La criminalisation des itinérants au Canada

La criminalisation des itinérants au Canada

La revue de médecine légale (2013) 4, 45—51 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ARTICLE ORIGINAL La criminalisation des itinérants au Ca...

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La revue de médecine légale (2013) 4, 45—51

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

ARTICLE ORIGINAL

La criminalisation des itinérants au Canada§ The criminalization of the homeless in Canada S. Bergheul a,*, L. Levesque b, S. Pakzad b a b

´ du Que ´ bec en Abitibi-Te ´ miscamingue, 445, boulevard de l’Universite ´ , Rouyn-Noranda (Que ´ bec), J9X5E4 Canada Universite ´ de Moncton, 18, avenue Antonin, Moncton, NB, E1A3EA9 Canada Universite

Disponible sur Internet le 4 février 2013

MOTS CLÉS Itinérance ; Criminalisation ; Santé mentale ; Troubles concomitants ; Canada

KEYWORDS Homeless; Criminalisation; Mental health; Concomitant disorders; Canada

Résumé L’objectif principal du présent article est d’aborder le sujet de la criminalisation des itinérants au Canada. Dans toutes les sociétés, la situation de l’itinérance est perçue, dénoncée, contrôlée comme une situation de menace pour l’ordre public à laquelle il faut répondre. Puisque les recherches sur le lien entre l’itinérance et la criminalité sont manquantes, il devient important d’explorer cette problématique. Cette publication s’appuie sur une revue de littérature canadienne répertoriée durant les dix dernières années. Contrairement à ce qui est admis, les recherches montrent que les itinérants sont plus victimes que coupables d’actes criminels. Ils souffrent de problèmes de santé mentale, de troubles concomitants et de dépendances. # 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Summary The purpose of this paper is to address the issue of criminalization of the homeless in Canada. In all societies, the situation of homelessness is seen, denounced, controlled as a situation of threat to public order to be answered. Since researches on the link between homelessness and crime are missing, it becomes important to explore this issue. This publication is based on a review of Canadian literature listed in the last ten years. Contrary to what is assumed, research shows that the homeless are more victims than perpetrators of crime. They suffer from mental health, concurrent disorders, and addictions. # 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Introduction Dans nos sociétés, l’itinérance est révélatrice des formes de fragilités sociales que produit la société et les moyens dont elle se dote pour faire face à ces vulnérabilités. Elle devient à ce sens un phénomène social pour lequel les modes de

gestion témoignent des enjeux normatifs et institutionnels. Ainsi, dans la plupart des pays se sont multipliés des dispositifs sécuritaires pour répondre aux problèmes de l’itinérance : contrats avec des sociétés de surveillance, tolérance zéro dans les pratiques policières et incarcération. Dans ce contexte, ce phénomène n’est plus perçu dans ses

§ Cet article a fait l’objet d’une communication au VIe Colloque international de psychocriminologie de langue française, le 21 et 22 mars 2011. Université Pierre-Mendès, France. * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (S. Bergheul), [email protected] (L. Levesque), [email protected] (S. Pakzad).

1878-6529/$ — see front matter # 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2012.09.001

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S. Bergheul et al.

Aucune définition officielle de l’itinérance n’existe au Canada, mais la plupart des chercheurs dans le domaine s’entendent pour définir celle-ci selon le style de logement de l’itinérant ainsi que la durée de son itinérance. La Commission de la santé mentale du Canada [2] considère l’itinérant comme une personne qui n’a pas de lieu de résidence durant plus de sept nuits et qui a peu de chances de trouver un endroit où habiter durant le mois qui suit. Les organismes sociaux qui prennent en charge les sans-abri au Canada déterminent les caractéristiques suivantes pour définir l’itinérance : personne qui n’a pas d’adresse fixe, possède un revenu très faible, une accessibilité souvent

