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Le traitement par metformine dans l’insuffisance rénale chronique chez le patient diabétique : une revue des recommandations et des prises de position à travers le monde Meformin treatment in diabetic patient with chronic kidney disease: A review of guidelines and position statement worldwide Résumé Notre équipe a publié cette année un travail sur un sujet d’importance – nous semblet-il – : une revue des recommandations et des prises de position dans les journaux scientifiques relatives à la conduite du traitement par metformine dans l’insuffisance rénale chronique chez les patients diabétiques [1]. Nous sommes heureux d’en présenter ici la teneur. Mots-clés : Diabète de type 2 – metformine – insuffisance rénale chronique – acidose lactique. F. Kajbaf, J.-D. Lalau Service d’endocrinologie-nutrition, Hôpital Sud, CHU d’Amiens.
Summary We compared and contrasted guidelines on metformin treatment in diabetic patients with chronic kidney disease (CKD) from around the world, with the aim of helping physicians to refine their analysis of the available evidence before deciding whether to continue or withdraw this drug. Key-words: Type 2 diabetes – metformin – chronic kidney disease – lactic acidosis.
Introduction
Correspondance Jean-Daniel Lalau Service d’endocrinologie-nutrition Hôpital Sud 80054 Amiens cedex 1
[email protected] © 2014 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés.
Ce qui est confortable avec la metformine, vieille de plus d’un demi-siècle, c’est que l’on n’est pas contraint de faire un long laïus pour la présenter dans une introduction. En quelques mots donc, plutôt qu’en cent : c’est la référence dans le diabète de type 2 ; elle a des effets protecteurs pléiotropes remarquables. Pour autant, à côté de ces belles couleurs, il y a encore une zone d’ombre : la metformine, parce qu’elle est éliminée par le rein, peut s’accumuler dans l’insuffisance rénale sévère ; et cette accumulation peut provoquer une
acidose lactique. Aussi, la metformine serait-elle un « vrai pharmakon », c’està-dire à la fois un « remède » et un « poison » ? Nous ne nous étendrons pas ici sur le sujet de l’acidose lactique, et renvoyons plutôt le lecteur intéressé à nos travaux [2, 3]. Nous voudrions plutôt traiter le sujet du maniement de la metformine dans l’insuffisance rénale. La question est, en effet, d’importance ! Nous pourrions formuler la problématique comme suit : un « bon médicament » perd sa qualité de « bon médicament » s’il faut le suspendre ; plus précisément, s’agissant de la metformine et de l’insuffisance rénale, un
Médecine des maladies Métaboliques - Avril 2014 - Vol. 8 - N°2
Le traitement par metformine dans l’insuffisance rénale chronique chez le patient diabétique
« bon médicament » deviendrait même un « mauvais médicament » s’il faut l’arrêter indûment pour le remplacer, toujours en raison d’une insuffisance rénale, par un autre exposant véritablement, lui, à un risque. Nous aurions là, si nous pouvions dire, un « pharmakon indirect ». Voyons donc ce qui est dit au sujet de la metformine et du rein, tant dans les recommandations (« guidelines »), que dans les prises de position de référents en diabétologie.
De la méthode ! Comment avons-nous procédé ? En allant à la pêche aux informations selon trois sources : – en consultant les documents officiels des 20 pays les plus peuplés du monde [4] ; – les documents officiels aussi des 20 pays les plus productifs en diabétologie, sur le critère des publications les plus nombreuses dans ce domaine (source: International Science Ranking [5]) ; – enfin, les prises de position d’auteurs, publiées dans les grandes revues de la littérature scientifique. Plus précisément, nous avons consulté les documents officiels émanant des autorités de santé, de sociétés savantes, et/ou d’associations de diabétiques (qu’il s’agisse de formulaires officiels, de « guidelines », de sites Internet, d’ouvrages de référence, ou
encore d’autorisations de commercialisation). La littérature scientifique, elle, a été consultée à partir des bases de données Medline, Scopus et Science Direct (avec les mots-clés suivants : « metformine », « contre-indications », « insuffisance rénale », « insuffisance rénale aiguë », et « insuffisance rénale chronique », tout cela en langue anglaise ou française). Nous avons choisi de pratiquer cette collecte d’information de 1990 à 2012 inclus. Pourquoi 1990 ? Parce que cette date correspond à l’année de parution de la seule étude prospective publiée sur ce sujet du traitement par metformine dans l’insuffisance rénale (plus précisément, chez le sujet âgé, et en l’occurrence issue de notre groupe [6]). Nous avons fait, ensuite, le distinguo entre les critères qualitatifs (exemple : « insuffisance rénale ») et des critères quantitatifs (exemple : « une créatininémie à … »).
