Hmry 1:‘uropran Ideur, Vol. 3. No Printed m Great Britain.
019 I-hS99/X2/010133-(17 $03.M)/0 19X2 Pqmon Press Ltd
I. pp 13%13Y. 1982
COLLOQUES* DEMONS, ASTROLOGU~S
ET CURIEUX A FLORENCE
KRZYSZTOF POMIAN Les Sciences, les croyances occultes et les niveaux de culture en Europe (AVIeXVIIe s@cle) . Organise par I’Istituto Nazionale di studi sul Rinascimento et I’Istituto e Museo di storia della Scienza. Florence, 26-30 juin 1980. Le 14 septembre 1612, un diable s’installe a Macon dans la maison ou, peu auparavant, venait d’emmenager FranGois Perreaud, le nouveau Pasteur de la ville. Un bon diable, au demeurant, qui n’a fait de ma1 a personne, se contentant de faire des bruits, de deplacer ou cacher des objets, de creer des courants d’air dans des pieces dont les portes et les fen&es ont CtC soigneusement fermees. Ses activites ont atteint un point culminant pendant quelques soirees de novembre quand il se mit a parler, a proferer des blasphemes, a vaticiner et meme a exprimer des opinions politiques. Chaque fois, le vaillant Pasteur reussit a le reduire au silence, en lui recitant des versets bibliques bien assortis. Le 22 decembre de la meme annee, it disparut et ne revint jamais plus. La foi avait triomphe du Malin. Perreaud raconta son aventure a plusieurs reprises a d’autres pasteurs, Cgalement au prince de Conde et au jeune Robert Boyle qu’il rencontra a Geneve. 11s en furent tous fort impressionnes. Le Synode provincial de Bourgogne reitera ses instances pour que Perreaud fixat son r&it par ecrit et le prince, lui aussi, l’encouragea & le faire. Mais ce n’est qu’en 1653 que notre Pasteur se decida A publier son histoire, redigee pourtant depuis une vingtaine d’annees, en la joignant a un trait6 de demonologie dont ii etait l’auteur. Deux editions de la traduction hollandaise montrent que le livre trouva des lecteurs dans les Provinces-Unies. Toutefois, c’est en Grande-Bretagne que la relation de la victoire d’un modeste Pasteur sur un demon tout aussi modeste, il est vrai, a remporte un succes franc et massif. Traduite en anglais en 1658, elle a Cte publiee a I’initiative et sous le patronage de Sir Robert Boyle qui, depuis le temps oti il l’avait entendue pour la premiere fois, s’etait acquis une renommee parmi Ies savants grace a ses recherches de chimie et qui participait activement aux travaux du cercle dont, quelques annees plus tard, est issue la Royal Society. L’opuscule a eu cinq editions; la derniere date de 1679. En 1681, il a CtC traduit en gallois. Ces quelques faits tires de I’expose de Mme Elisabeth Labrousse (C.N.R.S, Paris), et sur lesquels nous reviendrons, suffisent pour introduire dans I’ambiance de ces quatre jours de colloque auquel participaient vingt-quatre historiens Venus du Canada, des Etats-Unis, de France, de Grande-Bretagne et d’Italie. On y parlait, en effet, beaucoup de demons, de magie et de medecine, d’astrologie et de prognostications, de prodiges. La science, la science *Reprinted from Le D&bat, No. 6, novemhre
1980.pp. 88-9~1, withthe permission0: the author
and editor.
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moderne, s’entend, celle de Galik?e, de Descartes et de Newton - encore que sur ce dernier il y aurait des reserves a faire -, la science done, bien qu’evoquee dans l’intitule du colloque, ne l’etait presque pas au tours des debats. L’attention se concentrait non sur la face officielle de la modernite qui se pretend Claire et rationnelle et qu’on supposait connue, mais sur sa face occult&, tenue pour sombre et affective, qui nous reserve encore bien des surprises, quoiqu’elle soit Ctudiee avec une intensite particuliere depuis un quart de siecle au moins et qu’elle ait fait l’objet de nombreux travaux dont certains sont tout a fait remarquables. Notons en passant que cette Renaissance hermetique magique et mystique, decouverte par des historiens, tels qu’Eugenio Garin, D.P. Walker, Frances Yates, est une Renaissance qui ne nous apparait pas comme imm~diatement compr~hensibie, qui, en d’autres termes, ne declenche pas de mouvement d’identification inconsciente. C’est une Renaissance &range et qui suscite l’etonnement, qui se prete done a etre regard& d’un point de vue quasi ethnologique. On comprend alors que les problemes et les concepts empruntes 5 l’ethnologie aient et6 frequemment Cvoques pendant ce colloque.