Figure 1

L’itinérance est un phénomène en croissance au Canada, mais il n’existe présentement pas de statistiques précises d’envergure nationale. Les sans-abri se déplacent fréquemment ou se cachent loin du regard de la population générale. Il est alors très difficile de recenser le nombre exact de personnes qui se retrouvent dans cette situation. La Stratégie des partenariats de lutte contre l’itinérance (SPLI) du gouvernement fédéral [4], note entre 2007 à 2011 qu’entre 150 000 et 300 000 personnes sans-abri au Canada vivent dans des refuges ou dans la rue, mais cela n’est qu’une approximation. Le recensement 2006 de Statistique Canada [5] (Fig. 1) indique que le taux d’occupation des refuges par province canadienne était le plus élevé dans les régions de l’Ontario (8500), du Québec (4170), de l’Alberta (3450) et dans la Colombie-Britannique (2215). Les taux les plus bas se retrouvant dans les régions de l’Île-du-Prince-Édouard (15), le Nunavut (25) ainsi que le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest (30). Il faut prendre en considération que le taux d’occupation des refuges signifie le nombre de personnes itinérantes ayant fréquenté un refuge pour femmes battues et leurs enfants, un refuge pour personnes sans adresse fixe ainsi que les autres refuges, maisons de chambres et pensions offrant des services d’aide. On peut facilement expliquer le taux élevé d’itinérants dans

Yukon

Alberta

ColombieBritannique

Saskatchewan

Manitoba

Ontario

Québec

215 200 4170 8500 405 295 3450 2215 30 NouveauBrunswick

15

Nouvelle-Écosse

85

Terre-Neuve-etLabrador Île-du-PrinceÉdouard

8000 7000 6000 5000 4000 3000 2000 1000 0

Les statistiques sur l’itinérance au Canada

30

25 Nunavut

Définition de l’itinérance

discriminatoire de la part des services publics, des problèmes de santé mentale, de troubles concomitants et dépourvus de groupe d’appartenance stable. Le service d’information et de recherche parlementaire du gouvernement fédéral du Canada [3] cite trois catégories d’itinérance classifiées : l’itinérance absolue (vivre dans la rue ou dans un refuge), l’itinérance cachée (pas de domicile fixe et vivre ailleurs que dans la rue, soit dans une voiture, chez des amis, etc.) et l’itinérance relative (susceptibilité de perdre son logement actuel). Le service d’information et de recherche parlementaire mentionne que l’itinérance peut également être classée selon la fréquence des épisodes d’itinérance : l’itinérance chronique (à long terme ou répétitive), l’itinérance cyclique (suite à un changement important dans leur vie) et l’itinérance temporaire (à court terme). L’analyse générale des écrits indique que l’itinérance est le reflet d’un processus d’exclusion dans ses différentes formes, un processus de marginalisation, de mise à l’écart social et un processus de vulnérabilisation et de précarité.

Territoires du Nord-Ouest

causes sociales, mais dans son rapport à l’insécurité qu’il provoque. L’utilisation par les personnes itinérantes de l’espace public comme un espace de vie renforce alors l’idée de leur déviance et des dangers qu’ils peuvent provoquer. L’histoire de cette représentation commence avec le Moyen-Âge, puisque dès cette époque, le lien entre errance et criminalité est bien établi, ce qui permet d’assurer un traitement pénal de ce problème [1]. Ainsi, les premiers sociologues ont bâti leurs analyses sur l’idée que les problèmes sociaux comme l’itinérance, la délinquance, l’usage de drogues, la prostitution sont les produits de transformations rapides de la ville qui ont contribué à modifier l’ordre social et moral antérieur. Cependant, les études menées jusqu’à présent n’apportent pas le soutien empirique nécessaire pour appuyer ces accusations. Étant donné que les raisons d’incarcération chez les itinérants sont en lien avec des infractions mineures (nuisance publique ou consommation de drogues), il est impossible de se fier au nombre d’arrestations de ceux-ci pour déterminer leur degré de dangerosité. Le présent article explore les liens possibles entre l’itinérance et la criminalité. Il s’agit d’une réflexion sur l’itinérance en lien avec la criminalisation, la victimisation, la santé mentale et les troubles concomitants. Les auteurs de cet article posent les questions suivantes : les itinérants sont-ils plutôt victimes ou auteurs de crimes ? Y a-t-il une différence entre la criminalité des hommes et celle des femmes ? La santé mentale et les troubles concomitants ont-ils un effet direct ou indirect sur la criminalité des itinérants ? Et finalement, pourquoi les itinérants sont autant criminalisés ?