Et les résultats ? Nous avons, au total, comptabilisé trois recommandations internationales, 31 recommandations nationales, et 20 propositions issues de la littérature scientifique. Nous ne donnerons pas ici les données détaillées, accessibles dans notre publication [1] et renvoyons plutôt au tableau I, qui présente les informations sous forme résumée.
Il apparaît, au bout du compte, que les critères pour arrêter le traitement par metformine sont : – avant tout qualitatifs dans les pays les plus peuplés (par exemple : « insuffisance rénale », sans précision) ; – plus souvent quantitatifs pour les pays les plus productifs en diabétologie, chaque fois avec une proposition de seuil d’arrêt (plutôt que d’ajuster la dose de metformine), ou chaque fois aussi avec le seul critère de la créatininémie (notons que, concernant notre pays, les recommandations ont changé en 2013, soit après notre période d’étude) ; – quantitatifs aussi pour presque toutes les propositions de la littérature scientifique, mais avec un seuil cette fois selon la clairance de la créatinine (ou le débit de filtration glomérulaire estimé : eDFG) ou, dans une proportion significative de cas, la proposition d’un ajustement de dose ; – les seuils de créatinine proposés sont globalement les mêmes (≥ 15 mg/l chez l’homme, et ≥ 14 mg/l chez la femme, soit 133 et 115 μmol/l, respectivement), tandis que les seuils de clairance de la créatinine sont, eux, variables (du stade 3 d’insuffisance rénale, c’est-à-dire pour une clairance ou un eDFG de 60 à 30 ml/min/1,73 m2, jusqu’au stade 5, à savoir l’insuffisance rénale terminale !). – deux recommandations d’ajustement de la dose de metformine ont été faites sur la base du dosage de la metformine dans le sang ;
Tableau I. Recommandations d’arrêt du traitement par metformine : résumé des données disponibles selon la nature des sources d’informations.
Critère
Qualitatif
Seuil Quantitatif Ajustement de dose
Recommandations des 20 pays les plus productifs en diabétologie
Propositions issues de la littérature scientifique (n = 20)
19
6
1*
14
16
1
2
9
16**
_
_
_
_
_
7**
Recommandations des 20 pays les plus peuplés
Créatininémie Clairance de la créatinine, ou eGFR Créatininémie Clairance de la créatinine, ou eGFR
* Avec, en outre, une proposition d’ajustement de la dose de metformine en fonction du stade d’insuffisance rénale. ** Une même proposition peut inclure un critère de seuil et/ou d’ajustement de dose de metformine. eDFG : débit de filtration glomérulaire estimé.
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– aucune étude prospective d’ajustement de dose n’a été réalisée depuis la nôtre (en 1990 ! [6]) ; – enfin, le critère de stabilité dans le temps de la fonction rénale n’a été mentionné qu’une seule fois [7].
