CAS CLINIQUE
J Fr. Ophtalmol., 2006; 29, 6, 665-667 © Masson, Paris, 2006.
Kératite infectieuse bilatérale chez une patiente porteuse de lentilles souples cosmétiques J. Colin (1), F. Aitali (1), F. Malet (1), D. Touboul (1), J. Feki (2) (1) Service d’ophtalmologie, CHU Pellegrin, Bordeaux, France. (2) Service d’ophtalmologie, CHU de Sfax, Tunisie. Correspondance : J. Colin, Service d’Ophtalmologie, CHU Pellegrin, place Amélie Raba Léon, 33076 Bordeaux CEDEX. E-mail :
[email protected] Reçu le 17 février 2005. Accepté le 27 avril 2006. Bilateral infectious keratitis in a patient wearing cosmetic soft contact lenses J. Colin, F. Aitali, F. Malet, D. Touboul, J. Feki J. Fr. Ophtalmol., 2006; 29, 6: 665-667 We report a case of an immunocompetent 20-year-old woman, wearing planocosmetic contact lenses to change the color of her eyes, with no contact lens hygiene regimen. She developed a bilateral infectious keratitis. Acanthamoeba and Fusarium solani were isolated in both eyes. Bilateral penetrating keratoplasty was needed because of bilateral corneal perforation. Three months later, bilateral simultaneous phacoemulsification was performed because of a dense cataract and a severe decrease in her vision. Six months after surgery, her best corrected visual acuity was 0.7 in the right eye, and 0.6 in the left eye. Cosmetic contact lenses expose the wearers to the same potential ocular complications as other contact lenses. Wearers must be informed of such complications, which may be sight-threatening. Based on this case, we strongly recommend that all cosmetic contact lens wearers be examined and followed as if they were standard contact lens wearers.
Key-words: Corneal perforation, infectious keratitis, contact lenses, cosmetic contact lenses, amebic keratitis, mycotic keratitis. Kératite infectieuse bilatérale chez une patiente porteuse de lentilles souples cosmétiques Nous présentons le cas d’une patiente immunocompétente âgée de 20 ans, portant des lentilles souples cosmétiques pour changer la couleur de ses yeux, n’ayant aucune règle d’hygiène pour l’entretien des lentilles et ayant développé une kératite infectieuse bilatérale. Acanthamoeba et Fusarium Solani ont été isolés dans les deux yeux. Une kératoplastie transfixiante bilatérale a été réalisée en raison d’une perforation cornéenne. Trois mois plus tard, une phakoémulsification bilatérale a été réalisée du fait d’une cataracte dense et d’une acuité visuelle basse. Six mois après la chirurgie, la meilleure acuité visuelle corrigée était de 7/10e à droite et de 6/10e à gauche. Les porteurs de lentilles de contact cosmétiques sont exposés aux mêmes risques de complications que ceux portant les autres types de lentilles de contact souples, et doivent être soigneusement informés des complications possibles. Les règles d’hygiène et d’entretien doivent être respectées.
Mots-clés : Abcès de cornée, kératites infectieuses, lentilles de contact, lentilles cosmétiques, kératites amibiennes, kératites mycotiques.
INTRODUCTION L’utilisation des lentilles de contact colorées cosmétiques s’est largement développée au cours des dernières années. Elles sont parfois prescrites et/ou distribuées en dehors des réseaux habituels, souvent chez des adultes jeunes emmétropes, non porteurs habituellement de lentilles de contact. Il est tout à fait évident qu’elles exposent, comme toutes lentilles, à certains risques, en particulier la possibilité de survenue de complications infectieuse [1-6]. Nous rapportons le cas d’une kératite infectieuse bilatérale particulièrement sévère ayant nécessité une kératoplastie transfixiante bilatérale.
