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L’anthropologie 117 (2013) 238–255 www.em-consulte.com
Article original
Personnages masculins, signes anthropomorphes et expression graphique schématique au Néolithique dans le sud de la France Male figures, anthropomorphous signs and schematic graphic expression in the Neolithic in Southern France Philippe Hameau LAPCOS, université de Nice-Sophia, ISHSN Saint-Jean d’Angély, 24, avenue des Diables-Bleus, 06357 Nice cedex 4, France Disponible sur Internet le 12 avril 2013
Résumé Analyser les représentations humaines, pariétales et rupestres, est l’occasion pour revenir sur la nature du schématisme, ce type d’expression graphique qui joue à la fois sur la forme et sur le contenu des figures. Le personnage représente une des cinq grandes catégories de figures du corpus iconographique du Néolithique et est soumis lui aussi à une grande diversité de versions graphiques, depuis les représentations identifiables jusqu’aux signes abscons. Cette diversité n’est appréhendable par aucune taxinomie puisqu’elle résulte tout à la fois, d’un parti pris graphique, de schémas mentaux, de compétences culturelles et du contexte d’élaboration des figures. Le processus de schématisation du personnage masculin passe néanmoins par le schéma corporel de celui-ci. La signification de son tracé sur la roche est peut-être à relier au passage de son auteur sur et par le site dans le cadre de rites de passage. # 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Personnage ; Schématisation ; Acte graphique ; Rite de passage ; Néolithique ; Sud de la France
Abstract To analyze human walled and rocked presentations is the opportunity to come back on the nature of the schematic process, this type of graphic expression, which plays at the same time on form and on contents of figures. The male figure represents one of the five great categories of figures of the iconographic Neolithic corpus and is also subjected to a large diversity of graphic versions, since identifiable presentations up to unintelligible signs. This diversity is taken into account by no taxonomy since it results at once, of a graphic
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[email protected]. 0003-5521/$ – see front matter # 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.anthro.2013.02.005
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bias, of mental schemata, of cultural competences and the context of elaboration of figures. The process of simplification of the male figure passes however by the bodily schema of this one. The signification of its line on the rock is perhaps to link up with the passage of his author on and by the site as part of transition rites. # 2013 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Male figure; Schematization; Graphic act; Neolithic age; Southern France
1. Les principes de l’expression schématique À la fin du Néolithique, dans le sud de la France et dans la péninsule Ibérique, les communautés investissent des auvents rocheux ou bien des rochers et groupes de rochers et y apposent des signes simples. Les parois des abris sont plutôt le support de figures peintes tandis que les rochers reçoivent de préférence des figures gravées. Les deux techniques expriment le même corpus iconographique restreint composé de cinq grandes catégories de figures : les « êtres vivants » qui sont le personnage masculin, le quadrupède et l’« idole », et deux signes que j’ai qualifiés de signes « à valeur ajoutée », qui sont le signe soléiforme et la ligne brisée. Les figures ne correspondant à aucune de ces catégories représentent une part infime des représentations peintes ou gravées : moins de 5 %. Chacune des cinq grandes catégories de figures comprend une infinité de variantes graphiques, depuis la figuration que l’on peut qualifier de réaliste parce qu’elle est immédiatement identifiable jusqu’au signe abscons. Il semble que la charge sémantique des différents « êtres vivants » varie en fonction de leurs dimensions, de leur sens de lecture et de leur doublement. Ces figures s’associent entre elles et avec les signes « à valeur ajoutée » par juxtaposition ou par contraction. Eux-mêmes sujets à un processus de schématisation, le signe soléiforme et la ligne brisée semblent en effet apporter une plusvalue, signaler un statut particulier, pour les trois catégories d’êtres vivants. Une partie des abris peints pourrait avoir été le théâtre de rites de passage1. Cette hypothèse s’appuie sur de nombreuses données qualitatives et quantitatives : sélection des abris selon une conjonction de critères précis, mise en scène du paysage et de ses accidents naturels, présence de dispositifs de réclusion, mobilier domestique attestant des séjours de courte durée, maladresses patentes dans le débitage in situ de matériaux siliceux locaux, façonnage tout aussi malhabile des armatures de flèche, sacrifice d’animaux domestiques, etc. Il semble donc que ces abris sont des lieux très épisodiquement fréquentés, sur lesquels sont réalisées certaines pratiques inhabituelles au sens de non quotidiennes. Les peintures ne constituent que l’une de ces activités exceptionnelles, la plus immédiatement ostensible certes mais ne sont peut-être pas l’unique finalité de la visite du site. Ces abris seraient donc plus marqués qu’ornés. La pratique de rites de passage sur et en lien avec les abris peints signifie que leurs visiteurs occasionnels s’y transforment socialement, qu’ils y acquièrent un statut différent de celui qu’ils avaient à leur arrivée sur le site. Pour cette raison, on peut supposer que les signes « à valeur ajoutée », apposés à proximité de certaines représentations de personnages masculins, signalent le statut particulier de ceux-ci. Les auteurs de ces figurations peintes exprimeraient donc leur propre conversion sociale sur la paroi sous une version extrêmement dépouillée : un personnage
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Faute de mobilier archéologique à leurs abords, l’analyse des rochers gravés ne permet pas de proposer une telle hypothèse.
