Annales Médico Psychologiques 162 (2004) 209–215
Communication
Douloureusement correct Painfully correct M. Derzelle * Institut Jean-Godinot, Centre régional de lutte contre le cancer, BP 171, 51056 Reims cedex, France
Résumé L’absence de soulagement de la douleur, aujourd’hui, alors qu’existent des antalgiques simples, bon marché, ayant peu d’effets secondaires, est un fait de notre temps, parfois, et un légitime sujet d’étonnement et de scandale. Organisée autour de « l’attitude à l’égard de la douleur pour notre temps » et nourrie de 15 années de pratique dans une consultation de la douleur, cette réflexion se veut la mise au travail d’un certain nombre de « notions carrefours » ou « idées fortes » traversant le champ de l’algologie. L’attitude à l’égard de la douleur n’est en effet jamais figée, elle est en puissance, probable mais non assurée, liée à l’intime autant qu’au social et au culturel. Interrogeons donc, pour en repérer les enjeux, la vision (médiatique) de plus en plus univoque que l’on nous impose de la douleur (chronique) : archaïsme à éradiquer, vis-à-vis duquel la réponse antalgique serait considérée comme un dû, les morphiniques de préférence. Et si le « douloureusement correct », ce peu de mots qu’on trouve encore pour trouver du commun, était le symptôme d’une société réellement toxicomaniaque ? © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Summary A significant breakthrough in pain relief could be expected from recent developments of low cost, widely accessible, ready to use pain relievers. In search of a ′painfully correct′ attitude in front of today’s suffering, the authors have been active for the last 15 years in day-to-day pain clinic. They have also been involved in many meetings with people concerned with algology. Confronting pain is an ever-fluctuating environment. Objectives and expectations are evolving, social and cultural frames of applications are widely variable. Looking through the media, the article reports three major lines of thought: pain is an age-old problem that science will shortly dispose of, people have a right to be completely relieved from pain, if need be, morphine shall be used to reach these goals. Are we evolving towards toxicomania? © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Douleur chronique ; Idéologie ; Modernité ; Toxicomanie Keywords: Ideology; Modernity; Chronic Pain; Toxicomania
Quinze ans de pratique dans une consultation de la douleur invitent à la mise au travail d’un certain nombre de « notions carrefours » ou « idées fortes » traversant le champ de l’algologie [1,2,4,6,9]. Concession à l’air du temps ? Sentiment de participer à cette « dictature du doigt mouillé » dénoncée par JeanFrançois Kahn et qui consiste à se couler dans le moule d’un prêt-à-porter de la pensée auquel le vent donne malheureusement le plus souvent sa direction désormais ? [7]. Il y a certes queue devant l’hypermarché commun de la douleur, de la douleur chronique en particulier, grande surface débitant ses * Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (M. Derzelle). © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.amp.2004.01.005
guirlandes de frime et de stuc, de stress et de strass : ne se différencient que les caddies… Puisse donc notre propos ne pas être une rustine supplémentaire ajoutée à toutes celles qui, déjà, permettent de regonfler la chambre à air du simplisme idéologique tendant à s’imposer sur le marché de la crevaison intellectuelle ! Tel est notre vœu. Un peu de sérieux d’abord, avons-nous envie de dire, plutôt que le séraphique déploiement d’un chœur officieux à peine polyphonique. La douleur chronique a toujours existé, il n’y a pas de nouvelle douleur chronique comme il y aurait de nouveaux événements. Non, ce qui a changé, ce qui est en pleine évolution, comme en témoigne la création en France de nouvelles structures pour la prendre en charge depuis la fin des années 1970 à peu près, c’est la conscience qu’en a notre