OBSERVATION Une femme immunocompétente, âgée de 20 ans, sans antécédents médicaux, nous fut adressée pour la prise en charge d’une kératite infectieuse bilatérale sévère. Elle ne présentait pas d’amétropie. Cette patiente avait porté des lentilles souples cosmétiques pour changer la couleur de ses yeux pendant un mois avant de développer des ulcères cornéens bilatéraux. La marque des lentilles et le matériau n’ont pu être obtenus. Aucune règle d’hygiène ne lui avait été recommandée semble-t-il par l’opticien qui lui avait délivré les lentilles. La patiente entretenait ses lentilles
665
J. Colin et coll.
J. Fr. Ophtalmol.
666
1 2a 2b 3
Figure 1 : Aspect initial de kératite infectieuse bilatérale sévère, chez une porteuse de lentilles cosmétiques : kératite stromale dense bilatérale à Acanthamoeba et Fusarium solani. Figure 2 : Aspect des deux cornées à l’entrée dans le service. Figure 3 : Aspect des deux yeux, 3 mois après les greffes de la cornée. Les greffons sont parfaitement transparents ; une cataracte bilatérale dense est observée. La plupart des sutures ont été enlevées.
de contact simplement avec du sérum physiologique le soir. Avant d’être adressée dans notre service quinze jours après l’apparition des abcès cornéens, un prélèvement cornéen avait mis en évidence la présence d’Acanthamoeba et de Fusarium Solani au niveau deux yeux. La patiente était traitée localement par Kétoconazole®, Hexamidine® et Néomycine® horaire, et par voie générale par Ofloxacine® et Fosfomycine®. À l’examen clinique initial, il existait une kératite stromale centrale dense associée à un amincissement prononcé (fig. 1 et
2). L’acuité visuelle était limitée à la perception des mouvements de la main au niveau des deux yeux. Le traitement local fut remplacé par des collyres renforcés : Vancomycine® 50 mg/ml, Gentamicine® 14 mg/ml, Ticarcilline® 6 mg/ml, PHMB® 0,02 % et Amphotéricine B® 5 % horaire. Malgré ce traitement, une perforation cornéenne droite survint 6 jours après son admission, nécessitant une kératoplastie en urgence. La même complication touchant l’œil gauche trois jours plus tard, une greffe perforante fut également réalisée au niveau de cet œil. Dans les deux cas, un greffon conservé
Vol. 29, n° 6, 2006
Kératite infectieuse bilatérale chez une patiente porteuse de lentilles souples cosmétiques
avec une densité cellulaire endothéliale validée fut utilisé. Le diamètre de la trépanation était de 8,0 mm et celui du donneur de 8,25 mm ; les greffons furent suturés par 16 points séparés de monofilament de nylon 10/0. Un traitement postopératoire local fut institué ; il comportait un collyre associant de la tobramycine et de la dexaméthasone, instillé 6 fois par jour pendant un mois, puis diminution de la posologie à 5 fois, puis 4 fois par jour au 3e mois postopératoire. Les collyres antibiotiques fortifiés furent utilisés pendant 8 jours. Le traitement par PHMB à la posologie de 6 instillations par jour fut poursuivi pendant un mois. La patiente quitta le service 8 jours plus tard. Un mois plus tard, les deux yeux ne présentaient plus de signes d’inflammation, et l’acuité visuelle corrigée était chiffrée à 2/10e aux deux yeux. Trois mois plus tard, lors du retour en France de la patiente, une phakoémulsification bilatérale réalisée à trois jours d’intervalle sous anesthésie topique avec implantation d’un cristallin artificiel de chambre postérieure fut effectuée en raison d’une cataracte dense et d’une limitation importante de son acuité visuelle (fig. 3). Une semaine après l’intervention, la meilleure acuité visuelle corrigée était chiffrée à 7/10e à droite et à 6/10e à gauche. Les sutures cornéennes relâchées ont été retirées. À six mois postopératoires, les deux yeux étaient parfaitement calmes, les greffons transparents et l’acuité visuelle inchangée malgré un début de fibrose des deux capsules postérieures du cristallin.
