Dossier thématique L’observance, 40 ans après
Les bases philosophiques de l’observance The philosophical bases of adherence
« Aussi faut-il transporter la philosophie dans la médecine, et la médecine dans la philosophie. » Hippocrate, De la Bienséance, 5
G. Reach
Résumé
Direction Qualité, Accueil du Patient et Opérations, Groupe Hospitalier Hôpitaux Universitaires Paris-Seine Saint-Denis, AP-HP ; Laboratoire Éducations et Pratiques de Santé, EA 3412, Université Paris 13 - Sorbonne Paris Cité, Bobigny.
L’observance et la non-observance des patients atteints de maladies chroniques vis-à-vis des prescriptions médicales posent une question philosophique : comment sont-elles possibles ? Elles sont analysées ici du point de vue de la philosophie de l’esprit, arrivant à la conclusion logique que la non-observance représente l’option par défaut et que l’observance nécessite de mettre en jeu un principe de prévoyance qui enjoint de donner la priorité à l’avenir. Mots-clés : Observance – théorie causale de l’action – rationalité – irrationalité – principe de prévoyance.
Summary Adherence and non-adherence to medical prescriptions of people with chronic diseases raise a philosophical question: how are they possible? They are analyzed herein from the point of view of the philosophy of mind, arriving at the logical conclusion that nonadherence represents the default option and that adherence requires the introduction of a principle of foresight that enjoins giving priority in the future. Key-words: Adherence – causal theory of action – rationality – irrationality – principle of foresight.
Introduction
Correspondance Gérard Reach Direction Qualité et Accueil du Patient Hôpital Avicenne 125, route de Stalingrad 93009 Bobigny cedex
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• La non-observance suscite notre étonnement : considérons, par exemple, ces patients atteints de glaucome, qui ont déjà perdu la vue d’un œil et qui mettent mal leurs collyres dans l’autre œil, ces transplantés du cœur qui arrêtent leur traitement immunosuppresseurs, ou, pour revenir à la diabétologie, à ces cas d’acidocétose sévère dus à un arrêt de l’insuline : comment cette non-observance est-elle simplement possible ? Or, se demander comment
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quelque chose est possible, c’est poser une question philosophique [1]. Pour le philosophe Frank Ramsey, la méthode de la philosophie consiste « à prendre les propositions que nous faisons en science et dans la vie quotidienne, et à essayer de les présenter dans un système logique, avec des termes primitifs, des définitions, etc. » [2]. • Le but de cet article est de présenter une analyse philosophique de la nonobservance. Elle arrivera à la conclusion que non seulement la non-observance est philosophiquement possible, mais
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Dossier thématique L’observance, 40 ans après même qu’il s’agit d’un phénomène naturel. La question deviendra alors : comment l’observance est-elle possible ? Nous proposerons qu’il existe une condition philosophique de l’observance : donner la priorité au futur. • L’article suivant de ce dossier thématique [3] décrira les fondements neurocognitifs de cette réflexion philosophique.
