Si Michael Gibbons et Helga Nowotny ont raison en affirmant que le savoir est vraiment transgressif, il s’agit alors d’etablir les possibilites pour ces transgressions d’exister, a savoir des lieux, des supports, au niveau local et international, mais aussi dans nos tetes, en commencant par nos enfants a I’ecole. Agnb Pivot (CNRYLadyss)
Agir dans un monde incertain. Essai sur la dbmocratie technique Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe Seuil, toll. (cLa couleur des idles j), 2001, 358 p.
C
Iest I/ambition d’effectuer une synthese des travaux de trois chercheurs qui est a I’origine de ce livre. Entamee dans le cadre du programme des seminaires CNRS x Risques collectifs et situations de crise >j, elle s’etait deja traduite par une publication collective (cf. Lascoumes P., Callon M., BartheY., 1997. Information, consultation experimentation : les activites et les formes d’organisation au sein des forums hybrides, Actes de la huitieme seance du seminaire du programme ccRisques collectifs et situations de crise )), Ecole nationale superieure des Mines de Paris, Paris, 12 juin 1997), mais cet ouvrage apparait logiquement comme son aboutissement. Michel Callon apporte ainsi sa contribution en mobilisant ses reflexions sur les ccforums hybrides )), les reseaux sociotechniques, et la notion de (( traduction >). Pierre Lascoumes, pour sa part, analyse la transformation d’une question ou d’un probleme en objet de politiques publiques par (( transcodage )), <(recyclage )) de I’existant, du <(deja-la )), ce qui permet d’approfondir le debat sur la <(construction des risques )). Travaillant avec chacun d’entre eux, Yannick Barthe apparait tout naturellement comme le maillon sans lequel cette coordination des approches eOt ete plus difficile, voire impossible. Dans cet ouvrage, les auteurs concentrent I’analyse sur les formes de relations observees entre la connaissance scientifique et la decision publique dans le cadre de la gestion collective et publique des risques inherents a la diffusion d’innovations techniques ; nonobstant les distinctions traditionnelles entre csprofanes )) et (( specialistes 1))les auteurs investissent le terrain de la prise de decision publique en univers de decision controverse, que
I’on peut, en suivant Olivier Godard (cf. Godard O., 1993. Strategies industrielles et conceptions d’environnement : de l’univers stabilise aux univers controverses, Insee-methode, (39-40), Environnement-Economic, p. 145-l 74), caracteriser par les axes suivants : 1. Une pregnance des controverses scientifiques, pouvant alors servir de point d’appui a des controverses (( socio-techniques )) ayant pour enjeu la definition de I’action collective ; 2. Une predominance de la construction scientifique et sociale des problemes sur la perception directe par les agents ; 3. Une pluralite de porteparole des agents ne participant pas aux procedures de choix ; 4. L’inadaptation des procedures sociales existantes pour donner une representation g&&ale acceptee aux tiers absents ; 5. La presomption d’irreversibilite qui pose le probleme du timing de I’action et bouscule la regle selon laquelle il est preferable de pouvoir caracteriser scientifiquement le probleme avant d’engager une action ; 6. Le probleme que pose, pour la puissance publique, la coordination cognitive et la formation de communautes epistemiques : les solutions sont alors et avant tout a rechercher du tote de la fixation de conventions pour rendre possibles I’action collective et le deploiement de politiques publiques. Nos trois auteurs alimentent ainsi une reflexion sur les conditions d’une action publique qui puisse composer avec ce cadre de decision. Sans grande surprise, on notera que ce sont les elements caracteristiques de participation du public, de co-construction des problematiques qui sont mis en avant comme elements de solution. En effet, le caractere reflexif des interactions entre evolution des connaissances scientifiques, des representations sociales qu’elles vehiculent et le deploiement des procedures de gestion des innovations devient central. Leurs evolutions respectives impliquent ainsi qu’un debat public continu soit maintenu, debat qui doit qualifier les modalites publiques d’evaluation des innovations et en assurer la Iegitimite publique. De telles caracteristiques sont constitutives de la democratie dialogique pro&e par les auteurs. Si I’ouvrage synthetique, bien amene, et ecrit dans un style journalistique est accessible aux profanes du domaine, il presente neanmoins les defauts de ses qualites. On regrettera le caractere parfois imprecis de I’ecriture qui dessert I’analyse, de meme qu’une tendance a (cmonter en generalite >)des resultats partiels et un traitement trop simplifie de
