Incommodités de la vie et gêne présuicidaire

Incommodités de la vie et gêne présuicidaire

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L’évolution psychiatrique 70 (2005) 427–438 http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/

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Incommodités de la vie et gêne présuicidaire The inconvenients of living and presuicidal angst Erwin Ringel †, Alain Mouseler * Centre hospitalier de Sainte-Gemmes-sur-Loire, BP 50089, 49137 Les Ponts-de-Cé cedex, France Reçu le 21 juin 2004 ; accepté le 19 octobre 2004 Disponible sur internet le 09 juin 2005

Résumé Le syndrome présuicidaire a été décrit par le Pr. E. Ringel en 1953. Ce psychiatre autrichien a consacré la plupart de ses travaux à l’étude du risque suicidaire, et, par-là même, à la prévention du suicide. L’un de ses articles essentiels « Incommodités de la vie et gêne présuicidaire », publié en 1967, puis souvent cité ou commenté, est proposé ici en traduction française. Dans ce document, l’accent est porté sur le premier des phénomènes du syndrome présuicidaire, à savoir la gêne présuicidaire. Comment et pourquoi naît-elle, devient-elle si prégnante ? S’appuyant sur la distinction entre cause et motif, l’auteur envisage des fonctionnements psychopathologiques mettant en œuvre les interactions entre la personnalité propre du sujet et sa situation d’existence. Mais, cette dernière n’est pas liée objectivement aux événements de vie ; la manière dont le sujet voit et vit les événements en question, et, parfois les suscite, apparaît comme un facteur déterminant dans l’apparition de la gêne présuicidaire. Plusieurs illustrations cliniques amènent ensuite l’auteur à s’intéresser à l’attitude du groupe social vis-à-vis du suicide, attitude qui, si elle est adaptée, constitue l’un des éléments fondamentaux de la prophylaxie. La réflexion existentielle initiale est reprise en conclusion, avec l’idée

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Toute référence à cet article doit porter mention : Ringel E. Incommodités de la vie et gêne présuicidaire. Evol. psychiatr. 2005 ; 70. >>

Traduit de l’allemand par le Docteur Alain Mouseler.

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Clinique universitaire de neuropsychiatrie (Directeur : Professeur Hans HOFF). Hommage au Professeur Hans HOFF pour son 70e anniversaire. Titre : « Lebensschwierigkeiten und praesuicidale Einengung », paru dans : Wiener Zeitschrift für Nervenheilkunde und deren Grenzgebiete (Springer-Verlag, Vienne, New-York) 1967; vol. 25, cahier 2–4 : 388–401. * Auteur correspondant : M. le Dr. Alain Mouseler. Adresse e-mail : [email protected] (A. Mouseler). 0014-3855/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2004.10.003

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que la mise en exergue d’une causalité psychique, pour intéressante qu’elle soit sur le plan théorique, ne doit pas exonérer le thérapeute d’une nécessaire vigilance. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The presuicidal syndrome was first described by Professor E. Ringel in 1953. This Austrian psychiatrist devoted most of his research to the study of suicidal risk, and in the course of doing so also focused on the prevention of suicidal risk. One of his key articles, namely ″Difficulties encountered in life and presuicidal malaise’’, published in 1967 and subsequently much commented upon or cited, has been translated into French for this issue. In the document in question, emphasis is placed upon the primary phenomenon of the presuicidal syndrome, that is to say, presuicidal malaise. How and why does it develop, and then become so overwhelming? On the basis of the distinction between cause and motive, the author then considers the possible means of psychopathological functioning that could trigger interactions between the actual personality of the subject and his existential situation. However, the latter state is not objectively linked to the facts of life: the way in which the subject perceives and lives out the events in question, and sometimes even causes them, appears to be a determining factor in the development of this particular syndrome. Several clinical examples are then given that subsequently lead the author to focus on the attitude of the social group towards suicide, which, if pertinent, can constitute one of the basic prophylactic elements. In conclusion, the original existential argument is again taken up with the hypothesis that although the emphasis on causality is interesting from a theoretical point of view, it should not prevent the therapist from being vigilant as regards this particular group of potentially suicidal individuals. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Suicide ; Personnalité ; Risque suicidaire ; Événements de vie ; Prévention Keywords: Suicide; Personality; Suicidal risk; Life events; Prevention

Actuellement, on peut considérer comme scientifiquement acquis le fait que, lors de la réalisation de tout suicide, interviennent conjointement des facteurs externes et internes. La distinction entre cause et motif, déjà formulée par Gaupp, exprime une opinion identique, avec d’autres termes. Les facteurs extérieurs, les conditions donc, dans lesquelles un individu existe, peuvent « faire sentir la possibilité » (« nahelegen ») du suicide, peuvent, en tant que motif, « inciter » (« verführen ») au suicide. Pourtant, il n’existe pas un seul cas de suicide qui soit explicable par le seul motif. Quel que soit le nombre d’occasions de suicide imaginables, il faut sans cesse avoir à l’esprit qu’il n’existe pas de situation, aussi insupportable qu’elle paraisse, qui puisse contraindre un être humain à se suicider. La décision ultime d’être ou de ne pas être s’opère toujours au sein de la personnalité et c’est dans celle-ci ou, mieux, dans sa constitution psychique spécifique, qu’il convient, en conséquence, de rechercher la cause véritable du suicide. Lors de l’appréciation de l’interaction extrêmement compliquée des facteurs externes et internes, il ne faut pas négliger le fait que leur portée varie de cas en cas. D’une part, on peut, en ce sens, imaginer des cas extrêmes déterminés par une absence notable d’incommodité situationnelle ; ainsi, les conditions d’existence de cet individu sont bonnes, son suicide paraît incompréhensible et mystérieux à son entourage. Dubitscher en donne un