Taux d’occupation des refuges par province canadienne en 2006.

La criminalisation des itinérants au Canada certaines provinces puisque celles-ci regroupent les plus grandes villes canadiennes qui sont dotées de refuges pour itinérants.

Itinérance, santé mentale et troubles concomitants La santé mentale des itinérants Le taux des problèmes de santé mentale est considérablement plus élevé chez la population itinérante que dans l’ensemble de la population générale [6,7]. L’Institut canadien d’informations sur la santé [8], dans la région de Victoria en Colombie-Britannique mentionne que 41 % de la population itinérante adulte a déclaré avoir été diagnostiquée d’une maladie mentale. À Edmonton, en Alberta, 59 % des sans-abri déclaraient en 2003 souffrir de troubles mentaux. En 2004, dans la région d’Halifax en Nouvelle-Écosse, 20 % des 266 itinérants rencontrés se considéraient comme souffrant de problème de santé mentale. Suite à la vague de désinstitutionnalisation de la maladie mentale, plusieurs lits d’hôpitaux et d’institutions psychiatriques ont dû être fermés poussant ainsi les bénéficiaires de ses services vers la rue. En effet, de 1995 à 2002, le nombre de lits en psychiatrie est passé de 6000 à 3496 [9]. N’ayant aucune autre forme de support de la part de leur entourage ou des services de la santé, les personnes sans domicile fixe sont tombées dans l’itinérance. On recense aussi les personnes atteintes de maladies mentales qui sont domiciliées et qui se retrouvent à la rue en raison de l’impossibilité d’une prise en charge par leurs familles. Sous le poids des pressions administratives et du manque de lits dans les structures médicales, les patients voient souvent leur congé médical autorisé sans que soit vérifiée l’éventualité qu’ils se retrouvent à la rue. Les procédures d’admission et de sortie des patients ne prévoient pas une vérification systématique de leurs conditions sociales. Forchuk et al. [10] mentionnent que 11,8 % (2001—2002) et 7,6 % (2002—2003) des patients ayant reçu leur congé d’un hôpital psychiatrique à London en Ontario se sont retrouvés sans logement et dans la rue. Les itinérants atteints de maladies mentales sont souvent en contact avec le système carcéral. Les résultats d’une enquête du Service correctionnel du Canada (SCC) démontrent qu’en 1997, près de 8 % des détenus ont fait l’objet d’un diagnostic de maladie mentale au moment de leur incarcération. En 2001, cette proportion avait atteint 10 %, soit une augmentation de 24 %. Durant la même période, le nombre total des détenus qui prenaient des médicaments suite à une prescription médicale pour raison de maladie mentale était de 11 % en 1997 et de 16 % en 2001, soit une augmentation d’environ 50 % [11]. Une étude de Goering et al. [12], effectuée auprès des sans-abri de Toronto en 1998 par le centre de toxicomanie et de santé mentale indique qu’environ 66 % des itinérants font l’objet d’un diagnostic de maladie mentale sur l’ensemble de leur vie, soit deux à trois fois le taux du reste de la population, 6 % ont été hospitalisés dans un établissement psychiatrique durant l’année qui a précédé leur première itinérance, 25 % ont reçu des soins psychiatriques en clinique

