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Article original
Menhirs et stèles de Corse. Une hypothèse chronologique Menhirs and steles of Corsica. A chronological hypothesis Jean Guilaine a,*, Franck Léandri b,c b
a Collège de France, 11, place Marcelin-Berthelot, 75005 Paris, France DRAC, Service de l’Archéologie de Corse, 1, chemin de la Pietrina, CS 10003, 20704 Ajaccio cedex 9, France c TRACES, UMR 5068, Toulouse, France
Disponible sur Internet le 26 avril 2016
Résumé En Corse, les premières pierres levées sont associées à des coffres du Néolithique moyen. On connaît, bien plus tard, à l’âge du Bronze, des stèles massives et armées caractéristiques. Entre ces deux pôles bien datés, la position chronologique des autres variétés de pierres dressées a toujours été beaucoup plus floue. La séquence sarde, proposée par E. Atzeni, a montré en fait qu’en Sardaigne le déroulement évolutif allant des menhirs « aniconiques » jusqu’aux statues-menhirs à motif de poignard s’inscrivait dans le Néolithique moyen et final, aux Ve et IVe millénaires. Des exemples pris sur le continent européen confirment cette chronologie. En Corse même, la métamorphose probablement subie par la stèle d’Aravina (Lévie) montre que des stèles néolithiques ont pu subir des transformations secondaires lors d’étapes postérieures. Dans un premier temps, ce monument est caractérisé par son rostre apical, la gravure des contours du visage et des « yeux ». À l’âge du Bronze, il a été modifié par la sculpture d’une épée. Des comparaisons avec d’autres stèles sardes ou maltaises invitent à dater du Néolithique moyen le premier stade. Celui-ci pourrait s’inscrire dans une phase ancienne d’anthropomorphisation des pierres levées antérieure à l’émergence des statuesmenhirs du Néolithique final. # 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Néolithique ; Menhirs ; Statues-menhirs ; Stèles anthropomorphes ; Corse ; Sardaigne ; Malte
* Auteur correspondant. Adresses e-mail :
[email protected] (J. Guilaine),
[email protected] (F. Léandri). http://dx.doi.org/10.1016/j.anthro.2016.03.001 0003-5521/# 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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Abstract In Corsica, the first standing stones are related to Middle Neolithic. Later, during the Bronze Age, appear characteristic massive steles with arm figurations. Between those two limits, well settled, the chronology of other megalithic monuments remains much uncertain. The Sardinian chronology, proposed by E. Atzeni showed that in this island, the evolution from ‘‘aniconic menhirs’’ to ‘‘statues-menhirs’’ with dagger was related to Middle to Final Neolithic (Vth and IVth millenniums). Some examples taken in Europe confirm this chronology. In Corsica, we consider that a metamorphosis might have happen to Aravina stele (Lévie) showing that secondary transformation may have occurred on Neolithic steles. In the first stage, the monument is characterized by its apical rostrum, the engraving of the outline of the face and the ‘‘eyes’’. During Bronze Age, it was modified by the carving of a sword. The comparison with other Sardinian and Maltese steles suggests a middle Neolithic age. This phase could correspond to an ancient phase of anthropomorphism of standing stones before the emergence of Final Neolithic statues-menhirs.
Keywords: Neolithic; Menhir; Statue-menhir; Anthropomorphic stele; Corsica; Sardinia; Malta
Les pierres levées, les alignements et surtout les statues-menhirs de Corse et de Sardaigne ont donné lieu à une abondante littérature et à divers essais de datation. C’est certainement R. Grosjean qui donna, dans les années 1960 du siècle dernier, la première esquisse d’évolution chronologique des pierres levées de Corse pour lesquelles il proposa un découpage en six stades (Grosjean, 1966, 1967) :
stade 1. Stèles basses associées aux coffres ; stade 2. Menhirs « proto-anthropomorphes » parfois regroupés en alignements ; stade 3. Menhirs « anthropomorphes » caractérisés par une ébauche de la tête ; stade 4. Statues-menhirs non armées ; stade 5. Statues-menhirs à épées et poignards ; stade 6. Statues-menhirs sans armes, avec épaules ou oreilles proéminentes, collier en relief sous le cou.