Culture des e’liteset culture populaire II en est ainsi notamment de l’opposition entre la culture des elites et la culture populaire, qui revenait, parfois implicitement, dans la plupart des exposes et qui a Ctt thCorisCe dans celui de Peter Burke (university de Cambridge) consacre a la validite du concept d’a~culturation pour les historiens de la reforme catholique des XVIe-XVIIe siecles. 11 s’agissait, autrement dit, de preciser les limites de l’analogie entre la christianisation des campagnes dans 1’Europe moderne a ses debuts et 1’4 occidentalisation ,> culturelle des pays du tiers monde au XIXe-XXe siecle (en admettant, contre l’opinion de nombreux anthropologues, que, dans ce dernier cas, le concept d’acculturation est valable). Selon Burke, les historiens ne peuvent appliquer ce concept que la ou, comme dans le midi de 1’Espagne au XVIe siecle, il n’y avait pas de communaute linguistique et culturelle entre les missionnaires et leurs ouailles; dans des cas pareils a celui de la Bretagne au XVIIe siecle, ii est deja beaucoup moins utile, et ii cesse de l’etre tout a fait quand on a affaire a des situations semblables a celle de 1’Italie m~ridionale au XVIIe siecle oh le clerge et le peuple parlent la mCme langue et participent de la meme culture. En s’appuyant sur les don&es des autres exposes presentes au colloque, on peut emettre quelques reserves a l’egard de ce schema. La christianisation du royaume de Grenade apres la Reconquista accusait, pour des raisons evidentes, des similitudes avec la formation au Mexique des pretres azteques pour les autels chretiens, dont parlait Richard C. Trexler (universite d’Etat de New York, Binghamton), en montrant qu’elle consistait a inculquer non pas Cant des idees theologiques que le respect des rites et du pouvoir, de la nouvelle hierarchic sociale au sommet de laquelle se trouvaient les Espagnols. Mais si, de notre point de vue, il n’en Ctait pas de meme dans les campagnes bretonnes - bien que les missionnaires, selon un mot de Burke, eussent dQ apprendre Ie breton comme au Perou ils apprenaient le quechua - et si, toujours de notre
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point de vue, il en allait tout autrement dans le sud de I’Italie, pour les jesuites qui l’evangelisaient, c’etait neanmoins qcZndie di quaggili >)et ils s’efforcaient done d’appliquer des recettes qui se sont averees efficaces dans le Nouveau Monde (Adrian0 Prosperi, universite de Bologne). On peut alors se demander si les distinctions introduites par Burke restent pertinentes d&s qu’on adopte la perspective des agents eux-memes, a moins de prendre la comparaison de la Calabre aux Indes pour une simple amplification rhetorique. La question reste ouverte. Revenons au demon de Macon, qui illustre un autre type des rapports entre la culture des elites et la culture populaire: la recuperation par l’apologetique religieuse des croyances tres enracinees et tres repandues en la realite des demons et I’efficacitt de la sorcellerie, que les protestants partageaient avec les catholiques, et qu’ils invoquaient non seulement pour combattre les m&Cants mais aussi pour repondre a des controversistes qui ne se privaient pas de les accuser d’avoir partie lice avec le diable. Un capucin a lance une telle accusation contre Perreaud et, dans la deuxieme moitie du XVIe siecle, on a utilise des cas de possession demoniaque dans la propagande catholique contre les juifs en Italie et contre les huguenots et les anglicans en France et en Grande-Bretagne (D.P. Walker, Institut Warburg, Londres). Dans ce cas, c’est done la culture des elites qui emprunte les themes de la culture populaire. Cette acculturation a rebours, si on ose l’appeler ainsi, qui touche meme le milieu savant, comme en ttmoigne I’exemple de Robert Boyle, oblige a admettre que les rapports entre les deux cultures sont infiniment compliques et que leur distinction meme gagnerait a Ctre precisee. Les idees de Paracelse ont fait des adeptes en Italie dune part parmi les medecins, les pharmacologistes, les botanistes et les anatomistes interesses par la reforme de la medecine et, de l’autre, parmi les auteurs de (( livres des secrets >>,c’est-a-dire de recueils de recettes destines a un large public qui, dans la deuxieme moitie du XVIe siecle, furent un grand succes de librairie (Marco Ferrari, universite de Bologne). N’est-ce pas un bon exemple de l’impossibilite de situer d’une man&e univoque un phenomene tel que le paracelsisme, si l’on s’en tient a la dichotomie rigide: culture des elites/culture populaire? D’ailleurs, comme l’a montre Charles Webster (universite d’oxford), Paracelse lui-m&me ne se laisse par situer ailleurs qu’au point de jonction de ces deux cultures. S’opposant a ceux qui le mettent a cot6 de Ficin, de Tritheme et de Corneille Agrippa et qui reconduisent sa doctrine medicale a l’enseignement gnostique, cabalistique et neo-platonicien, Webster a present6 plusieurs arguments pour justifier sa these selon laquelle la pen&e de Paracelse Ctait enracinee dans l’experience des gens du commun. Non qu’il flit simplement un folkloriste compilant les traditions medicales populaires, mais au sens oti il s’en servait de man&e a les systematiser, a les integrer a une cosmologie et a une Cthique sociale, de maniere a en faire une science. La science paracelsienne, selon Webster, est une synthese des croyances populaires. Le dtfluge de 1524 Passons
a l’astrologie.