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dossiers pourtant ulterieurement correctement trait& par les auteurs (dechets radioactifs, problemes des OCM, etc.). Cela conduit a des conclusions g&&ales qui peuvent @tre remises en cause. Louvrage decevra done quelque peu les specialistes, mais ravira les profanes du domaine. Tel est, semble-t-il, I’objectif des auteurs. Bravo done pour la demarche courageuse et la qualite d’ensemble de la restitution. Celle-ci a I’avantage de presenter rapidement et agreablement une analyse theorique novatrice dont les principaux elements a retenir sont les suivants : dans un contexte controverse, I’information ne resulte plus seulement de connaissances deja acquises, et ce, notamment, sur une base scientifique ; une organisation rigide d’acteurs et d’organisations en fonction de roles preetablis (experts, decideurs, usagers, etc.) et de hierarchies entre les savoirs (savants ou profanes) ne doit pas etre de mise ; les procedures de mise en oauvre ne doivent plus etre vues comme des moyens de transmettre I’information, mais comme ceux qui la font emerger. Au regard de I’evolution de certaines politiques publiques d’environnement, tout particulierement celle qui concerne les organismes genetiquement modifies (OGM), ces travaux semblent connus, comme pourrait en attester la conference de Citoyens de 1998.. ., mais quelque peu sous-utilises, au regard du debat public sur cette m@me question qui s’est tenu... en fevrier 2002. Thierry Hommel (Laboratoire d’konome’trie de /‘&o/e polytechnique)
Des forCts et des hommes : un regard sur les peuples de for& tropicales Serge Bahuchet, Pierre de Maret, Francoise Grenand, Pierre Grenand Editions de I’universite de Bruxelles, 2001, 292 p., (nombreuses illustrations) X(preserver
la fo;et, c’est d’abord
mreux connartre les populatrons qui y vivent et en vivent b),tel est le precepte de cet ouvrage synthese du programme APFT (Avenir des peuples des for&s tropitales). Ce programme a ete sollicite et soutenu par la direction du developpement de la Commission europeenne. Son but etait de mettre en evidence les differentes forces et tendances qui conditionnent l’avenir des forhs, et plus specialement le role joue par les diverses populations qui les occupent et en dependent aujourd’hui. II se declina en
trois valets interactifs : les recherches des sp&iaiistes (en majorit& des anthropologues et des ethnobotanistes) ; I’expression des populations des forets ; les besoins d’information des responsables de projets tant de conservation que de d&eloppement, le programme ayant pour finalit de servir d’outil de conseil et d’aide au d~veloppement et 2 la conservation. Le programme s’est d&out& sur cinq ans, de 1995 5 2000, et s’est appuyg sur un r&eau universitaire d’une centaine de chercheurs. On pouvait Kgitimement craindre que cet important dispositif, disper& sur trois continents et en Europe, ne soit g&re favorable 5 la rkafisation d’un produit final synth~tique et significatif. Ce n’est pas le cas. Les r&ultats sent 5 la hauteur des espbrances et des efforts que les chercheurs et les financeurs Iui ont consacrb. L’ouvrage de synthbse est une r&site, par la simplicite de son ecriture alors qu’il aborde des probl&mes complexes, par la faciiitc5qu’offre son maniement non seulement pour les decideurs mais aussi pour le grand public et surtout, par sa composition oti I’iconographie tient toute sa place. Pour une fois, la valorisation de la recherche n’a pas &5 chichement soutenue. Tout au long de ces ant&es, un site Internet - http://lucy.ukc.ac.uWRainforest -, un journal Cditk en francais et en anglais - APFP News -, des nombreux colloques et papiers de discussion ont rythmh la recherche. C’est finalement un magnifique ouvrage grand format, comprenant pour moiti8, sur toutes les pages recta, des photos en couleur rkalides par les chercheurs eux-memes, qui est ici proPO& comme guide pour aborder la sociodiversit& et la biodivcrsit& La vulgarisation ne prend pas le pas sur la compIexit@ des don&es scientifiques : un CD-Rom joint regroupe I’intbgralite des publications du programme soit un volume thGmatique (Ecologic et production, Les communaut&, La dynamique du changement, Anthropologie et d&eloppement durable) et trois volumes gbographiques (Afrique centrale, Cara’ibes, Pacifique) ainsi que les publications d’&apes de recherche, pour la plupart en franqais et en anglais. Ceux qui recherchent des don&es et des analyses prCcises sur une population prbcise, base du rapport, ne seront pas frustr&. Le guide synthPtique est structurb en quatre parties enrichies de photographies qui constituent pour la plupart autant de th$mes illustr& (la chasse, I’alimentation, la vie au village...). Le premier chapitre passe en revue les questions que les