47 et 30 % ont séjourné dans des postes de police ou des prisons. Dans une recherche effectuée auprès d’une clientèle souffrant de troubles mentaux graves, 15 % étaient itinérants et 55 % souffraient de schizophrénie, 20 % de troubles bipolaires et 25 % de dépression majeure, tandis que 60 % avaient des troubles d’abus de substances. Les chercheurs ont également démontré que les troubles mentaux étaient plus présents chez les itinérants que chez les gens de la population générale. La schizophrénie par exemple, serait dix fois plus présente chez les itinérants que chez les non-itinérants [13]. Le lien entre les personnes itinérantes et les services de santé paraît très complexe. Cette complexité peut être expliquée par plusieurs facteurs. Certains de ces facteurs sont associés aux itinérants eux-mêmes alors que d’autres sont associées aux professionnels de la santé. Ainsi, on remarque que les personnes itinérantes atteintes de troubles mentaux vont moins chercher de l’aide et les services en santé mentale qu’ils arrivent à obtenir sont insuffisants. Cela explique la méfiance de ces personnes face à l’autorité et aux services qui leur sont offerts d’une part. D’autre part, les troubles mentaux dont souffrent les itinérants deviennent un handicap, dans le sens où ils ne sont pas conscients de la nécessité pour eux d’aller chercher de l’aide. Le constat est d’autant plus alarmant quand on prend en considération l’attitude des soignants face aux patients itinérants et atteints de troubles mentaux. Ainsi, l’équipe soignante va généralement se focaliser sur les aspects cliniques qui accompagnent la maladie mentale sans se préoccuper des conditions sociales du patient, allant même jusqu’à considérer la situation comme irrémédiable [14].

Les troubles concomitants et dépendances Les troubles concomitants sont des troubles se rapportant aux personnes qui vivent une association de troubles mentaux, émotionnels et psychiatriques avec une consommation excessive d’alcool ou d’autres drogues psychoactives [8]. L’ampleur des troubles n’est pas connue pour les mêmes raisons qu’il est impossible de connaître un nombre précis des itinérants au Canada comme cité précédemment. La proportion de troubles liés à l’alcool est restée plutôt stable chez les hommes, mais a beaucoup augmenté chez les femmes, et ce, au cours des 20 dernières années tandis que l’augmentation de consommation de drogues augmente chez les deux sexes. Des chercheurs démontrent que la proportion de personnes itinérantes ayant des troubles affectifs aurait augmenté significativement alors que les troubles de schizophrénie et les troubles de personnalité antisociale seraient restés stables au cours de ces 20 ans [15]. Le lien entre la santé mentale, la toxicomanie et l’itinérance est bien présent, mais il est difficile d’établir une relation de cause à effet puisque les problèmes de santé mentale et la toxicomanie peuvent facilement mener à l’itinérance et inversement, l’itinérance peut mener à des troubles de santé mentale et amener les individus vers la dépendance aux drogues et à l’alcool. On peut donc émettre l’hypothèse que l’itinérance d’une part et les troubles concomitants d’autre part se renforcent mutuellement. Comparativement aux autres itinérants souffrant seulement de troubles de santé mentale ou seulement de