En 1499, un astrologue
avait annonce
pour 1524 la
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conjonction des plan&es dans un signe aquatique du zodiaque, qui devait done inevitablement produire un deluge. A l’approche de I’annee fatidique, une discussion internationale s’est dechainee parmi les specialistes de la chose astrale, menee a coup de trait& en latin et de prognostications en langues vernaculaires; entre 1519 et 1524, une soixantaine d’auteurs en ont publie au total plus de cent cinquante. L’expose de Mme Paola Zambelli (universite de Florence), d’ou proviennent ces don&es, a degage les multiples enjeux de la controverse. La prevision hautement inquietante d’un deluge pour 1524 estelle bien fondle et, dans I’affirmative, s’agit-il vraiment du deluge ou ce terme ne signifie-t-il, metaphoriquement, que de terribles bouleversements sociaux? C’etait la un des aspects du debat mais nullement le seul. 11s’agissait aussi de savoir si l’astrologie est capable de connaitre I’avenir a l’avance. Et encore de savoir si les conjonctions qu’elle prevoit sont a l’origine des Cvenements qui influencent les destinees des empires et des religions. La controverse portait ainsi sur l’utilisation politique de I’astrologie et sur sa pretention a etre une theologie cosmique de I’histoire. Qu’une telle theologie cosmique de l’histoire, bien qu’incompatible avec le providentialisme chretien selon divers auteurs dont Luther, ait pu cependant coexister avec celui-ci moyennant, par exemple, la promotion des corps celestes au rang d’instruments privilegies de la volonte divine, c’est ce qu’a montre Stefano Caroti (universite de Florence), en analysant la pen&e de Melanchthon. Mais la c( grande peur de 1524 >>n’a pas trouble seulement les lettres. Mme Ottavia Niccoli (universite de Bologne) en a Ctudie les repercussions a I’exterieur des universites et des tours princieres. Elle a constate d’abord, dans I’Italie du XVIe siecle, une reelle hantise de l’inondation, suscitee par la frequence de telles catastrophesdans le pays deboise. Elle a montre aussi que la peur du deluge s’associait avec celle qui venait de I’apparition et de la propagation du iutheranisme, l’heresie menacant de ruiner I’Eglise comme les eaux ruinent une ville. A ces dangers reputes imminents, on reagissait par des mais aussi rejouissances rites collectifs processions de penitents carnavalesques -, par les larmes et par le rire, par la mortification et par la ripaille. Le temps de I’astrologie, temps cyclique, temps des repetitions, est illustre d’une man&e particulierement eloquente par le theme iconographique de la <( roue de la Fortune D. Selon I’interpretation qu’en a don&e Giorgio Stabile (universite de Rome) ce theme traduit une philosophie de l’hisroire au sens strict de ce terme (j’aurais prefer6 pour ma part parler de theologie cosmique de l’histoire) car il explicite la regle qui regit la marche du temps: le cycle de la vie, des saisons, des Cpoques, de I’histoire des empires et de I’humanite. La m&me regle permet de prevoir I’avenir, Ctant entendu qu’une periode d’augmentum est suivie d’une periode de declinatio. Mais I’avenir peut etre prevu aussi par des prophetes, tel Nostradamus dans la France du XVIe siecle. Pour sortir de l’impasse ou aboutit en general I’exegese de cet auteur, Jean CCard (universite de Paris XII) a propose une approche qui consiste a Ctudier les commentaires de ses premiers lecteurs. A partir de I’exemple d’un certain J.-A. de Chavigny, il a montrt comment les predictions de Nostradamus ont Cte mises au service de la cause d’Henri IV.