États-Unis, environ 3 millions de personnes portent des lentilles cosmétiques dont au moins 30 % sont emmétropes [8-10]. Selon les recommandations de la FDA et à la suite du décret du sénat américain du 26 octobre 2005 assimilant les lentilles de contact cosmétiques à des dispositifs médicaux, la distribution de ce type de lentilles ne se fait plus que via la prescription d’un professionnel de santé certifié. Cette observation montre que les complications infectieuses des lentilles colorées planes peuvent être extrêmement graves, exposant à un risque de perte de la meilleure acuité visuelle corrigée, voire à une perte fonctionnelle de l’œil. Steinemann et al. [8] ont rapporté récemment six cas de complications du port de lentilles de contact cosmétiques chez des adolescents ou adultes jeunes qui n’avaient jamais porté auparavant de correction par lentilles ou par lunettes. Dans un cas, un abcès à Pseudomonas aeruginosa a nécessité une kératoplastie perforante pour permettre la réhabilitation visuelle. Déjà en 1991, Snyder et al. [10] avaient rapporté cinq cas de kératites microbiennes graves associées au port de lentilles cosmétiques : trois cas étaient dus au Pseudomonas et deux cas à Acanthamoeba. Les lentilles de contact souples cosmétiques sont un moyen simple et séduisant de changer la couleur de l’iris. Cependant, elles exposent aux mêmes risques de complications oculaires parfois graves que les autres lentilles de contact. Les porteurs doivent en conséquence en être informés et une éducation sur la mise en place des lentilles, leur retrait, et leur entretien s’impose.
DISCUSSION Les complications infectieuses ont été fréquemment rapportées chez les patients porteurs de lentilles de contact [1-6]. L’utilisation de lentilles de contact est ainsi la principale cause de kératites infectieuses [4]. Les lentilles de contact cosmétiques posent un problème de santé publique en raison de leur diffusion possible dans les circuits de distribution grand public. En France, 1 % des porteurs de lentilles portent des lentilles de couleur [7]. Le marché annuel des lentilles colorées a été de 1 700 000 unités en 2004, en augmentation de 5 ?5 % par rapport à 2002. Il s’agit en majorité de jeunes femmes : l’âge des porteurs de ce type de lentille se situe essentiellement dans la tranche des 15-24 ans. Le risque de complications infectieuses est encore augmenté par les éventuels échanges de lentilles entre adolescents. Les lentilles de déguisement (Wild eyes, Demoniac lenses…) représentent 1 % de ce marché ! Les lentilles de couleur ne sont pas considérées actuellement en France comme dispositifs médicaux, et il n’y a donc pas d’obligation de notification de leurs complications. Cependant, elles doivent être adaptées de la même façon que les autres lentilles de contact, les règles d’hygiène et d’entretien doivent être les mêmes, et la fréquence de renouvellement doit être respectée. Aux
RÉFÉRENCES 1. Schein OD, Glynn RJ, Poggio EC. Microbial keratitis study group. The relative risk of ulcerative keratitis among users of daily-wear and extended-wear soft contact lenses. A case-control study. N Engl J Med 1989;321:773-8. 2. Cohen EJ, Gonzalez C, Leavitt KG, Arentsen JJ, Laibson PR. Corneal ulcers associated with contact lens including experience with disposable lenses. CLAO J 1991;17:173-6. 3. Liesegang TJ. Contact lens-related microbial keratitis. Part I: Epidemiology. Cornea 1997;16:125-31. 4. Bourcier T, Thomas F, Borderie V, Chaumeil C, Laroche L. Bacterial keratitis: predisposing factors, clinical and microbiological review of 300 cases. Br J Ophthalmol 2003;87:834-8. 5. Morgan PB, Efron N, Hill EA. Incidence of keratitis of varying severity among contact lens wearers. Br J Ophthalmol 2005;89:430-6. 6. Schein OD, McNally JJ, Katz J, Chalmers RL, Tiels JM, Alfonso E, et al. The incidence of microbial keratitis among wearers of a 30-day silicone hydrogel extended-wear contact lens. Ophthalmology 2005;112:2172-9. 7. Malet F. Lentilles cosmétiques planes. Convergence 2005;21: 2-5. 8. Steinemann TL, Pinninti U, Szczotka LB, Eifermann RA, Price FW Jr. Ocular complications associated with the use of cosmetic contact lens from unlicensed vendors. Eye Contact Lens 2003;29:196-200. 9. Cavanagh HD. Over the counter cosmetic colored contact lenses. Déjà vu (disaster!) All over again. Eye Contact Lens 2003;29:195. 10. Snyder RW, Brenner MB, Wiley L. Microbial keratitis associated with plano tinted contact lenses. CLAO J 1991;17:252-5.
667