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L’évolution psychiatrique 77 (2012) 145–161
Article original
Famille et psychiatrie sous un regard croisé : pour une anthropologie de la clinique auprès des adolescents夽 Family and psychiatry under a switch look: To an anthropology of the clinic with adolescents Franck Enjolras ∗ Doctorant en anthropologie, EHESS, IRIS, psychiatre, praticien contractuel, EPS Erasme, secteur 92 I O7, BP 50085, 143, avenue Armand-Guillebaud, 92161 Antony cedex, France Rec¸u le 19 mars 2010
Résumé Les relations entre famille et psychiatrie sont tributaires du contexte social dans lequel elles s’inscrivent. C’est notamment parce que la famille représente une des données sociales, par essence, à laquelle la psychiatrie se confronte en continu dans ses différentes activités et réflexions. Dans cet article, ces éléments seront précisés dans une approche ciblant le contexte d’émergence de ces relations et leurs implications contemporaines. Il sera question d’interroger les enjeux soutenant les rapports entre famille et psychiatrie, notamment en reprenant les définitions les concernant et leur champ d’implication. Cette mise en relief des enjeux nous permettra d’inscrire ensuite la fac¸on dont un travail clinique, précisément auprès des adolescents, doit tenir compte de ces éléments pour s’élaborer et se penser en regard des logiques sociales contemporaines. Cette double approche, sociale et clinique, qui ne doivent pas se confondre, mais qui s’influencent malgré tout, peut donner les bases d’une anthropologie clinique, susceptible de mesurer la place de la psychiatrie dans la société et de moduler, au regard des attentes sociales actuelles, l’approche et le travail clinique. © 2011 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Adolescent ; Famille ; Psychiatrie ; Anthropologie ; Clinique ; Cas clinique ; Parenté ; Adolescence ; Don ; Désir
夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Enjolras F. Famille et psychiatrie sous un regard croisé : pour une anthropologie de la clinique auprès des adolescents. Evol psychiatr 2012; 77. ∗ Auteur correspondant. M. le Dr Franck Enjolras. Adresses e-mail :
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0014-3855/$ – see front matter © 2011 Publié par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.evopsy.2011.11.001
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Abstract The relationship between psychiatry and family depends on the social context in which they enrol. This is particularly because the family represents a social data, in essence, that psychiatry confronts continuously in its various activities and reflections. In this article, these elements will be specified in an approach targeting the context for the emergence of these relations and contemporary implications. It comes to interrogate issues supporting the relationship between family and psychiatry, including taking the definitions relating to them and their distribution field. This implementation issues raised will allow us to register then how a clinical work, specifically with youth, must take account of these elements for will develop and is next to think of contemporary social logics. This dual approach, social and clinical, which should not be confused, but influencing anyway, can give an anthropology of clinical work that measure the place of psychiatry in society and modulate with the current social expectations, approach and clinical work. © 2011 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Teenagers; Family; Psychiatry; Anthropology; Clinical study; Clinical case; Kinship; Adolescence; Gift; Desire
« La “famille” fallait-il donc entendre, et le sentiment qu’entre guillemets on était plus liés qu’à s’imaginer du même sang, à cause de la fierté d’appartenir à cette famille-là, l’urgence maladive à trouver sa place en elle. » L’absolue perfection du crime, Tanguy Viel La psychiatrie, depuis sa naissance en tant que discipline médicale, a porté son regard certes sur l’individu souffrant, l’individu malade, mais a toujours tenté de prendre en considération l’environnement et l’entourage du malade. La famille représente une partie de cet environnement et, à ce titre, dans une recherche de causalité, de déterminants ou de modèles explicatifs des troubles, elle a pu faire l’objet de réflexions et d’explorations très variées. Les théories se sont succédées pour modéliser l’origine et la causalité des troubles en psychiatrie, et de fac¸on quasi obligatoire, la famille, dans l’appréhension des relations avec les proches, est apparue au cœur des débats. Mais plus que le caractère obligatoire, qui pourrait paraître banal – être malade psychiquement se fait nécessairement dans sa relation aux autres, ce sont les positions occupées par la psychiatrie face à la famille qui peuvent mériter une certaine analyse et une certaine appréciation, pour penser leurs rapports respectifs, dans une dimension à la fois sociale et clinique. L’objet ici n’est pas de reprendre une à une les théories pour dégager la place que la famille y occupe. C’est bien plus en tirant profit du contexte où se concrétisent les relations entre famille et psychiatrie que l’on tentera d’appréhender la complexité de leurs rapports et leurs implications en clinique, et particulièrement avec les adolescents. En ce sens, contextualiser ou donner un cadre, tantôt historique, tantôt social, à ces relations, peut nous aider à prendre la mesure d’enjeux tantôt collectifs tantôt individuels qui gouvernent le discours et le vécu des patients et de leurs proches. Cette démarche est en soit anthropologique dans la mesure où penser l’évolution de la psychiatrie et de la famille dépend étroitement des mouvements de la psychiatrie au sein de la société contemporaine, entre ruptures et continuités. Ce va-et-vient entre la société et la psychiatrie, en tant que discipline récente, permet sinon de penser notre société et ses dynamiques, du moins, comme nous le verrons à la fin de cet article, les modalités d’un travail clinique devant s’adapter ; car au cœur parfois d’obligations sociales comme le contrôle,
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mais garant malgré tout d’une éthique de soins, la psychiatrie dans sa pratique doit évoluer en se démarquant des contraintes qui la traversent mais paradoxalement la modèlent. 1. Généalogie des rapports entre psychiatrie et famille 1.1. Opposition conceptuelle dans l’histoire de la psychiatrie Les conditions de naissance de la psychiatrie, au xixe siècle, ont prêté à de nombreuses analyses, parfois contradictoires. Les plus connues en France, celle de M. Foucault [1] et celles de G. Swain et M. Gauchet [2], s’opposent largement dans leur conception de la psychiatrie, en tant que discipline médicale au cœur d’enjeux sociaux très forts. Pour M. Foucault, la psychiatrie se présente au même titre que d’autres institutions comme l’école, l’armée, la prison voire le couvent comme un dispositif de catégorisation et de contrôle des corps. Ces institutions agissent au sein d’une société où le pouvoir repose non plus sur un état souverain, mais sur un régime disciplinaire au service de l’État pour le contrôle et le gouvernement de la population et, surtout de sa vitalité. Pour Foucault, l’asile se trouve traversé, en tant que centre des activités de la psychiatrie, précisément au fil du xixe siècle, par ces enjeux disciplinaires, mêlant des activités de contrôle et de régulation d’une population, exclue, et jugée incompétente et peu rentable. Peu satisfaits de cette analyse, M. Gauchet et G. Swain ripostent quelques années plus tard en montrant que l’avènement de la psychiatrie a contribué à faire des hommes touchés par la folie des sujets dont une partie seulement de la raison était obscurcie. Pour eux, cette évolution de la conception de la folie, devenue maladie, ne put s’effectuer que dans le contexte précis de la démocratie naissante1 . De leurs analyses respectives, certes contradictoires, on peut néanmoins retenir la rupture que représente la naissance de l’asile entre le malade et son environnement, en l’occurrence ses proches. Car l’enjeu est de taille. Pour la première fois, une institution médicale vient s’intercaler dans la vie relationnelle de l’individu, désormais considéré comme malade et non plus exclusivement comme fou. Enjeu de contrôle ou dispositif d’humanisation, l’asile, à cette époque, représente la concrétisation d’un espace où se négocie la vie des malades soit sur ordonnance de placement, soit pour la première fois à la demande des proches. L’hospitalisation que l’on considère alors comme un placement va objectiver sous une forme singulière le rapport des proches avec le malade dans le giron de la psychiatrie. À cette période, c’est bien entendu la mise à distance qui prime quand la famille fait appel à la psychiatrie [4] Cet appel reste malgré tout assez exceptionnel ; les familles gardent les proches malades avec eux. La mise à l’écart, faite à la fois de protection et d’assistance, n’est pas dénuée d’ambiguïtés. Car l’asile, dans ses modalités d’organisation, s’affiche, en regard des théories qui apparaissent, comme un lieu de suppléance à des relations familiales, jugées nocives. Indépendamment de l’évolution des conditions d’accueil dans les structures asilaires, les théories venant soutenir le savoir psychiatrique et sa clinique voient dans la famille une certaine causalité, qu’elle soit constitutionnelle, c’est-à-dire héritée, à l’époque, ou alors environnementale, c’est-à-dire dans le milieu des relations. Carpentier a bien montré cette première tendance, découlant pour partie des théories de la dégénérescence ; la famille s’avère ainsi menac¸ante, et au cœur d’une conception, mêlant transmission, hérédité et milieu moralement pathogène [5]. L’existence de l’asile et la mise à l’écart du malade de son environnement se trouvent justifiées de
1 « La plupart de ces caractères se trouveront modifiés par la suite, mais la psychiatrie restera comme cette spécialité médicale qui prétend tenir un discours et une activité clinique et thérapeutique sur une partie de ce que la civilisation considère comme relevant de la folie. » [3] (p. 250).
