La revue de médecine légale (2012) 3, 162—164
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MISE AU POINT
Détenu en fin de vie : la « bonne mort » à l’épreuve de la suspension de peine Inmate at the end of life: The good death in the test of the remission of sentence A. Lagarrigue a,*, P. Bayle a, C. Nicolle b, N. Telmon c, D. Rougé c a
´ hospitalie ` re se ´ curise ´ e inter-re ´ gionale), service de me ´ decine le ´ gale et de me ´ decine en milieu pe ´ nitentiaire, UHSI (unite CHU Toulouse-Rangueil, 1, avenue Jean-Poulhes, TSA 50032, 31059 Toulouse cedex 9, France b ´ de consultations et soins ambulatoires) maison d’arre ˆ t de Seysses, service de me ´ decine le ´ gale et de me ´ decine en UCSA (unite ´ nitentiaire, CHU Toulouse-Rangueil, 1, avenue Jean-Poulhes, TSA 50032, 31059 Toulouse cedex 9, France milieu pe c ´ decine le ´ gale et de me ´ decine en milieu pe ´ nitentiaire, Service de me CHU Toulouse-Rangueil, 1, avenue Jean-Poulhes, TSA 50032, 31059 Toulouse cedex 9, France
MOTS CLÉS Détenu ; Suspension de peine ; Fin de vie ; Bonne mort ; Dignité
KEYWORDS Inmates; Remission of sentence; End of life; Good death; Dignity
Résumé En 2004, lors de sa création, la mesure de suspension de peine pour raison médicale devait apporter une réponse aux situations complexes de fin de vie en détention. Depuis sa mise en application, son effectivité a été amoindrie par la jurisprudence et des limites pratiques. Cet aménagement, qu’il soit obtenu ou non, reste donc contraint quant à sa possibilité de garantir une fin de vie digne aux détenus. Il ne permet, en effet, pas à lui seul d’assurer les critères communément admis de « bonne mort » au sens de fin paisible et non d’euthanasie. L’existence de ces critères est par ailleurs discutable, puisqu’elle nie en partie la singularité du patient et en particulier celle du patient détenu dont la trajectoire de vie et le référentiel socioculturel diffèrent souvent de la population générale. Assurer une fin de vie paisible aux détenus atteints de pathologie lourde n’est possible qu’en tenant compte de leur particularité et de leur souhait qu’il y ait eu ou non remise en liberté. Pour ce faire, seule une réflexion institutionnelle pourra réunir les conditions hospitalières et pénitentiaires nécessaires, sans déstabiliser la cohésion sociale déjà tendue par des débats incessants autour de la dangerosité. # 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Summary In 2004, during its creation, the measure of remission of sentence for medical reason had to bring an answer to the complex situations of the end of life in detention. Since its application, its effectiveness was decreased by the case law and the practical limits. This arrangement, obtained or not, rest forces as for its possibility to guarantee dignity at the end of life to the prisoners. It does not indeed allow it alone to insure the criteria collectively accepted of ‘‘good death’’ in the sense of the peaceful end and not the euthanasia. The existence of these criteria is besides debatable by denying partially the peculiarity of the patient, and in particular
* Auteur correspondant. E-mail address:
[email protected] (A. Lagarrigue). 1878-6529/$ — see front matter # 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2012.05.001
Détenu en fin de vie : la « bonne mort » à l’épreuve de la suspension de peine
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that of the patient prisoner among which the trajectory of life and the socio-cultural reference table often differs from the general population. To insure peaceful end of life for prisoners affected by heavy pathology is then possible when taking into account their peculiarity and their wish which there was or not release. To do it, only an institutional reflection can gather the necessary hospital and prison conditions without destabilizing the social cohesion already tightened by ceaseless debates around the dangerousness. # 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
La population carcérale française vieillit : le nombre de détenus âgés de plus de 60 ans a été multiplié par 10 entre 1978 et 2008, contre un doublement de la population carcérale totale sur la même période [1]. Ce vieillissement, associé aux nombreux facteurs de risques sanitaires recensés dans cette population par une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) en 2005, favorise une augmentation des cas de maladie grave ou de handicap lourd en détention. Les situations sociosanitaires complexes qui en découlent posent des problèmes éthiques en particulier pour les situations de fin de vie. Des décès suite à de longues maladies surviennent en prison (même si aucune étude n’en précise les chiffres) alors que les patients détenus peuvent bénéficier d’aménagements de peine pour raison médicale. La plus emblématique de ces mesures est la suspension de peine puisqu’elle ne connaissait, à l’origine, aucune restriction autre que médicale et pouvait donc s’appliquer à tout condamné. Mais suffit-il de libérer un détenu pour lui assurer une fin de vie convenable ? Le concept de « bonne mort » développé dans le cadre des soins palliatifs est-il adapté à la trajectoire de vie complexe des détenus ?
