L’incertitude en clinique de la douleur

L’incertitude en clinique de la douleur

Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2016) 17, 122—127 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com DOULEUR ET CANCER L’i...

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Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2016) 17, 122—127

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

DOULEUR ET CANCER

L’incertitude en clinique de la douleur Uncertainty in pain clinic Florence Barruel Service onco-hématologie, GHI de Montfermeil, 10, avenue du Général-Leclerc, 93370 Montfermeil, France Rec ¸u le 13 janvier 2016 ; accepté le 2 mars 2016 Disponible sur Internet le 31 mai 2016

MOTS CLÉS Douleur ; Vulnérabilité ; Clinique de l’incertitude ; Confrontation des savoirs et des ressentis ; Interdisciplinarité

Résumé La prise en charge des patients douloureux confronte à appréhender une dimension redoutée par les humains : la vulnérabilité qui génère impuissance et doutes. Différents éléments doivent être pris en compte pour soulager ces patients, qui définissent une clinique de l’incertitude : la capacité à nommer et reconnaître l’incertitude dans une dynamique de questionnement confiant et ouvert, des démarches pluriprofessionnelles et interdisciplinaires, un management centré sur l’échange et la dynamique projet, la remise en question possible des savoirs dominants et un appui sur les ressentis des professionnels comme sur ceux des patients. Le tout décrit une approche globale, qui situe la clinique de la douleur dans une dimension à la fois technique et humaine. © 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.

Clinique de la douleur et vulnérabilité En pratique médicale, les professionnels recherchent naturellement la suppression des symptômes physiques. Ils sont par contre facilement démunis face à un patient qui attend de voir sa souffrance prise en compte. Il est manifestement plus aisé d’appréhender la notion de douleur physique que celle de souffrance psychique1 . Les questions liées à la vulnérabilité — celle des soignés comme des soignants — sont difficiles à intégrer dans une culture où le médecin a été formé à guérir et se trouve le plus souvent investi comme un surhomme dont on attend la guérison et le soulagement de tous les maux.

1

Adresse e-mail : fl[email protected] Sauf en psychiatrie, et lorsqu’il existe des approches globales.

http://dx.doi.org/10.1016/j.douler.2016.03.012 1624-5687/© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.

L’incertitude en clinique de la douleur David Lebreton indique avec clarté le caractère global de la douleur : « Si « douleur » est un terme souvent utilisé dans nos sociétés pour désigner une peine organique et « souffrance » une peine psychique, il faut aller au-delà de la polarité corps-esprit qui marque ces représentations. Opposer la douleur, qui serait « physique », à la souffrance, qui serait « psychique » relève d’une proposition dualiste héritière des traditions métaphysiques de nos sociétés mais tout à fait contraire à l’expérience. [1] ». Force est de constater qu’il est difficile de développer une approche qui dépasse ces polarités dans les différents lieux de la médecine où la douleur des patients est prise en charge. La clinique de la douleur2 confronte à la vulnérabilité tant par les doutes qu’elle propose d’appréhender, que par l’impuissance qu’elle convoque en cas de douleurs aiguës et/ou rebelles, et, de par l’interrogation qu’elle suscite sur les comportements humains complexes qui échappent parfois à l’entendement.

La présence de la douleur dans la vie des humains s’entend souvent comme un rappel de ce que l’on ne maîtrise pas, comme une indication de la possible souffrance dans la vie et de notre « petitesse » à l’échelle du monde. Peut-être plus que la mort elle-même, les « mauvaises conditions » de la mort font peur, et la douleur constitue ce qui est le plus redouté. Alors, fréquenter des personnes aux prises avec des douleurs, plus ou moins bien tolérées et calmées plus ou moins rapidement peut confronter les soignants à deux dimensions : • l’impression de ne pas être à la hauteur en ne soulageant pas suffisamment. L’impuissance est alors convoquée et dégrade l’image du bon soignant ; • un rappel de sa condition d’humain vulnérable et susceptible de souffrir aussi. Le soignant est ici confronté à ses peurs profondes, et il peut être tenté de projeter ses craintes sur la personne malade, se plac ¸ant ainsi dans une situation où le manque de distance l’empêche d’entendre le patient et de le soigner de manière adéquate. Ainsi, lorsque la douleur n’est pas assez soulagée et/ou qu’elle génère des plaintes importantes, les professionnels sont dans une situation propice à se sentir paralysés par le sentiment d’impuissance et à considérer « qu’on ne peut rien faire ». La question de la douleur confronte fortement à une vulnérabilité que l’on tente probablement d’éviter en maintenant une conception de la question qui permet de se centrer sur une dimension physiologique de la douleur. Celleci fait illusion en termes de maîtrise, et permet d’éviter de prendre en compte toutes les incertitudes inhérentes à la vulnérabilité. Partons de trois constats pour envisager les éléments d’incertitude en clinique de la douleur : 2 La notion de clinique de la douleur désigne ici les diverses pratiques cliniques lors de la confrontation à la douleur des patients, et ne désigne pas spécifiquement les pratiques de l’algologie, qui elles intègrent une philosophie et une pratique globale.