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exemple classique en citant les vers bien connus : « Désormais, je ne souhaite pas vivre plus longtemps, je déteste l’éclat du soleil, car elle a donné des gâteaux à François mais pas à moi ». L’absence de conditions d’existence négatives, la mise en cause, le cas échéant, de « traumatismes futiles » (« Bagatelltraumen ») en tant que motif conduira toujours à suspecter la présence d’un trouble psychique très grave et tout particulièrement d’une psychose. D’autre part, on peut, bien entendu, imaginer des cas où les facteurs extérieurs, c’est-à-dire des conditions d’existence négatives prévalent de façon significative dans l’acte suicidaire. Ces cas, l’observateur non prévenu aura tendance à les classer comme « saisissables par empathie » (« einfühlbar ») et, de ce fait, quasiment « logiques et naturels » (« logisch und natürlich »). Mis à part le fait que, somme toute, ces cas ne représentent qu’une part minime de l’ensemble des suicides, on ne pourra pas, sans considérer la personnalité de l’intéressé, rendre compte même de cas aussi extrêmes ; il est, en effet, établi que, malgré tout, seule une petite partie des individus se trouvant dans une situation incontestablement défavorable se suicident effectivement. De tout cela, on peut tirer la conclusion suivante : à partir du moment seulement où la capacité de tolérance de l’individu, normalement vraiment large, est réduite par des altérations psychiques, des facteurs extérieurs traumatisants peuvent devenir motif de suicide. Il apparaît maintenant nécessaire de considérer encore une fois, sous l’éclairage de la psychopathologie, les réflexions menées jusqu’à présent. Chez presque tous les individus se trouvant dans un état de menace suicidaire, on rencontre le « syndrome présuicidaire » (« praesuicidale Syndrom ») décrit par l’auteur. Ce syndrome comprend une gêne (Einengung) de plus en plus marquée, une pulsion agressive inhibée se retournant finalement contre l’individu lui-même, ainsi que des fantasmes suicidaires de plus en plus intenses qui finissent par vraiment s’imposer à la personnalité, puis, par la subjuguer. Si nous considérons maintenant cette gêne, nous constatons à première vue qu’elle peut se former de différentes façons. On peut, d’une part, concevoir que cet état de gêne, ce sentiment d’être embourbé désespérément, cette impression de ne plus pouvoir aller de l’avant, d’être poussé par contrainte dans une direction donnée, résultent d’une constitution interne, donc endogène. Un exemple classique en serait la disposition psychopathologique d’une dépression endogène (mélancolie) ; nous avons affaire dans ce cas à une constitution psychique libérant une pulsion extrêmement forte qui amène à cette gêne et, finalement, au suicide. Cela se traduit par le fait qu’au moins un quart des suicides réussis est lié à la mélancolie et que celle-ci doit être considérée actuellement comme la maladie comportant, à notre connaissance, le risque suicidaire le plus élevé. Bien entendu, cet état de gêne peut être provoqué d’une autre façon, par exemple par des facteurs extérieurs. À titre d’exemple, on serait en présence d’une telle situation, lorsqu’un individu se trouve placé devant le choix de se suicider ou de se voir traduit en justice et être exécuté. Ici, ce sont les circonstances de la vie qui réduisent à l’extrême le champ infini des possibilités dont dispose normalement un être humain. Ces circonstances le placent devant un choix impossible qui, souvent, ne peut plus guère être qualifié de décision véritablement libre. Entre ces deux exemples extrêmes évoqués jusqu’à présent, il existe naturellement des transitions plus nuancées : nous ne pouvons pas négliger le fait que la situation de vie d’un être humain présente de multiples relations mystérieuses avec la structure de sa personnalité. Chacun façonne son Dasein et, de ce fait, chacun participe jusqu’à un certain point à sa situation de vie, et en a donc une part de responsabilité. Le déroulement de la vie des personnalités névrotiques fournit le