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masculin associé à un signe soléiforme ou à une ligne brisée. Souvent même, le personnage est doublé mais une seule de ces représentations anthropomorphes est accompagnée d’un des signes « à valeur ajoutée », comme si l’on distinguait deux stades de la transformation : un avant et un après le passage sur le site. Si les hommes changent par et sur les abris peints, ce concept de « passage et transformation » semble s’appliquer concomitamment aux sites eux-mêmes et aux matières manipulées et transformées sur ceux-ci. Les abris sont en effet sélectionnés parmi d’innombrables sites en fonction d’une conjonction de paramètres précis qui sont leur panoptisme, leur héliotropisme, leur hygrophylie et la rubéfaction de leurs parois. Leur choix par les hommes les convertit donc en espaces culturels. De même, le débitage et/ou le façonnage de matériaux bruts sur ces sites transcendent la matière et permettent d’obtenir des artefacts. Lieux et matériaux évoluent en parallèle de la transformation sociale des hommes. Enfin, si les expressions picturales relatent la conversion des hommes, elles révèlent également celle des deux autres catégories d’« êtres vivants ». Aux côtés des quadrupèdes et de l’idole sont aussi apposés des signes soléiformes ou des lignes brisées. Comme pour les personnages masculins, le quadrupède et l’idole peuvent être présentés par paires, le doublement restant imparfait puisqu’une seule des deux figures est nantie d’un signe « à valeur ajoutée » et l’autre pas. Tout ou partie de ces différentes hypothèses a déjà été présenté et justifié par un argumentaire tiré de l’analyse interne des documents en présence (Hameau, 2000, 2002, 2009, 2010a, 2010b). Finalement, l’agencement élémentaire de ces cinq principales catégories de figures peut être résumé par la Fig. 1. On y constate un rapport analogue de chacune des catégories d’êtres vivants avec les signes « à valeur ajoutée », la possibilité du doublement de chacune d’entre elles, mais aussi l’éventualité d’un rapprochement ou d’une confrontation entre les personnages masculins, le quadrupède et l’idole. Dans des analyses antérieures, j’avais tenté d’analyser les caractéristiques de la représentation du quadrupède (Hameau, 2006) et de l’idole (Hameau, 2003). Lorsqu’on évoque le premier, il s’agit généralement du cerf. Bouquetins et autres caprinés sont plus rares. Les appendices frontaux de ces animaux suffisent à les représenter par principe métonymique. Il semble que l’on ait choisi le cervidé parmi d’autres animaux en raison de ses
Fig. 1. Modes d’association des signes du corpus schématique du Néolithique. Modes of association of signs in the schematic corpus of the Neolithic age.