123 • le médecin et plus spécifiquement encore l’algologue a pour fonction de soulager ; • la médecine a l’impression de ne plus savoir faire et de ne pas être utile lorsque le soulagement ne va pas de soi ; • une pratique répandue (en médecine comme dans la société civile) se fonde sur une vision linéaire du problème, physiologique et biologique, qui veut que « le bon traitement médicamenteux soulagera la douleur ». Elle vise le plus souvent la « suppression de la douleur ». On comprend alors bien que l’expression de la vulnérabilité des patients comme des professionnels a peu de place dans ce contexte. Elle est tue, déniée, d’autant plus facilement qu’elle n’est pas culturelle et ne fait pas l’objet d’un enseignement particulier ou d’une préparation « en amont ». Quel est le risque de cela ? Que le contexte de soins en clinique de la douleur fasse violence et souffrance tant aux professionnels, qu’aux patients et à leurs entourages. Car, cette ignorance de la vulnérabilité éloigne toujours des réalités humaines et subjectives de chaque protagoniste et de leurs besoins profonds. Nous avons traité de ces risques et des conséquences possibles de cette vulnérabilité non assumée et, nous la disions, taboue dans deux ouvrages [2,3]. À la fois la clinique de l’aigu, la nécessaire efficacité technique érigée en norme, les rythmes difficiles et le soucis de rentabilité sont autant de motifs oppressants. Face à la complexité de cette situation, des compétences sont d’emblée sollicitées afin de trouver un juste positionnement et éloigner la souffrance et ses risques : amélioration organisationnelle et de coordination, potentialisation de la communication, amélioration des aptitudes techniques, évolution des compétences, etc. Globalement il s’agit d’isoler et museler l’impondérable, le risque, et ainsi d’empêcher que la vulnérabilité à la fois des professionnels et des dispositifs ne soit trop visible. Car le travail en clinique de la douleur prend sa source dans un mythe de toute puissance et de suppression de la douleur, ce d’autant plus facilement que les progrès de la médecine sont considérables. Pour ce faire, des antalgiques évidemment nécessaires et utiles existent, toujours plus performants, rapides et opérants. On reste marqué par un raisonnement probabiliste et des réponses opérationnelles dont on a du mal à sortir, qui bâillonnent l’expression de la vulnérabilité et conduisent à des impasses. Dans ce contexte, l’enjeu est de parvenir à élaborer des perspectives et repères qui permettent une approche ouverte respectant l’individualité et la subjectivité, qui tiennent compte des éléments d’incertitude inhérents à la pratique, tout en intégrant les aspects techniques et le contexte d’exercice complexe. La douleur est une expérience de vulnérabilité subjective qui implique une approche subjective nécessitant la prise en compte de quelques éléments d’incertitude.

Éléments d’incertitude en clinique de la douleur Si la douleur est plus souvent redoutée que la mort ellemême, c’est probablement parce qu’elle est attachée à des représentations qui indiquent que l’on est obligé d’être

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présent face à la douleur, que l’on ne peut s’échapper, contrairement à ce qui est imaginé pour la mort, d’emblée associée à la fin des souffrances. Si cette représentation courante fait référence à une certitude « d’enfermement » et engage à se projeter dans un sentiment d’incapacité de vivre, il est essentiel d’interroger quelques-uns des éléments d’incertitude présents en clinique de la douleur, afin de faire émerger quelques pistes utiles à la prise en charge.