Fondée essentiellement sur des critères typologiques, cette classification butait sur un certain nombre d’imprécisions chronologiques. Elle avait pour autant l’avantage de regrouper sous l’expression un peu vague de « civilisation mégalithique » les trois premiers stades que Grosjean faisait débuter, faute de données C14, vers – 3000 mais auxquels il accordait une longévité exagérée dans l’Âge du bronze comme pour mieux légitimer le face-à-face qu’il imaginait entre les autochtones et les intrus torréens, dans un contexte de vision événementielle de l’archéologie. De même, en l’absence de datations absolues, R. Grosjean adoptait le système chronologique contracté élaboré sous l’influence de V.G. Childe à qui il empruntait également l’origine orientale du mégalithisme corso-sarde et la notion de « missionnaires-navigateurs de la religion néolithique » (Grosjean, 1966, p. 26). Son article de 1967, paru dans le Bulletin de la Société Préhistorique Française, donne une bonne idée de cette classification, passablement sophistiquée, en raison d’une combinaison entre stades (de 1 à 6), avec définition typologique, subdivisions internes à chaque phase et souci de prolonger certaines étapes anciennes dans l’Âge du bronze pour rendre compte de sa thèse des confrontations entre insulaires et étrangers.
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Nous ne nous occuperons ici que des trois premiers stades de R. Grosjean en laissant volontairement de côté tout ce qui peut concerner l’Âge du bronze. La classification de cet auteur mérite quelque considération, car même si elle demeurait « flottante » au plan de la chronologie, elle n’en était pas moins relativement perspicace. C’est pourquoi nous allons la discuter ici en prenant en compte les progrès réalisés depuis en ce domaine et par comparaison avec les données de la Sardaigne et du continent. Nous apporterons par ailleurs un élément de réflexion au débat. 1. Stèles associées aux coffres (Stade 1) R. Grosjean rapprochait à juste raison les coffres de la Corse de ceux de Li Muri (Arzachena) que l’on considérait alors comme relevant de la culture d’Ozieri laquelle, en raison notamment de la présence d’idoles aux bras croisés, était interprétée comme contemporaine du Cycladique ancien dont elle aurait subi l’influence (Bronze ancien II) (Lilliu, 1967). L’un de nous a modifié par la suite cette perspective chronologique en déconnectant les tombes d’Arzachena de la culture d’Ozieri et en les rapportant à une phase du Néolithique moyen, dans le courant du Ve millénaire. Il s’appuyait pour cela sur la chronologie absolue des horizons Serra d’Alto-Diana auxquels la petite coupe en stéatite de Li Muri emprunte l’anse en bobine (a rochetto). Il rapprochait aussi les « masses d’armes » de Li Muri et de Foce de pièces voisine connues sur le continent en contexte chasséen ancien (Guilaine, 1994, 1996). Cette déconnexion lui valut quelques critiques de G. Lilliu mais il maintint son point de vue, aujourd’hui accepté, les archéologues sardes attribuant Arzachena à l’horizon pré-Ozieri de San Ciriaco. Par là même sont datées du Ve millénaire les stèles qui, en Sardaigne comme en Corse, accompagnent les sépultures en coffres ou caissons. Des travaux récents ont proposé un tour d’horizon des coffres du Sud de la Corse et fait le point sur ces tombes, leurs mobiliers et les pierres dressées qui leur sont parfois associés (Leandri et al., 2007 ; Tramoni et al., 2007). Par ailleurs, les recherches à Renaghiu ont parallèlement montré que les plus anciennes pierres levées pouvaient déjà être dressées sous la forme d’alignements : plus de 60 monolithes bruts (hauts de 0,48 à 1,22 m) correspondent à un premier état du monument daté du milieu du Ve millénaire ou peu après ; un deuxième état, fort de 24 menhirs et menhirs-stèles et comportant deux files principales rectilignes associées à une autre file légèrement courbe, est attribué par les fouilleurs au Basien, peu ou prou synchrone de l’Ozieri sarde (4100–3500 BC) (D’Anna et al., 2006, p. 200, 2007). 2. Les stades 2 et 3 R. Grosjean définissait son stade 2 par la présence de menhirs ayant soit la forme d’un obélisque soit celle d’une stèle trapézoïdale dont la partie supérieure pouvait comporter un sommet arrondi, celui-ci figurant la tête, l’amorce de la partie tombante les épaules, sans séparation entre la tête et le tronc (Grosjean, 1966, p. 33). Il les dénommait menhirs « protoanthropomorphes » et observait leur regroupement en alignements (cf. Palaghiu) (Fig. 1). Son stade 3 était caractérisé par des monolithes à silhouette humaine plus ébauchée, notamment par dégagement de la tête et des épaules. À ce stade, succédant au précédent, les alignements pouvaient donner lieu à des réutilisations (Grosjean, 1966, p. 39–40). Toutefois un certain flou régnait sur l’attribution chronologique de ces deux stades. Par exemple, comment dater les premières manifestations de Palaghiu, sachant qu’on ne peut prendre en compte pour cela les monuments présentant des armes gravées (par exemple Palaghiu 1), ces attributs étant clairement des ajouts secondaires sur des stèles antérieures (Fig. 2 et 3) ?