Généalogie de la suspension de peine pour raison médicale Après un rapport du Sénat sur les conditions de détention en France en 2000 [2], et plusieurs condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme, le législateur français a souhaité, par une mesure forte, répondre à la problématique spécifique et complexe des fins de vie en prison. La loi Kouchner, du 4 mars 2002, prévoit ainsi la possibilité d’une suspension de peine pour tout détenu dont le pronostic vital est engagé ou dont l’état de santé est durablement incompatible avec la détention. Progressivement ce texte a vu son caractère humanitaire décroître suite à l’introduction de restrictions, autres que médicales, à son application. D’abord en assortissant la suspension d’une ou plusieurs obligations ou interdictions, puis en affectant le principe même de la suspension d’une condition de taille relative à la gravité intrinsèque de la peine prononcée [3]. Alors que la mesure pouvait s’appliquer, quelle que soit la peine, tout risque de renouvellement de l’infraction à l’appréciation du juge la rend désormais impossible. Enfin, en 2005, la Cour de Cassation a précisé la portée dans le temps à assigner à la notion d’engagement du pronostic vital. L’idée que toute affection engageant le pronostic vital à plus ou moins longue échéance puisse ouvrir le droit à une suspension a été rejetée, au profit d’une affection qui l’engageait seulement à court terme. Ces modifications ont donc limité l’effectivité de la mesure et imposent au juge d’application des peines un
arbitrage tendu par le contexte sécuritaire actuel, particulièrement en matière de récidive.
Individualisme et naissance du concept de « bonne mort » La mutation du concept de mort au cours des siècles nous renvoie, depuis les succès de la médecine moderne, à ce que Philippe Aries appelle « la mort interdite » [4]. Le mourant est, dans notre univers individualiste, isolé du monde extérieur afin de protéger la société de l’embarras et de la révulsion que la mort suscite. Les sciences humaines ont cherché à définir les conditions d’une fin paisible, pour pallier la désaffection des rites et le vide spirituel entourant désormais la mort en occident. En 2006, dans une importante revue de la littérature, Kehl énumère les critères d’une « bonne mort » individuelle, que l’on pourrait classer en trois notions [5] : le confort : soit la sédation des douleurs physiques et psychiques ; le respect de la dignité : soit le respect de son individualité et de ses valeurs et croyances ; l’optimisation de la qualité des relations interpersonnelles : soit l’accompagnement et la présence de la famille. Ces critères recoupent une partie des objectifs de soin en médecine palliative, mais peut-on les respecter en détention ?