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meilleur exemple d’une telle connexion. Le névrosé, Alfred Adler déjà l’a souligné, est à la recherche de « ses propres gifles », c’est-à-dire qu’il développe une curieuse tendance à courir d’échec en échec. Dans ce contexte, l’auteur a attiré l’attention sur une forme particulière de névrose en la désignant de « névrose de défiguration de la vie » (« Neurose der Lebensverunstaltung ») pour la raison que voici : lors de ce processus, les symptômes névrotiques classiques (angoisse, obsession, mécanismes hystériques) passent au second plan alors que la névrose a pour effet principal d’amener l’être humain à façonner et à influencer de plus en plus négativement son existence par des répétitions incessantes sur la base de modèles de comportements fixes et inconscients, et cela jusqu’à ce que, finalement, l’ensemble de ce processus aboutisse à une sorte de bilan indiquant qu’une telle vie n’est pas supportable plus longtemps. (Mais, pour autant, ces suicides ne doivent pas être retenus comme des « suicides par bilan » (« Bilanzselbstmorde ») au sens de Hoche, car ce concept doit être entendu comme un « advenir » (Geschehen) fondé en totalité sur des processus relevant de la psychologie normale.). Nul ne pourra passer sur le fait, que, dans tous ces cas, les conditions d’existence négatives qui sont survenues résultent de l’évolution pathologique de la personnalité. Mais ce n’est pas seulement en référence à cela qu’il y a une relation entre situation et personnalité ; dans l’évaluation d’une condition d’existence qui est apparue, c’est-à-dire dans son interprétation, la personnalité joue aussi un rôle décisif. Le névrosé porte en quelque sorte des lunettes, avec lesquelles il voit la situation déformée, généralement pire et plus désespérée qu’elle n’est en réalité. Ici, on pourrait, avec Menninger, parler de méprise psychopathologiquement prédéterminée, laquelle, suite à l’évaluation affective tendancieuse d’une situation, donne naissance au sentiment de désespérance. Toute une série d’actions suicidaires (en particulier de tentatives de suicide) proviennent de personnalités chez lesquelles naît facilement l’impression de désespoir du fait d’une aperception tendancieuse (c’est-à-dire d’un jugement erroné de la situation). Enfin, des tendances psychopathologiques émanant de la personnalité jouent en un autre sens encore un rôle dans la survenue de ce sentiment de gêne qui appelle le suicide si fortement. On pense à l’attitude de fond chez certaines personnes consistant à poser des conditions à la vie, sans la réalisation desquelles celle-ci ne saurait, à leurs yeux, être considérée comme digne d’être vécue. Dans ce contexte, Frankl a parlé, à juste titre, de « Conditio-sine-qua-non » névrotique ; en règle générale ce sont, en effet, l’ancrage dans le monde de l’enfance, objet de ses vœux (Wunschwelt), et l’absence d’adaptation au principe de réalité qui provoquent un tel comportement : inutile de préciser que cela entraîne nécessairement une allergie à certaines circonstances de vie, préparant la voie à l’action suicidaire. À partir de ces hypothèses, nous allons présenter dans les pages qui suivent quelques situations, donc des conditions d’existence, qui exposent à un danger suicidaire accru, comme l’ont montré des recherches épidémiologiques réitérées : • Persécution pour des raisons raciales, religieuses ou politiques. La persécution politique est peut-être l’exemple le plus caractéristique montrant que, dans des circonstances exceptionnelles, des facteurs extérieurs peuvent imposer leur suprématie avec une force telle que même des personnes nullement suicidaires en soi finissent par se suicider malgré tout. Dans les années 1938 et 1945, par exemple, il y a eu à Vienne des pics suicidaires inimaginables jusqu’alors ; un exemple particulièrement impressionnant en est l’accroissement du quota de suicides chez les juifs entre 1933 et 1945 sous la pression des mesures de persécution et d’extermination nazies, alors que, précisément chez le peuple juif,

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les suicides sont, comme chacun sait, plutôt rares dans des conditions normales. Dans ce premier groupe, nous apprenons déjà l’énorme importance que revêt pour la survenue du suicide l’isolement extérieur et intérieur : l’exclu, le proscrit, l’individu privé de toute attention affectueuse dans son entourage est particulièrement exposé au suicide parceque, d’une part, les conditions de la gêne sont ici présentes, mais d’autre part, simultanément, la possibilité de décharge agressive vers l’extérieur lui a été retirée. Donc, dans ces cas, deux facteurs décisifs du syndrome présuicidaire agissent conjointement, à savoir la gêne et l’inhibition de l’agressivité suivie d’un retournement de celle-ci sur sa propre personne. (Pareillement à la gêne, le second symptôme du « syndrome présuicidaire », l’agressivité inhibée, peut se former suivant différentes voies : en tant que phénomène interne conditionné par la personnalité lors de l’évolution d’une conscience (morale) vers une rigueur excessive, ou du fait de circonstances extérieures, telle notre civilisation qui rend de plus en plus difficiles les abréactions agressives normales, ou encore des conditions d’existence exceptionnelles : persécution, isolement, etc. ; l’inhibition de l’agressivité effectivement présente, il existe toujours le danger que, finalement, soit mis en jeu le mécanisme de défense qui consiste en une inversion de l’agressivité contre sa propre personne). • Les réfugiés, qui vivent des situations pouvant, en général, être qualifiées de particulièrement critiques, constituent, eux aussi, un groupe exposé au suicide. Comme Dubitscher le souligne à juste titre, le monde apparaît, de nos jours, submergé de flots de réfugiés de toute nature. Pfister, surtout, s’est intéressée au problème de leur hygiène mentale ; ce faisant, elle a dû constater sans cesse le penchant marqué du réfugié pour le suicide. À cet égard, les facteurs suivants sont particulièrement déterminants : la perte du pays natal et la nostalgie qui en résulte (ici, que le réfugié ait quitté sa patrie de son plein gré ou par contrainte est naturellement décisif) ; en outre, il y a les difficultés à se familiariser avec son nouvel environnement. De même, dans ce contexte, le sentiment d’isolement est imminent, particulièrement lorsqu’il s’en est suivi une séparation des proches, qu’il existe des difficultés linguistiques et que l’attitude du nouveau milieu n’est pas assez bienveillante. Par exemple, on a constaté en Amérique que ce sont les villes où le taux de suicides est le plus élevé qui présentent le ratio d’immigrants le plus important. Il apparaît nécessaire de mentionner également des personnes qui, dans un sens différent, sont « en situation de fuite » et déracinées : celles, notamment, qui succombent au mouvement toujours plus fort de l’exode rural. Dans sa deuxième monographie sur le problème du suicide, où l’auteur a tenté de reconstituer 50 cas de suicides réussis à travers la biographie des intéressés, il est apparu que près de la moitié d’entre eux avaient quitté la campagne pour la ville, sans pouvoir y dépasser le stade d’une existence isolée, et, au fond, anonyme. • Un autre groupe pour lequel les conditions d’existence jouent un rôle décisif est constitué de malades chroniques incurables. En lisant attentivement les articles de journaux, on serait même porté à croire que ce cas de figure représente l’un des motifs principaux de suicide. Ne lit-on pas sans cesse : « S’est donné la mort en raison d’une maladie incurable ». Tout en admettant la possibilité de telles corrélations, il convient cependant d’émettre la réserve suivante : assez souvent, en effet, il ne s’agit nullement de maladies incurables existant réellement mais d’angoisse phobique de certaines maladies qui finit par conduire à la conviction forte et inébranlable d’être effectivement atteint d’une telle