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société, construisant avec elle de nouveaux rapports dont les consultations de la douleur sont une des modalités [3,10]. Modalité née d’un double constat : la douleur chronique, d’abord, est un phénomène socio-économique lourd, l’ensemble des intégrations sociales d’un individu (professionnelle, familiale, réseaux de sociabilité, etc.) pouvant se trouver remis en cause par la persistance de douleurs rebelles ; mais la douleur chronique surtout, et ceci paraît d’importance, est devenue pour la médecine relayée par le triple réseau barbelé du conformisme médiatique, à moins que çà ne soit l’inverse, une sorte de point de butée, un point aveugle du savoir, d’autant plus aveugle parfois que certaines douleurs chroniques se trouvent accompagnées aujourd’hui des affections dont on mourait auparavant. Çà y est, il fallait le lâcher, l’incontournable « douleur et cancer » ! Phénomène socio-économique important, impasse thérapeutique ; la douleur chronique a donc, on le comprend, le redoutable privilège de se situer exactement au cœur d’une des contradictions de la médecine de notre temps : avoir jugulé la plupart des « grands fléaux », maîtrisé nombre de maladies infectieuses, transplanté des organes, rendu possible la grossesse d’une femme à 64 ans… et se heurter toujours, quand ce n’est pas plus, à des douleurs rebelles qui semblent parfois remettre en question les progrès acquis. Çà y est, il fallait le lâcher aussi, l’incontournable « c’est un scandale aujourd’hui, en 2003, avec tous les progrès de la science ! ». C’est que ce « çà ne peut plus durer ! » itératif, qui se monnaie sous diverses formes de cris et gémissements comme autant de bonnes raisons précisément que tout continue comme avant, participe depuis quelque temps, deux ou trois décennies approximativement, d’un nouveau discours sur la douleur, constituant lui aussi une des nouvelles modalités des rapports sans cesse reconstruits qu’entretiennent douleur et société et que nous désignerons volontiers comme discours sur la douleur de la modernité. Nous en sommes à ce point imprégnés, il baigne à ce point l’ensemble de notre environnement qu’il s’offre, assurément, à nous avec le caractère d’une évidence qu’on ne voit plus. Comme s’il n’y avait plus d’autre issue à une faillite intellectuelle reconnue que cette sacralisation absolue de la forme, cette mythification rituelle du verbe. Comme si, ayant tout perdu, nous n’avions plus que cela. Quoi ? Ce peu de mots qu’on trouve aujourd’hui pour trouver du commun, ces mots « partie commune » comme l’indiquent les règlements de copropriété. Expressions non plus signifiantes mais simples repères sociaux. Phraséologies paravents, balles sémantiques tirées pour faire taire. Mots bâillons. Douleur, douleur chronique, consultation de la douleur, handicap, invalidité, Téléthon : nous en passons, et des meilleures… Dans les limites de cet article, s’il n’est évidemment pas possible de reprendre dans leur intégralité toutes les dimensions de ce climat délétère, délétère parce que tout entier habité par un dolorisme patent, une victimisation à toute épreuve, un infantilisme sans bornes, laissez-nous pourtant en désigner brièvement les traits qui paraissent saillants.
Laïcisation de questions religieuses faisant de l’humanitaire la nouvelle charité, morale compassionnelle et héroïque privilégiant quotidiennement les sujets tristes, affectants, qui passionnent, affectivité et émotivité pelliculaires tenant lieu proprement d’opinion dite publique : le douloureux chronique ne peut être qu’un « saint », offrant à notre amour le visage d’un scandale, effroyable, innommable, véritable non-sens, irruption impossible du pire que la mort dans une société qui rejette également la mort et la douleur dans un même paquet, figures symétriques de notre précarité. En résumé, s’agissant de ce nouveau discours, tout se passe un peu comme si un seul et même clan, réparti stratégiquement de gauche à droite, à moins que çà ne soit de droite à gauche, des athées aux croyants ou inversement, branché en direct sur « fréquence air du temps », sociologiquement et culturellement homogène, tissait au jour le jour une nouvelle pensée, dominante, univoque, lancinante, menu imposé et