Prise en charge sanitaire du mourant en prison Depuis la loi de 1994, la prise en charge sanitaire des détenus en passant de la tutelle du ministère de la Justice à celui de la santé, a été considérablement améliorée. Avec l’avènement d’un schéma opérant d’organisation des soins reposant sur la structure hospitalière, il est possible de remédier aux douleurs physiques d’un détenu en fin de vie en ambulatoire comme dans le cadre d’une hospitalisation au sein des unités hospitalières sécurisées inter-régionales (UHSI). Le déficit patent de psychiatres et de psychologues, pointé du doigt par un rapport du Sénat en 2010, rend en revanche difficile l’accompagnement nécessaire à un apaisement psychique. Enfin, la prise en charge des familles est rendu complexe du fait des impératifs sécuritaires imposés par l’administration pénitentiaire. Pourtant, l’accès aux soins palliatifs est un droit prévu par l’article L1110-9 du Code de santé publique. Si la possibilité d’une libération dans le
164 cadre d’une suspension de peine semble séduisante en permettant un égal accès des détenus à une prise en charge palliative, elle n’apporte qu’une réponse lacunaire. Tout d’abord, son champ d’application ayant été réduit, l’effectivité de cette mesure législative dans la pratique est limitée. L’expérience du travail en UHSI, où un grand nombre de ces patients sont pris en charge montre que, si elle est obtenue, la libération survient très tardivement, quand le décès du patient est imminent. De plus, afin qu’elle soit octroyée, le détenu doit bénéficier d’un lieu de résidence adapté à sa sortie : domicile familial, structures de long séjour ou service de soins palliatifs. L’isolement familial des détenus étant fréquent, les sorties au domicile dans ce contexte sont rares. Le retour, à la toute fin de l’existence, dans une structure familiale souvent dévastée par le délit et ses conséquences ne permet que difficilement de retisser des liens familiaux affaiblis. Enfin, les structures d’accueil médicalisées sont souvent réticentes à admettre un patient certes libre mais toujours coupable et souvent considéré comme dangereux. Il est donc probable qu’il ne suffise pas de libérer, quelques semaines avant son décès, un détenu pour qu’il bénéficie d’une mort éthiquement convenable. Le travail d’élaboration psychique nécessaire à une sensation de conclusion paisible est un cheminement périlleux entaché pour les détenus par les attentes judiciaires d’aménagement et leur longueur. Une libération dans un contexte de mort imminente est donc, bien que souhaitée par les patients, comme une forme de revanche face au monde pénitentiaire, souvent génératrice d’angoisses majeures et légitimes, au point que certains la refusent et préfèrent décéder en détention.
L’équité au-delà de l’enjeu de la libération Libérer un détenu mourant n’est donc pas un gage de conditions de fin de vie idéales, pas plus qu’un décès en détention. La normalisation actuelle du « bien mourir » a une finalité pratique indéniable en comblant une lacune spirituelle et en mettant à distance pour le soignant une finitude anxiogène. Néanmoins, l’inadaptation de cette modélisation à la singularité des individus a été pointée du doigt par certaines études [6]. Cette inadaptation s’applique a fortiori aux détenus dont les trajectoires de
A. Lagarrigue et al. vie et les paradigmes culturels peuvent différer de la population générale. Une mort digne serait plus une mort singulière et « appropriée » qu’une « bonne mort » généralisable. Pourvoir à une fin de vie digne ne se limite, ni à l’obtention d’un aménagement de peine, ni à l’application de critères communément admis de fin paisible. Pourvoir à une fin de vie digne, c’est faire preuve d’une écoute déprise de préjugés face aux attentes sociales, familiales, psychologiques et spirituelles individuelles des patients et y répondre dans la mesure des possibilités laissées par la structure carcérale. Si la société a approuvé l’abolition de la peine de mort, et la suspension de peine, l’acceptation d’un investissement institutionnel judiciaire, pénitentiaire et hospitalier pour permettre une mort, libre ou non, respectant la singularité propre du patient-détenu reste encore controversée. Cet investissement tripartite demanderait une profonde réflexion afin que les soignants et juges puissent répondre aux demandes des détenus mourants sans entrer en conflit avec les règles pénitentiaires ni déstabiliser la cohésion sociale. L’équité face à la mort, en France, ne serait alors réellement plus assujettie à une expiation.
Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
Références [1] Direction de l’administration pénitentiaire. Les chiffres clés de l’administration pénitentiaire. 2010. [2] Hyest JJ, Cabanel GP. Les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France. Rapport de la commission d’enquête du sénat no 449. Juin 2000. [3] Traulle E, Werbrouck A, Manaouil C. La suspension de peine pour raison médicale. Med Droit 2006;79:142—6. [4] Aries P. Essai sur l’histoire de la mort en occident du moyen age à nos jours. Paris: Le seuil; 1975. [5] Kehl K. Moving toward peace: an analysis of the concept of a good death. Am J Hosp Palliat Care 2006;23:77—86. [6] Goldsteen M, Houtepen R, Proot I, Abu-Saad H, Spreeuwenberg C, Widdershoven G. What is a good death? Terminally ill patients dealing with normative expectations around death and dying. Patient Educ Couns 2006;64:378—86.