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maladie. C’est ainsi que, par exemple, on a constaté à plusieurs reprises que les conduites suicidaires sont presque aussi fréquentes lors de cancérophobies que lors d’une affection cancéreuse réelle. Du point de vue de la prophylaxie des suicides, en cas d’affection grave, c’est d’abord le moment où se produit la confrontation avec le diagnostic, qui est essentiel. Comme l’expérience le montre, le danger de suicide est également important lorsque le diagnostic est, certes, dissimulé, mais que, en même temps, sont prises des mesures indiquant assez clairement la nature de la maladie. Lorsque le premier choc est surmonté et que se mettent en place les mécanismes de défense qui affrontent la réalité de la maladie, tout dépendra, naturellement, de l’orientation que prendra cet affrontement. Vivre cette maladie dans une angoisse-panique, en être brisé intérieurement conduira facilement au suicide. Mais aussi la tentative de méconnaître autant que possible la maladie (tentative qualifiée par Cermak et nous-même d’« exclusion » (« Ausgliederung »)) peut devenir dangereuse. Du point de vue de la psychologie des profondeurs, il s’agit ici d’un mécanisme de refoulement. Si, malgré tout, on en vient à reconnaître la situation véritable, on se trouve totalement dépourvu face à la catastrophe : une série de suicides résulte d’une telle situation. Récemment, Hoff, en collaboration avec l’auteur, a résumé les mesures que le médecin doit prendre pour apporter une aide décisive au patient, lui permettant de surmonter de façon satisfaisante son vécu de la maladie. Voici ces mesures : C Instauration d’une solide relation médecin–malade. C Entretiens thérapeutiques avec le malade. C Information appropriée, dans les limites du supportable pour le patient. Éviter le plus possible le manque de clarté. C Mise en valeur et soutien des possibilités positives restantes, pas d’attitude de négation thérapeutique (therapeutischer Nihilismus). C Combat résolu contre la tendance à généraliser la vision évolutive des maladies dites incurables. Pour ces dernières, précisément, les différences, d’un cas à l’autre, sont d’une importance telle qu’une uniformisation pessimiste ne semble pas justifiée a priori. Il va de soi que toutes ces mesures apportent simultanément une contribution à la prophylaxie du suicide. • Le groupe qui vient d’être évoqué est relié au suivant, à savoir celui des personnes âgées. Dans ce contexte, il convient de mentionner deux faits : d’abord, les conduites suicidaires se produisent assez souvent chez les personnes âgées, et cela avec un pourcentage élevé d’issues fatales (à Vienne, par exemple, un tiers des suicides réussis concerne des personnes de plus de 60 ans) ; ensuite, c’est précisément dans les cas de suicides de personnes âgées que les conditions d’existence - on pourrait dire aussi la situation existentielle - jouent un rôle important. En référence au groupe mentionné au point 3, on peut ici attirer l’attention sur les maladies physiques, tout en sachant qu’avec l’âge celles-ci présentent sans cesse une tendance à la chronicité et, d’habitude, ne se manifestent pas isolément mais, selon l’expression de Shakespeare, « par essaims entiers » (« in ganzen Schwärmen »). En outre, les circonstances sont celles déjà examinées plus haut, à savoir l’appauvrissement des relations interhumaines et l’intensification du sentiment d’être de trop et rejeté. En observant l’attitude de beaucoup de gens et, bien des fois, de la communauté vis-à-vis des personnes âgées, voire vis-à-vis des personnes