Le sens de la douleur Les questionnements du patient comme du médecin interrogent le sens de la douleur et font appel aux interprétations.

qu’en ce cas, il indiquerait ouvertement sa limite, tout en conservant son engagement, nécessaire pour avancer et maintenir le lien thérapeutique. Bien souvent, un autre traitement est donné, ou un dosage différent, sans préciser la difficulté de la situation pour le médecin, et la nécessité de « tâtonner en tenant compte de l’expérience médicale, et, de l’expérience subjective de la personne ». Le patient de son côté, peine à être entendu avec ses ressentis et croyances, reconnu avec. De même pour le médecin qui continuera, d’être vu par le patient comme un Superman de la science, au risque de devenir dans la représentation du patient, un « mauvais docteur », parce qu’il n’est pas à la hauteur des attentes et qu’il ne parvient pas à le soulager suffisamment.

La diversité des réactions à la douleur « L’accident de vie » constitué par la maladie grave et/ou la douleur confronte le patient à un moment particulier de discontinuité psychique. Face à cette rupture, le sujet mobilise des forces pour retrouver un sentiment de continuité. Bien souvent dans ce parcours, une recherche de compréhension plus ou moins élaborée se fait jour. La personne malade se demande : que se passe-t-il ? Pourquoi suis-je malade ? Est-ce lié à ce qui m’est arrivé avant dans ma vie ? Ai-je trop/pas assez profité de la vie ? Trop fumé ? Pas assez tenu compte de ce que me disaient mes parents/mon époux/ma soeur. . . ? Elle cherche des raisons pour mieux supporter. Cette recherche de sens génère une interprétation de la douleur. Par exemple : je pense que c’est une sorte de punition : je me suis si mal comporté avant. . . En écho, le médecin se questionne également : pourquoi est-il si douloureux après cette opération, alors que la plupart des patients la tolèrent bien ? De même, il peut être conduit à interpréter la situation : ce n’est pas possible qu’il ait aussi mal ! Il doit un peu exagérer ! C ¸ a correspond bien à son tempérament hyper-expressif ! La souffrance, l’impuissance et le doute confrontent aux limites des connaissances et à la subjectivité. Pour autant ces questions de sens, et les limites de connaissance mutuelle sont peu souvent partagées entre médecin et patient alors que cela permettrait d’appréhender un autre registre que celui de la connaissance pour se tourner vers l’exploration des ressentis et élaborer de nouvelles connaissances. La clinique la plus courante se construit ainsi sur un manque d’échange et d’information crucial. En effet, l’échange type conduit souvent le praticien pourtant bien intentionné à répondre au patient qui exprime ses interprétations sur la douleur par des banalisations : « Mais enfin voyons, ne dites pas de bêtise, vous n’êtes pas plus mauvais qu’un autre ! ». Le patient reste donc avec son impression qui ne trouve pas de voie pour s’exprimer. Dans cette incapacité à communiquer et à être compris, il a souvent le sentiment qu’il n’est pas un bon patient. Le médecin ne dit peut-être pas assez souvent à son patient : « Là, je ne comprends pas pourquoi vous avez encore mal, nous continuons de chercher. Parlons un peu de la manière dont cela se passe pour vous. . . ». C’est-à-dire

Force est de constater une extrême variabilité des réactions et de la tolérance à la douleur en fonction des personnes, mais aussi pour une même personne en fonction des moments et des contextes. Cet aspect incite à une extrême prudence relativement aux savoirs, comme à une écoute attentive du ressenti du patient à sa douleur, par chaque personne, et à chaque moment. On voit aussi combien la présence de la douleur est susceptible de « faire le nid » des souffrances présentes chez un individu et de les convoquer, de les potentialiser. Il a été montré que la douleur physique a tendance à potentialiser la douleur psychique [4]. C’est le cas du patient qui « s’enfonce dans sa douleur » et se remémore toutes les souffrances de sa vie, tel un martyr. Pour autant, soulager la douleur physique n’amène pas de fac ¸on linéaire le patient à ne plus éprouver de souffrance ou à récupérer des mécanismes d’adaptation immédiatement opérants. L’éprouvé de la douleur, la souffrance mobilisée ne s’évacuent pas ainsi. Les questions sur le sens de la douleur peuvent demeurer, et même torturer l’esprit sans permettre la libération. La levée de la sensation douloureuse n’exonère pas de l’expérience vécue et des perturbations ressenties. Cela oriente vers la nécessité de soutenir le sujet pour qu’il investisse la dimension du présent et du vivant, et élabore le non-sens éventuellement attaché à la douleur. Là encore, l’écoute du ressenti de la douleur sera un guide précieux, comme les questions que se pose le patient.