Discutons… Nous pouvons dire, au terme de notre collecte d’information, que nous allons de surprise en surprise. Développons : • Surprise 1 Il est tout de même étonnant que pour un médicament éliminé par le rein, et seulement par le rein, les recommandations faites pour la majeure partie de la population mondiale soient purement qualitatives, à savoir la présence d’une « insuffisance rénale », sans aucune précision sur le degré de sévérité, alors que la clairance de la metformine est plus élevée que celle de la créatinine d’un facteur 4 à 5. En d’autres termes, on s’attendrait à ce que la restriction de prescription de la metformine mentionne plus particulièrement l’insuffisance rénale sévère. • Surprise 2 Les recommandations faites par les pays que nous avons qualifiés de « plus producteurs » en diabétologie sont généralement (mais pas toujours !) quantitatives, Elles ne sont pas nécessairement « sophistiquées » pour autant, car il s’agit plus souvent du critère simple de la créatininémie, plutôt que celui de la clairance (clairance de la créatinine proprement dite, ou eDFG). • Surprise 3 Les recommandations issues de la littérature scientifique, elles, sont notablement différentes des précédentes, en ce sens qu’elles sont quantitatives et basées, cette fois, sur la clairance de la créatinine ; et surtout, elles adoptent volontiers une posture d’ajustement – ce qui nous paraît le plus logique si la fonction rénale est stable. • Surprise 4 Or, le critère de stabilité de la fonction rénale n’est jamais mentionné, à l’exception d’une seule fois, et il y a bien longtemps (en 1995, [7]). Nous voudrions dire, à ce sujet, qu’une insuffisance rénale sévère pose moins
de problème en réalité, lorsqu’elle est stable, qu’une insuffisance rénale moins sévère, mais évolutive ! De fait, dans notre expérience, les cas d’acidose lactique associée à la metformine concernent environ 3 fois plus souvent le sujet présentant une insuffisance rénale aiguë qu’une insuffisance rénale chronique [8] ! • Surprise 5 Les propositions de seuil sont très strictes s’agissant de la créatininémie, avec généralement un arrêt de la metformine pour une créatinine > 15 mg/l chez l’homme et > 14 mg/l chez la femme (soit 133 et 115 μmol/l, respectivement) ; alors qu’elles peuvent être plus lâches avec la clairance de la créatinine (ou eDFG). Certains autorisent même la poursuite jusqu’au stade 5 d’insuffisance rénale [9] ! • Surprise 6 À ce stade de la présente analyse, nous pouvons dire que les propositions quantitatives sont généralement mal adaptées, et nous dirions même plus, mal raisonnées : comme ce seuil est plus souvent un niveau de créatininémie, les propositions sont, au bout du compte, injustement tranchées : – soit « la pleine dose de metformine », lorsque la fonction rénale est normale ; – soit « 0 metformine », dès qu’il y a une insuffisance rénale, même modérée (créatininémie > 15 mg/l chez l’homme, et > 14 mg/l chez la femme …). C’est ce raisonnement en « on/off » que, pour notre part, nous avons toujours contesté. Un tel raisonnement est pourtant bien adopté, depuis toujours dirons-nous, pour d’autres médicaments éliminés par le rein. Il est même « automatique » dans l’exemple des aminoglycosides. • Surprise 7 Mais, le plus surprenant, c’est que nous tournons sur ce sujet quelque peu en rond, à vide même oserons-nous dire, parce que, à ce jour, aucune étude prospective n’est encore disponible pour guider au mieux le choix thérapeutique, à l’exception de notre propre étude, publiée depuis près d’un quart de siècle [6], concernant, il est vrai, le sujet âgé, mais qui comportait à l’époque un groupe que nous qualifierions bien aujourd’hui de stade 3 de CKD (pour chronic kidney disease, avec eDFG de
60 à 30ml/min/1,73 m2). Cette étude était empirique : donner soit 1 700 mg de metformine (= 2 comprimés de metformine à 850 mg ; à l’époque la posologie à 1 000 mg n’était pas disponible) chez le sujet avec une clairance de la créatinine > 60 ml/min (à l’époque évaluée avec la méthode de Cockroft), soit 850 mg (= 1 comprimé) pour un niveau de clairance entre 60 et 30 ml/min. Un tel raisonnement d’adaptation s’est avéré dans l’après-coup justifié, dans la mesure où les metforminémies dosées à 1 et à 2 mois s’étaient avérées comparables dans les deux groupes d’étude. CQFD ! • Surprise 8 Finalement, on parle du rein et encore du rein, encore de façon donc diverse et variée s’agissant des contre-indications, tandis que le vrai problème de la dangerosité possible de la metformine est relative au foie, et encore au foie. Quel est le problème, en effet, de produire en effet un peu, beaucoup, énormément de lactate, puisque le foie est en capacité d’en épurer un peu, beaucoup, énormément [10] ? De fait, les seules situations d’acidose lactique associée à la metformine et à un pronostic défavorable sont bien l’insuffisance hépatique (ou son équivalent, avec un taux de prothrombine bas [11-14]). En d’autres termes, le rein est à prendre en considération pour le risque d’accumulation de metformine, mais cette dernière n’est dangereuse que si le foie est, en outre, altéré : – dans l’accumulation isolée de metformine, le lactate est tout aussi bien oxydé que le glucose ; – dans l’accumulation isolée de metformine avec hypoxie, le lactate est même mieux oxydé que le glucose (la conversion du glucose en glucose-6 phosphate requiert de l’ATP, et donc de l’oxygène) ; – en revanche, dans l’accumulation de metformine avec insuffisance hépatique, il en va tout autrement.