mondes scientifique et politique se posent actuellement sur les for&. Si I’on oppose d~veloppement ~onomique et dkveloppement durable, int@ts au Sud et int&& au Nord, on ne tourne cependant pas autour du pot : (( Ce n’est qu’en reglant les problPmes &onomiques de fond des pays ACP que I’on pourra durablement asseoir un cadre de gestion globale des aires prot&g&s et de leur p&iphPrie f) (p. 22). Le recul de la for& tropicale, I’echec des politiques d’environnement, I’augmentation de la pauvretb, le charity business de certaines ONG sent clairement d&ton&s. Le deuxigme chapitre tente de p&enter I’Ctat de ces questions pour I’Afrique centrale, les Caraiibes, la M&lan&ie, rbgions cibles du programme. Toutes ces zones connaissent une forte diversit@ culturelle, historique et linguistique. Deux constantes se dCgagent: d’une part, l’importance des pressions occidentales pour la mise en place d’aires pro@gCes, qui prennent rarement en compte le contexte humain et dont I’objectif est g&&alement, soit incompris des populations, soit contraire 2 leurs intPrks ; d’autre part, la d@faillance de l&at au profit des ONG et des entreprises d’exploitation foresti&re. La conception du troisieme chapitre est tout i fait originale. Elle permet d/&happer a la pr6entation classique des rapports en prCsentant un ensemble de 36 questions thbmatiques aussi diverses que : fcLes structures sociales de ces populations sont-elles trop simples pour la modernit@ ? )), ou (cFaut-il fixer I’agriculture itinCrante 3 )). Cela permet d’aborder les questions fondamentales : CC Qui sont les peuples des for&s tropicales ? )) et de combattre nombre de p&jug& : csL’agriculture sur brOlis est-elle la principale cause de la dkforestation ? 1). Pour chaque question sont propois une rCflexion sur la question elle-m&me (quel est son bien-fond4 et quelles sont ses implications selon sa formulation ?), puis les dl&ments de rCponse et enfin les consPquences pour le d~velop~ment qui sont autant de propositions d’action. Ces propositions sont reprises dans le dernier chap&e et permettent de preciser les conditions d’une gestion durable de la socio-biodiversitk des for& tropicales. II n’est pas si modeste de demander que les projets soient simplement ci humainement acceptables )). On voit que le choix de cette prPsentation va 5 I’essentiel. II ne s’agit pas de se contenter de dkcrire une nouvelle fois les modes de gestion des ressources naturelies en for&. II ne s’agit pas non plus ici
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de s’embrouiller dans la dialectique conse~ation/d~veloppement. Le ton est don&! dr% le d&but : x La nature sauvage n’existe pas (ou bien peu) et par con&quent la persistance de milieux riches en biodiversitk prouve I’anciennet4 des pratiques humaines compatibles avec la continuiti! de ces milieux )) (p. 4). Le grand m&ite du rapport est d’avoir su s’appuyer sur les r&ultats des recherches monographiques menPes par plus d’une trentaine de jeunes chercheurs, tant du Nord que du Sud, d’avoir pu mener des &des thbmatiques comparatives afin de resituer les pratiques dans les questions d’aujourd’hui et d’informer les dbcideurs. Les problPmes d’environnement posent desormais la question de I’articulation entre le local, le national, le global, car la mondialisation est bien dbsormais le premier facteur limitant de la coviabilit6 des &osyst&mes et des soci&%. La g&&alisation des droits de propri& sur la biodiversitg, sur les Pmissions de gaz 5 effet de serre, sur I’eau, etc., a globalis les enjeux sur les ressources et ouvert de nouveaux dkbats sur I’kgalit& la justice, les modes de participation et de rep&entation des citoyens. C’est a cc debat que contribue le programme APFT en remettant I’@tre humain au centre des prgoccupations et en rCpondant aux questions politiques que soul&e I’existence m&me des peuples des for& tropicales.
Catherine Aubertin (IRD, OritS&
A qui profitent les actions de
dkeloppement ? La parole confisquke des petits paysans(Nordeste, Br6il) cric Durousset ~~arma~an, coil. 4~Am~r~ques latines x, s&ie Br&il, 2001, 777 p.
es (Capproches participatives
)) sont ?I la mode chez les chercheurs et dans les discours des agences de d&eloppement. Le BrPsil n’y Cchappe pas, bien au contraire. Mais 2 queiles pratiques cette louable intention correspond-elle, sur le terrain, dans des contextes d’inbgalite et de brutalit des rapports sociaux, comme c’est le cas dans la rCgion Nordeste du Brbil ? cric Durousset, au-deli du constat - evident et n&cessaire - du d&alage consid&able entre les discours et les pratiques, nous livre ici une clef d’analyse : ces decalages ne sont pas d’abord un (( dysfonctionnement )), dQ par exemple ?I de I’incomp&ence ou des persistances dans les modes d’action et les representations, mais ils font partie d’un
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