Douleur et maîtrise Le patient peut osciller entre une intolérance à la douleur et associer au ressenti de douleur intense, la croyance que son corps peut encore fonctionner et retrouver tout ou partie de ses fonctions perdues. En ce cas, la prise en charge doit prendre en compte les incertitudes que représente cette ambivalence. Il arrive aussi fréquemment que le patient imagine que la douleur ressentie délivre des informations sur l’évolution de la maladie, comme un « traceur », donnant ainsi le sentiment d’une illusion de maîtrise : « Comment je saurai si la maladie revient, si vous supprimez la douleur avec vos cachets ? Parce que c’est quand même grâce à la douleur que j’ai consulté, et qu’on a pu prendre la maladie à temps ! ».

L’incertitude en clinique de la douleur Évidemment, cette situation génère souvent un conflit interne pour le patient qui en parallèle, aimerait bien aussi ne plus avoir mal. De même pour les professionnels qui ont du mal à entendre parfois que le patient puisse choisir de ne pas être totalement soulagé pour avoir le sentiment de contrôle. La plus grande confusion règne lorsque cette ambivalence ne peut être abordée, ni ses raisons, surtout si le médecin et les professionnels ont pour seul objectif la suppression de la douleur.

Du coup, ils se retrouvent face à des patients qu’ils ne comprennent pas, qui insistent alternativement de manière spectaculaire sur l’intensité de leur douleur, puis qui n’en parlent plus, fonction des moments, des interlocuteurs. On finit même par mettre en doute cette douleur : existet-elle ? Ou par penser que ce patient ne sait pas ce qu’il veut, « qu’il nous fait tourner en bourrique », ce qui à défaut de maîtriser la douleur peut évidemment constituer un bénéfice secondaire portant sur la « maîtrise de l’équipe », tant que le problème de fond ne sera pas abordé. Dans certains cas, ce processus peut conduire à une mise en échec parfaite de la toute puissance médicale. Cela sera favorisé par des situations où l’écoute de la situation du patient est limitée, évitant la confrontation aux vulnérabilités et incertitudes. Notons bien qu’une pratique médicale qui se fonde de manière quasi exclusive sur les données biologiques de la douleur va avoir tendance, lorsque les thérapeutiques sont en échec, à renforcer le sentiment de perte de maîtrise du sujet : cela constitue un aveu que le praticien « ne peut plus rien faire ».

L’anticipation anxieuse de la douleur Il arrive que, le patient douloureux débordé par la douleur réagisse par une anticipation anxieuse. Il imagine que la douleur pourrait être encore pire en intensité, ou bien qu’elle pourrait durer dans le temps. Il se trouve alors placé dans une perception accablante de sa vie, qu’il se représente comme impossible. Cette anticipation anxieuse conduit à considérer toutes les situations comme menac ¸antes, et en plus, elle affecte le sentiment d’avoir la capacité à gérer la situation, ou sentiment d’efficacité personnelle. Interprétée de fac ¸on dramatique, la douleur entraîne au final démoralisation et épuisement et engendre peur et anxiété [5]. L’anticipation des événements laisse croire que l’on pourrait se protéger des impacts négatifs. Convaincues que l’inquiétude aide à prévoir et résoudre les problèmes, les personnes intolérantes à l’incertitude parviennent peu à poser les actions utiles pour régler concrètement leurs problèmes, et restent plutôt centrées sur leurs craintes et incertitudes [6]. Pour autant, si le sentiment d’efficacité personnelle est faible, l’inquiétude est majorée. La dimension négative est complète lorsque ces émotions négatives orientent vers une restriction de mouvement et d’actions visant à éviter de provoquer la douleur, ce qui favorise une perte de condition physique et génère

125 l’apparition de symptômes dépressifs à moyen et à long termes [7,8]. Pour modifier ce cercle vicieux qui contribue à maintenir l’anxiété et l’incapacité, il est nécessaire de prodiguer de l’information sur le processus d’évitement, et d’évaluer l’impact exact des mobilisations [7,8].