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fait. C’est des décennies plus tard, à l’heure où l’asile est décrié, quand on découvre les conditions dans lesquelles les malades vivent et surtout sont morts au cours de la seconde guerre mondiale, ravagés par une famine générale, que les rapports entre psychiatrie et famille vont prendre une autre tournure. La mobilisation des psychiatres comme Tosquelles, Bonnafé et d’autres encore, contribue à dénoncer des années de pratiques et des modalités d’organisation, contestables. Leurs actions vont être le point de départ d’une réforme du dispositif de soins en psychiatrie en France. La politique de secteur, apparaissant quelques années plus tard, dans les années 1960, et qui sera effective, plus tard encore, mettra un terme à l’hégémonie de l’hospitalisation dans les soins. Cette politique de secteur, faisant la promotion de soins pour tous, vise alors à fermer une partie des asiles et à re-situer la place des malades dans la société. C’est dans ce contexte que la famille est sollicitée sous d’autres augures. Elle représente ainsi un point d’ancrage pour les malades, dans une vision idéalisée de réinsertion et de socialisation. Mais, paradoxalement, elle constitue aussi, dans une politique d’économie, un lieu de ressource pour compenser une réorganisation des soins qui limite les fonctions initiales de l’asile, à savoir apporter des biens nécessaires et un toit à des personnes démunies. La famille, là aussi avec certaines ambiguïtés, s’avère dans les grandes lignes un possible soutien, mobilisable et mobilisé tant qu’elle peut assumer sa position de ressource. Carpentier insiste sur ce mouvement de balancier entre une position menac¸ante de la famille, – et l’on peut rappeler à ce titre les histoires sombres des visions par exemple des mères d’autistes –, et une position de soutien potentiel, voire de relais salutaire pour limiter les budgets de la santé mentale. Il y a quasi pour Carpentier une succession de périodes où l’on a vu, tout d’abord, les familles comme pathogènes, puis comme moteur de la guérison2 , ce qui n’exclut pas pour autant un chevauchement des conceptions [5]. Bungener, de son côté, dans une étude sur les relations familiales auprès de personnes souffrant de troubles psychiques graves, souligne par ailleurs les contraintes, de toute sorte, que peuvent rencontrer des familles isolées avec un proche souffrant de troubles psychiques [6]. 1.2. Place et position des familles dans les soins hospitaliers et dans les parcours de vie en général Entre temps, les modalités d’hospitalisation qui concrétisent, comme nous l’avons fait remarquer, ces rapports entre le malade et son environnement, vont mettre 150 ans à évoluer car la règle, jusque-là, est l’hospitalisation sous contrainte. La famille occupe dès lors cette position radicale de supporter, sans trop de recul possible, la nécessité du contrôle social autant que celle des soins, car son intervention auprès du malade se résume à soutenir cette hospitalisation sous contrainte. La loi de juin 19903 codifiant de nouvelles modalités d’hospitalisation avec une possible hospitalisation libre – ce qui n’était pas stipulé dans l’ordonnance précédente datant de 1838, ouvre ainsi d’autres réponses à la position familiale. Surtout les soins ne s’effectuent plus exclusivement au travers de cette obligation posée par l’état, et portée par les proches. Ce n’est pas un hasard si, sur cette période, ayant préparé ces changements, des associations de famille de malades voient le jour. Elles portent autant cette réforme qu’elles en sont le résultat. Il est difficile de traduire avec précision toute l’évolution de ces rapports entre psychiatrie et famille ; il en ressort des paradoxes et des ambiguïtés, tenant autant à l’évolution du savoir psychiatrique qu’à l’évolution des dispositifs de soins qui caractérisent cette discipline, et bien
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Avec l’émergence notamment des thérapies systémiques. Modifiée récemment en 2011, ayant donné lieu à de nombreux débats.
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entendu de l’évolution de la société. La famille, du reste, semble sceller un rapport étroit de la psychiatrie avec ses incertitudes, quant à l’origine ou la causalité des troubles voire le devenir des malades. Elle se trouve de fac¸on continue étroitement liée aux enjeux sociaux de la psychiatrie en tant qu’institution disciplinaire, pour reprendre la définition de Foucault, mais à la croisée du « prendre soin » et du « contrôler ». Trouver une cause, une origine, est inhérent à toute démarche scientifique, mais quand le point de focalisation de la cause est à la fois un invariant – tout développement humain dépend de relations sociales et familiales – et à la fois un possible soutien c’est-à-dire que la cause serait elle-même sa propre solution, il y a de quoi mélanger les niveaux d’interprétation. 2. Famille : quelle définition ? 2.1. Famille et parenté Mais au fond de quelle famille parle-t-on et que désigne-t-elle ? À la fois, comme le font remarquer Bonte et Izard, tout le monde croit savoir ce qu’est la famille – elle semble relever de l’ordre de la nature, ce qui lui confère le caractère d’un donné universel, en tout cas sous sa forme élémentaire, de type conjugal. À la fois, il n’existe, pour l’institution familiale, aucune définition rigoureuse ([7], p. 273). Est-ce les liens biologiques qui la définissent, le lieu commun de résidence, ou l’union d’un homme et d’une femme qui vivent avec leurs enfants ? Il est vrai selon Lévi-Strauss que si la famille conjugale est pratiquement universelle, elle représente, selon lui : « un équilibre instable entre des extrêmes plutôt qu’elle ne résulte d’un besoin permanent et constant exprimant les exigences les plus profondes de la nature humaine » [8]. Les relations de parenté dans un système donné en constituent les bases. Mais si l’union conjugale stable et reconnue d’un homme et d’une femme selon la forme générale que nous connaissons n’existe pas partout, c’est qu’il ne s’agit pas d’une exigence naturelle. « Rien n’est d’ailleurs biologiquement fondé dans l’institution, pas même le rapport mère–enfants (ce n’est pas partout la mère biologique qui allaite ou élève ses propres enfants). L’exigence absolue, c’est la légalité, c’est-à-dire un trait non pas naturel, mais éminemment social » ([7], p. 273). C. Lévi-Strauss a ainsi consacré une bonne partie de son œuvre à la mise en évidence des structures élémentaires de la parenté qui régissent la nature des relations entre individus autour d’un invariant central, l’interdit de l’inceste. Ces structures codifient la manière dont les humains ont respectivement entre eux des devoirs, des obligations, des responsabilités qui les lient, mais aussi cette nécessité de l’échange autour des différentes formes d’alliances contractées. Mais ces éléments précieux, qui découlent d’analyses fouillées, n’épuisent pas pour autant la définition même de la famille ; bien au contraire, elle l’étend à tel point qu’il est difficile de la circonscrire précisément. Il est sûr que la famille ne peut en aucun cas se rapporter à des liens biologiques. Tandis que l’interdit de l’inceste est au fondement des échanges biologiques et à la base des différentes formes d’alliances, la filiation qui participe pour partie de la conception de la famille n’épuise pas les possibilités d’aménagements et d’organisations familiales. Adopter, par exemple, dans la définition qu’en donnent nos sociétés contemporaines, confirme cette capacité de l’homme à fonder une famille en dehors de tout lien biologique. Et dans le même sens, le don de gamètes, ces dernières années, vient questionner la dimension sociale des relations de parenté, dans cette possible superposition ou ce partage éventuel, quasi à l’identique, de matériaux génétiques entre deux générations. Même si cela ne relève que de l’exception, – deux enfants de même donneur peuvent un jour ou l’autre s’unir et avoir des relations sexuelles dont la qualification pourrait faire dire à certains qu’elle est consanguine et incestueuse, biologiquement parlant.