L’observance considérée du point de vue d’une théorie de l’esprit La question que nous posons – comment la non-observance (ou l’observance) estelle possible – revient à se demander : comment, entre deux alternatives qui représentent comme une croisée des chemins, choisissons-nous ce qui peut être qualifié par un observateur extérieur d’observance ou de non-observance ? Les neurosciences tentent de répondre à cette question en analysant notamment les mécanismes neuronaux de la décision, et ce point de vue sera détaillé dans l’article suivant de ce dossier thématique [3] ; une théorie philosophique de l’esprit aborde cette question en recourant à des concepts, relevant du sens commun, tels que des croyances, des désirs, des émotions, etc., appelés « états mentaux » et, sans en préciser la nature biologique, en montrant comment ils peuvent conduire de manière fonctionnelle à ce que nous appelons une action. La figure 1 représente le modèle que nous avons proposé pour expliquer d’une manière générale (il est applicable à toute action) l’observance ou la non-observance, vue sous l’angle d’une théorie de l’esprit [4]. Il faut insister sur le fait que nos croyances sont en nombre infini et dans l’ensemble reliées entre elles d’une manière cohérente, ce que nous avons décrit par l’image d’un « puzzle mental » dont les pièces sont accrochées les unes aux autres [4] : pour qu’une nouvelle croyance soit acceptée, il faut qu’elle trouve la « bordure » où se fixer, sinon nous disons : cela ne colle pas (par rapport à tout ce que nous croyons par ailleurs). Les connaissances, les
Figure 1. Observance et états mentaux [d’après la réf. 4]. Selon ce modèle, l’action a pour moteur un désir et la croyance que l’action assouvira ce désir. Interviennent également des connaissances et des compétences, des émotions (par exemple la peur), et des états viscéraux comme la douleur, une sensation de plaisir. On a représenté sur cette figure l’effet des événements qui peuvent déclencher la formation de nouvelles croyances et d’émotions, ces dernières ayant pour effet d’entraîner une révision [5] des croyances et des désirs. On a aussi mis sur la figure l’intervention de facteurs exogènes, comme des ressources.
compétences, les croyances, les émotions et les désirs sont des exemples de ce que les philosophes de l’esprit appellent des « états mentaux intentionnels », non pas au sens commun d’intention, mais en ce qu’ils ont « un contenu » : dans la croyance qu’il pleut, « il pleut » est le contenu de la croyance. Incidemment, le rôle de ce que les théoriciens de l’éducation thérapeutique appellent « diagnostic éducatif » est de découvrir le contenu de ces états mentaux intentionnels ; et quand on introduit un nouveau concept, il faut veiller à ce que cette nouvelle pièce puisse s’intégrer dans le puzzle mental du patient. Dans ce qui suit, nous allons utiliser six concepts philosophiques permettant de comprendre les implications médicales de cette description « intentionnaliste » de l’observance.
Six concepts philosophiques pour expliquer l’observance Le concept philosophique de valeur et de préférence À l’évidence, l’idée de préférence est pertinente lorsqu’on réfléchit à la problématique de l’observance, puisqu’on décrit souvent la non-observance d’un patient, par exemple précaire, en
disant : la santé n’est pas sa priorité. Les notions de préférence et de valeur sont indissociables : si je dis que je préfère les symphonies de Mahler à celles de Bruckner, c’est que j’attribue plus de valeur (par exemple, esthétique) aux premières. Nous proposons ici deux conceptions de la notion de valeur qui pourraient éclairer la problématique de l’observance : la relation qui existe entre valeur et émotion, et les valeurs comme indicatrices de l’existence d’une réflexivité de l’esprit.
Les émotions comme valeur Pour la philosophe Christine Tappolet, les émotions peuvent être assimilées à la perception des valeurs [6] : la peur que je ressens en rencontrant un ours dans la forêt est la perception de la valeur du danger que représente l’ours. Ainsi, les actions causées par les émotions peuvent être expliquées en fonction de la valeur que les émotions représentent, que cette valeur soit perçue de manière correcte ou non. Cette idée philosophique nous parle : X n’augmente pas sa dose d’insuline quand sa glycémie est élevée (nous disons qu’il est non-observant vis-àvis de nos recommandations) par peur de l’hypoglycémie. Ceci signifie qu’il attribue une grande valeur au risque et au danger de l’hypoglycémie, que cette évaluation soit correcte ou non.
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Car cette évaluation peut de fait être erronée : les travaux récents de la psychologie cognitive montrent, en particulier, que nous nous souvenons plus souvent des événements lorsqu’ils sont désagréables [7] et, selon la théorie des perspectives de Daniel Kahneman et Amos Tversky [8] que nous avons une singulière aversion pour les pertes. Nous avons montré à propos de l’exemple de l’augmentation des doses d’insuline en cas d’hyperglycémie comment ces données peuvent aider à comprendre des comportements pouvant être qualifiés de non-observance, par exemple en conduisant à une exagération du risque d’hypoglycémie [9].