Les douleurs sans cause attribuée En 1989, Wietz [9] définissait l’incertitude, dans le contexte d’une maladie, comme étant l’incapacité pour la personne de développer une fac ¸on satisfaisante de s’expliquer et de comprendre sa douleur et sa maladie. Les douleurs auxquelles les médecins n’attribuent pas de cause placent les patients dans une situation difficile à vivre. Ils s’interrogent sur les compétences des professionnels. Veulent-ils leur cacher quelque chose ? Comment imaginer qu’ils ne connaissent pas tout alors que les patients ont besoin de « savoir » ? C’est pourquoi l’attitude du praticien en ce cas sera cruciale. L’enjeu étant qu’il puisse reconnaître son questionnement sans se vivre comme un mauvais professionnel, tout en conservant la confiance et en réassurant le patient. Il s’agit finalement d’utiliser ce questionnement comme un guide clinique. Par exemple, nombre de patientes se plaignent après leur traitement pour le cancer du sein, de douleurs dans le sein, douleurs dont on parle assez peu. Elles relatent diverses réponses qui les laissent perplexes et dans le doute : ca doit cicatriser », « c’est comme ¸ «¸ ca, il va falloir vous habituer », « à côté du cancer, ce n’est pas bien grave ! » Quoiqu’il en soit, elles ont souvent l’impression que cela « n’intéresse pas leurs médecins », et en conséquence, que l’on ne s’intéresse pas à elles. Pour certaines, ces douleurs, pourtant très souvent d’intensité modérée, peuvent devenir obsédantes, et particulièrement anxiogènes, d’autant plus qu’elles ont le sentiment de n’avoir pas été prises en compte. C’est alors qu’il risque de s’opérer un glissement de la méconnaissance médicale, vers le doute délétère (impression d’incompétence du professionnel, sentiment d’être un mauvais patient. . .). En fait, lorsque les patientes abordent ces aspects dans les entretiens avec le psychologue, elles expriment qu’elles aimeraient un praticien qui puisse leur parler différemment : « D’autres me l’ont dit, et je ne sais pas à quoi cela peut correspondre. Mais nous allons faire le nécessaire pour tenter d’améliorer la situation. J’aurai besoin de votre retour la prochaine fois, et on va s’ajuster au fur et à mesure. . . » Un discours qu’elles décrivent comme authentique, positif et encourageant.

Éléments d’amélioration pour la prise en charge des patients douloureux L’acquisition des savoirs en médecine réduit les zones d’ignorance. Cependant, bien que les progrès thérapeutiques aient repoussé les limites de la connaissance, de nombreuses incertitudes demeurent. Il est souvent difficile d’y consentir, surtout dans une société où le niveau d’exigence augmente, et où les échecs thérapeutiques sont mal supportés. Si la médecine relève d’un savoir qui ne se discute pas, elle connaît un autre versant soumis aux

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doutes. La prise en compte des patients douloureux en soulève quelques-uns que nous avons examinés de manière non exhaustive. La science ne suffit pas au clinicien. Il est utile d’identifier quelques repères essentiels à pour améliorer la prise en charge des patients douloureux. Nous distinguerons trois repères essentiels.

Le premier est qu’il est important de s’autoriser à reconnaître et nommer l’incertitude au même titre que les autres niveaux de savoir Ainsi le dialogue devrait permettre d’aborder et de distinguer clairement : • ce qui est connu ; • ce qui n’est pas connu ; • ce qui est envisageable ; • ce qui est attendu, probable, mais pas certain ; • ce qui peut être considéré comme donnée définitive.

Dire les incertitudes se révèle être une vraie compétence soignante, qui cimente l’alliance de travail avec le patient et installe les bases d’un sentiment de sécurité chez ce dernier. Il faut bien sur noter la crainte fréquente des professionnels d’être perc ¸us comme incompétents s’ils évoquent les incertitudes, alors que, s’ils sont sincères, les patients perc ¸oivent généralement dans cette démarche la marque de leur engagement, et à condition bien sur qu’ils assument cette posture sans culpabilité.