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Fig. 1. Palaghiu. Une partie du grand alignement. On distingue des monuments de type stèle à sommet arrondi et d’autres à extrémité conique. Palaghiu. A part of the great alignment. Monuments with rounded head and others with conical head.
Faut-il utiliser le coffre à mobilier Bronze ancien de l’extrémité d’un des alignements pour dater celui-ci (Peretti, 1966) ? La question est d’autant plus délicate que la plupart des monuments mégalithiques d’une certaine envergure ont toujours eu une longue durée de vie, attirant, par leur monumentalité, des transformations, des ajouts, des suppressions, des recyclages, etc. et il est vraisemblable qu’un monument comme Palaghiu a connu semblables captations et métamorphoses. A. D’Anna et son équipe, en s’appuyant sur leurs résultats à Cauria, envisagent pour les sites de Renaghiu et de Stantari mais aussi de Palaghiu une datation au Bronze ancien (D’Anna et al., 2007 ; D’Anna, 2011) avec réutilisations par la suite. Ils insistent sur la mise en forme désormais poussée des monolithes, leur organisation en files et surtout la présence à Renaghiu d’un coffre détruit pouvant répéter le modèle observé à Palaghiu. Ils reconnaissent toutefois la difficulté à dater cette phase mégalithique « intermédiaire » entre les premiers menhirs du Néolithique moyen et les stèles « massives » et armées de la seconde moitié de l’Âge du bronze. Observons que l’argument consistant à dater les alignements de Palaghiu par le coffre Bonnanaro demeure une hypothèse, la tombe pouvant être aussi un épiphénomène d’un monument antérieur. La Sardaigne peut-elle nous aider dans cette quête ? Observons d’abord que tout essai de comparaison chrono-culturelle entre les deux îles ne se traduit pas forcément, malgré leur proximité, par des similitudes. Chaque île a eu sa vie propre et a constitué un « laboratoire » différent (Guilaine, 2003). Toutefois, à certaines époques, les ressemblances culturelles l’emportent sur les différences. C’est pourquoi se tourner vers la Sardaigne n’est pas dénué d’intérêt. 3. Les enseignements de la Sardaigne Dans la foulée des recherches de R. Grosjean et de ses propres travaux de terrain, E. Atzeni a, à son tour, élaboré en Sardaigne une typologie évolutive des menhirs et des stèles dans laquelle apparaissent également des qualificatifs de « proto-anthropomorphe » et d’« anthropomorphe ».
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Fig. 2. Palaghiu I. Exemple de stèle secondairement gravée. Palaghiu. Secondary engraved pattern stele.
Dans la catégorie des monolithes « proto-anthropomorphes », Atzeni place des monuments fusiformes, coniques, à rostre apical ou à sommet arrondi (Atzeni, 1988/1994, pl. I, III). Dans la série « anthropomorphe », la tête peut être plus dégagée et des caractères faciaux (yeux, nez) peuvent être figurés (Perda Iddocca VI à Laconi, Bitu‘e Concas à Sorgono) (Atzeni, 1988/1994, pl. III, 2, 4). La classification d’E. Atzeni, plus récente, bénéficie d’un encadrement culturel et chronologique plus précis que celle de R. Grosjean bien que ne disposant pas encore de la calibration des datations. Elle peut être schématisée ainsi (Atzeni, 1981, 1988/1994, fig. 3) (Fig. 4) : stade 1. Néolithique moyen : menhirs « aniconiques » (cf. Li Muri) suivis par l’érection de menhirs dont certains à tendance « proto-anthropomorphe » (Corru Tundu : 5,75 m) ;
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Fig. 3. Palaghiu II. Exemple de stèle secondairement gravée. Secondary engraved pattern stele.