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Pour caractériser l’évolution du système familial contemporain, particulièrement en occident, on parle désormais de famille nucléaire dont la dynamique se concentre sur les liens du foyer domestique, ou plus précisément du lieu de résidence. Ces liens se résument à l’extrême au couple parental et à leurs enfants. Mais là encore, l’évolution des pratiques et des comportements de vie a mis à mal cette définition. Car désormais, les couples se font et se défont, sans lien fixe et sans le mariage comme institution exclusive, pour former des familles nucléaires, devenant transitoires, et la naissance d’enfants de couples que l’on désigne, non sans quelques ambiguïtés, comme recomposés, élargit les relations familiales au-delà du simple couple parental. Si la procréation, rattachée de fac¸on quasi exclusive à la sexualité, pouvait être le socle des relations familiales, elle ne l’est désormais plus. Sexualité et procréation s’étant notamment dissociées depuis le xxe siècle [9], l’organisation des relations de couple ne repose plus sur le fait d’avoir ou pas des enfants, et l’orientation sexuelle, détournée du modèle dominant homme–femme, bouleverse aussi la conception des liens familiaux. On peut être homosexuel et avoir des enfants même si cela, dans certains cas de figure, n’a pas trouvé de traduction juridique en France. L’alliance et la filiation déterminent une partie des relations familiales, mais sans exclusivité, tant légales que pratiques. L’interdit de l’inceste fixe le point autour duquel les relations prennent formes, et le niveau des générations et des groupes d’âges s’organise en fonction des alliances et des filiations diverses, dans des arrangements a posteriori de cet interdit. Et c’est ainsi la nature des relations et du lien, ce qu’elles engagent comme négociations, devoirs, ou dettes4 , qui permet a posteriori de définir les bases d’une dynamique familiale, plus ou moins singulière. 2.2. Parenté légale, parenté morale : assistance et/ou obligations Autrement dit, les relations familiales sont construites socialement, et l’assistance, l’aide ou le soutien qu’implique ou pas la maladie tendent à structurer une partie des relations ; certaines seront définies comme prioritaires, alors que d’autres tendront à mettre en tension les enjeux cités précédemment comme les devoirs, les dettes ou les dons, à la base de divers échanges. Une étude de Gramain et Weber a mis en évidence que dans le cadre des personnes dépendantes, il existe une double contrainte dans les relations familiales de prise en charge ; une contrainte légale et morale [10]. Aussi il existe une parenté légale avec ses liens et ses obligations, déterminées par la loi, notamment au travers du droit à l’héritage et des obligations alimentaires. Et à celle-ci s’ajoute une parenté pratique qui reposerait bien plus sur l’intériorisation de valeurs d’engagement et de soutien, mises à l’épreuve par les aléas de la vie, comme l’apparition d’un handicap ou d’une maladie chez l’un des membres de la famille. Ces deux parentés viennent bien entendu à se superposer en permanence pour les personnes dépendantes. Mais, dans le cadre de la psychiatrie, l’engagement juridique, face à certaines situations urgentes, prend paradoxalement une forme morale et conduit à une inclinaison de la parenté légale vers une forme de parenté pratique. Les membres de la parenté ou les affiliés assurent une demande de soins et de protection, à titre de solidarité, pour un bien qu’ils jugent nécessaire, et sur laquelle ils ont la possibilité de revenir. L’une ne prend pas automatiquement le pas sur l’autre. Cependant, elles demeurent entremêlées parce qu’il n’y a pas d’obligation ni de sanction strictement juridique en cas d’absence de mobilisation, à l’exception des situations qui concernent les mineurs et les personnes âgées dépendantes.
4 Régis entre autres par la question du don (découlant des travaux de M. Mauss). Le don est un point central des échanges entre différents groupes, avec le fait de donner, de recevoir et de rendre, mais cette dynamique pourrait être extrapolée aux relations précises entre personnes considérées de la même famille et de génération différente, par exemple.
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Plus qu’un constat, le mélange de ces obligations légales et morales donne lieu à des configurations relationnelles très variées où le lien dit familial est ainsi mis à l’épreuve, soit sollicité, soit distendu, dans le cadre du soutien et de l’assistance, qui mélangent respectivement des aspects économiques, affectifs ou juridiques. La famille, en dehors des obligations légales, peut ainsi participer à la densification d’un réseau de soins pour le malade, en l’accompagnant dans ses démarches de soins, et c’est souvent à travers les mobilisations de la famille que se constituent les première bases des modèles explicatifs de la maladie [11]. Il existe un certain nombre de configurations où les aspects financiers et affectifs se superposent, donnant à la famille une forme singulière. C’est le cas, par exemple, à l’extrême, des familles d’accueil dont le rôle est tout d’abord d’apporter un lieu d’accueil et d’assistance à des enfants en situation jugée précaire, dans un contrat au départ légal et financier car ces prestations sont rétribuées. Mais la nature des liens entre l’enfant et la famille dépasse largement le cadre légal pour s’instituer en relations affectives, pouvant être largement investies. Par contre, pour ce qui est de la maladie mentale et de ses implications familiales, les relations prennent une configuration singulière. Car être malade mentalement se fait obligatoirement dans la relation aux autres et dans la relation à ses proches. Souffrir psychiquement se fait nécessairement dans le contact et le regard de l’autre, en dehors de toute forme de causalité. L’homme étant un être de langage, son existence dépend de cette capacité à entretenir une relation avec l’autre, laquelle se voit sensiblement altérée dès lors que son état psychique, formé sur la base du langage, se déséquilibre. Aussi les obligations sociales, les contraintes morales, mais aussi les configurations familiales contemporaines contribuent, de fac¸on dynamique, à modeler la nature des relations que le malade entretient avec ses proches, quelle que soit la psychopathologie dont il souffre. Il arrive même comme l’a montré Méadel que les familles influencent grandement l’établissement d’un diagnostic pour faire valoir des droits ou des prestations sociales, notamment quand elles s’organisent en association de familles comme dans le cadre de l’autisme [12]. 3. Clinique psychiatrique auprès des adolescents et modalités de prise en charge 3.1. Préalables et spécificités propres à l’adolescence De toutes les catégories sociales qui mobilisent à l’heure actuelle la psychiatrie dans les rapports du patient avec sa famille, on peut retenir et citer sans problème l’adolescence. On pourrait dire que cela relève d’une évidence quasi naturelle dans la mesure où l’adolescent se définit avant tout dans sa relation de dépendance, autant économique qu’affective, à l’égard de ses parents. Mais cela n’est pas si vrai, nous y reviendrons. Aussi, il convient d’apporter au préalable quelques précisions sur cette catégorie et sur les relations historiques de la psychiatrie avec la jeunesse en général. La jeunesse, et encore moins l’adolescence, ne peuvent se réduire à de purs états physiologiques. Ce sont deux catégories sociales, dont l’existence ou plutôt la mise en valeur dans la société remonte au xixe et au xxe siècle [13]. L’adolescence semble avoir pris le pas sur la jeunesse, ces dernières décennies en occident, dans les discours et les catégorisations, mais sans qu’on puisse définir avec précision les critères d’inclusion de cette catégorie. L’allongement de la scolarité et un accès à l’indépendance professionnelle, financière et familiale, toutes repoussées, par contrainte et par choix, pour reprendre les termes de L. Bantigny, ont rendu la jeunesse et surtout l’adolescence plus visible et plus disponible [13]. De surcroît, si l’adolescence tend à s’étendre en tant que catégorie sociale, la frontière en aval qui la constitue semble être sans cesse repoussée. Si elle l’est, c’est en raison d’enjeux traversés de tensions, de négociations mais surtout