48 toxicomanie ou ne souffrant d’aucun de ses troubles, ceux ayant un trouble concomitant se retrouvent plus souvent dans la rue que dans les refuges. Ils souffrent plus fréquemment de détresse psychologique, échangent des faveurs sexuelles contre de l’argent et sont plus susceptibles d’être arrêtés par la police, incarcérés ou d’être victimisés [16,17]. Dickey et Azeni [18] ont constaté que les individus ayant une concomitance ont généré des coûts de traitement presque 60 % plus importants que ceux qui n’ont pas eu un désordre d’utilisation de substance. La différence de coût était due principalement à un grand nombre d’hospitalisations pour soins aigus. Les études de Fischer et Breakey [17] démontrent des taux élevés chez les itinérants de problèmes de santé physique, de dépendances aux drogues ainsi que de troubles mentaux. Les deux chercheurs repèrent un taux élevé d’itinérants qui consomment des substances et souffrent d’un trouble concomitant avec alcool. En 2005, Goering [19] a entrepris une étude sur les centres d’hébergement pour itinérants au Canada. Il a constaté que 46 % des personnes fréquentant ces centres souffraient de dépression majeure, 5,7 % de schizophrénie, 62 % d’abus ou de dépendance à l’alcool et 38,7 % d’abus ou dépendance à la drogue. Les non-itinérants souffrant de troubles concomitants, de santé mentale et d’abus de substances sont plus fréquemment hospitalisés. Selon Fournier et Mercier [20], environ 30 % des personnes itinérantes se présentant aux urgences des hôpitaux souffrent de problèmes médicaux reliés à l’abus d’alcool. Ces patients sont très mal perçus par le personnel médical et le plan de traitement consiste souvent à les retourner à la rue le plus rapidement possible. La présence de troubles concomitants est semblable chez les hommes (21,4 %) et chez les femmes (22,6 %). Il en est de même pour l’âge des itinérants, soit chez les 18—29 ans (21,8 %), les 30—44 ans (19,3 %) et les 45 ans et plus (24,4 %). Le niveau de la situation d’itinérance détermine le niveau de concomitance. Pour les personnes n’ayant jamais été en situation d’itinérance, le taux de troubles concomitants est de 4,8 % comparativement à 22,7 % pour des individus ayant déjà vécu l’itinérance et à 31,2 % pour des individus actuellement en situation d’itinérance [14]. Avant 1999, les services en santé mentale et en toxicomanie au Canada fonctionnaient de manière séparée. Certains changements ont été réalisés dans le réseau de la santé suite aux recommandations de Santé Canada en 2002. Ainsi les ressources ayant pour mission de prendre en charge les personnes ayant des problèmes concomitants ont été créées au Québec, tel le Centre Cormier-Lafontaine pour les troubles concomitants ou le programme Relais-Méthadone pour les troubles d’héroïnomanie et d’itinérance.

Itinérance et criminalité Au Canada, le taux de crime est présentement en diminution, mais le nombre d’individus incarcérés dans les prisons est en augmentation. On peut avancer une explication à cette augmentation par le fait qu’il y ait une surreprésentation des personnes sans-abri parmi les individus arrêtés et incarcérés [21]. Le réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal [22] estime actuellement que plus de 10 % des personnes détenues dans les prisons du Québec se

S. Bergheul et al.

Figure 2 Nature des infractions reprochées aux itinérants. Extrait de Bellot et al., 2005 [34].

déclarent sans adresse. La criminalité des sans-abri se présente sous deux formes importantes : les itinérants sont soit victimes ou auteurs de crimes. L’analyse des infractions reprochées, présentées sur la Fig. 2, témoigne des grandes catégories de criminalisation des populations itinérantes. Il apparaît que les infractions relatives à la paix et l’ordre public concernent plus de 69 % de l’ensemble des infractions reprochées. Si on analyse des relations entre les personnes itinérantes et les acteurs du système pénal, il apparaît clairement que les sans-abri ne connaissent pas leurs situations judiciaires et vivent ce rapport comme une violence symbolique à l’égard des plus démunis. Étant donné qu’il y a surreprésentation des troubles psychotiques chez les itinérants ainsi qu’une disposition à un trouble concomitant de dépendance, il n’est pas surprenant que ces deux facteurs soient associés à un risque élevé de victimisation chez les individus souffrant de troubles mentaux. Environ 97 % des femmes itinérantes souffrant de troubles mentaux rapportent être victimisées de façon quotidienne [23]. Certains aspects cognitifs et comportementaux reliés à la schizophrénie, telles l’altération du jugement et la difficulté de planification, augmentent la vulnérabilité à la victimisation, en particulier au niveau de l’abus et de l’exploitation sexuelle. Chapple et al. [24] considèrent que les individus manifestant des symptômes psychotiques ainsi qu’une apparence physique délabrée attirent facilement l’attention. Les individus atteints de troubles psychotiques qui sont également itinérants sont environ 2,5 fois plus susceptibles d’être victimisés que ceux n’étant pas sans-abri. Se retrouvant dans des conditions qui les vulnérabilisent, ils sont plus à risque d’être des victimes que le reste de la population domiciliée. Leur mode de vie est la survie dans la rue, ils sont toujours à la recherche d’un endroit sécuritaire pour dormir et sont en quête de nourriture. Ils sont autant à risque de se faire attaquer et de se faire violenter par des personnes qui vivent comme eux dans la rue que par des citoyens de la population générale. Les sans-abri se promènent généralement avec toutes leurs possessions. Il leur