stade 2. Néolithique récent (Ozieri). Développement des menhirs « proto-anthropomorphes ». Présence d’alignements (Pranu Mutteddu à Goni). Production de stèles à décor de cupules ou de spirales (Soula, 2012) ; stade 3. Chalcolithique ancien (Filitosa/Abealzu). Menhirs anthropomorphes réguliers « en obus », menhirs anthropomorphes et grand développement des statues-menhirs. E. Atzeni note que tous ces monolithes n’ont guère de lien avec le Monte Claro ni avec le campaniforme ce qui, de notre point de vue, permet d’éliminer les deux tiers terminaux du IIIe millénaire comme moments forts de productions de statues ou de stèles. En prenant en compte les chronologies aujourd’hui disponibles, on peut donc avancer qu’en Sardaigne la grande époque des menhirs et des alignements est à attribuer aux Ve et IVe millénaires sans préjuger de levage de pierres postérieurement. Nous nous demandons s’il n’en a pas été de même en Corse (où
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Fig. 4. Schéma évolutif des cultures néolithiques de Sardaigne incluant la position chrono-culturelle des pierres levées et statues-menhirs. Evolution of the Neolithic cultures in Sardinia with chrono-cultural situation of standing stones and statues-menhirs. D’après E. Atzeni, 1988/1994.
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l’absence des statues-menhirs du Néolithique final/Chalcolithique n’a pas longtemps permis de caler « vers le haut » l’évolution des pierres dressées) et c’est donc au Néolithique que nous pourrions attribuer la plupart des menhirs « proto-anthropomorphes » ou « anthropomorphes » de cette île. Un argument en ce sens est que le Bonnanaro du Bronze ancien ne semble pas, jusqu’à plus ample informé, pourvoyeur de stèles sur la grande île voisine. Or, le Bronze ancien corse est précisément l’une des périodes au cours desquelles les affinités entre les deux îles sont les plus serrées comme l’attestent, en Corse, le mobilier du dolmen de Settiva (Jehasse, 1974) ou celui du coffre de Palaghiu (Peretti, 1966). Un Bonnanaro non producteur de stèles en Sardaigne, producteur de stèles en Corse ? Cette ambiguïté devra être levée. 4. Et le continent ? Le continent peut également apporter quelques précisions chronologiques. Menhirs et grandes stèles bretonnes ont été dressés antérieurement à l’aménagement des tertres bas ainsi que des grands tumulus carnacéens, a fortiori des premiers dolmens à couloir : en gros au cœur du Ve millénaire. On sait par ailleurs que de nombreux menhirs européens, attribués au Néolithique moyen, figurent une claire silhouette humaine, le « rostre apical » étant censé représenter la partie céphalique, la partie épaisse figurant le tronc et les jambes. Ce modèle est notamment représenté en Bretagne avec des exemplaires réutilisés dans des dolmens à couloir (dolmen II du Petit Mont) ou associés à ces derniers (Geignog) et en Suisse (Yverdon, Treytel, dans ce cas avec transformation secondaire en statue-menhir) (Grau Bitterli et al., 2002). Il est connu à Palaghiu (Grosjean, 1966, p. 56, pl. 34, monuments no 2 et 8 de gauche à droite). Certains alignements continentaux sont datés du Néolithique moyen (Yverdon), d’autres du Néolithique final mais antérieurement aux premières tombes dolméniques (Sion, Lutry) et, bien entendu, aux statuesmenhirs. Ils peuvent comporter des monuments anthropomorphes (Yverdon) ou des dalles à sommet arrondi (Lutry). Toutes ces correspondances nous inciteraient donc à placer la construction des alignements de Palaghiu dans le créneau du Néolithique moyen ou récent (Ve– IVe millénaires) en dépit d’éventuels apports ou remodelages ou ajouts postérieurs, le site ayant été « entretenu » au moins jusqu’au Bronze final, sinon plus tard. Qu’étaient ces alignements ? Probablement des centres périodiques de réunions autour de rites et cérémonies diverses en l’honneur d’« ancêtres », au fond des lieux de mémoire entretenus (et modifiés) au gré des générations. L’un de nous a évoqué de possibles pèlerinages sur certains sites comme Palaghiu, dont la renommée devait