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de lutte. Bourdieu le souligne dans un texte célèbre sur la jeunesse, où il rappelle que les limites de cette jeunesse ont toujours été l’objet de manipulation de la part des détenteurs du patrimoine « qui devaient maintenir en état de jeunesse, c’est-à-dire d’irresponsabilité les jeunes (. . .) pouvant prétendre à la succession. » ([14], p. 143). Ces remaniements ne sont pas sans conséquence dans l’organisation des rapports entre les jeunes et leurs parents, et dans la vision des familles et des relations familiales. L’adolescence représente de fait une catégorie sans valeur légale, ni juridique, puisqu’elle ne se confond pas avec des critères d’âge, incluant notamment la majorité ; c’est donc une catégorie, très sensible à d’autres déterminants, comme les valeurs morales. Ces valeurs ou ces critères moraux participent à la description de l’adolescence, mais aussi de son environnement, particulièrement familial. Si les catégories de jeunesse et d’adolescence se rejoignent d’une certaine fac¸on, c’est bien dans l’ensemble des commentaires, des critiques qui leur furent ou qui leur sont adressés. Ces commentaires se rassemblent autour de deux pôles prédominants ; d’une part celui de la fascination pour la jeunesse, d’autre part une crainte, sans cesse réactivée, de cette jeunesse, vue comme possiblement violente, perturbatrice. Chaque période de l’histoire récente rapporte des images de la jeunesse, construite autour des phénomènes montés en épingle, notamment par les médias, comme celui des bandes. L’exemple des blousons noirs dans les années 1950, image d’une jeunesse déviante, source de perturbation de l’ordre social, et qui rassemblerait tous les jeunes, s’avère assez caractéristique. Très souvent, comme le fait remarquer Galland, les discours portés sur la jeunesse, notamment ceux qui situent en particulier leur potentiel déviant, ne correspondent pas à la réalité de leur pratique [15]. Or c’est dans cet espace de l’inquiétude, de la crainte et du devenir de certains jeunes que la psychiatrie a pu s’employer à tenir, elle aussi, son lot de théorisations et de discours sur certains jeunes, à certains moments de son histoire, théorisations de loin largement critiquables. Il suffit pour en prendre la mesure de situer d’une part, comme l’a fait F. Mendiague, les travaux de Binet ou de Heuyer sur le corps des délinquants [16], dans les années 1920–1940, et d’autre part d’appréhender, à partir des travaux de J.-C. Coffin, la psychiatrie des années 1930 [17] se penchant sur l’enfance et l’adolescence. Très inspirés des thèses de la dégénérescence, Binet et Heuyer montrent à cette époque que le corps et la posture de certains jeunes délinquants traduisent selon eux des éléments de perversité, et surtout des signes de déviance déterminés par le milieu social5 . Leur démonstration repose avant tout sur la notion de prédisposition à contracter tout type de pathologie mentale. G. Heuyer a même consacré un ouvrage complet à la jeunesse dite déviante dont le titre est assez éloquent : L’enfance en danger moral. On peut de la même manière citer H. Ey, lequel, à un moment de sa carrière, s’est aussi laissé guider dans les pas de la dégénérescence pour caractériser les arriérations mentales. Il va valider, pour un temps, la notion de famille pathologique, ajoutant que « c’est le facteur “dégénératif” qui intervient dans les transmissions héréditaires de tares nerveuses diverses dont l’ensemble généalogique constitue les familles névropathiques » ([18], p. 4). Il serait possible de démultiplier les exemples et surtout les intrications entre psychiatrie et milieu social et familial, concernant la jeunesse, dont l’apogée des relations se concentre dans la question de la protection. Nous renvoyons les lecteurs à l’ouvrage de J. Donzelot sur la police des familles dans lequel avec une grande pertinence il précise tous ces liens et leur complexité pour caractériser les jeunes et leur déviance, mais aussi ceux qui nécessitent assistance. Il montre 5 Ce corps qui lie les individus dans la succession des générations, ce que Monod appelle la télémonie, établit un lien vicié et dangereux. Dans cette perspective, et dans une vision anthropométrique, il devient l’image de l’altération transmise et transmissible. Parfois, dans une vision globale, le corps du délinquant est compris comme le résultat du dysfonctionnement de l’ensemble de la société [16].
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combien, au départ, la psychiatrie, relayée ensuite par la psychanalyse, a contribué, voire contribue parfois encore, à catégoriser la jeunesse dans des champs mêlant assistance, protection, éducation et soins, le tout dans une grande confusion des registres ([19], p. 131–138). Ce que l’on retrouve en pointillé au fil des décennies, concernant certains discours sur la jeunesse, empruntés au registre psychiatrique, est parfois une tendance à la naturalisation des caractéristiques qu’on lui prête et du regard qu’on lui porte. Les critères par exemple qui ciblent la crise d’adolescence se situent de fac¸on non négligeable autour de leur impulsivité, de leur imprévisibilité, de leur incapacité à verbaliser. C’est comme s’ils étaient seulement aptes à se situer dans l’agir, comme s’ils n’étaient gouvernés que par des forces intérieures strictement biologiques, sans mentalisation possible. Et surtout, nous y reviendrons, c’est à travers ces discours, et par quelques glissements insidieux, une tentative particulière de toucher des familles, les faire plier ou alors adhérer, par exemple, à des positionnements éducatifs fixés par le juridique6 car ils ne sont pas capables, pour certains, de contenir ce débordement d’énergie. Si l’on se réfère à ces éléments historiques et généalogiques, c’est que leur présence, leur existence déniée voire oubliée, n’est pas moins active dans la fac¸on de penser et voir l’adolescence de nos jours, à travers le prisme de la psychiatrie qui s’intéresse et travaille, qui plus est, avec les familles. D’autres éléments de l’adolescence sont à mettre en valeur, comme nous allons le faire, pour penser un certain travail clinique, engagé dans des évolutions sociales singulières. Il est surtout important de souligner que les rapports de la psychiatrie avec les familles se constituent toujours entre les généralités décrites au début de cet article, et les spécificités propres aux questions de la jeunesse. Les deux aspects nous semblent complémentaires, s’alimentant même mutuellement. 3.2. Postulats de base dans la clinique avec le sujet et sa famille Penser le cadre des relations familiales trouve ses implications dans un travail clinique contemporain. En effet, la clinique psychiatrique ne peut en aucune fac¸on s’extraire des réalités sociales et politiques qui la fac¸onnent. Aussi l’évolution de la place des familles dans les politiques de santé mentale, si elle témoigne d’une certaine fac¸on de nouveaux enjeux, elle rompt surtout avec une vision paternaliste d’une discipline médicale qui dicterait ou qui énoncerait aux patients et à leurs proches, ce qui est de l’ordre du bien faire et du souverain bien. Or cela engage des agencements précis dans la démarche clinique, soumise à ces tensions, et qui se doit de les intégrer, en tant que relation de soins, pour se construire au plus prêt de dynamiques qui influencent et marquent le vécu et le discours des patients et de leurs proches. Afin de reprendre les éléments présentés précédemment et leur assurer une articulation cohérente avec le travail clinique, il nous faut partir d’un certain nombre de postulats de base que l’on retrouve dans un certain nombre de travaux, déterminants pour la clinique qui nous occupe. Tout d’abord, on peut partir du postulat que tout sujet, en reprenant notamment les conceptions lacaniennes, se définit dans sa relation à l’Autre, en tant que repère symbolique. Toute demande, dès lors qu’elle est énoncée, est adressée à cet Autre. Et elle est fortement marquée du désir de 6 « On comprend l’opportunité du psychologisme sur ce terrain, son aptitude à relayer le juridique dans la coordination des activités normalisatrices. Il permet en effet : (1) de dissoudre les comportements de résistance des familles aux placements imposés au nom de la nécessaire socialisation des adolescents ; (2) de conjurer les lignes de fuite que sont l’irresponsabilisation des parents à l’égard des enfants en bas âge, au nom de la nécessité d’une éducation familiale ; (3) de mettre au point un nouveau système dans l’utilisation de la famille pour les pratiques de normalisation. » ([19], p. 152–153).
