Éthique et santé (2008) 5, 50—54
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
EXPÉRIENCES PARTAGÉES
L’enjeu éthique d’une pratique夽 The ethical stakes of a care practice B. Tison ∗ Institut de psychologie, université René Descartes Paris-5, 73, avenue Edouard -Vaillant, 92100 Boulogne- Billancourt, France Disponible sur Internet le 18 avril 2008
MOTS CLÉS Éthique ; Le sujet ; L’autre ; Autrui ; Différence ; Non-indifférence ; Responsabilité
KEYWORDS Ethics; Subject; The other; Others; Difference; Non-indifference; Responsibility
Résumé Il s’agit de quelques éléments de réflexion d’une psychologue travaillant en institution psychiatrique. Quelle que soit la pathologie dont l’adulte ou l’enfant sont porteurs, le psychologue essaie de montrer en quoi le(la) patient(e) demeure un sujet potentiel d’un désir qui a droit à s’inscrire dans un projet de socialisation. Ce travail d’accompagnement s’aide de la pensée de Levinas qui a développé en particulier la nécessité de l’Autre et la responsabilité dans laquelle chacun est incité à s’engager. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Summary This article presents a few thoughts from a psychologist working in a psychiatric institution. Irrespective of the disease involved, the psychologist attempts to show how the patient remains a potential subject of desire with the right to a project of social integration. The notions of the need for others and the duties all are called on to fulfill, as developed by Levinas, are instrumental in this accompanying process. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
夽 La réflexion faite sur l’enjeu éthique d’une pratique de psychologue en hôpital spécialisé a été présentée aux journées de l’Association nationale pour la recherche et l’étude en psychologie (Anrep), en 1985, qui portaient sur les questions d’éthique. Le texte est une reprise de cette intervention pour la revue Éthique et santé. Cahiers de l’Anrep : questions d’éthique. Actes des journées de Versailles 22, 23 et 24 novembre 1985. ∗ 25, rue Arthur-Rozier, 75019 Paris, France. Adresse e-mail :
[email protected].
1765-4629/$ — see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.etiqe.2007.07.001
L’enjeu éthique d’une pratique C’est du lieu de l’exercice de ma pratique de psychologue clinicienne en hôpital psychiatrique qu’il m’est apparu d’emblée que je ne pouvais faire l’économie de l’éthique. Nous allons examiner successivement quel est ce lieu, quelle est cette pratique mais nous pouvons, d’abord, rappeler quelques définitions de l’éthique.
Question de définitions L’éthique fait partie des soins puisqu’elle s’intéresse à l’histoire de l’homme. Le mot éthique est issu de deux homonymes grecs, êthos et éthos, et possède deux sens : êthos qui veut dire séjour, habitat, demeure des animaux, mais aussi caractère d’un individu (signes particuliers distinctifs permettant d’identifier un individu dans ses manières de vivre) et éthos qui signifie coutume, mœurs et habitude. Si, au début, l’éthique a pu s’intéresser aux manières de vivre et aux mœurs, elle s’est ensuite orientée vers ce qui serait une bonne manière de vivre, la recherche de ce qui est bon pour l’homme. Cela suppose que nous sommes intéressés par le bien de l’autre au sens de ce qui pourrait être bon pour lui. On trouve dans le dictionnaire Larousse le résumé en quelque sorte de ce qu’est l’éthique dans la définition suivante : « l’éthique est une doctrine du bonheur des hommes et des moyens d’accès à cette fin ». Pour le psychologue, la question de l’éthique dans sa pratique va se situer du côté du respect et des droits du sujet (liberté, égalité, fraternité). Il existe un principe universel de sagesse qui consiste à considérer l’autre comme un autre soi-même. Autrement dit, ce principe sous-entend de faire à l’autre ce que l’on voudrait qu’il nous fasse. Cela va entraîner comme conséquence immédiate que l’on agisse conformément à ce que l’on exige de l’autre. Agir implique l’être. Les pratiques du psychologue ne vont être qu’au service de l’autre pour qu’il puisse accéder à son propre bonheur, qu’il réalise pleinement son identité de sujet.