s’étendre bien au-delà du territoire physique environnant, colporté par des légendes et des mythes divers (Guilaine, 2008). Dans l’hypothèse d’une datation ou d’une re-fréquentation au Bronze ancien, il n’est pas interdit de penser à des groupes de pèlerins Bonnanaro venant de Sardaigne sur l’île voisine honorer des ancêtres, lors de déplacements effectués sur des terres où les populations plaçaient l’origine de leur lignage et où reposaient certains des leurs. On sait que les îles ont souvent été considérées comme le berceau et la « terre sacrée » des fondateurs (cf. le cas bien connu de Roy Mata, en Mélanésie, Garanger, 1972). Revenons sur ces questions de chronologie. À cet effet, une stèle de Corse nous invite à la réflexion. 5. La stèle d’Aravina : hypothèses sur une métamorphose La stèle d’Aravina à Lévie a été publiée à plusieurs reprises par F. de Lanfranchi (de Lanfranchi, 2006, p. 150–159 ; de Lanfranchi, 2008, p. 101). Elle est conservée au musée de Lévie. Comme l’a fort justement observé son inventeur, il s’agit non pas d’une statue-menhir
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mais d’une stèle à deux faces, l’une plane, l’autre légèrement bombée. La partie supérieure comporte un léger rostre apical. Les motifs figurés font appel à deux techniques totalement distinctes (Fig. 5, haut). Il s’agit : d’une arme (épée) sculptée en relief ; d’un visage ovale obtenu par gravure associé à deux « yeux » formés par deux cupules. À notre avis, ces deux creux ne sont pas des éléments de pectoraux comme on le voit sur certaines statues récentes, à visage sculpté bien dégagé par un « cou » plus ou moins développé (U Scumunicatu à Cargèse, Urtacciu à Calenzana) (Cesari et Leandri, 1994 ; Weiss, 2000). On ne peut qu’être frappé par l’assemblage sur un même monolithe de deux techniques – gravure et sculpture – très différentes. Nous proposons l’hypothèse que chacune de ces techniques est liée à un moment particulier de la vie de la stèle :
Fig. 5. La stèle d’Aravina (Lévie, Corse). Haut : état actuel de la stèle gravée et sculptée. Bas : hypothèse de reconstitution d’un stade primitif exclusivement gravé. The Aravina stele (Lévie, Corsica). Upper: present state of the engraved and carved stele. Lower: hypothesis of an exclusive engraved first phase.
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une première étape comportait une stèle à rostre apical sur laquelle avait été gravés un visage et deux « yeux » (Fig. 5, bas) ; dans un second temps, une épée a été rajoutée en sculptant la pierre, en donnant volontairement du relief à l’arme par enlèvement de matière lithique (bien visible sur les deux côtés de la lame). Le tracé curviligne du visage, sans doute amoindri par la mise en relief de l’arme, a été repris et transformé en une sorte de baudrier venant soutenir l’arme ou son fourreau à hauteur de la garde (Fig. 5, haut). Ces baudriers tenant des épées verticales sont connus sur plusieurs monuments du Bronze moyen/récent. Sur le côté gauche du « visage » on peut voir la « reprise » du trait de celui-ci, sans doute effectué lors de la transformation du contour de la face en baudrier. Nous posons comme hypothèse que cette opposition dans le traitement iconographique de l’œuvre a valeur chronologique. Si l’arme a donc été sculptée à l’Âge du bronze moyen/final sur une stèle plus ancienne, de quand date ce premier « monument » ? On a vu que les stèles à rostre apical de Bretagne ou de Suisse s’inséraient dans le Néolithique moyen. Plus proche géographiquement de petites stèles de même style ont été récemment reconnues en Italie du Nord sur le site de San Andrea di Travo. Sur une dizaine de ces monuments mis au jour on évoquera plus particulièrement l’un d’eux. Sur celui-ci, le dégagement céphalique s’accompagne, à hauteur du visage, d’un renflement circulaire tandis que deux traits gravés irréguliers soulignent la taille (Bernabo Brea et al., 2013) (Fig. 6). Ces stèles de San Andrea di Travo sont bien calées chronologiquement. Elles proviennent d’un contexte chasséen daté du dernier