Natura 2000 : une opportunite de dialogues it • • salslr SIMON CHARBONNEAU Decidement I'Europe rencontre bien des oppositions en matiere de protection de la nature. Apres la fameuse directive 79/409 relative a la protection des olseaux sauvages qut se heurte a I'hostilite du monde cynegetique, votci la directive 92/43 concernant la conservation des habitats naturels, transposee partiellement par un decret du 5 mai 1995, qut mobilise contre elle I'ensemble des acteurs du monde rural, des forestiers aux agriculteurs en passant par les chasseurs (voir « La directive europeenne et Natura 2000 -]. Et pourtant ces derniers, contrairement a la directive precedente, avaient fait preuve de vigilance au stade de l'elaboratlon du texte. II est vrai que Ie conflit actuel opposant d'un cote Ie rnlnlstere de I'Environnement et les associations de protection de la nature, de rautre les representants du monde rural se situe plutot au stade de la mise en oeuvre au niveau national du texte europeen. En effet pres de 15 % du territoire national serait potentiellement concemes par ces mesures communautaires qui imposent clairement aux £tats membres une obligation de non deterioration des habitats naturels et des habitats d'espece: (art.6, § 2) qul devrait done les proteger contre toute forme d'amenagement destructeur du type zones industrialoportuaires, infrastructures de transport, stations de ski et contre les techniques polluantes de l'agrlculture intensive, ensemble d'actlvltes habituellement subventlonnees par I'Europe !
Chasseurs, forestiers et agriculteurs : une alliance contre nature Au lieu de se feliciter de ces mesures, tout en restant vigilant quant au maintien de leurs acttvites dans les zones de conservation spectate, pecheurs et chasseurs ont curieusement prefere s'alller avec des cnarnbres d'agrtculture et des organismes professionnels forestiers qul depuis trente ans ont largement partklpe a la degradation generate des milieux naturels et done a la regression des actlvttes halieutiques et cynegetiques. Ce Groupe des neuf, compose de representants des proprtetatres tonclers, par ses positions hostiles a Natura 2000, laisse d'allleurs entendre a contrario que la defense du droit de proprtete implique en definitive celui de detruire des milieux leur appartenant alors meme que ces derniers ont echappe a toute degradation et continuent a presenter un interet ecologlque reconnu justement par l'inventaire officiel. Soulignons cependant qu'en dehors de son aspect de reaction hostile a l'ecologte cette alliance s'explique par la dependance historique etrolte de I'exer-
cice de la chasse vis-a-vis du droit de propriete ; iI etalt donc normal que chasseurs et proprletalres fonciers se retrouvent assocles contre toute forme d'Ingerence bureaucratique en raison de l'etroltesse de leurs liens sodologlques orlgmels, alors meme que leurs interets actuels sont manifestement divergents. Car iI est vrat que cette initiative communautaire a ete une fois de plus engagee sur un mode bureaucratique sans concertation suffisante avec les representants d'un monde rural peu prepares culturellement a subtr des contraintes environnementales dans l'exercice de leurs acttvltes econornlques, contrairement aux industriels et aux arnenageurs, En effet, en cette fin du xx" steele. forestiers et agriculteurs nont toujours pas realise que leurs acnvltes ne sont plus en symbiose avec les ecosystemes comme elles l'ont ete durant des millen aires : au volant de leur 300 CV dans leur cabine cllmatisee et lnsononsee, ils contlnuent alors a tenir curieusement Ie vieux discours rural sur l'ordre eternel des champs! Et voila que I'Europe leur parachute des mesures autoritaires de protection zonaIe sans crier gare ! Tout cela explique Ie malentendu actuel par lequel les signataires de la recente declaration commune expriment leur peur de voir leurs activttes interdites au rendues tres difficiles par la creation du reseau despaces naturels proteges denomrne Natura 2000. Cette peur, explicable pour les forestiers et les agriculteurs, prend partois I'aspect dune veritable paranoia. en particulier dans Ie monde cynegetlque. qut engendre une certaine desinformatlon sur la veritable portee juridique de la directive 92/43. Le monde cynegetique officiel laisse en effet entendre que, a travers la posstbtlrte de prohiber to ute forme de perturbations dans les zones protegees comme Ie prevolt la directive europeenne en question, ce serait donc I'avenir de la chasse dans son ensemble qul serait comprom is alors meme que cette notion est loin de concerner seulement l'actlvlte cynegetique, mats egalernent tous les nouveaux usages de la nature (parapente, safari photo, randonnees, etc.) sl souvent et paradoxalement perturbsteurs de la premiere. Refuser les mesures de protection des milieux serait donc preferable a cette perspective et mteux vaudrait en quelque sorte etre ccndamne a chasser la cocotte sans restrictions dans un terrain vague sltue entre un lotissement et une autoroute ou pecner la truite arc-en-del dans un lac collinaire destine a nrrigation ! Tel est aujourd'hul la vision caricaturale des choses qul trop souvent regne. du moins dans les milieux cynegetlques les plus obscurantistes, et qui cache en fait un refus de toute gestion. Au plan strictement juridique, la verite est pourtant que la directive Faune-f/ore-habitat ntmeroi:
nulJement la chasse bien
NSS. 1997. vol. 5. n° 2. 63-65 / © Elsevier
con~'Ue
dans les zones imeqrees
SIMON CHARBONNEAU
Professeur de droit communautaire de I'environnement a l'uruversltede BordeauxMontesquieuet chercheur au Laboratoired'analyse des dysfonctionnements des systemes (Lads).