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Le demon de Macon, nous I’avons vu, a recu un accueil particulierement favorable aupres des Anglais. Ce petit fait prend tout son relief quand on le confronte a la theorie bien connue selon laquelle a une base progressiste - et qui nierait qu’au XVIIe siecle 1’Angleterre en est le centre? - correspond une superstructure qui Pest aussi. Notre diable bourguignon aurait-il CtC porteur de I’esprit capitaliste? Et I’astrologie aurait-elle CtC liee a l’essor des forces productives et a l’avenement de nouveaux rapports de production? La question merite d’etre posee car, comme l’a montre Bernard Capp (universite de Warwick, Coventry), c’est dans la deuxieme moitie du XVIIe siecle, quand I’influence de l’astrologie decline partout en Europe, qu’en Angleterre elle atteint son sommet. Cela ressort de l’etude des almanachs qui sont une source exceptionnellement interessante et riche. D’abord a cause de leur circulation: dans les annees 1660, il s’en vendait annuellement entre trois cent et quatre cent mille exemplaires, ce qui signifie qu’ils etaient ache& par une famille sur quatre, sinon par une sur trois. Ensuite, a cause de leur contenu: previsions sur les Cvenements publics, horoscopes, indications des jours fastes et nefastes pour toutes les activites possibles et imaginables. Mais on y trouve aussi des nouvelles a sensation des tours d’Europe, des lecons de morale, des opinions religieuses, des conseils pratiques. On y trouve, enfin - et c’est la que les chases deviennent surprenantes et passionnantes -, de la vulgarisation scientifique de bon aloi. Les faiseurs d’almanachs ont CtC parmi les premiers en Angleterre a propager les idees coperniciennes. 11s ont presente les idees de Galilee et les theories sur la nature des corn&es. 11sont specule sur la possibilite de la vie extraterrestre. Dans la deuxieme moitie du XVIIe siecle, nombre d’entre eux avaient des liens avec les membres de la Royal Society; dans leurs ils citaient les fameuses Philosophical Transactions et almanachs, commentaient brievement les decouvertes les plus recentes. Croyances magiques, activitk rationnelle Nous en revenons ainsi a Robert Boyle, un des fondateurs de la Royal Society et, en meme temps, protecteur du demon de Macon, <( chimiste sceptique jj et, de notre point de vue d’aujourd’hui, savant credule au point d’accepter tel quel le r&it de Perreaud et de le cautionner de son prestige. Et ce faisant, nous en arrivons aussi au probltme que le nom de Boyle symbolise dans cet article ou, si l’on veut bien partager mon opinion sur ce sujet, a l’enigme centrale de la culture europeenne du XVIe-XVIIe siecle, au defi qu’elle ne cesse de nous lancer. 11 s’agit de la coexistence dans les memes milieux sociaux et souvent chez les memes personnes d’attitudes et d’opinions qui nous semblent sinon logiquement contradictoires du moins psychologiquement incompatibles mais qui, visiblement, n’etaient pas percues de la sorte il y a trois siecles: du scepticisme et de la credulitt, de l’alchimie et du calcul differentiel, de I’admisssion de la realite des demons et du materialisme, de la croyance en I’influence des astres sur les destin des hommes et de l’astronomie copernicienne, et j’en passe. Le probleme que cela pose, on a essay& de s’en debarrasser de plusieurs manieres. Ainsi, pendant fort longtemps, la position officielle consistait a tenir pour <( progressiste s>,(( rationnel ,>, (< Cclaire >,, tout
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ce qui contribuait peu ou prou au developpement de la science et de la technique et a voir dans les idees traditionnelles, petit a petit repoussees dans la marginalite, voire Climinees, de simples vestiges du passe, des survivances qu’il Ctait permis de negliger. Depuis une vingtaine d’annees, la mode a change. Maintenant, il est de bon ton de rthabiliter la magie, l’astrologie, l’alchimie, I’hermetisme, bref, tout ce qui a et6 refoule par la science et qu’on qualifie desormais de N populaire >>par opposition a la culture dominante, celle de la bourgeoisie, evidemment. Cette reaction contre le rationalisme a la Bouvard et Pecuchet des generations preddentes Ctait a plusieurs Cgards justifiee et son apport a CtC important. 