quart du Ve millénaire. Nous proposons donc pour la « première » stèle d’Aravina une datation du « Néolithique moyen » (au sens ouest européen de l’expression) ou récent (au sens de la chronologie sarde). Ne peut-on aller plus avant ? Il est certain que cette stèle combine deux caractères : le rostre apical et la volonté de délimiter un visage avec ses yeux. Elle s’insère donc dans un « moment » de l’évolution de la statuaire où, au souci de donner à l’œuvre une silhouette humaine globale s’ajoute celui d’en faire apparaître le visage. Les points de comparaison en Méditerranée centrale sont rares si on laisse de côté tout ce qui concerne les figurines (où, au contraire, une forme d’expressionnisme naturaliste est connue dès le Ve millénaire avec les statuettes « grasses » de Bonu Ighinu). On pourrait évoquer la stèle issue de la nécropole hypogéique de Serra is Araus à San Vero Milis rapportée à l’Ozieri : haute de 136,5 cm, elle présente un dégagement céphalique avec figuration des yeux, de la bouche, de la poitrine (celle-ci « répétée » dans sa partie inférieure) (Lilliu, 1999, Fig. 94 et p. 327–328) (Fig. 7, bas). Bien que sensiblement éloignés et légèrement différents, on ne peut manquer de rapprocher la première stèle d’Aravina de deux vestiges trouvés à Malte : l’un est la partie supérieure d’une stèle (hauteur : 20 cm ; épaisseur : 7,9 cm), dont on ignore la hauteur originelle par suite d’une cassure au niveau du cou, taillée dans un grès rougeâtre (Fig. 8). Ce vestige provient d’une des tombes de « Ta Trapna » iz-Zghira à Zebbug, siteéponyme de cet horizon (Baldachino et Evans, 1954). Le sommet semble dégagé par un petit relief. Il pourrait s’agir d’une sorte de coiffe ou de calotte plate également connue sur l’idole bétylique de Sa Mandara à Samassi (Sardaigne) (Fig. 9) et qui n’est pas sans rappeler certaines têtes à coiffure horizontale des figurines de l’horizon Bonu Ighinu (Riparo di Su Monte à Muros, Polu à Meana). Un sillon vertical se développant dans le dos à partir de cette coiffe peut trouver des parallèles dans la figurine de l’hypogée 386 de Cuccuru s’Arriu à Cabras où des tresses prennent naissance à la partie arrière de la coiffe ou bonnet (Santoni, 1982, p. 70 ; Lilliu,
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Fig. 6. Stèle chasséenne de San Andrea di Travo (Piacenza, Italie). Chassean stele from San Andrea di Travo (Piacenza, Italia). D’après M. Bernabo Brea et al., 2013.
1999, p. 189, fig. 198) (Fig. 10). Le visage, ovale, est délimité par un sillon gravé. Un autre sillon dessine un long nez, encadré par deux trous figurant les yeux ; deux trous sous le nez signalent les narines. Plus bas, une simple cupule figure la bouche, celle-ci reliée par un trait vertical au menton ; le second vestige pourrait être un modèle réduit du précédent. C’est une figurine de 20 cm de hauteur, taillée dans une colonne de grès grumeleux ; une face est aplanie tandis que le « dos » semble avoir été laissé brut. Un visage ovale est délimité par une incision. On retrouve le même
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Fig. 7. Stèles de Serra is Araus (San Vero Milis, Sardaigne). Haut : fragment de stèle à tête dégagée, yeux-cupules et nez allongé. Bas : stèle à dégagement céphalique et seins redoublés. Steles from Serra is Araus (san Vero Milis, Sardinia). Upper: stele fragment with round head, hole-eyes and long nose. Lower: stele with round head and double breasts. D’après G. Lilliu, 1999.
long nez encadré de deux trous figurant les yeux et, plus bas, une cupule signant la bouche. Ce document provient d’un petit hypogée Zebbug à deux chambres ayant fonctionné comme sépulture collective (on y a mis au jour les restes de 54 adultes et 11 enfants) et situé à proximité du grand complexe hypogéique du Cercle Brochtorff à Gozo (Malone et al., 2009) (Fig. 11). Ces deux stèles ont quelque parenté avec une « tête » en grés de la nécropole Ozieri de San Vero Milis à Serra is Araus : yeux-cupules de part et d’autre d’un nez allongé (Lilliu, 1999, p. 318–319) (Fig. 7, haut).