Désirs et valeurs, et la notion de réflexivité Le philosophe David Lewis, dans un article intitulé Dispositional theories of value [10], remarque qu’on ne peut pas dire que désirer quelque chose revient toujours à lui attribuer une grande valeur : un grand fumeur peut désirer fumer une cigarette, et en même temps n’attribuer aucune valeur à son addiction, souhaitant en fait arrêter de fumer ; Lewis propose que la valeur que l’on attribue à quelque chose, qui va éventuellement faire qu’on lui attribue une préférence, peut être assimilée au désir de désirer cette chose : ce n’est que s’il désire avoir envie de fumer que l’on peut dire que le fumeur donne de la valeur au tabagisme, au point de préférer fumer à l’abstinence On voit ici apparaître la notion de réflexivité, introduisant l’existence de désirs « de second ordre », de désir à propos d’un désir : elle décrit la capacité des êtres humains de réfléchir, d’évaluer leurs désirs et leurs croyances ; elle pourrait caractériser, selon les philosophes Harry Frankfurt et Gerald Dworkin, ce qui fait qu’un être est une personne [11], et en particulier définir le concept de personne autonome [12].
Le niveau de nos concepts Un deuxième éclairage est celui des niveaux de conceptualisation, proposé par les psychologues Yaacov Trope et Nira Liberman [13]. D’une manière générale, nos concepts peuvent être classés en concepts de haut niveau, abstraits et futurs, et en concepts de bas niveau, concrets et immédiats. Ainsi, si je pense à la lecture sur un mode abstrait, je pense qu’elle va m’enrichir l’esprit ; si j’y pense sur un mode concret, je pense au livre que je suis en train de lire. En général, l’observance et la non-observance peuvent être considérés comme des concepts de haut et de bas niveau, respectivement, en raison de la nature de leurs récompenses, abstraite et lointaine dans le premier cas (éviter des complications), concrète et immédiate dans le second (éviter les effets secondaires d’un traitement, le plaisir de fumer ce cigare que l’on m’offre, etc.). Or, nous sommes davantage attirés par des récompenses immédiates, ce qui peut ainsi expliquer la non-observance : un contre-exemple diabétologique justifiant le bien-fondé de cet argument est fourni par l’observance dans le diabète gestationnel, dont la récompense est concrète (le bébé bouge dans le ventre) et proche (il naîtra dans un mois), et qui est le plus souvent bonne ; on comprend dans ce cadre que la mauvaise observance ultérieure vis-àvis des recommandations concernant la prévention secondaire du diabète chez ces femmes soit si mauvaise : à nouveau, la récompense redevient abstraite et lointaine.
La signification philosophique du « care » et son rapport à la temporalité En anglais, le mot care a deux significations : c’est d’une part le soin, au sens médical du terme (pensons à la revue Diabetes Care) ; c’est aussi le souci : si je dis – I don’t care, cela
Les points essentiels • Les patients sont des êtres humains. • Les êtres humains sont à la fois rationnels et irrationnels. • Il est naturel de ne pas être observant. • L’observance dans les maladies chroniques nécessite une prise en compte de l’avenir.