Le deuxième point est relatif au fait de permettre la confrontation des champs du savoir et des ressentis Cela engage chez le praticien une capacité à bien faire la part des choses entre vérité et expertise : même si des années d’expérience en clinique de la douleur permettent de mieux appréhender ce qui devrait advenir médicalement pour le patient, il ne s’agit pour autant que de probabilité et non de ce qui sera de fac ¸on sûre pour le patient. Le patient et les proches font également la différence entre vérité et expertise tant il leur est nécessaire d’être considérés comme sujets singuliers. Il est fondamental de développer une humilité qui autorise une pratique où le savoir ne supplante pas les ressentis, et laisse possible l’expression des subjectivités, quitte à générer de la vulnérabilité. L’évolution du champ des savoirs en dépend. Cela suppose d’entendre le patient dans l’expression de son vécu de la douleur, sans le juger, et en acceptant tous les éléments de complexité associés au phénomène de la douleur : ambivalence, évolutivité de la douleur en fonction des caractères subjectifs de la personne. . . Quoi qu’il en soit, il est indispensable que le professionnel acte la prise en compte de la douleur même s’il existe des inconnus et qu’il ne parvient pas à se représenter de manière cohérente et certaine les motifs de la douleur de son patient. Plus généralement, la clinique de l’incertitude conduit à

contredire les dualismes et à créer des ponts entre les catégories : savoir/ressenti, mais aussi, corps/esprit ; organique/psychologique ; visible/invisible ; objectif/subjectif ; certain/incertain. . . L’instauration d’une dialectique entre ces différents pôles est essentielle pour conduire à une approche globale du patient douloureux, telle que définie par Lebreton [1].

Accepter une dynamique de questionnement ouverte Le troisième point est relatif à un processus de groupe et consiste, à l’échelle du service, à accepter une dynamique de questionnement ouverte, où chacun est tenant de son approche tout en acceptant d’interagir à égalité avec les autres intervenants, y compris le patient, pour construire un savoir nouveau. Il s’agit d’une approche de travail interprofessionnelle et interdisciplinaire certes complexe, mais qui permet d’intégrer ce qui n’est pas encore connu à l’intérieur du principe de décision et dans la dynamique d’accompagnement du patient douloureux. Ce type de dynamique est indispensable pour permettre l’expression possible de l’ambivalence autour du désir de soulagement de la douleur, intégrant les diverses représentations de la maladie. Elle favorise également le partage autour du sens de la douleur avec chaque protagoniste, conduisant à entendre le sens attribué par chacun, et à élaborer sur cette base des pistes de compréhension communes et d’actions appropriées.

De la clinique de la douleur à la clinique de l’incertitude La pratique clinique dédiée à la prise en charge de patients douloureux, conduit à appréhender et comprendre l’être humain dans ses dimensions les plus complexes et dans sa vulnérabilité existentielle. Les quelques repères définis ci-dessus donnent des indications pratiques pour l’exercice clinique, qui favorisent grandement la prise en compte de la vulnérabilité et constituent une clinique de l’incertitude. La clinique de la douleur fait ressortir l’embarras d’un savoir trop absolu. Elle dénonce à sa fac ¸on l’illusion de toute puissance et introduit souvent par le doute ou par l’échec la place du patient comme celle des équipes pluridisciplinaires. On notera face à cela l’intérêt de développer et soutenir le sentiment d’efficacité personnelle des patients douloureux, ce qui conduit à une amélioration de l’intolérance à l’incertitude. En cela, les techniques de relaxation, sophrologie. . . et toute technique que le patient peut pratiquer lui-même présentent une grande utilité. Le soutien du sentiment d’efficacité personnelle du professionnel est également essentiel dans le contexte de la prise en soin des personnes douloureuses. Le partage avec les autres professionnels et tous les espaces de parole qui autorisent l’expression de sa propre vulnérabilité dans un contexte sécurisé (groupes de paroles, RCP. . .) sont favorables en ce sens.