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Fig. 8. Fragment de stèle issu d’une tombe de Ta Trapna à Zebbug (Malte). Part of a stele from a Ta Trapna grave, Zebbug (Malta). D’après A. Bonanno, 1997 et C. Malone et al., 2009.
Ces deux documents, une stèle brisée et sa réplique réduite, présentent la particularité de bénéficier d’un bon encadrement chronologique : la culture Zebbug de Malte est datée des derniers siècles du Ve millénaire et des débuts du IVe (Malone et al., 1995, 2009, p. 345). Si ces rapprochements avec la « première » stèle d’Aravina sont corrects, on pourrait placer cette dernière autour de 4000 BC. L’avenir dira si cette hypothèse a quelque validité. La métamorphose secondaire de cette stèle permet, parallèlement, de poser la question de l’éventuelle transformation d’autres stèles ou menhirs corses à l’Âge du bronze (Cesari et Leandri, 2007, 2013). Certains monuments présentant baudriers et épées et catalogués dans les
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Fig. 9. Stèle de Sa Mandara (Samassi, Sardaigne). Stele from Sa Mandara (Samassi, Sardinia). D’après G. Lilliu, 1999.
manifestations du IIe millénaire, présentent en effet des « rostres apicaux » ou des sommets ogivaux qui les apparentent à des stèles néolithiques. La question se pose de leur datation originelle et de leur possible recyclage secondaire par gravure ou sculpture d’armes ou de baudriers : Apazzu I et II, Cauria VII et VIII, Palaghiu I, II et III, (Sartène) (Fig. 12).
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Fig. 10. Figurine de la tombe 386 de Cuccuru s’Arriu (Cabras, Sardaigne). Figurine from the 386 grave of Cuccuru s’Arriu (Cabras, Sardinia). D’après V. Santoni, 1982 et G. Lilliu, 1999.
6. Circulations idéelles et matérielles en Méditerranée centrale au Néolithique moyenrécent On pourrait s’étonner des rapprochements tentés entre Malte et la péninsule italique et les îles de la Tyrrhénienne aux Ve et IVe millénaires. Faut-il pourtant rappeler que des réseaux de circulation multidirectionnels caractérisent cette partie de la Méditerranée centrale au Néolithique moyen-récent. Un certain nombre d’éléments témoignent de ces amples relations. On ne citera ici et de façon rapide que quelques-uns de ces réseaux du Ve millénaire : les céramiques Serra d’Alto dont l’épicentre semble bien se situer en Italie méridionale sont attestées également en Sicile et à Malte. L’une de leurs productions – les flacons de type San Martino – est présente sous forme d’importations ou d’imitations en Italie du Nord, en contexte VBQ, entre 4600 et 4300 BC, et aussi en Italie centrale dans la culture de Ripoli (Fossacesia, Setteponti) (Mazzieri et al., 2012). Les anses « en trompette » de type Serra d’Alto/Diana, largement représentées dans le Sud de la péninsule italienne, mais aussi en Sicile, à Malte (« Red Skorba »), sont attestées en Sardaigne avec les anses « a rochetto » de la tasse en stéatite de Li Muri et la tasse en calcite de l’hypogée de Dolianova à Burgia Ecceia (Cagliari). De ce dernier site provient même un plat tétrapode en calcaire avec un protomé zoomorphe proche de certaines figurations plastiques de la céramique Serra d’Alto (Lilliu, 1999) ; le silex du Gargano aurait été importé en Sardaigne en contexte San Ciriaco, dans les tombes de Li Muri (Guilbeau, 2010) ; les haches polies en roche verte de la région alpine circulent dans toute la péninsule, atteignant la Sicile et Malte (Leighton, 1992, 1999) ;
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Fig. 11. Figurine du petit hypogée situé à proximité du Cercle Brochtorff (Gozo, Malte). Figurine from a little hypogeum near the Brochtorff Circle (Gozo, Malta). D’après C. Malone et al., 2009.