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au reseau Natura 2000. Pretendre Ie contra ire, c est se falre I'avocat d'un refus politique de reguler une pression de chasse a certains endroits excessive et cautionner Ie processus continu de destruction des territoires de chasse engendre par un pretendu progreso Et de toutes manleres, si par hasard, dans ces zones, ta chasse devait etre interdite au titre de la directive, seules les autorltes cornpetentes des Etats membres seraient susceptibles de Ie faire par Ie biais des dispositions existantes de notre Code rural relatives aux reserves de chasse ou naturelles au sur la base d'un nouveau texte leglslattf ou regtementalre. Car, rappelons qu'une directive n'est jamals dlrectement opposable aux Etat membres, surtout dans Ia mesure ou, en l'espece, aucune disposition de ce texte europeen n'est suffisamment precise et inconditionnelle pour etre d'effet direct suivant les termes utilises par la jurisprudence europeenne. Tout au plus peut-on effectivement craindre un arret de la Cour europeenne de justice relatif a l'absence de mesures natlonales de transposition de I'article 6, car eepuls juillet dernier celle-ci a effectivement ete salsle par la Commission europeenne contre la France, Ie Portugal, I'Allemagne et l'Italie pour non communication des zones a proteger ; ou bien encore une condamnation provoquee par des mesures nationales de transposition trop laxistes du point de vue de la protection des milieux. II faut done arreter la desinformatlon et les manipulations qui en haut lieu vlsent a entretenir la paranola latente du monde de la chasse, lequel au contraire auralt interet a detendre ce texte tout en en contr61ant I'application pour mieux en combattre les eventuelles derives protectionnistes. En revanche, iI est certain que les dispositions de la directive seront evldemrnent tres contraignantes Vis-a-vis des formes modernes les plus brutales de la sylviculture ou de I'agriculture productlviste ; de ce cote la nos « entrepreneurs " agricoles ont effeetivement du souci a se faire ! L:article 6 de ia directive Faune-f1ore-habitat impose en effet a I'encontre des ftats membres une obligation generate dadopter
mant la conservation des habitats la dlredlve 79/409 relative a la Pfematureepar rapport aux it de la prlQrite inconsciente du monde vIvant. Comme ce e Faune-flore-habltat vise a Pf~s sur Ia base d'lnventalres
vegetaIes, ce tellte communautalre
5 strietement.protegees, done
$1 que d'espkes chassables et biologlClue. lJne autre annexe
de .pr6evement.
de ce texte eUR)peen concement que chaque ~tat membre de u ecologlque communautalre de zones compl'ennent des types
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n~ la Commission comm_lltalre, e conservation pour evlter les queUe qu'en solt rortgme. A n sans autres precisions,
des mesures de conservation des milieuxqui doit etre mise en oeuvre sousforme deplans degestlon speclfiques appllcables dans tes zones speaates deconservation. Ces dispositions communautaires qui restent fort lmpreclses doivent bien entendu etre transposees en droit national pour etre opposables aux proprtetalres et exploitants concernes. chose qui n'a pas encore ete faite et qui sera beaucoup plus difficile a reallser que l'inventaire des zones a proteger, compte tenu de la conciliation it effectuer entre Ie respect des objectifs ecologlques poursuivts par Ie texte communautaire et celui des actlvites humaines existantes dans les sites en question, Seulle point 3 de l'artkle 2 se contente d'une formule tres generate disposant que « les mesures prises en vertu de la directive tiennent compte des exigences econornlques, sociales et culturelles ainsi que des parttcularttes regionales et locales ". Autant en effet la directive 92/43 est discrete sur la question tondamentale des contraintes environnementales a imposer dans ces zones protegees, autant elle est prolixe sur les crtteres scientifiques permettant Ie c1assement de ces memes zones.