Le contexte général de la psychiatrie L’hôpital psychiatrique a été l’aboutissement de toute la politique de l’enfermement commencée au XIXe siècle [1]. Chaque village avait, à cette époque, son idiot, son fou. Cette proximité et cette familiarité ne signifiaient pas l’ouverture ni le sentiment d’identité. L’idiot ou le fou était trop différent pour que l’on se sente menacé. C’est à partir du moment où cette différence a commencé à ne plus manifester sa monstruosité, autrement dit à ressembler à chacun, que ce chacun s’est senti menacé et, pour sa défense, a participé à l’enfermement. Ce fut le premier point d’éclatement de l’altérité radicale de la folie que marque l’enfermement [2]. La camisole chimique a remplacé la camisole. Faute de pouvoir guérir, on a fait en sorte d’utiliser les aptitudes à l’être-ensemble conservées chez les aliénés afin de les faire vivre du sein de leur retranchement, dans une certaine mesure à distance, comme les autres. Cette idée a fait du chemin. On en est arrivé à considérer les « prétendus fous » en hommes comme les autres. Il y a eu socialisation en quelque sorte. Le problème est de leur
51 assurer une existence témoignant, malgré leur handicap, de cette identité profonde, selon les modalités communautaires très variées. La tendance, aujourd’hui, est de mettre à la marge la question thérapeutique et, à la limite, plus ou moins toujours de nier qu’elle se pose. Ainsi, au nom d’une exigence d’égalité, on secrète, par aveuglement, un supplément d’inégalité. En aggravant l’écart aux autres des malheureux patients qu’on abandonne à leurs troubles tout en leur assurant une existence confortable et qui restent avec leur folie sans que plus personne n’essaie à la limite de l’aborder de front, on les enfonce dans leur différence en faisant tout avec beaucoup de dévouement parfois pour qu’elle ne se voit plus [2]. Et, de fil en aiguille, on en est revenu à un vieux problème de psychiatrie : le partage entre les malades aigus (bouffée délirante. . .) et les malades chroniques (psychose, déficience en tout genre, démence. . .). La distribution entre les différents services des bons et des mauvais malades. Certains services ne rec ¸oivent plus que des chroniques (les mauvais patients). Même dans des unités infantojuvéniles, la question des « bons malades » et des « mauvais malades » reste entière ! Les soignants choisissent les uns plutôt que les autres : s’ils choisissent les bons malades, ils se trouveront dans les lieux réputés bons où l’on peut faire quelque chose, ce qui rassurera leur ego, et, s’ils choisissent plutôt les laissés pour compte de la société, ceux pour lesquels il n’y a plus grand chose à faire, ils travailleront dans le pavillon « des fous », le mauvais service, ce qui donnera un sens à leur besoin de sacrifice et de réparation. Ce constat peut se vérifier dans les services adultes tout comme dans les services enfants. Même si, dans ces services, les laissés pour compte sont devenus des cas exceptionnels.