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satisfaire cet Autre, dans ces attentes et ses manques prétendus. Tout désir du sujet est en quelque sorte annexé au désir de l’Autre [20]. Par ailleurs, la fac¸on dont l’autre répond à cette demande porte un ensemble de significations auxquelles s’attache et se fixe le sujet. C’est aussi bien souvent à travers la dialectique du désir que se structurent, en partie, des manifestations pathologiques. Sans rentrer plus en détail dans ses considérations de base, maintes fois reprises, l’Autre, au niveau symbolique, est la plupart du temps engagé dans la construction du sujet, et les autres, en tant que référents réels, constituent les bases, mais aussi les supports de cette dialectique. L’Autre peut alors être objet de désir, source de reconnaissance, ou encore objet de persécution. Dans une dimension élargie, notamment sociale, J. Butler, en reprenant les travaux de Foucault, souligne par ailleurs que « la relation à soi est publique et sociale, inévitablement maintenue dans le contexte de normes qui règlent la relation réflexive : comment peut-on et comment doit-on apparaître ? Et quelle relation à soi a-t-on le droit de manifester ? » ([21], p. 116). Deuxième postulat, émanant du précédent, les premiers à être concernés par cette dialectique du désir, ce sont bien entendu les proches qui portent et soutiennent la fac¸on dont le sujet vit avec ses difficultés, mais aussi négocie son rapport à l’Autre, dans ses attentes et ses représentations, et particulièrement les représentations qu’il a de ses proches (imagos). La famille se constitue en quelque sorte, dans le cadre de la clinique, soit de fac¸on co-substantielle, soit a posteriori, mais ne peut être appréhendée a priori car c’est à l’ensemble des interactions du moment auxquelles le sujet et le clinicien font face. La fac¸on dont les uns et les autres se positionnent respectivement implique des enjeux symboliques très forts au sein desquels se confondent souvent, dans le cadre de la clinique, les différents niveaux de devoirs, des dettes, des représentations, qui donnent lieu parfois à des relations de pouvoir et d’emprise marquées [22]. 3.3. Famille et clinique des adolescents : les entretiens « à huit clos » Les remaniements psychiques à l’adolescence dépendent étroitement de cette dialectique du désir, dans une configuration faite de demandes, de pulsions psychiques, de fantasmes voire d’attentes, comme l’avait avancé Freud, au sein de laquelle un nouveau déploiement de la conflictualité œdipienne se rejoue, voire se résout [23]. À l’adolescence, le sujet confronte son désir à un interdit primordial, celui de l’inceste et il doit déployer ses investissements vers d’autres partenaires que ceux qui sont soumis à cet interdit. Le terme de jouer est essentiel à cette période car l’adolescent évolue, avec plus ou moins de sérénité ou de difficultés, avec ce qu’il perc¸oit, ce qu’il ressent, ce qu’on attend de lui et ce qu’il fait, dans un espace propre à lui, mais soumis aux relations avec les autres en général. Dans le cadre pathologique, ces éléments sont mis à contribution dans leur complexité et, souvent dans leur impossible agencement. En effet, le niveau des représentations peut par exemple différer des attentes effectives des uns et des autres, car annexées à un idéal dominant voire aliénant. Aussi peut-il exister parfois une disjonction entre les représentations de l’adolescent, ses désirs, ses attentes et la position psychique de ses parents, dans une sorte d’imbroglio, méritant comme le fait remarquer P. Votadoro, un travail de déconstruction du discours dans les entretiens pour « faire la part de sa composante fantasmatique ou imaginaire et d’une réalité actuelle » ([24], p. 34). Pour ce faire, le travail avec la famille ou encore ce que l’on nomme les entretiens familiaux peuvent participer à ce travail d’élaboration qui correspond grosso modo à la mise en relief des attentes, des désirs, des fantasmes, des angoisses, respectives. Il s’agit en partie d’apporter aux proches et à l’adolescent la possibilité d’un décalage, modeste s’il en est, dans leurs représentations et leurs attentes. Car il va sans dire qu’elles se superposent souvent dans une indétermination inquiétante pour l’adolescent, en premier lieu, et pour ses proches, en parallèle.