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signifie que cela m’est égal, que je ne m’en soucie pas. Harry Frankfurt, dans un essai intitulé The importance of what we care about [14], remarque l’équivalence entre la notion d’importance et de souci : si quelque chose est importante pour moi, c’est que j’en ai le souci, et inversement. Par ailleurs, il propose que la notion de care, de souci, implique la prise en compte de l’avenir : cette glace à la vanille n’est pas très importante pour moi, elle n’implique pas l’avenir, elle n’est pas cause de souci ; mais lorsque je dis que j’ai le souci de mon pays, c’est que je pense à son futur. Je me soigne (care) si j’ai le souci (care) de moi, si cette personne que je souhaite préserver dans l’avenir est importante pour moi. Nous mettons ici le doigt sur l’importance que nous donnons, lorsque nous considérons la notion de care d’un point de vue philosophique, à notre rapport à la temporalité : une personne, dit Paul Ricœur dans Soimême comme un autre [15], ce n’est pas seulement quelqu’un dont on parle, c’est quelqu’un qui peut mettre sa vie en récit : « Raconter, c’est dire qui a fait quoi, pourquoi et comment, en étalant dans le temps la connexion entre ces points de vue. » Ricœur reprend la notion de connexion d’un autre philosophe, qu’il cite abondamment, Derek Parfit, qui, dans Reasons and Persons, écrit [16] : « Les connexions psychologiques entre moi maintenant et moi demain ne diffèrent pas beaucoup des connexions entre moi maintenant et moi dans un mois, ou même moi dans un an. Mais elles sont très différentes des connexions qui existent entre moi aujourd’hui et moi dans quarante ans. » Et il ajoute : « Mon souci du futur peut correspondre au degré de connexion qui existe entre moi maintenant et moi dans le futur. Puisque les connexions sont plus faibles sur les longues périodes, il peut être rationnel pour moi de me soucier moins de mon futur que de mon présent. » Cette phrase éclaire d’un jour singulier la difficulté du soin de soi dans les maladies chroniques, donc la difficulté de l’observance : selon ce point de vue philosophique, serait-il alors rationnel d’être non-observant, de me soucier moins de mon futur que de mon présent ?
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Philosophie de la rationalité et de l’irrationalité Rationalité L’homme est un animal doué de raison, et les philosophes définissent une action comme un événement causé par une raison : ainsi, la chute d’un arbre sous l’effet de la tempête est un événement, mais n’est pas une action, car l’arbre n’a pas de raison de tomber, et la tempête n’a pas de raison de le mettre à terre ; l’événement de l’assassinat de César par Brutus est une action, car Brutus avait ses raisons de tuer César. Le philosophe américain Donald Davidson (1917-2003), dans un article intitulé Actions, reasons and causes, a proposé en 1963 que la raison d’une action, non seulement l’explique, mais en est aussi la cause [17] : prenant un exemple – qui parle aux diabétologues ! – il montre qu’il est nécessaire d’admettre « qu’une raison primaire d’une action est sa cause » si on veut « transformer le premier ‘et’ en un ‘parce que’ dans la phrase ‘il faisait de l’exercice et il voulait maigrir et pensait que l’exercice le ferait maigrir’ » (figure 2) : on peut mettre une flèche causale entre une action et sa raison.
Un exemple d’irrationalité : la faiblesse de la volonté ou akrasia Une bonne raison cause-t-elle toujours l’action dont elle est la cause ? Faisons-nous toujours ce que nous pensons devoir faire ? Socrate l’affirmait, disant que le manque de maîtrise de soi n’existe pas. Mais Aristote déclare que cette affirmation contredit « des faits qui sautent aux yeux » [18], et il consacre un livre de son Éthique à Nicomaque à la faiblesse de la volonté, au manque de force (akrasia). Les philosophes latins la qualifieront d’incontinence. Dans ce phénomène, l’agent a le choix entre faire A ou faire B. Sa raison lui dit de faire A ; or il accomplit l’action B. Il s’agit d’une action irrationnelle. Elle peut s’exprimer de différentes manières : goinfrerie, luxure, addictions variées (tabac, alcool, jeu, etc.), procrastination, « surf » sans fin sur Internet, rapports sexuels non protégés, etc. Toutes ces manifestations semblent avoir une expression
Figure 2. Illustration de la Théorie Causale de l’Action de Davidson [tirée de la réf. 4].
commune, et l’on croit entendre nos patients non-observants disant : « Je sais, mais que voulez-vous, c’est plus fort que moi ». Je ne réalise pas le bien que je voudrais, mais je fais le mal que je ne voudrais pas, écrivait Saint Paul dans son Epitre aux Romains.