Psychologue en centre hospitalier spécialisé Je travaille dans un hôpital psychiatrique non loin de Paris. Cet hôpital hérite d’un long passé dont nous ne parlerons pas. Comme toutes les institutions médicosociales, il a acquis ses propres rites, ses propres rythmes. Il appartient au paysage régional. Il en est même l’« un des poumons » économiques puisqu’il gère de nombreux emplois, voire il en crée. Cela est d’autant plus vrai que les usines locales ont dû, les unes après les autres, fermer. Il fait vivre la région et la faisait « bien vivre ». Ne devenait-on infirmier/infirmière de père en fils, de mère en fille ? C’est moins le cas, maintenant. J’ai d’abord exercé pendant sept années dans un service d’adultes. Aujourd’hui, je suis attachée à un service de pédopsychiatrie dans ce même hôpital. Ce service est partagé en deux : l’une des deux parties fonctionne comme un hôpital de jour, l’autre partie sert de lieu d’hospitalisation. Ce dernier lieu recueille un tiers des enfants et des adolescents suivis sur le secteur quand il n’y a pas d’autre solution. L’hospitalisation n’est envisagée que pour un délai court. Parfois, le délai peut être pro-
52 longé. C’est là que la question éthique doit être interpellée. L’exercice de ma pratique a lieu dans ces deux services. Le travail que j’y effectue répond à la demande des médecins : il consiste essentiellement à évaluer la structure de personnalité de l’enfant ou de l’adolescent. Cette évaluation peut confirmer un diagnostic, entériner un traitement. . . Il consiste également à prendre en charge les enfants et adolescents hospitalisés et à les suivre (prise en charge). Un autre travail consiste à réfléchir avec les soignants sur les prises en charge de ces mêmes enfants et adolescents et aux projets de soins les concernant. Il y a aussi un travail groupal d’échanges verbaux qui se fait avec les enfants et les adolescents sur différents thèmes (le rapport à l’autorité, les fêtes, la sexualité. . .). L’attitude éthique suppose le savoir et la réflexion, le donner et le recevoir. Le psychologue doit veiller à ce que l’autre n’en dise pas trop pour ne pas se sentir dépossédé de lui-même ; il ne doit rien engager au-delà du supportable. Il doit résister à la tentation de la séduction, il doit maintenir l’écoute comme « figure de sollicitude » [3] La question qui se pose est ainsi : jusqu’à quel point une personne peut-elle faire l’objet d’investigation sans que ce soit elle qui en fasse la demande ? Quelles sont les limites d’une investigation sur la personnalité ? Que devient le secret professionnel quand une évaluation doit être communiquée ? Si l’intervention est à la demande d’un autre, il faut que le sujet soit consentant. Les sujets ont droit à un compte-rendu de l’évaluation les concernant. Mais les difficultés ne sont pas pour autant résolues quand le sujet n’a pas de demande.
L’enjeu éthique d’une pratique Le psychologue doit s’interroger sur le « porteur du symptôme ». Si nous ne cherchons pas à travailler avec ce porteur de symptôme, nous risquons de fabriquer une vaste entreprise de traitement et de rééducation qui se situerait du côté de la certitude absolue de notre savoir sur ce symptôme à traiter sans laisser de place au sujet qui, pourtant, cherche à s’y inscrire. En effet, dès l’arrivée du psychologue dans les services où l’on soigne les malades dits « mauvais », les soignants l’interpellent au sujet de ces mêmes malades, enfants ou adolescents dont personne ne s’occupe ou devant qui les soignants ont pu « baisser les bras », se décourager et ne plus investir certains projets de la même fac ¸on. Idem lors de son arrivée dans les services adultes où ces malades sont estimés chroniques. Il faut dire que les comportements de ces enfants, de ces adolescents, de ces adultes sont particulièrement difficiles (crises clastiques répétitives, non-communication verbale, isolement, comportements suicidaires. . .). Les soignants se vivent comme des gardiens de l’ordre et de la tranquillité du service, car, lors de ces violences en tous genres, ils doivent venir en renfort et en contenir l’explosion. Ils sont, en effet, loin de l’image du soignant qui donne ses soins et établit une relation de confiance avec son patient (voir la charte professionnelle du soignant). L’interpellation du psychologue par les soignants est de lui demander de se coltiner la réalité du lieu, sa violence