La protection zonate: une contradiction a terme Mais en ce point de notre analyse, se manifestent deja les impasses auxquelles peut mener ta palitique deprotection zonate des milieux naturels pratiquee depuis vingt ans dans tous les pays de I'Union europeenne. pommee par une conception etroitement naturallste qui vise it creer des sanctuaires de nature sauvage hostiles it toute presence humaine dans un environnement toujours plus artificiel et se deslnteresse completernent de la dimension anthropologique du problerne, cette politique na donne [usqu'a present aucun resultat convaincant dans ta mesure ou elle a surtout servi aux arnenageurs de tout poil a justifier les destructions continues de la nature jugee ordinaire c'est-a-dlre de la campagne. A voir Ie pourcentage actuel d'espaces proteges par rapport a celui des espaces naturels detrults, l'echec est done patent et iI rest d'autant plus que la creation de ces pares, reserves naturelles et autres zones refuge a aboutt paradoxalement susciter une extraordinaire pression touristique menacant la perennlte meme de ces milieux, sans compter la denaturation du comportement de la faune sauvage. Si bien qu'auiourd'hul iI est de plus en plus question de cantonner Ie public a certaines parties de ces espaces proteges qui sur des superficies importantes seraient des lors reserves a quelques naturalistes prlvllegles. C est ainsi que laprotection zonate peutaboutirfinalement
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a art/ficialiser unpeupiUS tanature.
Or rtnteret majeur du projet Natura 2000 est qu'll vise justement faire sortlr de leur ghetto ces memes espaces en les etendant sur des superficies beaucoup plus vastes. Cette ambition initiale est toutefois desservle par une absence de dispositions prectses relatives la maniere de preserver les actlvttes humaines dans les zones spectates de conservation, I'exception de la formule generate mentionnee I'article 2 qui ne peut etre d'effet direct.
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Significativement, au seln de I'article 6, seule est prevue une derogation pour la realisation de projets d'equlpement d'mteret public tels que les grandes infrastructures de transport dont on connait les effets devastateurs ! ~norme carence, la question du multi usage compatible avec Ie milieu dans les espaces naturels proteges n'est pas abordee par ta directive alors merne qu'ene aurait du etre reglee juridiquement avant meme Ja maniere dedelimiter Jes zones a ptoteqe: Quoique tout a fait positive en raison de I'ampleur des espaces naturels concemes, cette initiative europeenne de protection de la nature risque alors d'etre remise en question sous raction involontairement conjuguee de la levee de bouclier des representants du monde rural et des milieux protectionnistes arqueboutes sur une conception sanduariste de la protection des milieux, qui veut ignorer deliberement que la presence humaine peut au contraire contribuer a enrichir la biodiversite - comme I'a preuve I'histoire millenalre des campagnes francalses, Cette conception implicite a la directive 92/43 est fondee sur un refus de toute symbiose pouvant exister entre actlvttes humaines et conservation des espaces naturels, to dimension anthropologique de la
protedion de la nature ayant ete evacuee des Ie depart.