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vieillissantes, on est amené à se demander si, en vérité, la société souhaite sérieusement que ces personnes âgées restent en vie. Aussi longtemps qu’il y aura des personnes préférant se suicider plutôt que d’être condamnées à mener une existence végétative dans ce qu’il est convenu d’appeler « hospices » (comme en témoignent de nombreuses lettres d’adieux), on ne pourra pas affirmer, en tout cas, que les soins d’hygiène mentale pour cette classe d’âge sont suffisants. Cela reste vrai bien que, même en situation de vieillesse, la structure de la personnalité et, par là, l’évolution psychodynamique depuis l’enfance joue encore un certain rôle dans la maîtrise ou la non-maîtrise de la situation de vie qui s’est produite. Il est impressionnant de constater que dans des régions où la place de la personne âgée est bien plus reconnue qu’en Europe, par exemple dans certains pays d’Extrême-Orient, le suicide des personnes âgées est remarquablement rare. Ce groupe, aussi, rappelle la responsabilité particulière du médecin, notamment en ce qui concerne la prophylaxie du suicide. Menninger-Lerchenthal disait que les cabinets de consultation des médecins devaient être compris comme avant-postes de la prophylaxie du suicide ; ceci concerne surtout la prévention du suicide chez les personnes âgées. D’une part, le médecin doit tenter d’atténuer les maux physiques présentés par le patient et d’amener ainsi un soulagement ; d’autre part, il doit profiter de toutes les occasions favorables à la relation personnelle. Parfois, on a finalement l’impression que les personnes âgées, particulièrement, viennent voir le médecin non seulement pour le traitement d’une maladie précise mais surtout pour pouvoir lui parler en tant que « figure paternelle » (« Vaterfigur ») à qui l’on accorde sa confiance ; c’est dans ce cadre, précisément face au médecin, que, souvent, est laissée pressentir l’intention suicidaire. En raison de l’importance primordiale qu’a ce groupe, on signalera encore quelques points cruciaux relatifs aux problèmes posés dans ce contexte par la prophylaxie du suicide ; chez les personnes âgées, un danger accru de suicide existe particulièrement : C suite à la perte de proches parents ; C suite à la perte de l’activité à laquelle on s’est attaché ; C suite à la perte d’une habitation occupée de longue date ; C et, lorsque l’affaiblissement des capacités intellectuelles est profondément ressenti. • Personnes se trouvant dans une situation de détresse sociale grave. En principe, on doit considérer que toute personne se trouvant dans une telle situation est en danger de suicide car la pauvreté impose, en effet, une gêne notable dans les possibilités individuelles ; mais par ailleurs, comparativement au grand nombre de ceux qui, aujourd’hui encore, dans le monde entier, sont contraints de vivre dans des conditions indignes d’un être humain, assez peu se suicident. L’ambiguïté de ces impressions est du reste étayée par les statistiques qui relèvent, d’une part, certes, un accroissement du taux de suicide dans des situations de détresse notables (par exemple lors de la crise économique entre les deux Guerres mondiales), mais d’autre part, également, un penchant particulier au suicide dans des conditions dites de prospérité. Il en va de même pour la détresse sociale, que pour toute autre situation de détresse : il faut toujours examiner comment un individu en est arrivé à une telle situation. Il n’y aura pas de mesures d’assistance efficaces possibles sans prise en compte de la personnalité et de ses modes de comportement. En ce qui concerne l’Europe et les États-Unis, il convient de signaler, en particulier, ce groupe de personnes qui, vivant jusqu’alors dans la sécurité, connaissent par surprise un effondrement financier et, de ce fait, se voient précipitées dans l’insécurité. La survenue

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soudaine de situations de vie difficiles, à l’assimilation (Verarbeitung) desquelles on n’est préparé ni par élaboration psychique (gedanklich) (grâce à une anticipation dans le monde de la représentation), ni « par entraînement » (« trainingsmässig »), est toujours particulièrement dangereuse. • Le groupe suivant est également très vaste : à notre époque, ceux qui connaissent une crise conjugale sont malheureusement légion. Ce qui importe toujours, c’est de savoir si les partenaires possèdent encore une confiance réciproque leur donnant l’assurance que leur union pourra surmonter malgré tout différentes crises, ou si leur relation est précaire. La femme dont la « scène » (« Bühne ») est surtout l’univers des sentiments est, à coup sûr, plus que l’homme, sujette aux traumatismes provoqués par les crises conjugales. En ce qui concerne les conduites suicidaires liées à des conflits conjugaux on peut, comme l’auteur l’a déjà montré ailleurs, distinguer deux groupes : C Celles qui sont entreprises avec l’intention de restaurer une relation conjugale menacée (on pourrait parler, ici, d’un appel au secours au sens de Farberow et de Schneidmann, qui, en conséquence, ne conduit habituellement qu’à une tentative de suicide et non à un suicide, et ce nullement par hasard). C Celles qui se situent à un moment où tout espoir de pouvoir conserver le partenaire, de l’avoir plus longtemps, est perdu (par exemple après un divorce). Dans beaucoup de ces cas, se trouve justifiée la théorie psychanalytique bien connue selon laquelle tout suicide est, au fond, un meurtre empêché. Dans de tels actes suicidaires, on peut souvent reconnaître le souhait inconscient d’assombrir à tout jamais la vie du partenaire infidèle par le souvenir du suicide commis à cause de lui. Mais en faisant cette allusion, l’auteur n’a nullement l’intention de rétrécir ou de réduire à un schéma rigide l’abondance des sensations humaines éprouvées lors de l’échec d’une relation conjugale, ainsi que les modes de comportement qui en résultent. Quiconque subit un naufrage dans sa vie conjugale, qu’il le ressente comme une perte, comme une honte, voire même comme un soulagement apparent, connaîtra, normalement, un lourd traumatisme psychique, et cela dans tous les cas. C’est pourquoi l’échec de la relation conjugale pourra provoquer une multitude de « déraillements » (Entgleisungen), parmi lesquels la dépression sévère et le suicide - exemples les plus frappants - peuvent naturellement être l’aboutissement des voies les plus diverses. Ceci apporte à nouveau la preuve que la consultation conjugale inclut par-là même une prévention du suicide. Thomas, l’un des pionniers les plus éminents en matière de prévention du suicide, a prêté une attention particulière à cette corrélation, en théorie et en pratique. • Si, dans les réflexions qui suivent, les alcooliques et les criminels sont mentionnés ensemble, cela ne signifie en aucun cas que ces deux catégories sont considérées comme identiques. Il y a cependant une chose qu’elles ont certainement en commun : en l’occurrence, la situation désespérée qui est survenue résulte presque toujours d’un comportement personnel erroné et, généralement, déterminé par la psychopathologie. Dans les deux groupes, il est possible de montrer comment l’action commune des facteurs externes et internes produit la gêne présuicidaire. L’exécution de l’acte criminel suscite des réactions de l’environnement conduisant à cerner et à arrêter le coupable. Par ailleurs, après l’acte, naissent chez beaucoup de personnes des sentiments de culpabilité qui, souvent, tendent à l’autopunition, et même à la forme la plus sévère de l’autopunition, précisément au suicide. On connaît beaucoup de cas où un meurtre est suivi de suicide. Les