rituellement mis en forme par la presse écrite nationale et diffusé ensuite en boucle par la radio et la télévision. Avec tout le respect qui leur est dû ou, du moins, celui que nous portons profondément à certains d’entre eux, ce sont bien les médiateurs institutionnalisés de la philosophie et de la science dont les journalistes représentent le fer de lance qui, traducteurs exclusifs et forcément émérites de pulsions, émotions et aspirations venues d’on ne sait où, plaquent obsessionnellement sur les douleurs chroniques un discours bétonné et comme standardisé, comme s’il était possible de se faire une idée globale d’une douleur globale. Le discours médiatique sur les douleurs chroniques ? Une sorte de bison futé normatif… Normatif mais prodigieusement intéressant toutefois si, délaissant le champ de l’audiovisuel toujours monstrateur de n’importe quelle image sous condition qu’elle réponde au double critère du spectaculaire et du sentimental, notre intérêt se porte sur la presse écrite – souvenez-vous : en 1981, les Français ont élu un clocher ; en 1995, ils ont élu une pomme ; en décembre 1994, ils ont décrété haut et fort que toute religieuse lombalgique se devait désormais de bénéficier des bienfaits d’un stimulateur électrique. Pour qui veut discerner, comme c’est ici notre propos, les enjeux de ce nouveau discours sur la douleur, au-delà d’un vraisemblable déni de la castration et d’une tentative de reconstruire, par l’émotion, un semblant de communauté, comme nous l’avons suggéré, elle est en effet une mine. Mine liant depuis des années trois thèmes qui sont toujours d’actualité et qui ne sont pas spécifiques de la douleur mais qui sont, beaucoup plus profondément, des modifications du rapport au champ médical, à ses représentants et aux notions de santé et de maladie, modifications dans lesquelles se situe le phénomène global de la douleur chronique. Intéressons-nous y un instant. Que voyons-nous ? C’est dès 1974 que Le Monde, solitaire, dans une double page, dessine ces trois thèmes : • le thème moral d’abord : le dossier s’intitule, sur six colonnes pleines, « La douleur : abandonner l’idée fausse de la valeur rédemptrice » ; • le deuxième thème ensuite évoque la victoire possible sur la douleur par la connaissance scientifique, autre-
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ment dit par la recherche biomédicale et des thérapeutiques nouvelles. Deux articles sont proposés : le premier – « un phénomène psychophysiologique » – signé par un professeur de psychophysiologie à l’université de ParisVI, médecin-chef au centre hospitalier Sainte-Anne, rend compte de l’état des connaissances ; le second – « les possibilités thérapeutiques » – signé par le tout premier entrepreneur des consultations de la douleur en France présente, lui, un bilan des possibilités thérapeutiques tout en modulant l’idée de victoire définitive sur la douleur ; • le troisième thème enfin qui, jusqu’à aujourd’hui, prendra une ampleur croissante, est une critique acerbe de l’attitude médicale face à la douleur. Un encadré du Monde intitulé « Les cliniques internationales et les carences françaises » met directement en cause « le mélange complexe d’ignorance et d’indifférence, mâtiné d’une résurgence inconsciente des vieux mythes religieux » des médecins français. L’intertitre, « des restrictions inhumaines », est plus dur encore. En 1974, on le voit, ce troisième thème est lié au premier. Avec le développement de la médecine, il s’autonomisera peu à peu. Il est impossible d’être exhaustif. Donnons, à tout le moins, une liste partielle des titres d’articles parus dans la grande presse : • décembre 1974 : « La douleur : abandonner l’idée fausse de valeur rédemptrice », Le Monde ; • octobre 1976 : « Les endorphines : un combat pour la vie », Le Monde ; • septembre 1981 : « Adieu douleur : inutile la souffrance ? », Le Nouvel Observateur ; • février 1982 : « La douleur est enfin une maladie qu’on soigne », Paris-Match ; • janvier 1993 : « Comment vaincre la douleur », L’Express ; • décembre 1983 : « La douleur, çà se soigne », Elle ; • décembre 1983 : « Vaincre la migraine », L’Express ; • mars 1984 : « Douleur : les médecins font-ils vraiment tout… Douleur : si les médecins voulaient… », Le Nouvel Observateur ; • juin 1984 : « La douleur bientôt vaincue sans piqûre et sans cachet », Le Figaro Magazine ; • septembre 1984 : « La douleur : des traitements efficaces et ignorés », Le Monde ; • mars 1985 : « Douleur : ne plus souffrir inutilement », Le Monde ; • octobre 1985 : « La bataille contre la douleur chronique », Le Point ; • octobre 1986 : « Vaincre la douleur », Le Figaro. À la lecture de ces titres, un certain nombre de commentaires s’imposent. On voit liés les trois thèmes mentionnés, en même temps que se profilent les centres de la douleur et l’existence de médecins pour la douleur. Avec l’idée de vaincre la douleur, de douleur inutile, d’avoir enfin des médecins qui vont s’atteler à ce problème, les articles s’engagent
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dans ce qu’il est convenu d’appeler un débat de société : le droit de ne pas souffrir, coextensif du très actuel débat sur le droit à l’euthanasie. Loin de nous la volonté de traiter ici de ces problèmes. Il nous paraît cependant important de souligner que dans les articles cités la douleur et la mort sont conjointement présentes : parce qu’à côté de douleurs non malignes, il est toujours question des douleurs liées au cancer et même, très souvent, il est fait état plus des douleurs liées à l’évolution de la maladie cancéreuse et des douleurs dites de fin de vie que des autres types de douleurs chroniques, improprement appelées bénignes ; mais parce que la douleur comme la mort aussi, dans son surgissement inattendu ou prévisible, de nature effractante ou sourde, révèle l’impuissance du sujet, son incapacité soudaine à s’y soustraire, la prise de conscience de sa fragilité. Renoncement à l’illusion infantile de toute-puissance, renoncement à la magie de la pensée, à l’illusion de l’éternité, à la croyance surtout d’une maîtrise possible du monde et de soi-même. On voit bien que c’est de l’éradication de la mort dont l’éradication de la douleur se veut une métaphore. S’il en est ainsi, le sentiment qu’aujourd’hui toute douleur peut être soulagée, superposable à l’illusion que la médecine peut tout, comme semblent le laisser entendre les médias, ne peut qu’engendrer, chez nombre de malades témoins de tant d’écueils de telles déclarations, une frustration, voire un sentiment de déréliction, c’est évident. Puisque la culture médicale suggère que la douleur est seulement cruelle, l’équivalent moral d’une torture qu’il serait coupable de ne pas affronter avec les moyens scientifiques, la demande médicale s’accroît en même temps que l’anxiété du patient, dépourvu de moyens de juguler son mal. Si aujourd’hui la douleur peut être soignée efficacement, pourquoi pas la mienne, se dit le douloureux chronique ? Et si vous n’y parvenez pas. mesdames et messieurs les médecins, vous qui en affirmez l’inanité, comme le dit le Crédit Lyonnais, vous me devez des comptes… Méfions-nous, méfions-nous de ce « douloureusement correct » par quoi, analogiquement au « politiquement correct », espace d’honorabilité et de correction défini à partir de quelques axiomes et quelques injonctions langagières déclarés « incontournables », nous entendons la vision de plus en plus univoque que l’on nous propose ou plutôt que l’on nous impose de la douleur chronique, archaïsme à éradiquer visà-vis duquel la réponse antalgique serait considérée comme un dû, les morphiniques de préférence pour nous faire remonter de quelques rangs au hit-parade de leur consommation. L’importation directe du discours médiatique de ce lexique est claire. Reprenez terme à terme les trois thèmes évoqués il y a un instant : désolidarisée de la trame culturelle et surtout morale, transformée en question purement médicale, la douleur chronique me donne le droit à réparation de la part du corps médical rituellement promu à la fonction de persécuteur patenté. « Bientôt, il n’y aura plus un mort dans un département sans qu’on en accuse le préfet », s’amusait récemment Antoine Garapon, magistrat et secrétaire général de l’Institut des Hautes Études pour la Justice. « Bientôt, il