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Véritable mise en scène, ces entretiens jouent le rôle d’un théâtre à huit clos où chacun, par cet espace tiers ou espace de transition, au sens de faire passer, projette ses illusions, ses désirs et ses incompréhensions. On parle ici de scène non sans quelques références aux travaux d’E. Goffman, sociologue, qui s’est largement intéressé aux cadres de l’interaction en société, en insistant sur le degré de conformité et de spontanéité, qui existe dans toute relation et auquel chaque individu se réfère. Mais par ailleurs, le sujet, dans cette mise en scène, n’est pas là pour ce qu’il est, comme s’il venait simplement s’exposer. Cette mise en scène relève plus de l’improvisation car le texte n’est pas pré-écrit. Et à la différence d’un simple théâtre, par ce qu’il vit dans l’interaction, le sujet devient ce qu’il est, c’est-à-dire, il prend corps dans ce qui s’énonce et dans ce qui advient dans cette interaction médiatisée. Car, dans la mesure où il est interpellé, soit en parlant, soit de par sa présence physique, il fait l’expérience de ce que les autres disent de lui et vivent à travers lui [21]. Mais pour lever le rideau de cette scène, si l’on maintient cette métaphore, des pré-requis s’imposent à partir du contexte situé précédemment où les proches, la famille, définissent leur place et leur rôle, surtout, en fonction de contraintes et de positions, tout aussi individuelles que sociales. 3.4. Position légale et morale Les relations avec un adolescent se structurent en général à la frontière des obligations légales et morales, en écho, pour partie avec cette parenté légale et morale que nous avons citée plus haut [10]. Légales jusqu’à 18 ans, et morales dans des dimensions très variées, et ce sont ces dernières que le contexte contemporain met à l’épreuve. Car différentes personnes peuvent être garantes moralement d’un individu sans en être pour autant responsables légalement. C’est le cas par exemple d’un beau-père ou d’une belle-mère avec qui l’adolescent passe du temps, ou alors d’un frère ou d’une sœur, qui jouent un rôle dans la représentation qu’il a de lui-même. Un jeune homme, au cours d’une consultation, me fait part des difficultés relationnelles avec son beau-père actuel. Au cours d’un entretien familial avec sa mère, j’apprends que par le passé Paul avait investi affectivement un précédent beau-père de manière très forte, alors qu’à cette époque-là, son père s’était éloigné de lui. Les conflits qu’il traverse avec le nouvel ami de sa mère soulèvent ceux, passés, qu’il a pu avoir avec ce précédent beau-père, très investi, qui a disparu du jour au lendemain et son père, absent sur cette même période. Résoudre les conflits actuels revient à approcher les plus anciens et surtout à appréhender le degré d’investissement qu’il pouvait avoir pour ce précédent beau-père, indépendamment d’une filiation effective. La difficulté à aborder sur le même plan la relation avec son père et son ancien père le place au cœur des contradictions que la nature de ces relations constitue, affective et de filiation biologique. D’un côté, Paul se dit que son père, à une période, n’existait plus pour lui, et cela reste pour partie vraie selon lui, car il ne fait désormais que l’apercevoir sur un terrain de foot où ils se saluent brièvement. De l’autre, il se refuse à investir trop durablement le nouvel ami de sa mère, au risque de le voir disparaître sans crier gare, crainte qui se mêle aussi avec une rivalité non négligeable. Paul protège sa mère, mais aussi, sans l’énoncer, tente tant bien que mal de trouver une juste distance avec elle. Quand on aborde avec lui la nature même des relations qu’il a avec son père et ses différents beaux-pères, il a soudain, plein d’hésitation, la remarque suivante : « La famille, c’est ceux qui sont de la même famille. . . », ne considérant qu’à demi-mot ses différents beaux-pères comme des personnes investies affectivement et qu’il voudrait exclure de son champ de relation, sans le pouvoir. Puis il se reprend, mesurant la complexité dans laquelle il se trouve, entre l’affectif et la filiation : « En fait, ce sont ceux qui étaient là avant moi, vous me comprenez,
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ceux qui étaient là avant ma naissance », peu convaincu de son complément de réponse. De luimême, il saisit que nous sommes tous dépendants de cette construction sociale contemporaine qui fait des liens de famille des liens strictement biologiques, alors que la complexité des relations, au quotidien, ouvre d’autres formes de perspectives, qui viennent, au demeurant, buter sur deux aspects la conflictualité œdipienne et l’interdit de l’inceste. C’est le cas notamment avec certains enfants adoptés, qui questionnent la position des parents adoptants, par rapport à celles des parents biologiques, en se perdant parfois entre ce qui est de l’ordre d’une relation parentale affective et celle d’une relation inexistante avec leurs géniteurs, si ce n’est dans des positions fantasmatiques. La quête des origines n’est pas sans lien, non plus, avec une course effrénée, propre à Œdipe, pour cerner la malédiction portant sur les relations incestueuses possibles, avec des parents ou des frères et sœurs biologiques sur lesquels se reporte, de fac¸on fantasmatique, cet interdit. C’est d’autant plus déstabilisant qu’il gouverne aussi les relations avec les parents adoptants, mais pas toujours de fac¸on très claire pour certains dans leurs positions psychiques. 3.5. Une légitimité en clinique et les interdits fondamentaux dans un contexte social contemporain Les rapports de l’adolescent et de ses proches s’inscrivent dans une dynamique sociale, plus ou moins précise, et surtout dépendent en partie du statut social et de la valeur accordée à ses mêmes rapports. Ils peuvent se décliner de mille fac¸ons, mais à l’ère de l’information globalisée, les rapports des parents et des adolescents, par exemple, se plient à cette règle de la définition sociale, et surtout à partir des discours qui les saisissent [25]. L’histoire de Fanny met en valeur pour partie certains enjeux des relations de la psychiatrie et de la famille, dans leurs agencements et leurs travers. Elle montre combien des positions, parfois juridiques, faites d’une bienveillance mélangée de psychologisme, contribuent à fac¸onner des rapports intrafamiliaux ou à les accentuer dans leurs dysfonctionnements. Initialement adressée en consultation pour des conflits à domicile, il ressort très vite des discours de sa belle-mère que Fanny présente des incapacités, de nature intellectuelle, sans être franchement énoncées. Ses maladresses répétées, son incompréhension des consignes et des commentaires qui lui sont faites à domicile, assurent à sa belle-mère cette vision des choses. Âgée de 19 ans, Fanny se présente plutôt introvertie, un peu discrète, mais à l’aise pour faire état de ses difficultés, et loin de correspondre, dans l’examen clinique fait alors, à l’image de déficiente que sa belle-mère décrit, et qui justifierait selon cette dernière un classement au régime des bénéficiaires de l’AAH. La tension entre elles deux est d’une extrême présence, palpable à tout instant dans les regards qu’elles s’échangent. Fanny semble répondre aux exigences de sa belle-mère par une passivité volontairement dirigée, qui la fait passer pour incapable. L’ensemble des entretiens avec Fanny, manifestement peu malade, et sa famille, me feront prendre la mesure d’enjeux inscrits loin dans le passé où le mélange psychiatrie, famille, justice a pris une tournure non sans incidence. Fanny, à la séparation de ses parents, alors âgée de 9 ans, se retrouve subitement placée en institution parce que sa mère n’est pas en mesure de l’assumer. Son père est alors assez effacé ; position qu’il a en partie conservée. En cherchant à préciser les choses, non sans mal, j’apprends que Fanny reste quasiment deux ans en orphelinat, alors que son père, lui, est en capacité de l’accueillir. Par contre, le rapport conflictuel prononcé de Fanny avec sa belle-mère à ce moment-là justifie de la part du juge le maintien de cet éloignement, le tout assorti d’une mesure assez surprenante. Le juge demande la mise en place d’une thérapie familiale avant de valider le retour de Fanny à domicile, soutenant d’une certaine fac¸on le rejet de sa belle-mère et exonérant son père de toute forme de responsabilité. Cette décision juridique retarde de deux ans le retour de Fanny chez son père. Désormais, vivant chez lui, Fanny n’a