Un principe de rationalité • Dans Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? [19], son deuxième essai consacré à la théorie de l’action, Davidson a proposé que cette faiblesse de la volonté – je ne peux m’en empêcher – résulte d’une incapacité, pour l’individu, de se conformer à un principe de rationalité, qu’il appelle « principe de continence », qui l’enjoint normalement d’agir après avoir tout bien considéré et en fonction de ce qui lui semble le meilleur. Ainsi, le sujet irrationnel est celui qui ne met pas en œuvre ce principe qui empêche d’être irrationnel : Davidson a découvert qu’il y a des principes de rationalité parce que les personnes rationnelles, parfois, se comportent de manière irrationnelle. Il ne faut voir ici aucune circularité : de la même façon, pour le diabétologue, le patient diabétique est celui qui ne dispose pas d’insuline, l’insuline étant l’hormone qui empêche de devenir diabétique. En d’autres termes, les mécanismes de la rationalité portent en germe la possibilité de l’irrationalité, de la même façon que les mécanismes de la régulation de la glycémie conduisent à la possibilité de l’apparition d’un diabète. Dans les deux cas, il s’agit d’un raisonnement physiopathologique : on connaît le rôle de l’insuline parce que le
diabète existe et qu’il fallait l’expliquer, et Davidson a découvert le principe de continence, parce qu’il avait besoin d’expliquer l’incontinence. Georges Canguilhem écrivait à propos de la physiopathologie, plus précisément à propos du normal et du pathologique : « Nous pouvons dire qu’en matière biologique, c’est le pathos qui conditionne le logos parce qu’il l’appelle. C’est l’anormal qui suscite l’intérêt théorique pour le normal. Des normes ne sont reconnues pour telles que dans des infractions. Des fonctions ne sont révélées que par leurs ratés. » [20] Pourquoi n’en serait-il pas de même en ce qui concerne l’esprit ?
Le casse-tête de Davidson, et sa découverte de la division de l’esprit La question posée par la faiblesse de la volonté devient alors : pourquoi l’agent irrationnel n’utilise-t-il pas son principe de rationalité ? Davidson était en effet confronté à une difficulté, liée à une contradiction entre la possibilité de la faiblesse de la volonté et sa théorie causale de l’action qui prétendait que la raison d’une action est aussi sa cause, et par conséquent, comme nous l’avons vu, qu’il y a un lien entre raison et cause. J’ai dit à un patient que lorsque sa glycémie est élevée, il doit augmenter sa dose d’insuline ; il a compris mes explications, il souhaite éviter les complications à long terme de l’hyperglycémie. Tout bien considéré, il devrait le faire, or, il ne le fait pas, comme si son principe de continence, qui lui dit de considérer tous les arguments disponibles, et, au terme de cet examen, de suivre son traitement
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(ce que nous, médecins, appelons « être observant »), était « exilé », avait disparu de son esprit. Admettons alors que je me dise que la peur de l’hypoglycémie de mon patient (qui est, selon Christine Tappolet, comme nous l’avons vu plus haut, l’expression de la valeur du danger que représente pour lui une hypoglycémie [6]) a causé son refus de se plier à son principe de rationalité. Mais je ne peux pas dire que cette peur de l’hypoglycémie est la raison de cet « exil » qui a conduit à son refus irrationnel d’augmenter la dose d’insuline, car rien ne peut rationaliser l’irrationnel : comment, alors, expliquer que sa peur (un événement mental) ait causé cet exil d’un principe de rationalité (un autre événement mental), sans en être une raison, c’est-à-dire une dissociation entre raison et cause, faisant qu’un état mental puisse causer un autre événement mental sans en être la raison ? Pour répondre à cette question qui semblait remettre en cause sa théorie causale de l’action, Davidson, dans Paradoxes de l’irrationalité [21], a fait appel à une métaphore élégante : je désire que vous veniez dans mon jardin et j’y ai fait