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individus qui ont commis un acte criminel se trouvent immédiatement après l’acte en danger accru de suicide et cet état de choses subsiste ultérieurement, l’incarcération une fois effectuée. En ce qui concerne l’alcoolique, rien que son addiction, en tant que telle, doit être considérée comme un suicide chronique. En fin de compte, c’est à travers celle-ci que se constitue cette situation de vie désespérée (isolement de plus en plus important, exclusion, dépravation sociale), qui, ensuite, apparaît à l’aune de l’entendement comme le motif de l’acte suicidaire. Mais, malgré tout, la cause vraie demeure la tendance à l’autodestruction, efficiente d’emblée, et s’exprimant dans un premier temps uniquement par l’abus d’alcool. Comme l’alcoolisme, notamment, connaît à présent une extension énorme dans de vastes parties du monde, et que le rôle qu’il joue dans la survenue du suicide augmente sans cesse, on se trouve face à un domaine nouveau et essentiel dans la mission médicale, concernant la prophylaxie du suicide : à savoir, diagnostiquer à temps la dépendance alcoolique débutante et mettre en place des mesures thérapeutiques suffisantes à un moment où celles-ci ont encore une chance de succès. Dans ce contexte, on peut se contenter de citer les plus importantes des situations pénibles, exemples en quelque sorte caractéristiques de beaucoup d’autres conditions d’existence négatives. Même si l’on s’efforçait de donner une description plus détaillée des faits, la vie, avec ses possibilités illimitées, dépasserait de loin, à cet égard, tout ce que l’on peut imaginer. Cependant, attirons particulièrement l’attention sur un facteur : En ce qui concerne la problématique du suicide, il convient de souligner l’extrême importance des conditions d’existence qui sont celles de l’enfance. De nombreuses recherches (entre autres, celles d’Andics, de Stengel, et nos propres observations) ont montré que des relations familiales perturbées vécues pendant l’enfance (connues sous le terme de « broken home ») exercent une influence décisive sur la façon dont se modèle l’existence ultérieurement, en particulier du point de vue de l’évolution vers l’acceptation ou le refus de la vie. C’est pendant l’enfance que se décide « l’orientation » (« Weichenstellung ») vers une attitude vis-à-vis du monde soit de confiance originelle (Erikson), soit de défiance profonde. Au cours de l’enfance, les conditions d’existence négatives les plus variées conduisent à un manque d’assurance précoce, à une inhibition, ainsi qu’à un découragement, et, de ce fait, à un épanouissement insuffisant du Moi. Il convient de voir dans ces modes d’être (Verhaltensweisen) une première étape sur le chemin dangereux du déplaisir de vivre qui, s’il se prolonge, peut mener au résultat tragique qu’est le refus de la vie et, de ce fait, au suicide (Zwingmann parle de menace d’étouffement de la joie de vivre). Schultz-Henke dit, à juste titre : « Qui ne porte pas au monde une tendre affection, qui n’a jamais pu, au cours de son enfance, établir cette intimité particulière avec quiconque est au fond incapable de vivre, et qui est au fond ainsi, récuse, en pleine conscience, un jour ou l’autre, la vie ». Même s’il faut se garder d’interpréter de façon trop déterministe les conditions dans lesquelles un individu se lance dans la vie, ce que Hoff ne cesse de rappeler, il demeure que d’un tel commencement négatif peut résulter une volonté de vivre détériorée en quelque sorte dès le début, une « disposition au suicide » (« Selbstmorddisposition – Andics »), que seules des mesures énergiques pourront corriger ultérieurement. Nous voici arrivés à un stade où apparaît l’importance de la responsabilité de l’entourage immédiat, en particulier celle des parents : ce qui est important, voire nécessaire, c’est l’attitude d’approbation (Bejahung) envers le nouvel être, ainsi que l’expression adéquate de ce sentiment. Mais, dans un second temps, l’entourage plus lointain, la communauté dans son ensemble, ne