B. Tison fondamentale en lien au déjà-là institutionnel toujours présent, quels que soient les discours, les pratiques, d’accueillir les porte-parole de l’établissement. Autrement dit : le psychologue doit aider les soignants à garder un projet de soin dans de telles circonstances. Il doit leur proposer des outils de réflexion qui puissent leur permettre de sortir de la boucle victimaire, de la confrontation en face-à-face trop souvent sans tiers, dans un lieu relativement abandonné de ceux qui se trouvent du côté des pouvoirs administratifs ou dans les « bons lieux » de soins. Le psychologue peut se tenir dans une impuissance, montrer les limites de l’humain, consoler le soignant. L’enjeu, ici, va être de parler de ses réponses face à ces violences pour ne pas entrer dans le cycle sans fin agresseur—victime. L’enjeu éthique va être de bien repositionner la situation de violence. Le psychologue peut, de son lieu, rappeler la nécessité du soin dans une relation thérapeutique et éviter un enchaînement de passages à l’acte des soignants en réponse aux violences sans discontinuité de certains patients. Catheline et Marcelli [4] ont posé les problèmes éthiques que pose l’intervention en pédopsychiatrie ; ainsi : est-il éthiquement défendable de substituer l’idéal parental soignant à une action qui viserait à adapter l’enfant à l’idéal parental pour réduire sa souffrance ? On peut attaquer les valeurs familiales pour atteindre à des conditions meilleures d’éducation. Marcelli montre la difficulté qu’il y a à se situer entre le passage à l’acte et le soin. Il insiste sur l’enfant idéal qui est un enfant sans parents et l’enfant perturbé et violent mais qui s’inscrit dans une histoire et quels qu’en soient les liens, cette histoire à valeur identificatoire. Dans le cadre de la prévention des troubles psychiques, la difficulté est celle d’accompagner les parents. Une autre prise de conscience est celle de l’observation de la résilience. Certains enfants parviennent à se développer normalement malgré tous les avatars rencontrés. M. Lemay, pédopsychiatre au Canada, questionne l’intervention thérapeutique qui peut modifier les phénomènes naturels d’adaptation.
La non-possibilité de l’indifférence Freud a pu écrire dans son livre, Malaise Dans La Civilisation : « Rien n’est plus encombrant que le prochain » [5]. Pour Lévinas, être réaliste, c’est composer avec la nature humaine au lieu comme les uns de la flétrir et de prétendre la corriger par des discours édifiants ou comme d’autres la nier purement et simplement en imputant tous les vices au mauvais fonctionnement social. On pourrait penser que Lévinas est le philosophe de l’altruisme. Malgré les apparences, il ne l’est pas. Nulle trace dans sa pensée de cette bienveillance naturelle qui, sous le nom de pitié ou générosité, nous conduirait invinciblement à secourir notre semblable ou notre prochain ou à nous identifier à sa détresse. Il y a bien la morale dans sa pensée, mais rien de cette morale du sentiment attachée à réhabiliter l’homme en situant la sympathie parmi ses affections naturelles. Lévinas reprend à son compte ce que Pascal disait en fustigeant le moi « il se