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n’y aura plus un douloureux chronique dans une région sans qu’on en accuse les médecins du centre de référence local » avons-nous envie de dire ironiquement en écho, et avec quelque inquiétude… Avec quelque inquiétude, car les dégâts d’ores et déjà réalisés par la propagation d’un tel discours sont grands. Que le « douloureusement correct », autoroute des idées préconçues et cadenassées intégrant toutes les déviations possibles dans un schéma binaire, soit en train de devenir le tenant lieu de la douleur dite par le malade, tel est le risque. De cette substitution fréquente du mot à la chose, du discours sur la douleur à la douleur ressentie et vécue, nous voudrions pour simple témoignage la démarche de tant de patients douloureux venus à la consultation de la douleur pour exiger, coupure de presse à l’appui sortie de la poche ou du portefeuille et produite, telle une pièce à conviction, à un moment fort de la consultation, qui un stimulateur électrique pour des douleurs viscérales, qui de la morphine pour une hystérie grave. Dans aucun des cas cités, il ne s’agissait ni du légitime droit à l’information du patient, nourri de quelques lectures sur les possibilités thérapeutiques, ni d’un quelconque quérulent processif en mal de chicane. Non, rien de tout cela. Dessaisi complètement de soi au moment où il croyait s’exprimer en son nom propre, faisant corps avec le plus étranger à soi au moment où il croyait livrer le plus intime, et comme empli d’intrus s’exprimant à sa place, chacun de ces patients se supprimant pour exister, disait la norme. Substitution de ce qui « doit être à ce qui est », comme si le sur-moi précédait le moi diraient les analystes, fonctionnement lourd du dégagement de l’homme moderne de toute obligation qu’il ne s’est pas lui-même assignée – par rapport à l’homme d’autrefois qui, en échange de l’obéissance aux lois du groupe ou de la communauté, trouvait une place et une identité dans un ordre immémorial où il était lié aux autres par toutes sortes de devoirs, cet imaginaire de mort est la mort de l’imaginaire, c’est-à-dire du sujet. Propos qui, comme en écho, nous évoquent ceux que nous tenions déjà il y a six ans, s’agissant de la mode des soins palliatifs en disant : « Comme si le sur-soi précédait le moi, on est là d’abord un autre qui commande, un autre qui est un grand corps social dans la droite ligne du grand corps premier. Comme lui il prescrit, il dicte, il commande, il énonce la norme, dit ce qui doit être. Qu’il s’appelle école, médecine ou média, sa fonction de fond est toujours la même : tenter d’imposer à tous les sujets de trouver leur place dans du déjà-là. Monde aux risques calculés, monde du « bonheur administré » où l’on est produit plus qu’on ne produit. » L’un des enjeux du « douloureusement correct », du discours sur la douleur d’aujourd’hui, serait-il donc la revendication d’une subjectivité étrangement trouvée dans le maximum d’objectivité ? On peut le croire. « L’étrange aujourd’hui », dit ainsi Jean-Bertrand Pontalis, « est que la revendication d’une subjectivité soit amenée à se confondre avec la fusion dans l’anonymat. Nous n’avons d’autre recours que de devenir, tout bonnement, un homme des foules, que de nous vouloir, sans réserve, la particule d’une masse : Parc des Princes,
longues files d’attente, métro bondé, plages populaires, corps de rencontres ». Cortèges des douloureux chroniques peutêtre aussi. Que l’on nous entende bien, cependant, sans mésinterprèter notre propos. Loin de nous l’insoutenable et insensé projet de faire ici l’apologie de la douleur et/ou de son sens éventuel : la douleur n’est pas un continent où il est loisible de s’installer, la métamorphose exige le soulagement. Tout le monde ou presque est pour le soulagement de la douleur, personne en tous les cas n’est contre. Ceci est comme le pré-requis implicite de notre démarche, mais comme de toute chose qui va de soi dans l’existence, c’est mieux en le disant. Que les choses soient donc claires. Notre propos