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semble-t-il pas, depuis cette expérience, d’autres moyens de résistance face à sa belle-mère, avec qui les conflits sont très vifs, de jouer la carte de la déficiente. Elle règle ses comptes d’antan dans l’image qu’on a voulu fac¸onner d’elle, en faisant intervenir les services de la psychiatrie ou d’une psychothérapie, la situant dans une incapacité qui ne tenait en rien à elle, mais aux positions du juge, et parallèlement de son père. Aussi, rejoue-t-elle d’une certaine fac¸on cette période de l’enfance (tout en s’identifiant à sa mère) où son droit à vivre avec son père lui fut confisqué sous prétexte d’éléments néo-psychologiques, amplement détourné. Il est aussi assez fréquent, ces dernières années, d’entendre que les rapports entre les parents et les enfants se sont dégradés, et qu’il y a au passage un escamotage de toute forme d’autorité7 ; et dans cette dynamique-là, les adolescents, en général, n’auraient plus de limites. Il y aurait même un brouillage des niveaux de génération. Cette vision, plutôt négative de la jeunesse, n’a rien de nouveau, alors que la plupart des jeunes se portent bien8 . Elle semble signer, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, une inadéquation assez fréquente entre les discours sur les jeunes et la réalité de leurs pratiques [15]. Mais ce qui transparaît aussi dans ces discours, c’est la critique adressée aux familles, dans leur organisation et leurs modalités relationnelles. Un ensemble de pratiques contemporaines ciblent les relations familiales, comme les groupes de parole de parents, les écoles de parents voire tout ce qui relève de la parentalité. Penser le fait d’être parent constitue actuellement un champ d’investissement professionnel. Un certain nombre de lieux offrent la possibilité aux parents de décliner et énoncer ce qu’ils font ou ce qu’ils n’arrivent pas – apparemment – à faire ou à être dans une sorte de confidence collective. Foucault a bien montré pour la sexualité tout l’effet de la confession et du discours tenu sur le contrôle de la population ; faire parler pour faire savoir. Dans le cadre de la famille et des pratiques parentales, on pourrait y voir quelques similitudes. Il y aurait donc un contrôle sur les adolescents, par les discours qui les ciblent, mais c’est aussi, d’une certaine manière, la fac¸on de constituer une famille qui est pointée, empreinte d’une certaine moralité car la famille fait débat ; famille monoparentale, famille de couples homosexuels, famille recomposée, famille des quartiers « sensibles », etc. On ne fera pas ici l’analyse détaillée des rapports de pouvoir et d’autorité entre les groupes d’âge que ces discours impliquent. On remarquera juste au passage les rapports de classe, voire les rapports raciaux qu’ils peuvent tendre à construire, quand ces discours ciblent les « jeunes de banlieues », dans des a priori notables. Par contre, ces discours qui mêlent parents et adolescents, dans leur définition floue, et qui concernent les limites, la perte d’autorité, par exemple, constituent au niveau individuel et familial les bases sur lesquelles se fixent l’expérience d’un adolescent ainsi que celle de ses proches, si l’on accepte de penser la famille de fac¸on élargie. C’est-à-dire qu’il n’est pas question en clinique de se référer à ces modèles, sans espace et sans décalage, au risque de rigidifier voire de réifier les rapports, mais de connaître ces modèles et la force de leur réalité sociale et morale dans la mesure où la question qui nous est adressée en tant que clinicien ne peut pas trouver de réponse dans un modèle de discours social. Il n’en demeure pas moins que des parents puissent s’y référer, mais cela doit être rapporté, dans ce travail avec les proches, aux implications que cela peut avoir dans la nature des rapports avec leurs adolescents, et précisément avec ceux qui sont malades. Car c’est dans l’espace de la clinique que peuvent se vivre les positions respectives de chacun, s’inscrivant dans un modèle social emprunté qui donne une contenance 7 Il suffit de taper « adolescence » dans Google pour prendre la mesure d’une partie de ces considérations. La première information qui ressort c’est par exemple que les adolescents peuvent avoir « des comportements déviant ». Consultation, le 12/02/2010. 8 Le dernier rapport établi sur la santé des jeunes fait état que 90 % d’entre eux vont bien, études publiées par le ministère de la santé. . .
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à la qualité et à la nature de leur relation. Ce qu’ils éprouvent respectivement les uns envers les autres est déterminé par des interdits fondamentaux, des positions d’autorité, rapportés à la question de la légitimité, et non pas de la domination, et par des règles qui trouvent leur pleine réalisation dans l’économie de leurs relations, et non pas référé exclusivement à un modèle social. Mais, puisqu’elles dépendent étroitement des devoirs, les uns envers les autres, des dettes, de la légitimité des positions de chacun, ces règles et ces positions d’autorité trouvent leur pleine réalité et configuration dans des modalités d’organisation familiale, réelle et fantasmée, et aussi sociale. Bertrand, âgé de 18 ans, fait partie de ces jeunes pour lesquels certains aménagements dans la famille ne sont pas sans conséquence sur leur propre devenir, leur propres désirs et la gestion de leur corps, loin d’être toujours personnelle. Il vient me consulter après s’être scarifié, assez profondément, à l’aide d’un couteau, sorti d’une collection appartenant à son père. Les deux parents de Bertrand ne comprennent pas son geste. Ils se décrivent très ouverts, très tolérants, parfois outre mesure, acceptant ce que d’autres parents n’acceptent pas toujours selon eux. Ils soutiennent que Bertrand, à l’égal de ses frères, a une marge de liberté conséquente ; elle n’a d’égal d’après eux que le souci d’autonomie qu’ils souhaitent qu’il acquière. Il rentre à l’heure qu’il veut, il fait les activités qu’il souhaite et surtout il a la possibilité de ramener à la maison ses petites amies. L’insistance de ses parents sur ce point n’est pas négligeable. Une sorte de climat sans conflit règne apparemment chez eux, et préside dans leurs discours jusqu’au moment où j’évoque « la vie de couple » de leur fils. Là, les parents s’arrêtent et son père précise, surtout quand on s’engage sur la question de fonder une famille en ayant des enfants : « Alors là, non, on ne peut pas parler de couple pour mes fils, et notamment pour Bertrand. . . !! ». Le père se tourne vers Bertrand, et comme si cela sortait du plus profond : « Il est hors de question qu’ils aient des enfants, c’est inimaginable. Vous comprenez, on s’est sacrifié pour eux, en les accompagnant à la musique, au sport, voir les copains, les copines. On a besoin de souffler avec ma femme ; on veut un peu de temps pour nous. Alors, ils se débrouillent : pas d’enfant pour l’instant, quoi qu’il arrive. » La détermination avec laquelle le père de Bertrand décrit son souci de contrôle du potentiel procréatif de ses fils, et de Bertrand en particulier, montre combien la sexualité de ces adolescents se trouve bridée, sous contrôle, comme leur corps, dans des implicites qui voient soudain le jour. Cette tolérance d’apparence, rendue possible par de nouvelles modalités relationnelles en famille, n’en dissimule pas moins un souci de maîtrise implicite, fantasmé, avec tous ses effets. Bertrand y a répondu dans des moments anxieux par cette violence à son égard, en se scarifiant avec les couteaux de son père, héritage familial de surcroît. 3.6. Les rapports familiaux comme levier dans les soins Par ailleurs, dans le cadre des soins, c’est bien du côté de ce qui est légitime dans les craintes des proches qui peut donner en partie le ton des soins. C’est particulièrement vrai dans le cadre des hospitalisations en psychiatrie, pour reprendre notre contexte de départ, et l’implication des familles, au-delà même de signer une demande d’hospitalisation, se travaille à partir de ce qui a justifié ou pas leur démarche. Et c’est ainsi que la définition d’une hospitalisation ne peut pas se caler sur une question de manques de limites, ou défaut d’autorité, voire simplement de troubles du comportement pour les adolescents, mais à partir de règles définies quasi sur des universaux que la clinique rappelle par certains aspects et par la question de la responsabilité : on ne peut pas tenter de se tuer, et on ne peut pas se faire du mal au point de mettre sa vie en danger. Cela n’est jamais une question strictement individuelle. Il y a une forme de contrat social au travail dans les réponses qui sont apportées à ceux qui sont dans ces situations, par l’investissement requis au niveau des proches. La prise en charge se fera alors dans ce contexte soit par la volonté du sujet,