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saurait être dégagé d’une telle responsabilité. Parmi les conditions dans lesquelles un être humain doit mener son existence, est loin d’être négligeable, précisément, l’attitude adoptée, dans un groupe déterminé, face au phénomène « Vie » (« Leben ») (valeur de la vie, digne d’être vécue), et de ce fait, naturellement, à l’égard du suicide. Une attitude erronée peut engendrer une atmosphère favorisant la tendance au suicide, de la même façon qu’une attitude humaine appropriée apporte par elle-même une contribution à la prévention du suicide en empêchant la formation d’un « climat suicidaire » (« suicidalen Klimas »). L’auteur s’est efforcé de distinguer les quatre modes de comportement suivants face au suicide : • L’attitude d’indifférence. Le suicide est, alors, considéré comme une affaire privée qui ne regarde pas autrui et dans laquelle on n’a pas à s’immiscer. Cette façon de voir est, d’une part, l’expression de l’individualisme marqué de notre époque, pour lequel l’idée de tout considérer comme « affaire privée » (« Privatsache ») fait l’objet d’une idolâtrie suprême, mais, d’autre part, est également, sans doute, l’expression de relations interhumaines perturbées. Nous devons nous rendre compte que notre société est malade à bien des égards et que l’individu encourt le risque de rester isolé et solitaire, même lorsque ses relations extérieures demeurent, apparemment, intactes. Ce qui se présente à nous sous forme de philanthropie (« respect du domaine personnel ») (« Respektierung der Intimsphäre ») n’est fréquemment, en réalité, qu’indifférence et absence d’intérêt ; tout un chacun a assez de problèmes lui-même pour ne pas s’occuper de ceux des autres. • Une attitude favorisant le suicide. Elle remonte à une tradition philosophique ancienne, qui, par exemple avec le stoïcisme, magnifie l’acte suicidaire. De nos jours existent encore certaines orientations philosophiques glorifiant comme modèle de vaillance et de courage, le suicide, en tant que liberté ultime restée à l’être humain à une époque faite de contraintes. On constate avec effroi que dans certains milieux culturels, face à des situations particulières, le suicide est même attendu, sinon exigé (par exemple, un capitaine doit couler avec son navire). Voilà un nouvel exemple illustrant le fait que des circonstances extérieures peuvent exercer une certaine pression, source de gêne, voire même de contrainte lors de l’appréciation d’une conjoncture précise et des conclusions qui doivent en être tirées. Il est possible que, face à une telle situation critique, ce ne soit pas toujours facile pour l’individu concerné de reconnaître le caractère indéfendable de pareilles exigences ancrées dans « l’inconscient collectif » (« kollektiven Unbewussten »), et donc, de les braver. • La condamnation du suicide. Là encore, nous découvrons dans le passé une longue tradition, où le suicide, considéré comme un crime, voire comme un péché, était sanctionné de peines infligées par l’État et l’Église. Heureusement, cette situation s’est aujourd’hui sensiblement modifiée (ainsi, en Inde, on est en train de lutter pour l’abolition des peines encourues en cas de tentative de suicide). En résumé, on peut dire que les avancées de la recherche scientifique sur le suicide font apparaître comme surannée et injustifiable toute condamnation effective du suicide, sachant que le suicide représente la forme la plus sévère d’autopunition imaginable, lors de laquelle l’individu concerné est dominé par une dynamique énorme, au point qu’il passe (ou doit passer) outre à la pulsion la plus forte qui soit en l’homme, la pulsion d’autoconservation. On ne doit pas oublier que le suicide représente un acte où l’auteur et la victime sont une seule et même personne.

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• Une attitude dont la meilleure qualification serait peut-être celle d’objective. Prenant acte du phénomène du suicide, elle est assez réaliste pour savoir qu’il ne peut être supprimé ; dans la mesure du possible, elle tente d’en analyser les causes dans les domaines et aux niveaux les plus divers, et d’en apprécier l’importance ; en communion avec un profond sentiment de solidarité humaine, elle déduit des connaissances scientifiques acquises l’obligation morale de mettre en œuvre tous les moyens imaginables contribuant à la prophylaxie du suicide. Cette attitude s’est renforcée à notre époque par la création et l’organisation de l’Association internationale pour la prévention du suicide engageant au niveau mondial un effort de mobilisation pour la prophylaxie du suicide. Il est facile de discerner que chacune de ces attitudes engendre des conditions susceptibles de jouer un rôle dans la décision d’être ou de ne pas être. Les attitudes d’indifférence, de facilitation, mais aussi de condamnation du suicide préparent d’une même façon la voie au suicide, et, ainsi, établissent une nouvelle relation entre les conditions d’existence et le suicide, cette fois, il est vrai, sur un plan tout à fait différent. Même si, d’une part, l’espoir de pouvoir impressionner des personnes par un acte suicidaire active la propension aux tentatives de suicide (« fonction d’appel » (« Appellfunktion ») au sens de Stengel), il demeure que, d’autre part, la froideur indifférente et distante (qui se manifeste dans les trois attitudes mentionnées ci-dessus) favorise, précisément, des conduites suicidaires graves ayant, dans la majorité des cas, une issue fatale. C’est à juste titre que Paul Valéry a dit un jour qu’aux yeux du suicidant, le semblable (Mitmensch) n’est qu’un être absent (Abwesenheit). Ici s’achève le cycle de ces réflexions qui ramène à la responsabilité de toute communauté, petite ou grande, en matière de suicide. La vie vaut-elle d’être vécue en toute circonstance ? Il est difficile de répondre à cette question. Nietzsche a formulé le propos célèbre : « Qui éprouve le pourquoi de sa vie, en supporte presque tous les comment » (« Wer ein Warum zu leben hat, erträgt fast jedes Wie »)1 ; il a voulu exprimer ainsi que la prise de décision se situe là où le sens de la vie est interrogé, donc dans le domaine de la philosophie et de la religion. À n’en pas douter, l’une et l’autre ont un rôle d’importance : on ne devrait cependant pas oublier que, justement, les modifications psychopathologiques (névroses, psychoses) peuvent influencer, voire déformer les conceptions philosophiques et religieuses d’un être humain au point d’aboutir à un manque pathologique de tout « pourquoi ». (« Warum »). Ces facteurs nous ramènent donc à l’importance significative (Bedeutung) de la structure de la personnalité de l’intéressé, le cas échéant, à son évolution psychodynamique. En d’autres termes : les considérations sur le sens de la vie formulées dans le cadre d’une psychologie normale ont pour l’intéressé comme pour l’observateur leur limite là où les affections psychiques façonnent ou modifient également la vue intuitive du monde (Weltanschauung). (De ce fait, vouloir convaincre fortement ces patients du « sens de la vie » (« Sinn des Lebens ») est déraisonnable ; si l’on parvient à éliminer leur maladie, ce problème se résout, en quelque sorte, de luimême). Dans le cadre des expertises, on est toujours confronté au problème « d’apprécier » quelles difficultés de la vie sont encore « tolérables » (« zumutbar ») pour un être humain. 1