visait plutôt à dénoncer, et 15 ans de pratique de consultation de la douleur ajoutés à la fréquence sur nos divans d’étranges spécimens de plus en plus nombreux que caractérise une identité d’emprunt tenant à un « sur-moi » culturomédiatique nous font un devoir de cette dénonciation, ce « douloureusement correct » qui insupporte d’autant plus qu’il semble véhiculer des idées fausses ou, plus exactement, des idées dont nous avons la conviction qu’elles sont fausses. Et qui semblent dangereuses. Nous les appellerions volontiers des « idées troncs », tronc comme cette partie supérieure du corps humain nous les infligeant régulièrement sur le petit écran, tronc comme tronquées aussi, qui nous paraît être l’adjectif le plus apte à les définir. Explicitons donc et commentons ce que nous pensons être les trois principales d’entre elles. 1. La douleur (chronique) serait un archaïsme à éradiquer, ou plus exactement un archaïsme que la médecine devrait éradiquer sans tarder [5,6,11]. Indissociable d’une transformation de la relation de chaque acteur à sa santé en question purement médicale, ce projet de dissolution d’une scorie vécue comme un anachronisme cruel s’entend bien évidemment comme le chiffre privilégié du Progrès. Comment envisager en effet la coexistence de ce dernier avec le malheur singulier ? Dans La Montagne magique, l’humaniste Settembrini explique à Hans Castorp son appartenance à une « Ligue pour l’Organisation du Progrès » qui « embrasse toutes les possibilités présentes de perfectionnement de l’organisme humain » et se donne pour tâche de préparer le bonheur de l’humanité, en d’autres termes, « combattre et éliminer la souffrance humaine ». Si l’ensemble de la société, oublieux que ni la douleur ni la mort ne se laissent dissoudre dans les imaginaires techniques ou scientifiques, est aujourd’hui sommé de penser sur ce mode et d’adopter les attitudes requises, nous ne pouvons ignorer, nous qui faisons profession de la douleur, que, solution aux apparences de problèmes, la douleur remplit à l’évidence chez nombre de sujets, de façon immédiate ou secondaire, une fonction de sauvegarde à valeur identitaire, une fonction anthropologique de maintien de l’identité. Au nouvel adage « supprimer la douleur », étendard de la jouissance et de l’homéostasie à tout prix, nous préférerions donc
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« ne pas supprimer le sujet », soit gérer la douleur plutôt que l’éradiquer. 2. Nous serions, nous Français, en retard au niveau de la prescription de la morphine dans le même temps où craindre de faire des douloureux des morphinomanes est la grande obsession. Rappelons-nous toujours ce fatidique 39e rang de la France, à la fin des années 1980, après le Libéria, l’Italie et l’Espagne, pas mieux que les Seychelles, l’Inde, Malte ou les Bahamas, mais loin derrière les pays anglo-saxons qui en consomment dix fois plus : ce score serait le gage de notre cruauté, de notre arriération sur « fréquence air temps ». S’il est loisible de penser que les évaluations fournies par le bureau des narcotiques à Vienne ne sont qu’un indicateur partiel de la manière dont un système de santé prend en charge la douleur des patients, un peu de sérieux quand même, avons-nous envie de dire là aussi ! L’arriération ne tient-elle pas plutôt à une information fracassante, psalmodiée comme les résultats du loto, sans précision aucune de ce que nous savons tous : que le traitement de la douleur n’est en aucun cas superposable à la prescription de morphiniques, que le traitement de la douleur n’est en aucun cas réductible à la seule prise en charge de la douleur cancéreuse, qu’il est même totalement faux de croire que la morphine est le traitement obligatoire des douleurs du cancer, sans parler de l’aberration culturelle totale à nous comparer aux Anglo-Saxons dont nous savons qu’ils arrosent en général très précocement leurs malades de morphiniques tous azimuts. Sans doute y-a-t-il mieux à faire et surtout à penser. À penser un peu plus par exemple, là nous sommes en retard, à l’énigme du toxique, à cette structure d’ambiguïté et de