L’enjeu éthique d’une pratique fait le centre de tout et voudrait être le tyran des autres ». La morale en moi, en fait, ne vient pas de moi. Je vis. Vivre, c’est se conserver, se développer, chercher l’utilité ou vouloir la puissance, ménager ses forces ou leur laisser libre cours. Jamais l’ouverture à autrui n’est incluse comme une donnée élémentaire, mais il s’agit de quelque chose d’étranger. Le visage de l’autre homme vient me contraindre à rompre mon indifférence. (Lévinas). L’éthique, c’est ma nature mise en question par le visage de l’autre. L’autre, telle est sans doute la définition de son altérité, prononce en moi le divorce de l’humain et de la nature humaine. À cause de lui, je ne peux plus exister naturellement.« Dans l’approche, je suis d’emblée serviteur du prochain et déjà en retard et coupable de retard. Je suis comme ordonné du dehors, traumatiquement ordonné, sans intérioriser par la représentation et le concept d’autorité qui me commande sans me demander : que n’est-elle donc ? D’où vient son droit de commander ? Qu’ai-je fait pour être d’emblée débiteur ? » [6]. Le prochain me concerne avant que mon cœur ou ma conscience ait pu prendre la décision de l’aimer. « Devant le prochain, je comparais plutôt que je n’apparais ; je réponds d’emblée à une assignation. Mais ma responsabilité à laquelle je suis exposé dans une telle passivité ne me saisit pas comme une chose interchangeable, car personne ici ne peut se substituer à moi ; en appelant à moi comme à un accusé qui ne saura réaliser l’accusation, elle m’oblige comme irremplac¸able et unique comme élu » [7], un élu c’est-à-dire non pas le titulaire d’un privilège mais le siège d’une responsabilité, l’objet d’une accusation alors même que je n’ai commis aucun crime, voilà ce que fait de moi le visage de l’Autre homme : ma violence s’adresse au scandale de cette élection. La donnée primordiale du rapport de l’homme avec l’autre homme n’est pas dans l’hostilité mais dans la non-possibilité de l’indifférence. Autrui me concerne avant toute décision de ma part et me désintéresse, m’attire hors du droit chemin de l’intérêt contre mon gré.
53 l’ordre d’un réel psychotique. Là où il n’y a pas de demande, offrir un dispositif d’échange, de questionnement. L’altérité en soi compte plus que sa valeur et la rencontre avec l’autre même dans son indifférenciation appelle de l’être, du sens, voire du sens à être. Lévinas écrit dans Autrement qu’être [6] :« Passer à l’autre de l’être, non pas être autrement, mais autrement qu’être. . . Ni non plus, ne pas être. Passer n’équivaut pas ici à mourir. L’être et le ne-pas-être s’éclairent mutuellement et déroulent une dialectique spéculative qui est une détermination de l’être où la négativité qui tente de repousser l’être est aussitôt submergée par l’être. Le vide qui se creuse se remplit aussitôt du sourd et de l’anonyme bruissement de « l’il y a » comme la place laissée vacante par le mouvant murmure des postulants. L’esse de l’être domine le ne-pas-être lui-même ». Il y a suffisamment de désir pour que, petit à petit, les échanges entre soignés et soignants s’ouvrent à un questionnement clinique. Il est nécessaire de rendre à chacun un peu de son histoire tant individuelle qu’institutionnelle mais il faut d’abord interpeller les échanges de proximité, de familiarité entre soignés et soignants. Il ne s’agit plus pour les soignants de faire de la place en vidant les malades ou de faire du gardiennage et de la surveillance éducative. L’accent sur le quotidien, aussi banal soit-il, est une fac ¸on de prendre en compte la monotonie et le vivant d’un tel service, de prendre la mesure de la chronicité comme mode de gestion particulière tentant de maintenir le non-dit des pulsions sadiques et meurtrières. C’est aussi une manière de réintroduire du social avec ses lois d’échanges. . . de mettre en articulation le dedans et le dehors. . . La rigueur de ce dispositif peut être créative et porteuse d’efficacité. Elle suppose pour le psychologue de ne jamais cesser de travailler son implication, tant dans le dispositif mis en place que dans les interventions ponctuant le déroulement de son travail. Le psychologue est là pour signifier autrement la violence de la folie dans le cadre de la psychiatrie.