l’obsidienne de Lipari qui connaît son maximum d’extension sous la culture de Diana, dans la seconde moitié du Ve millénaire, irrigue certes toute la sphère sud-italienne (Italie du Sud, Sicile, Malte) mais aussi divers sites du versant tyrrhénien de la péninsule jusqu’en Provence (Giribaldi, grotte de l’Église à Beaudinard). Dans certains gisements provençaux (Caucade à Nice, Alpes-Maritimes ; Font-Marthe à Villecroze, Var), elle cohabite avec de l’obsidienne sarde, indices de recoupements géo-culturels (Vaquer, 2007). Tous ces mouvements de biens matériels, qui ne sont pas forcément étroitement contemporains, devaient se compléter de transferts de caractère idéologique : le levage de stèles et la traduction de caractères anthropomorphes toujours plus accusés portant sur la tête ou le visage, faisaient certainement partie des préoccupations idéelles des populations tyrrhéniennes de cette période chevauchant les Ve et IVe millénaires. Ces monolithes préparaient en quelque sorte l’avènement dans la seconde moitié du IVe millénaire des statues-menhirs proprement dites qui, en Sardaigne, en Lunigiana ou dans le Midi de la France préciseront toujours davantage les traits anatomiques du visage (yeux, nez, sourcils) mais surtout connoteront désormais leur genre
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Fig. 12. Statues-menhirs de Corse. Rangée inférieure : hypothèse de quelques statues attribuées au Néolithique et secondairement retouchées par adjonction d’armes gravées. Rangée supérieure : stèles protohistoriques avec cupules pectorales (les cupules de la stèle d’Aravina ne semblent pas correspondre à ce modèle). Corsican Statues-menhirs. Lower: hypothesis on some monuments of Neolithic datation, secondary modified by addition of engraved arms. Upper: protohistoric steles with pectoral holes (the holes of the Aravina stele are not consistent with this pattern).
(masculin/féminin) par l’introduction dans l’iconographie lithique des poitrines et des armes (essentiellement le poignard). Références Atzeni, E., 1981. Aspetti e Sviluppi culturali del neolitico e della prima età dei metallic. In: Sardegna, Ichnussa. La Sardegna dale origini all’ età classica. Libri Scheiwiller, Milano, pp. XXI–LI. Atzeni, E., 1988/1994. La statuaria anthropomorfa sarda. In: La statuaria antropomorfa in Europa dal neolitico alla romanizzazione. Istituto Internazionale di Studi Liguri, Sezione Lunense, pp. 193–213. Baldachino, J.G., Evans, J.D., 1954. Prehistoric tombs near Zebbug, Malta. In: Papers of the British School at Rome, vol. XXII. pp. 13–21 (New Series, vol. IX). Bernabo Brea, M., Beeching, A., Maffi, M., Salvadei, L., 2013. Prima dell’età del Rame: line di continuità e di discontinuità con il neolitico. In: de Marinis, R. (Ed.), L’Età del Rame. Massetti Rodella Editore, Brescia, pp. 117–132. Bonanno, A., 1997. Malta. An Archaeological Paradise. M.J. Publications, Valletta. Cesari, J., Leandri, F., 1994. La statue-menhir d’U Scumunicatu (Cargèse, Corse du Sud) et le groupe des statues-menhirs de Sagona, Préhistoire, Anthropologie méditerranéennes, 3. Université de Provence, Aix-en-Provence, pp. 151–161. Cesari, J., Leandri, F., 2007. Recherches récentes sur la statuaire mégalithique corse. In: D’Anna, A., Cesari, J., Ogel, L., Vaquer, J. (Eds.), Corse et Sardaigne préhistoriques : relations et échanges dans le contexte méditerranéen. CTHS, Paris, pp. 199–209. Cesari, J., Leandri, F., 2013. Les mégalithes de Corse. In: Graziani, M.A. (Ed.), L’Histoire de la Corse. 1. Des origines à la veille des révolutions. Editions A. Piazzola, Ajaccio, pp. 87–121.
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