pousser une très belle fleur pour vous y attirer ; vous désirez voir la fleur et vous venez dans mon jardin. Dans un tel cas, mon désir a effectivement causé votre action sans en être la raison, puisque vous ne le connaissez pas. Ceci ne pose aucune difficulté, car on est ici en présence de deux esprits différents. Comme le dit Davidson, il suffit, pour comprendre la dissociation raison/cause qui sous-tend l’irrationalité et explique « l’exil » d’un principe de rationalité, d’imaginer l’existence d’une partition de l’esprit. Davidson écrit : « Cette idée supposait qu’au sein d’un même esprit, des attitudes seraient empêchées de pouvoir interagir activement, si bien que l’agent serait finalement protégé du clash qui résulterait d’une confrontation avec des pensées malvenues ou leurs conséquences. » [22]. Bien qu’il admette qu’il s’agit d’une idée Freudienne, Davidson insiste sur le fait que cette division de l’esprit ne doit pas être vue comme une séparation du conscient et de l’inconscient : « le cas le plus ordinaire d’akrasia (faiblesse de la volonté) est celui dans lequel l’agent sait ce qu’il fait, et pourquoi, et sait que
ce n’est pas ce qu’il a de mieux à faire, et sait pourquoi. Il reconnaît sa propre irrationalité. » [21] Je sais, mais que voulez-vous, c’est plus fort que moi, disent nos patients non-observants. Souvenez-vous de Milou qui, dans Tintin au Tibet, alors qu’il doit apporter un message important, rencontre un os sur son chemin : le dessin montre dans son esprit un petit ange qui dit « holà, Milou !… ton devoir !… le message !… » et, en même temps, un diablotin tentateur : « bah ! bah ! Le message, il attendra ! Mais un os pareil, ça ne se rencontre pas tous les jours ! » On peut voir ici une illustration des concepts de haut et de bas niveau que nous avons décrits au début de cet article.
Irrationalité liée à un changement de préférence Imaginez que vous ayez commandé une belle voiture que l’on vous livrera dans 3 mois. Vous y pensez tous les jours, et plus vous vous rapprochez de la date fatidique, plus vous sentez monter la force de votre désir. Lors de la dernière nuit, vous ne pouvez dormir, car celleci augmente brusquement, de manière asymptotique. Des chercheurs en économie comportementale ont montré que la fonction qui décrit le mieux l’évolution de la force du désir en fonction du temps est la fonction hyperbolique, d’où l’existence de l’asymptote [23]. Ceci a une conséquence importante : lorsqu’on met sur la même figure les courbes correspondant à une petite récompense proche (le dessert à la fin du dîner) et une grande récompense lointaine (redevenir mince pour conserver ma santé), le fait qu’elles correspondent à une fonction hyperbolique a une conséquence mathématique : elles se croisent, et il y a donc changement de préférence (figure 3) [24].
Philosophie des intentions et de l’habitude
t1 : je rentre au restaurant, bien décidé à ne pas prendre de dessert parce que je donne plus de valeur à l’espoir de perdre du poids qu’au plaisir de prendre un dessert. Mais voici que le dîner avance. Les courbes se croisent : je change de préférence, et en t2 il est devenu rationnel, finalement, de commander le dessert. On retrouve sur cette figure les concepts de haut et de bas niveau.
Figure 3. Le changement de préférence dans les choix intertemporels [24].
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Je prends un comprimé si j’en ai l’intention, et j’ai l’intention de le prendre si j’ai l’intention de me soigner : le philosophe John Searle a proposé qu’une action est précédée par une intention immédiate, qu’il appelle intention en action. Celle-ci est précédée par une intention préalable [25].