La criminalisation des itinérants au Canada arrive souvent d’être attaqués ou volés par d’autres itinérants dans les centres d’hébergement. C’est l’une des raisons pour lesquelles certains d’entre eux préfèrent vivre dans la rue plutôt que d’aller dans un refuge. Certains sans-abri avouent se promener avec une arme afin de se sentir un peu plus en sécurité, soit 14 % des hommes et 16 % des femmes[25]. Les principales formes de victimisation envers les itinérants sont le vol, les voies de fait et la violence dans les refuges [26,27]. Le rapport de la Toronto Street Health en 1992 [28] mentionne que 21 % des femmes itinérantes rapportaient avoir été victimes de viol, 43 % des femmes et 14 % des hommes quant à eux rapportaient avoir été agressés sexuellement. Selon le même rapport, 10 % des femmes itinérantes déclaraient avoir été agressées par des policiers. Il n’est alors pas rare de voir le syndrome de stress posttraumatique apparaître chez cette population suite à cette exposition permanente à la violence et à son haut risque d’en être victime. Étant contraints à vivre leur vie privée dans des espaces publics, ils sont plus enclins à être victimes de préjugés ou d’attaques verbales par les citoyens ou encore à être victimes d’une surveillance policière accrue comparativement aux autres citoyens qui bénéficient de l’intimité de leur domicile1. Ils sont aussi victimes par le fait qu’il y ait criminalisation de leurs activités routinières ou de survies, telles que flâner, mendier, dormir sur un banc de parc ou troubler la paix publique. Beaucoup des activités associées à la survie dans la rue chez les itinérants sont maintenant criminalisées. Par le fait même, la criminalité associée à certains itinérants réside plutôt dans l’endroit où est effectuée l’activité. Par exemple, un itinérant qui consomme de l’alcool dans un parc peut être arrêté pour infraction à la loi. Dans ce cas, ce n’est pas l’activité elle-même, soit de boire de l’alcool, qui est criminalisée, mais plutôt l’endroit dans lequel elle est pratiquée. Le même constat est fait pour un itinérant qui dort sur un banc public, qui flâne devant un commerce et ainsi de suite. Le fait que ces personnes n’aient pas de domicile fixe pour pratiquer leurs activités rend inévitable leur pratique dans des endroits publics, il en résulte la criminalisation de celles-ci. Les spécialistes en victimologie [33] ont remarqué ces dernières années que les personnes qui ont été maltraitées pendant leur enfance ont tendance à réagir à l’âge adulte par la violence et la délinquance. C’est le cas de certains itinérants qui souffrent d’un taux très élevé de victimisation et présentent les mêmes caractéristiques psychologiques, sociales et démographiques que les délinquants. Un sondage auprès de la population itinérante de Calgary en 2002 [29] démontre que 77 % des sans-abri avaient déjà été incarcérés à un moment de leur vie. Ils sont le plus souvent incarcérés pour des délits mineurs que pour des crimes violents. Ils ne sont pas arrêtés et emprisonnés, car ils sont dangereux, mais le plus souvent, car ils sont 1 En juin 2011, un sans-abri brandissant un couteau a été abattu dans une rue du centre-ville de Montréal. Un passant innocent avait également été touché et tué lors de l’incident. En janvier 2012, deux agents de la police ont tiré trois coups de feu dans une station de métro au centre-ville de Montréal. Un sans-abri âgé de 34 ans a perdu la vie dans cette fusillade.

