doute en une amelioration de l' efficacite des soins ehirurgicaux.
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