réversibilité qui hante les discours autour de la toxicomanie chez les sujets douloureux. La toxicomanie, double monstrueux de la pharmacologie : voilà un beau sujet pour « Santé à la une »… 3. La réponse antalgique serait considérée comme un dû, au même titre que les antidépresseurs pour supprimer les larmes ou les anxiolytiques pour déliter l’angoisse. Dans une société bâtie sur le refus de la dette et de tout devoir où chacun brandit son droit d’être assisté par l’autre sans être pour autant son obligé, le corps médical, promu à la fonction de mère nourricière et omniprésente robotisée, serait-il donc sommé de devenir le distributeur automatique du jouir à tout prix mais sans prix à payer, submergé par une demande sociale soucieuse d’éviter l’explosion en même temps que toute frustration ? On peut le croire à voir tant de douloureux chroniques, se coupant pour ainsi dire de leur corps, le remettre entre les mains des spécialistes dont ils attendent une réponse incontestable, sans comprendre qu’ils sont aussi en jeu dans le processus de sa guérison ou dans l’assomption de sa peine. La douleur, surtout si elle se prolonge, est rarement envisagée comme une expérience extrême dont le sujet est aussi responsable
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et qu’il pourrait affronter moins passivement en puisant dans ses ressources propres. C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau, où nous sommes pour rien dans ce qui nous arrive, ce qui nous donne le droit à réparation : la logique d’imputation, dressant le douloureux contre son médecin, ne tardera alors pas à apparaître lorsque, malgré les traitements, la douleur persiste. Parfois la plainte même se fera accusation mélancolique. Contre qui ? Contre quoi ? Contre un autre constitué par moi-même, en toute méconnaissance et pour le moment, comme le responsable de mon malheur d’exister, de mon manque à être rongeant mon rapport au monde. « Avec les mots qu’ils disaient sans comprendre On leur a fait des linceuls pour s’étendre » (Jean-Patrick Capdevielle, « C’est dur d’être un héros ») Et si le « douloureusement correct », ce peu de mots qu’on trouve encore aujourd’hui pour trouver du commun, était le symptôme d’une société réellement toxicomaniaque, nous voulons dire toxicomaniaque non point dans l’acception faisant la part belle aux seuls effets pharmacologiques, mais dans celle qui insiste sur un certain type de rapport à l’objet ? « Tout, tout de suite et par les autres. » Références [1]
Baszanger I. Entre comprendre et soigner. Les débuts des centres de la douleur en France. Rapport CNRS-MIRE. Paris, décembre 1987. [2] Boureau F, Bruxelle J, Keravel Y. Les consultations de la douleur. EMC, Anesthésiologie, 1989. [3] Bruckner P. La Tentation de l’innocence. Paris : Grasset ; 1995. [4] Delbecque H. Les soins palliatifs et l’accompagnement des malades en fin de vie. Paris : Ministère des affaires sociales, de la santé et de la ville, 1994. [5] Ferragut E. La Dimension de la souffrance chez le malade douloureux chronique (ouvrage collectif). Paris : Masson ; 1995. [6] Ferragut E. Thérapies de la douleur (ouvrage collectif). Paris : Masson ; 2002. [7] Kahn JF. La Pensée unique. Paris : Fayard ; 1995. [8] Mann T. La Montagne magique. I et II. Paris : Fayard ; 1931. [9] Queneau P, Ostermann G. Le Médecin, le malade et la douleur. Paris : Masson ; 2000. [10] Sami-Ali M. Le Banal. Paris : Gallimard ; 1980. [11] Vergely B. La Souffrance. Paris : Gallimard Folio ; 1997.
Discussion Dr Luauté – Merci, Mme Derzelle, pour cette présentation parfaitement claire qui illustre une des déviations, pour ne pas dire perversions, à partir des bons sentiments, de la pensée contemporaine. Mais vous n’avez pas parlé du point de départ politique et démagogique de ces recommandations. M. Lesœurs (auteur de La Santé à l’écran, représentation de la médecine et des patients au cinéma) – L’exposé de Mme Derzelle est une version tout à fait anthropologique du problème de la douleur. J’ai bien compris que le progrès avait pour mission, dans le surmoi collectif (Freud) ou corporel (Sami-Ali), de supprimer la douleur.