L’incertitude en clinique de la douleur Cette réflexion qui indique des améliorations possibles dans la prise en charge des patients douloureux, confirme l’utilité clinique de l’incertitude3 [10] et les quelques éléments fondamentaux de cette clinique. La « clinique de l’incertitude » est une clinique qui se définit par les manifestations de l’incertitude (des patients, proches et professionnels), les modes de réaction à l’incertitude, ainsi que par la posture particulière qui permet à un professionnel d’élaborer des connaissances à partir de situations spécifiques dans lesquelles il est impliqué, et d’ajuster sa pratique. En ce sens, son développement constitue une ressource pour la pratique clinique, qui permet la compréhension et la transformation des situations liée au soin. Il existe des conditions et des approches favorables pour appréhender l’incertitude, ayant bien pour effet certain de rassurer et de diminuer l’angoisse qui lui est souvent afférente. Le fait de reconnaître et nommer l’incertitude est sans doute le premier point de cette posture propice à appréhender l’incertitude. Elle relève également du développement d’une approche « centrée sur la personne » au sens de Rogers, qui se développe avec une relation égalitaire, solidaire, humaine, renforce le sentiment d’existence de la personne malade, et grâce à une remise en question des savoirs dominants. On peut encore insister sur un grand principe de cette clinique : celui de la dialectique. Plus que d’entretenir un simple débat entre une vision négative de l’incertitude aux effets paralysants et une vision positive aux vertus stimulantes et créatives, la question de l’incertitude en clinique est une affaire de dialectique. Par exemple, l’on notera que, même lorsqu’elle est particulièrement intense et focalise l’attention, l’incertitude n’est jamais seule : elle coexiste avec des zones de certitude aussi. La relation soignant—soigné et entre professionnels, permet de réintroduire de la dialectique entre ces zones et de la mobilité dans ce qui s’était fixé.

On recherche un équilibre entre les « zones fixes » (de certitude) et les « zones de mouvance » (incertitude) et une bonne dialectique entre ces zones. L’alliance est nécessaire pour le clinicien entre le connu et l’inconnu. Le regard négatif qui est souvent associé à l’incertitude mérite d’être transformé afin de permettre une évolution de la tolérance à l’incertitude dans les pratiques cliniques, et de faire de l’incertitude un moteur dans la pratique.

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Selon une expression de Cécile Rousseau.

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Conclusion Finalement, en confrontant l’humain à une question de (non) sens fondamentale, la douleur contraint les soignants qui y font face à prendre en compte une valeur inhérente à la vie et néanmoins souvent oubliée en médecine comme dans la société : la vulnérabilité. Cette orientation de pratique est indispensable pour limiter l’épuisement des soignants et améliorer la pertinence du soin prodigué aux patients. En s’appuyant en particulier sur la reconnaissance de l’incertitude, l’accompagnement des équipes, le management centré sur l’échange et la dynamique projet, la clinique de la douleur assume l’incertitude existentielle qui demande à trouver sa place dans les soins, et se positionne comme une approche globale, à la fois technique et humaine.

Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

Références [1] Lebreton D. Toute douleur est souffrance. La Lettre du Cancérologue 2015;XXIV(9). [2] Barruel F, Bioy A. Du soin à la personne. Clinique de l’incertitude. Paris: Dunod; 2013. [3] Bioy A, Barruel F. Place de l’incertitude en réanimation. In: Chahraoui K, Laurent A, Bioy A, et al., editors. Vulnérabilité psychique et clinique de l’extrême en réanimation. Paris: Dunod; 2015. [4] Lundqvist 1 C, Siösteen A, Blomstrand C, Lind B, Sullivan M. Spinal cord injuries. Clinical, functional, and emotional statut. Spine (PhilaPa 1976) 1991;16(1):78—83. [5] Dugas MJ, Freeston MH, Ladouceur R, Rhéaume J, Provencher M, Boisvert JM. Worry themes in primary GAD, secondary GAD, and other anxiety disorders. J Anxiety Disord 1998;12(3):253—61. [6] Dugas MJ, Letarte H, Rhéaume J, Freeston MH, Ladouceur R. Worry and problem solving evidence of a specific relationship. Cogn Ther Res 1995;19(1):109—20. [7] Barlow DH, Cerny JA. Psychological treatment of panic. New York: Guilford Press; 1988. [8] Vlaeyen JW, Linton SJ. Fear-avoidance and its consequences in chronic musculoskeletal pain: a state of the art. Pain 2000;85(3):317—32. [9] Wietz R. Uncertainty and the lives of persons with AIDS. J Health Soc Behav 1989;30:270—81. [10] Rousseau C. Incertitude et clinique transculturelle. Evol Psychiatr 2002;67:764—74.