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Dossier thématique L’observance, 40 ans après Je peux me peigner soigneusement, pour me recoiffer après un coup de vent, avant d’entrer dans la pièce. Mais en général, le matin, je me donne un coup de peigne, non parce que j’en ai l’intention, mais par habitude. Il y a beaucoup de choses que nous faisons par habitude, sans y penser, ce qui nous évite des efforts cognitifs. Or, il est plus facile de faire les choses par habitude que de devoir faire appel à une intention. La force de l’habitude pourrait être une aide puissante à l’observance, peut-être notamment en déchargeant l’esprit des efforts cognitifs, et en évitant de devoir faire appel au souvenir, somme toute désagréable, qu’on accomplit toutes ces actions parce qu’on est malade [26].
Le paradoxe philosophique de l’observance, et une solution possible Au terme de ce qui précède, nous arrivons à l’idée que pour de multiples raisons, il pourrait être naturel d’être non-observant : la récompense de l’observance est abstraite, lointaine, exprimée de façon négative ; nous pouvons avoir du mal à imaginer la personne lointaine que nous protégerions en faisant tous ces efforts ; des biais cognitifs peuvent nous faire exagérer le risque des effets secondaires du traitement ; des changements de préférence peuvent nous faire renoncer au dernier moment à l’action observante ; finalement, nous sommes en proie à la faiblesse de la volonté, manifestation de notre irrationalité qui est la conséquence du fait même que nous sommes des êtres rationnels guidés par des principes de rationalité : il suffit que ces principes nous manquent, et nous n’accomplissons pas ce que nous devrions faire. Le philosophe Robert Nozick, dans une conception téléologique, a proposé de voir les principes de rationalité comme des outils mentaux (il parle de devices) qui orientent nos actions pour notre bien [27]. De la même façon, certaines réactions chimiques, qui nécessitent de l’énergie, sont orientées par des enzymes qui les rendent possibles ; disons que les principes de rationalité agissent comme des enzymes de l’esprit,
qui nous permettent d’être rationnels, alors que notre tendance naturelle nous conduirait à l’irrationalité. André Gide a dit dans Les Faux-monnayeurs : il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant. Les principes sont là pour nous y aider. Le paradoxe philosophique de l’observance apparaît alors : en fait, si on considère les récompenses respectives de l’observance et de la non-observance, et si nous utilisons le seul principe de continence de Davidson qui nous dicte de faire ce que nous estimons le meilleur, nous devrions, rationnellement, de manière naturelle, faire le choix de la non-observance. Selon le philosophe Olav Gjelsvik, « le concept de
Davidson permet de rendre compte de l’existence de déviations de type causal/irrationnel par rapport à ce qui est considéré comme le meilleur, tout bien considéré. En théorie, il n’y a pas de raison d’attendre un profil particulier dans ces déviations de type causal/irrationnel. Elles peuvent favoriser une perspective à long terme, comme une perspective à court terme. » [28]. Le paradoxe philosophique de l’observance est donc le suivant : dans le cadre d’une théorie de la rationalité, le principe de continence nous conduit à la non-observance, c’est-à-dire à agir contre notre intérêt à long terme, alors que, comme le dit Nozick, les principes, d’un point de vue téléologique, existent pour notre bien.
Conclusion La solution de ce paradoxe apparaît alors. L’observance nécessite de faire appel à un deuxième principe protecteur, que nous avons décrit sous le terme de principe de prévoyance [4], qui nous demande de donner la priorité à l’avenir. Il pourrait apparaître tardivement au cours de la maturation mentale, marquant peut-être la fin de l’adolescence, un âge de la prévoyance succédant à l’arrivée au stade d’âge de raison. D’un point de vue évolutionnaire, cette apparition de la prévoyance marquerait la fin du processus d’hominisation. Selon une telle conception, la non-observance serait alors la conséquence d’une incapacité innée, ou acquise, survenant au gré des événements, de mettre en jeu un tel principe, et traduirait la perte d’un principe éminemment protecteur. L’article suivant de ce dossier thématique [3] présentera les fondements neuro-économiques de cette hypothèse.
Déclaration d’intérêt L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt en lien avec cet article.
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Les bases philosophiques de l’observance
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Médecine des maladies Métaboliques - Octobre 2018 - Vol. 12 - N°6
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