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Il m’est venu en tête deux films. L’un, Le Cas du Dr Laurent (1956), avec Jean Gabin, qui a aidé à vulgariser et banaliser l’accouchement sans douleur, alors que le précepte vieux comme l’éviction du paradis d’Ève disait : « Tu enfanteras dans la douleur. » L’autre, un film récent, Les Invasions barbares, de Denys Arcand, où l’on voit Remy, cancéreux au dernier stade, avoir recours à l’héroïne pour ses douleurs. Ce recours se fait en marge du système de santé. Dr Marchais – Le rapporteur nous a fourni un bon exemple de problème qui ne peut être résolu par les matrices de connaissances existantes et qui fait appel à des facteurs profondément enfouis dans la personnalité des patients. Analogiquement, cela fait penser aux facteurs de tiers inclus que j’évoquais précédemment. Quoi qu’il en soit, cela témoigne qu’il convient de s’adresser à de nouvelles matrices de connaissances, quitte à prendre le risque de paraître vouloir récupérer à nouveau un domaine approprié par d’autres courants. Dr Laxenaire – Je voulais souligner comme mon ami Marc Bourgeois que le sujet douloureux ne pouvait être assimilé aux mêmes lois psychologiques que le sujet sain et bien portant. Je voulais aussi réagir sur une phrase que vous avez dite : « Il n’y a pas de sens à la douleur. » Êtes-vous sûre que la douleur a un sens ? Je me souviens des paroles d’un prélat qui mourait d’un cancer très douloureux et qui avait dit : « Quand j’étais bien portant, j’ai prêché et fait des homélies sur le sens de la douleur [sous-entendu dans un sens chrétien]. Je sais maintenant que la douleur n’a pas de sens et qu’il faut seulement essayer de la supprimer. » Je crains que votre position un peu idéologique ne s’avère peut-être un peu dangereuse. Dr Veyrat – Un autre volet de cette pensée « politiquement correcte » que vous dénoncez à juste titre me paraît être la prévention abusive de la douleur. C’est ainsi qu’il y a quelques années, on pouvait entendre des infirmières justifier l’injection d’antalgiques en post-opératoire à des patients (affirmant ne pas souffrir) par un « çà ne fait rien, on a des instructions de notre ministre de prévenir la douleur » qui n’admettait pas de réplique.
Cela nous renvoie évidemment à la question de « prévention » de la schizophrénie par la prescription de neuroleptiques, pour justifier, a posteriori, leur succès par l’absence de développement de signes de la maladie en confondant, une fois de plus, le post hoc avec le propter hoc. Réponse du Rapporteur – Guy Lesœurs évoque des films récemment sortis (par exemple Les Invasions barbares) pour faire le lien entre cette communication et les représentations de la santé telles que celles qui circulent actuellement dans les médias et sont utilisées démagogiquement. Il évoque à propos du film cité les représentations en vigueur à propos de « douleurs et cancers » par exemple. Le Professeur Bourgeois remarque que la communication présentée est d’abord un constat culturel mettant en question l’évolution et en faisant peut-être le procès. Il y oppose le fait que la douleur chronique, elle aussi, supprime le sujet et interroge le rapporteur sur sa pratique depuis 15 ans. La démarche psychiatrique est-elle parfois un recours, qui peut être très efficace dans la suppression du symptôme ? La réponse est oui. Le Docteur Marchais suggère, dans la droite ligne de sa propre présentation, que nous avons ici un cas concret de « tiers inclus dans le système » et qu’il y a donc piste intéressante dans la nécessité de chercher ailleurs. Le Docteur Veyrat souligne qu’un aspect a été présenté ici et qu’il y en aurait bien d’autres, par exemple l’aspect de la prévention de la douleur. Sont évoqués des comportements abusifs de prévention excessive… Le Professeur Laxenaire relève ce qui a été dit à propos du sens de la douleur et souligne, bien entendu, le rapport à la douleur complètement différent du sujet douloureux et du sujet sain. De quel « sens » de la douleur est-il question ? La dimension idéologique est ici convoquée.