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soit sous contrainte si la volonté ou la capacité de discernement est altérée. Et c’est ensuite à partir de là que va se décliner le travail avec le patient et les proches, et que vont venir s’intercaler, à la fois d’autres formes de symptômes sur lesquels le savoir psychiatrique se penche et d’autres éléments, propres à la vie du sujet et de ses rapports à ses proches. Par exemple, il peut être question de partir du corps, dans ses aspects personnels mais aussi dans ce qu’il implique dans le regard voire surtout les inquiétudes de l’autre, existantes ou pas, comme c’est le cas par exemple autour de l’anorexie mentale dans son rapport aussi avec la mort. Et comme nous évoquions précédemment le cadre de la consultation comme étant une véritable scène, le corps, dans ses dimensions physiques et relationnelles, y trouve ainsi son espace de déploiement. La fac¸on de se tenir, de s’exhiber ou pas, de se cacher parfois sous une capuche, ou alors de sortir et de rentrer dans la salle de l’entretien, au gré des humeurs, donne les bases de ce déploiement corporel, indissociable de la prise en charge en général. C’est ainsi que se saisissant de ce lieu comme d’une scène, il m’est arrivé de voir un père repartir avec ma propre veste, avant de s’en rendre compte et de s’en excuser, image d’un investissement dans ce jeu du corps et de la parole emmêlés, où tension, rivalité, agressivité, prennent forme, pour ne pas dire prennent corps ou font parole. Il est question dans ce contexte de définir avec le patient et ses proches les attentes et les inquiétudes de chacun, tout en les confrontant, à ce moment-là, aux limites de la légitimité de chacun, dans le regard qu’ils se portent les uns envers les autres et au regard des obligations respectives qu’ils ont aussi entre eux, en termes de devoir, mais aussi de dette. Et cela dans un contexte social où la famille est prise pour cible, mais où un interdit universel gouverne les rapports, celui de l’inceste. Steeve est hospitalisé depuis quelques jours quand soudain l’alarme incendie se déclenche pour le départ d’un feu sur une paire de Baskets. Tous les éléments concordent pour nous confirmer qu’il est à l’origine de ce sinistre, heureusement sans conséquence majeure. Pris en charge pour un état dépressif, son entrée à l’hôpital est motivée par une répétition de fugues inexpliquées. Sa mère, très anxieuse, le trouve particulièrement démuni alors que son père, sûr de lui, a plutôt tendance à banaliser la situation. Très proche de sa mère, Steeve semble très mal à l’aise pour tenir ses distances avec elle. Pour différentes raisons, et notamment des inquiétudes passées, elle a une ascendance très forte sur son fils, tout en insistant par ailleurs sur sa fragilité, sa détresse et surtout sa soumission ; ce que Steeve ne partage pas clairement. Sa mère, très influencée par la lecture de livres de psychologie, exonère son fils de toute responsabilité en raison de son jeune âge, 15 ans, de son adolescence qui plus est, et de sa dépression. S’il a fugué, c’est la dépression, s’il ne sait pas toujours ce qu’il fait, c’est la dépression, s’il a eu une relation sexuelle avec une jeune fille dans le service, en dépit de l’interdit, c’est encore la dépression, comme elle est probablement la cause de sa pyromanie. L’effet de désubjectivation (voire de dévirilisation) est majeur ; son fils ne peut rien vouloir, rien décider de lui-même ; il est soumis aux forces intérieures, non sans quelques ambiguïtés avec lesquelles il ne manque pas, à certains moments, de jouer. Dans ce contexte, le travail avec la famille s’avère des plus fermés, d’autant que Steeve, pour contrer toute exclusion après l’incendie, insiste sur ses idées noires. Dans ce contexte, c’est en jouant sur l’image coercitive de la psychiatrie que nous parvenons à ce que le père de Steeve s’exaspère de la situation, prenne parti pour son fils et lui demande surtout de s’engager. La solution proposée à Steeve pour le soigner est de le faire en chambre fermée pour protéger les autres de ses possibles agissements, tout en lui donnant un traitement psychiatrique lourd. Dans ce contexte, refusant ce type de soins, son père, revenant au devant de la scène, prend alors des engagements avec son fils, ce qui au passage lui permet de retrouver un semblant de subjectivité, en devant décider de lui-même. Cette histoire illustre combien il est nécessaire parfois de jouer par certains leviers sur la dynamique familiale, en réactivant les devoirs, les engagements des uns et des autres, en se servant parfois de l’image et de la représentation de la psychiatrie. Aussi
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peut-on remarquer que des discours psychologisants, venant des proches, peuvent parfois avoir l’effet paradoxal d’effacer toute forme de subjectivité, en discréditant le sujet, en effac¸ant toute forme de responsabilité, au-delà même de la bienveillance et du bon vouloir des proches. 4. Conclusion Il n’est en somme plus possible, à l’heure actuelle, de définir une prise en charge en psychiatrie sans prendre en considération, de fac¸on mesurée et contextualisée, la place des famille et ce qu’elle représente. Il arrive par ailleurs assez fréquemment encore que les familles soient prises pour cible dans les discours des soignants au sein des lieux de soins, comme ailleurs. La question de la causalité demeure fortement présente dans un contexte social où les représentations en général « organisent toute l’analyse de la crise individuelle, et en particulier à l’adolescence autour de supposées erreurs parentales ou dysfonctionnements familiaux » ([24], p. 33). Ces commentaires et ces prises de positions tiennent pour beaucoup à l’influence des représentations ambiantes, desquelles les acteurs de soins ne peuvent pas s’extraire complètement, et tiennent aussi à leur engagement moral. Face à l’altérité des troubles, pour fac¸onner leurs réactions et modérer leurs approches, les acteurs de soins, en général, puisent dans un savoir, mêlant savoir professionnel, savoir-faire et savoir profane, découlant de différentes formes d’engagement. Cette dimension ne peut être en aucune fac¸on complètement effacée en se disant que dans les soins, il ne pourrait y avoir qu’un investissement strictement professionnel. Aussi c’est à partir de là que s’opère le travail clinique, dans les mouvements et les réactions que suscitent un patient et ses proches, voire c’est dans l’évolution du processus de catégorisation par les professionnels que s’opèrent, par petites touches, les décalages dans les attentes, l’idéal, les rapports de pouvoir, au sein des relations entre le patient et ses proches. Barrett l’a bien montré pour le cas précis de la schizophrénie : « L’évaluation morale des patients par le personnel a fait l’objet d’un certain nombre d’études dans le cadre d’hôpitaux généraux et d’hôpitaux psychiatrique ; mais toutes tendent à considérer les jugements de valeur comme regrettables et contraires à un traitement correct, ou comme un signe de “pathologie institutionnelle” et d’échec de la psychiatrie. À l’inverse, je soutiens que la pratique de l’évaluation morale est en fait centrale au traitement hospitalier. Si l’importance des aspects techniques de ce traitement (pharmacothérapie, psychothérapie ou réhabilitation) a été bien soulignée par la littérature professionnelle, j’estime qu’à Ridgehaven, le traitement a pour objectif central de transformer un cas de schizophrénie en une personne qui peut être tenue pour responsable de ces actes. » ([26], p. 319) Même si l’on se refuse à aborder la causalité des troubles, elle reste présente dans l’esprit des uns et des autres, proches, équipe soignante, patient. L’effacer reviendrait à nier le caractère moral, éthique et social des engagements de chacun. Elle est à la base du travail clinique et ne doit pas être prise pour argent comptant. Quand cette causalité cible les relations des proches et du patient, il convient d’en prendre la mesure pour mieux la travailler et permettre à chacun d’en trouver les leviers pour la dépasser. Et comme nous avons pu le voir, les relations entre proches et patients se nourrissent autant d’histoires personnelles que d’un cadre social donné, où les relations entre générations sont soit prises pour cible voire complexes à définir. Aussi les relations entre famille et psychiatrie sont le témoin de ces évolutions mais aussi tributaires de tout cela. En prendre la mesure et le tenir pour complexe, le tout nécessitant une réflexion permanente, nous engage dans un travail général qui sera, lui, éthique et moral, mais sans, nous l’espérons, de jugements moraux.
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