La place du sujet L’acceptation de la différence Le refus de la différence est-il à la racine de tous les maux ? Un groupe se considérant comme humain par excellence dénie cette qualité aux autres membres de l’espèce ou ne leur accorde qu’une humanité moindre. C’est la critique de l’ethnocentrisme, les « blancs sauveurs de toute l’humanité », civilisateurs. . . Et il est bien vrai que ce n’est pas le semblable qui provoque l’agressivité : c’est le différent, l’inconnu, celui dont les fac ¸ons singulières troublent la sérénité du chez soi et fait peser sur l’habituel la menace de l’inquiétante étrangeté. Si rien en nous n’est assez fixe pour comprendre les autres hommes et se reconnaître en eux, alors nous ne pouvons plus juger de rien. Or nos valeurs sont inscrites dans une histoire, elles sont culturelles. Dans un service où beaucoup d’adolescents développent des pathologies lourdes (troubles graves du comportement, autisme sévère, psychose), il faut prendre en compte la violence institutionnelle proche du pulsionnel, parfois de
Le psychologue est là pour redire que l’objet du sujet, c’est l’objet de son désir. C’est un objet partiel par opposition à un objet total, ce qui serait impensable. Cet objet partiel détaché du sujet, coupé de lui, on peut dire que le sujet en est exclu. C’est cette exclusion qui est au principe du désir et de son renouvellement. Pour Lacan, le sujet est en exclusion interne à son objet, séparé et lié, unique en tant qu’individu et pris dans une structure telle que l’autre le constitue. L’inconscient est la source de la pensée et de la parole, puisque c’est sur lui que s’opèrent les choix de ce qui est dit. Cette chaîne de signifiants est « le discours de l’autre ». C’est la loi qui habite les signifiants qu’il faut passer de l’un à l’autre sans s’installer dans le mutisme. C’est en sa face signifiante que le langage laisse ouverte la destinée de la relation qui est close, déterminée dans le signifié. Il peut y avoir perte fusionnelle dans le « ¸ ca » du « ¸ ca parle » ou dans le passage au « je », de « Où
54 il y avait ¸ ca, je dois advenir ». Il faut quitter l’univers des choses où l’image du moi et ce qui est alors appelé « les autres » sont en une telle continuité que le moi se pose comme une image parmi les images des choses et s’y noie à la fac ¸on de Narcisse. C’est l’imaginaire qui n’est que renforcé si le moi le verrouille un peu plus par quelque idéologie où s’exprime un « idéal du moi ». Tout objet, dans ce monde fusionnel est équivalent à tout autre ; c’est la monotonie répétitive, caricature du rapport d’altérité. L’accès au symbolique consiste dans le surgissement du sujet, à l’appel du nom unique qui lui donne de dire « je ». Il faut que se brise le miroir. Il faut faire place à l’imprévu pour que passe cet appel porteur de liberté car il vient de l’autre. Il n’appelle pas à être copie conforme, mais sujet avec un visage propre (le visage n’étant pas réductible à l’image). Denis Vasse écrit « il y a dans le désir de l’homme une dimension d’altérité qui l’assoiffe. La soif d’eau qui restaure l’image de son corps blessé ne tient sa vérité que d’être la métaphore du désir. L’eau incorporée qui fait vivre jusqu’à la mort est la métaphore d’une parole incarnée qui fait vivre le sujet du désir de l’autre, d’un désir qui le requiert dans la vie, à travers la souffrance et jusqu’à la mort » [8]. Nous sommes bien là au cœur de la dimension de l’altérité. L’autre est toujours une épreuve à la fois, celui qui a figure de violence et qui fait faire la preuve d’une authenticité. Il est la brisure de l’enfermement imaginaire. Il est la condition de l’accès à la vérité.
Conclusion Face à une évolution de l’hôpital psychiatrique comme, d’ailleurs, de l’hôpital en général où seule importe la réduction des coûts, dans une société où domine l’apparence et où il faut faire ses preuves, la place de l’éthique est essentielle dans son questionnement plus que dans un quelconque pouvoir. Car la tentation d’un retour à l’ordre moral avec l’accent mis sur la prévention du tout « risque », du tout « maladie ». . . est grande et reste que les bases de toute éthique sont l’autonomie et le respect de chaque individu, la dignité qui lui est due, la solidarité qui doit être effective plus que l’anticipation tous azimuts des comportements à
B. Tison risque. . . C’est ainsi que le fil de la sagesse des nations sera sauvegardé.
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