Note du traducteur : citation légèrement modifiée, par E. Ringel, de la maxime No 12 (« Maximes et Pointes ») de Crépuscule des Idoles, dont la formulation est : « Hat man sein warum ? des Lebens, so verträgt man sich fast mit jedem wie ?... ». Voir : Nietzsche F. Der Fall Wagner–Götzendämmerung. In : Gesammelte Werke 10. Ungekürzte Ausgabe. München: Goldmann Verlag, Goldmanns gelbe Taschenbücher, Band 1446 ; 1964. p. 46.

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L’exemple classique d’une telle interrogation est la question de savoir si, éventuellement, d’un point de vue légal, le service militaire contribue visiblement, en tant que cause, à un suicide. Dans ce contexte, rappelons-nous la différenciation entre cause et motif : naturellement, chez les soldats aussi, la cause véritable est à chercher dans la structure de la personnalité, tandis que les conditions du service militaire ne peuvent apporter que le motif. Il y aura cependant des cas où ce motif a, quantitativement et qualitativement, un tel poids (il faut, en effet, toujours prendre en compte la relation entre la nature de la structure de la personnalité et la nature du motif) que, au sens légal, il convient de le considérer en pratique comme l’équivalent d’une cause effective (Verursachung). En collaboration avec Wallentin, l’auteur s’est efforcé de rassembler ces motifs présentant une dimension de causalité, afin de réduire, au moins, les points de vue trop subjectifs, lors de la conduite de l’expertise (sans jamais pouvoir les exclure totalement). Particulièrement en temps de guerre, peuvent être provoquées de telles conditions, qui, ensuite, même bien des années plus tard, resurgissent en tant que motifs de suicide (par exemple, les blessures entraînant des altérations psychiques), comme le montre la pratique expertale. Le service militaire en tant que tel, est-il ou non tolérable pour un être humain ? Il est possible que la réponse personnelle soit teintée de subjectivité, en fonction des conceptions individuelles, c’est-à-dire de la vision du monde (Weltanschauung). L’expert procèdera cependant selon un point de vue différent, à savoir que, de principe, ces conditions d’existence sont tolérables. Il est vrai qu’une réserve s’impose absolument : ce principe ne peut et ne doit valoir que pour une personne en bonne santé mentale. Comme nous l’avons déjà montré, les troubles psychiques sévères (névroses et psychopathies graves, tendances marquées aux psychoses) diminuent sensiblement la capacité de tolérance. Lorsque, dans l’armée, un suicide est imputable à un tel défaut de résistance, on ne pourra pas se contenter de dire : « c’est qu’il n’était pas à la hauteur de ces exigences » ; on devra, au contraire, admettre comme cause effective les conditions propres au service militaire, à condition que ce défaut de résistance d’origine psychiatrique aie pu être décelé lors de l’examen médical de sélection ou ultérieurement. C’est avec angoisse qu’il faut en effet se demander dans quelle armée du monde, lors des examens de sélection ou par la suite, l’état psychique est considéré avec une attention suffisante, et où, en cas d’altérations psychiques sévères, la seule mesure adaptée est prise, à savoir l’exemption (ou le sursis). Cela devrait aller de soi que l’armée prenne en charge toutes les conséquences du manque de vigilance accordée au diagnostic psychique. Nous revenons, ainsi, une fois encore, à la notion de responsabilité. Il est du devoir de tout être humain de prêter une attention et un intérêt bienveillants aux conditions d’existence dans lesquelles se trouve son prochain ; de cette manière, on pourra peut-être découvrir la présence d’un danger conduisant, sous la pression de telles situations, à une menace d’effondrement de la personne concernée. Il revient au médecin consulté de tirer des conclusions spécifiques de ces indications générales, et d’apprécier, sur un plan scientifique mais aussi sur le plan de la pratique thérapeutique, l’état psychique de l’intéressé et le danger de suicide qui en résulte. Médecins ou non, animés de cette volonté, nous devrions nous réunir et prendre conscience de ce mot du poète anglais : « toute mort nous amoindrit nousmêmes, parce que, tous, nous appartenons à la famille des hommes ».