11n’en reste pas moins que, tout en Ctant en conflit avec la position officielle d’hier, celle d’aujourd’hui s’accorde avec elle dans la negation de la dualite ou du caractere (de notre point de vue) intrinsequement contradictoire de la culture du XVIe-XVIIe siecle, qui s’avere scindee en deux cultures ou deux niveaux de culture, dont I’un est attribue au (< peuple )> et I’autre, aux <>. Un voyageur qui s’arretait a Bologne dans les dernieres decennies du XVIe siecle pouvait y visiter le cabinet d’un certain Antonio Giganti, Crudit et poete a ses heures, pour y admirer quelques centaines d’objets naturels et artificiels provenant tant de pays exotiques que des environs de la ville, et dont l’inventaire a CtC exhume et analyse par Mme Gigliola Fragnito (Universite europeenne, Florence). Les villes etaient nombreuses en Europe occidentale qui abritaient, chacune, un ou plusieurs curieux, soit modestes comme Giganti, soit beaucoup plus riches. C’est la une dimension importante de la vie culturelle et intellectuelle du XVIe-XVIIe siecle; je crois pour ma part qu’en l’etudiant on peut entrevoir une solution au probleme de la coexistence d’attitudes et d’opinions a nos yeux incompatibles. En terminant le compte rendu d’un colloque par le resume de la communication qu’on y a presentee, on donne l’impression de s’arroger le privilege de conclure. Mais puisque tout auteur d’un compte rendu s’arroge, par le seul fait de l’ecrire, le privilege de porter un jugement sur ceux dont il parle, autant le faire ouvertement et en connaissance de cause. Pour Cviter les malentendus, je souligne que j’ai pris des libertes avec l’ordre du jour, que je n’ai meme pas mention& une dizaine de contributions dont certaines ttaient fort interessantes, et que mes idees sont loin de faire l’unanimite. Ceci dit, fermons les yeux et essayons de nous imaginer le cabinet d’un curieux du XVIe-XVIIe siecle. Un cabinet, c’est-a-dire un abrtge de l’univers, un microcosme, au sens ou ce sont les Cchantillons de toutes les categories d’objets qui doivent y Ctre accueillis. Cette idte du cabinet est explicitee parfois dans l’architecture et frequemment dans le decor, en particulier dans les cycles allegoriques des Quatre Saisons, des Quatre Elements, des Cinq Sens, etc. Quiconque organise un cabinet fait done en sorte que, pour autant que ses moyens economiques le lui permettent, tout devienne visible, tout soit represente, tout puisse Ctre connu. Or, a cet tgard, il n’y a aucune difference entre un amateur a la recherche de quelque piece rare dont l’absence le plonge dans le malheur et un savant qui, lui aussi, s’interesse au rare, a l’exceptionnel, a I’extraordinaire et qui, tout en pratiquant sa science, ne rejette pas les croyances occultes. L’un et l’autre, l’amateur et le savant, participent de la
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mCme culture de la curiosite. Car la curiosite, comme l’expliquent des textes d’epoque, est un desir legitime de savoir mais qui facilement devient une passion et Porte a des exds; d’ou l’ambivalence du statut que lui attribuent les bons auteurs depuis saint Thomas jusqu’a l’EncyclopCdie, en passant par Descartes. Et les exces dont il s’agit consistent precisement dans le desir de tout savoir, de tout connaitre. De connaitre l’avenir reserve pourtant a Dieu, en pratiquant les sciences curieuses (magie, astrologie), de connaitre les secrets du Prince ou ceux des voisins. Comme si tout sujet pouvait etre Ctudie et comme si, a toute question, on avait le droit de chercher une reponse. La curiosite entendue de cette man&e n’a que rarement laisse son empreinte sur toute une culture car elle n’a pu que rarement se deployer en toute libertt. Au Moyen Age, elle Ctait contenue par des interdits theologiques qui definissaient l’ensemble de questions qu’il est permis de poser, I’ensemble de sujets qu’il est permis d’etudier. A partir du XVIIIe siecle, c’est la science qui, a un degre croissant, impose de tels interdits, trace la frontiere entre les questions a ne pas poser car reputees absurdes et les questions licites. Entre les deux, se situe une tpoque oh les anciens interdits ne sont plus aussi efficaces qu’ils l’etaient tandis que les nouveaux n’ont pas encore CtC formules ou, si’ils l’ont CtC, n’ont pas encore reussi a acquerir le poids institutionnel. Exuberante, incoherente, desordonnee, tiree a hue et a dia, travaillee par les conflits internes, la curiosite a gouverne par interim entre le regne de la theologie et celui de la science. Krzysztof Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
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