Le mot de la fin Les recommandations relatives au traitement par metformine dans l’insuffisance rénale demeurent donc encore diverses et variées. Nous espérons, pour ce qui nous concerne, aider à rationnaliser les
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[4].http://www.nationsonline.org/oneworld/ world_population.htm (December 2012).
Les points essentiels • Les contre-indications actuelles au traitement par la metformine excluent une large proportion de patients présentant une insuffisance rénale. • Les critères d’arrêt de la metformine dans l’insuffisance rénale sont majoritairement qualitatifs dans les pays les plus peuplés. • Les critères d’arrêt quantitatifs sont principalement basés sur la créatininémie. • Le critère de stabilité de la fonction rénale n’est pas pris en considération. • Contrairement aux autres médicaments éliminés par le rein, les recommandations ne sont pas celles d’un ajustement de la posologie de metformine selon la fonction rénale.
choses. Nous menons actuellement, en effet, une étude avec la metformine prescrite à doses progressives dans tous les stades d’insuffisance rénale ; cela avec monitorage de la metformine plasmatique et érythrocytaire et, en outre, du lactate dans les niveaux d’insuffisance rénale qui font encore l’objet d’une contre-indication pour le fabricant. Certes, nous assistons, à l’heure actuelle, à une certaine libéralisation de la prescription de la metformine, jusqu’à une clairance de la créatinine (ou son équivalent eDFG) de 30 ml/min/1,73 m2. Pour autant, les autorités de santé font toujours le rappel de la dangerosité possible de la metformine. Nous voudrions, pour notre part, conclure en élargissant le débat : de notre point de vue, le raisonnement serait à élargir avec la prise en considération de la
balance bénéfice/risque pour toutes les classes d’antidiabétiques. Déclaration d’intérêt Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêt directement en lien avec le contenu de cet article.
Références [1] Kajbaf F, Arnouts P, de Broe M, Lalau JD. Metformin therapy and kidney disease: a review of guidelines and proposals for metformin withdrawal around the world. Pharmacoepidemiol Drug Saf 2013;22:1027-35. [2] Lalau JD, Race JM. Lactic acidosis in metformin therapy: searching for a link with metformin in reports of ‘metformin-associated lactic acidosis’. Diabetes Obes Metab 2001;3:195-201. [3] Lalau JD. Lactic acidosis induced by metformin: incidence, management and prevention. Drug Saf 2010;33:727-40.
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[5]http://www.scimagojr.com/countryrank.php? area=2700&category=2712®ion=all&year=all &order=it&min=0&min_type=it [6] Lalau JD, Vermersch A, Hary L, et al. Type 2 diabetes in the elderly: an assessment of metformin (metformin in the elderly). Int J Clin Pharmacol Ther Toxicol 1990;28:329-32. [7] Sambol NC, Chiang J, Lin ET, et al. Kidney function and age are both predictors of pharmacokinetics of metformin. J Clin Pharmacol 1995;35:1094-102. [8] Lalau JD, Race JM. Lactic acidosis in metformin-treated patients. Prognostic value of arterial lactate levels and plasma metformin concentrations. Drug Saf 1999;20:377-84. [9] Duong JK, Roberts DM, Furlong TJ, et al. Metformin therapy in patients with chronic kidney disease. Diabetes Obes Metab 2012;14:963-5. [10] Scheen AJ. Clinical pharmacokinetics of metformin. Clin Pharmacokinet 1996;30:359-71. [11] Chan JC, Davidson JA. Survival benefits of metformin in high-risk populations. In: Bailey CJ, Campbell IW, Chan JC et al, editors. Metformin: the gold standard. A scientific Handbook. Chichester: John Wiley & Sons;2007:125-34. [12] Cohen RD. Role of the liver and kidney in acid-base regulation and its disorders. Br J Anaesth 1991;67:154-64. [13] Seidowsky A, Nseir S, Houdret N, Fourrier F. Metformin-associated lactic acidosis: a prognostic and therapeutic study. Crit Care Med 2009;37:2191-6. [14] Kosmalski M, Drozdowska A, Sliwinska A, Drzewoski J. Inappropriate metformin prescribing in elderly type 2 diabetes mellitus (T2DM) patients. Adv Med Sci 2012;57:65-70.
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