49 une nuisance pour le reste de la population. Ils peuvent avoir commis un délit mineur, manqué de respect envers un policier ou ont eux-mêmes fait en sorte de se faire arrêter afin de passer quelques jours en prison. L’analyse de l’emprisonnement des personnes itinérantes ne peut ignorer l’une des raisons les plus importantes : le non-paiement de contraventions. Ces contraventions amorcent un parcours judiciaire qui aboutit généralement à une incarcération, pour non-paiement d’amende. Dans certains cas, pour subvenir à leurs besoins, tel que manger ou se vêtir, ils doivent passer par des moyens illégaux pour se les procurer. Certains sans-abri, pour répondre à leur dépendance à la drogue ou à l’alcool, vont s’engager dans la vente de drogue ou la prostitution. La probabilité de contact avec le système judiciaire augmente avec le temps passé dans la rue. Plus on est dans la rue, plus on a tendance à se faire arrêter. Les données recueillies dans l’étude de Snow et al. [30] indiquent que les contacts avec le système judiciaire ont lieu parce que l’itinérant s’engage dans des activités de survie dans la rue, que son apparence fait de lui un individu stigmatisé sur lequel l’attention sera portée ou encore suite à l’adoption de stratégies d’adaptation qui attire l’attention des policiers. La criminalité des hommes et celles des femmes sont différentes sur certains points de vue, mais en général, elles se ressemblent étrangement. Les hommes sont significativement plus impliqués dans des délits et crimes violents que les femmes. Les femmes ont plutôt tendance à s’isoler des dangers de la rue et sont moins enclines à participer à des bagarres que les hommes. Cependant, l’itinérance et l’insatisfaction monétaire sont étroitement liées au crime contre la propriété autant pour les femmes que pour les hommes. L’association avec un groupe de pairs délinquants et l’abus de substance ne diffère pas selon que l’itinérant soit un homme ou une femme. Le taux d’arrestation est significativement plus élevé pour les cambriolages, les vols et les vols de véhicules chez les sans-abri que chez le reste de la population. Les arrestations pour cambriolages impliquent l’introduction dans des entrepôts ou des immeubles abandonnés dans le but premier d’obtenir une place pour s’abriter ou pour échapper aux dangers de la rue. Toujours selon Snow et al. [30], dans le cas des vols, environ 50 % des arrestations sont pour des vols à l’étalage principalement pour obtenir des cigarettes, de la nourriture et de la boisson. Cela suggère que les crimes contre les biens commis par les itinérants ne sont pas très nombreux et pas très menaçants pour les citoyens. Même si les itinérants sont plus souvent arrêtés et incarcérés que les non-itinérants, la plupart de leurs infractions sont mineures et n’engendrent pas de victimes. Il est de plus en plus admissible que les enfants qui ont été victimes de violence sexuelle pendant leur enfance aient généralement des troubles de comportement et des conduites antisociales durant leur adolescence et leur vie adulte, conduites qui sont également associées à l’itinérance. La violence physique et sexuelle subie pendant l’enfance semble être un facteur contribuant à l’itinérance. Une étude torontoise (Mental Health Policy Research Group) [28] auprès de 300 sans-abri indique que 49 % des femmes et 16 % des hommes déclaraient avoir été victimes d’agression sexuelle pendant leur enfance comparativement à 13 % de femmes et