malgre l'alluslon tres formelle a la prise en compte necessalre des contraintes sodoeconorruques faite a rarticle 2. Cest ainsi, que comme l'avalt deja soungne en 1980 Bernard Charbonneau dans un ouvrage rarement cite (Le feu vert chez Karthala), Ie dogmatisme naturaliste des uns peut faire bon menage avec l'artiftcialisme des autres, I"apologie de la friche coexistant avec celie du beton, Des lors, iI faudrait s'attendre a voir prochainement Ie reseau Natura 2000 se redulre comme une peau de chagrin ou alors a permettre n'importe quoi a l'lnterleur des zones protegees et conforter par la tesysteme dominant de destruction de la
nature. Cela explique pourquoi la suspension actuelle d'application de la directive deddee par Ie Premier ministre devrait etre mise a profit pour detinir une politi que non zonale de protection de la nature qui permettrait de mobiliser tous les acteurs prets a defendre uneconception symbiotique des rapports de I'homme et de la nature fondee sur un multi usage compatible avec Ie milieu et sur \'idee d'une postttvtte possible de la presence humaine du point de vue de ta richesse des ecosystemes, Certes depuis une dizaine d'annees des mesures de protection non zonales ont ete adoptees telles que robligation d'etude d'tmpact ecologtque prealable aux amenagements, les dispositions contraignantes pour la profession agricole decoulant de la loi sur I'eau du 3 janvier 1992 et de la directive europeenne 91/676 concernant la pollution des eaux par des nitrates a partir de sources agricoles ou encore cellesintroduites par la loi paysage dans Ie Code rural; elles ne sauraient cependant constituer a elles seules une orientation politique dominante et deltberee, compte tenu de leur caractere fragmentaire. Une telle polltique impliquerait a vrai dire avant toutes choses une reorientation complete de la politique agricole commune (Pac) visant non seulement produire des nourritures de qualite mais egalement a permettre un entretien des espaces naturels, ('occupation des terroirs
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agricoles les plus detavortses comme la perennlte de la faune sauvage infeodee aces ecosystemes transformes depuis des mlllenalres par la main de I'homme et non par la pelle mecantque. Cette reorientation radicale eviteralt les incoherences actuelles de la politique communautaires qui a la tots impose des zones protegees au monde rural et incite ce dernier par des aides financteres consequentes a drainer les demleres zones hum ides ou a planter des eucalyptus ou des peupliers dans les secteurs de deprlse agricole. Aujourd'hui a peine ebauchee avec les mesurescommunautaires agrienvironnementales prevues par Ie regternent 2078/92, une polltique non zonale visant a remettre en question les pratiques destructrices de I'agriculture et de la sylviculture intensive s'avererait autrement efficace pour la protection de la nature que Ie classement de quelques milieux exceptionnels par des mesures administratives. Elle necessiteralt en tous les cas une profonde retorme du Code rural et forestier qui depuis les annees 1960 est domlne par des preoccupations productivistes, ainsi qu'une revision de la flscalite fonciere qui, elle aussi, pousse les proprletaires a ignorer la valeur patrtrnomale ecotogtque de leurs biens. Le maintien de rtntegnte ecologtque des territoires de chasse passe par l'adoptlon d'un ensemble de mesures a la fois contraignantes et incitatives. II y a en tous les cas urgence a mener une reflexlon commune aux milieux agricoles, cynegetlques et de protection de la nature sur Ie contenu d'une telle politique. II en va de l'avenlr meme de notre patrimoine naturel pour I'essentiel compose d'ecosystemes modifies par les activltes humaines. De ce point de vue, malgre toutes ses imperfections, ta mise en oeuvre de la directive 92/43 devrait eire alors roccaston de reflechlr sur un nouveau mariage de rnomme moderne et de la nature et d'experimenter une politique novatrice dans ce domaine. Pour les associations de protection de la nature et de I"environnement, Ie conflit actuel ne de la mise en oeuvre du reseau Natura 2000 devrait en tous les cas etre I"occasion d'une retlexlon approfondie sur leurs relations avec les representants du monde rural avec lesquels elles se trouvent souvent obligees de collaborer sur Ie terrain pour combattre les carrieres, les autoroutes, les pares de lolslrs comme les zones industrtalo-portuatres. Plutot que de toujours les percevoir comme des adversaires, il serait peut etre utile de reallser qu'lls pourraient etre. davantage que certains industriels pollueurs/depollueurs mecenes d'assoclatlons, leurs partenaires naturels. Cela etant dit, il faut bien reconnaitre quun prise de conscience ecologlque est surtout attendue du monde rural qui a encore beaucoup de chemin a faire dans ce domaine car il doit enfin realiser qu'tl travaille directement sur Ie milieu naturel et que par consequent ses responsabilites sont importantes \ Cest pourquoi, il faudrait que de part et dautre on accepte d'un cote de remettre en question un certain nombre dtdees recues et d'un autre d'engager un indispensable dialogue d'ou chacun pourrait tirer avantage. Sur cette vole difficile, iI serait alors possible d'lmagtner des solutions juridiques europeennes novatrices qui auraient ('appui de tous pour Ie pIus grand bien de rhomme comme de la nature.