50 4 % d’hommes pour l’ensemble de la population. C’est aussi une conséquence à long terme de la violence ou de l’abus vécu pendant l’enfance et l’adolescence. Goering et al. [12] démontraient aussi que plus de la moitié des participants au projet Pathways Into Homeless ont déclaré avoir subi des sévices sexuels lorsqu’ils étaient enfants. Plusieurs femmes deviennent itinérantes pour échapper à une relation amoureuse abusive ou une relation familiale violente. La violence familiale ou de couple peut mener à l’itinérance puisque la personne victime va tenter de fuir la maison afin de mettre fin à cette violence. En 2005—2006, Statistique Canada [5] signale que près de 106 000 femmes et enfants victimes de violence se sont présentés à des centres d’hébergement pour femmes battues2. La Société canadienne d’hypothèques et de logement [31] mentionne que plus de 40 % des familles sans-abri interviewées dans les centres urbains du Canada nomment la violence familiale parmi les facteurs qui les ont poussés à quitter leur foyer. Plusieurs facteurs expliquent ce risque de tourner vers l’itinérance à l’âge adulte : le fait qu’un individu ait subi de la violence pendant l’enfance augmente le risque d’être confronté à plusieurs obstacles à l’âge adulte, tels que la maladie mentale ou un manque de soutien social de la part de son entourage. Echenberg et Jensen [16] déterminent qu’il existe un lien entre la violence subie pendant les premières années de vie et la durée et fréquence d’itinérance à l’âge adulte. L’échec du mariage et la violence sexuelle et physique vécue dans les relations de couples ou pendant l’enfance augmentent les chances de se retrouver en situation d’itinérance.

Conclusion Ce travail a permis d’identifier qu’il existe bien un problème de criminalisation des itinérants. Dans ce contexte, le document que nous proposons a permis de définir l’itinérance au Canada à partir des enjeux qu’elle pose, de décrire les visages de celle-ci, de nommer les difficultés associées à la vie de la personne sans-abri et de faire la différence entre les principales formes de victimisation et les délits commis par les hommes et les femmes. Contrairement à certaines idées préconçues, les itinérants sont plus souvent victimes qu’auteurs de crimes. Lorsqu’ils sont inculpés, ce n’est pas pour des crimes graves, mais plutôt pour des délits mineurs sans victimes. La majorité de ses crimes commis le sont dans un but précis, qui est la survie dans la rue. Les recherches démontrent également qu’il semble y avoir la présence d’autres facteurs qui entrent en jeux dans l’explication de la criminalité, soit les problèmes de santé mentale et des troubles concomitants. Il est bien évident que les problèmes de santé mentale et de dépendance accentuent la probabilité chez l’itinérant ou l’itinérante de commettre des crimes ou d’être victime d’actes criminels. 2 Il est important de préciser ici que les centres d’hébergement destinés aux sans-abris accueillent des individus de différents profils. Ces personnes peuvent être des femmes victimes de violence conjugale, des jeunes adolescents, des malades mentaux, des immigrants nouvellement arrivés, des réfugiés, des personnes récemment libérées de prisons et des travailleurs précaires.

S. Bergheul et al. S’intéresser aux regards posés sur l’itinérance, c’est chercher à comprendre comment la société voit cette situation et les personnes qui la vivent. Paresseux, alcoolo, menteur, fainéant, fou ou mauvais... sont parmi les préjugés les plus répandus qui alimentent les personnes itinérantes rencontrées dans la rue. Placer la définition de l’itinérance au cœur des enjeux d’exclusion, de marginalisation et de vulnérabilisassions, c’est insister sur l’importance de la sensibilisation pour mieux comprendre le phénomène de la criminalité chez les itinérants, briser les préjugés qui entourent ce phénomène et améliorer et renforcer les programmes de préventions et les prises en charge actuelles des intervenants sur le terrain. Plusieurs auteurs [32] ont dressé et expliqué une typologie des logiques d’action que l’appareil pénal utilise pour justifier la criminalisation de l’itinérance. Mais au terme de ce travail, une question demeure, la voie pénale est-elle la meilleure solution pour soutenir et aider les personnes itinérantes dans leur insertion sociale ?

Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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