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particularités physiologiques et comportementales, variables tout au long de l’année et de sa vie. Le doublement du cervidé pourrait n’être pas celui d’un cerf et d’une biche et exprimer une distinction sexuelle, mais celui d’un cerf mâle adulte et d’un daguet, c’est-à-dire de deux individus de même sexe ayant un statut différent dans la harde, le daguet y étant un être encore socialement impubère. L’idole, au sens étymologique premier où elle signifie le reflet, est cette figure anthropomorphe qui n’est pas l’homme et que les Préhistoriques simplifient en ne gardant d’elle que sa forme générale (signe en arceau), son visage (un bloc nez-sourcils-[yeux] accompagné ou non de traits courts qui semblent être des marquages faciaux) ou son collier (signe en U hérissé de minuscules ponctuations). Quelle que soit la version schématique utilisée, l’idole peut être doublée, la distinction des deux figures portant sur leurs dimensions, leurs sens de lecture ou l’apposition près de l’une d’elles d’un ou de plusieurs signes soléiformes ou lignes brisées. Aux côtés de personnages masculins, elle leur est d’une taille très supérieure. Une autre de ses particularités est, que de toutes les figures du corpus iconographique, elle est la seule dont la forme est en adéquation avec la microtopographie de la paroi (sillons, ruptures de plans, protubérances, etc.). Pour cette raison, elle apparaît comme une forme latente du support, comme une figure ontologique du site. Il s’agit donc maintenant de s’attacher aux sens que revêt la représentation de l’homme sur les parois et rochers. Plus que les deux figures que l’on vient de citer, on imagine un lien entre la présence effective des hommes sur les sites et le tracé de la forme humaine qu’ils y laissent : le doublement imparfait dont il a été question précédemment signalerait alors qu’ils y passent et s’y transforment socialement. Ils se représenteraient donc. Toutefois, représenter équivaut toujours à interpréter ce qui est présenté, à lui donner une ou plusieurs significations, sens à nuancer en fonction du contexte présent et des images qui circulent. Il est donc question ici d’analyser les caractères formels, physiques, vestimentaires, gestuels, etc., du personnage et de considérer la spatialité de sa figuration pour tenter d’en approfondir la charge sémantique. 2. Ce que le personnage masculin n’est pas Aucune typologie ne peut valablement présenter la variabilité des représentations du personnage. Le schématisme qui préside à leur élaboration est un processus graphique qui permet de transformer une figure en un signe par réduction (rarement par amplification) de certains détails de façon que le sens de celle-ci ne découle plus nécessairement de sa forme. En même temps, les versions exprimées doivent beaucoup à la personne qui a tracé les figures et au contexte dans lequel ces tracés ont été réalisés. Faute de pouvoir les contextualiser précisément, ces faits échappent pour beaucoup à l’archéologue. Les taxinomies qu’il élabore sont donc éloignées de l’expérience des acteurs eux-mêmes. Elles sont plus de l’ordre du bricolage en tentant de concilier des signes souvent par leur seule forme, en jouant à coup d’analogies mais en rapprochant des éléments qu’on est en droit de qualifier de disparates car déconnectés du contexte de leur élaboration. En fait, « le principe d’une classification ne se postule jamais ; seule l’enquête ethnographique, c’est-à-dire l’expérience, peut le dégager a posteriori » (Lévi-Strauss, 1961 : 77). Plutôt que de produire un inventaire des formes données au personnage, il semble que seul le processus graphique inhérent au schématisme doive être pris en compte. La figure réaliste est donc abrégée jusqu’à devenir un signe simple mais entre ces deux versions extrêmes existe une infinité de variantes graphiques qui ne doivent rien à un catalogue mental raisonné. Pour qu’elles deviennent des thèmes, et comme présenté plus haut, ces figures doivent être associées entre
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elles. Elles le sont par juxtaposition (deux figures l’une à côté de l’autre) ou par contraction (deux figures imbriquées l’une dans l’autre). La méconnaissance de ce processus général est souvent source d’interprétations erronées d’autant que le tracé des figures n’est souvent ni précis, ni complet (Fig. 2). Ainsi, pour la présente iconographie, ces erreurs de jugement conduisent à ne pas savoir distinguer le personnage de l’idole, tous deux étant par essence anthropomorphes et donc susceptibles d’être exprimés par les mêmes traits. Toutefois, la simplification de l’idole porte sur les trois caractères notés plus haut (forme générale, visage, collier) tandis que celle du personnage part de la figuration générale de son corps agrémenté de ses membres. En s’appuyant sur l’analyse des peintures schématiques de la péninsule Ibérique et sur celle des dessins gravés sur bambou néocalédoniens, Luquet (1914, 1926) avait déjà signalé l’ambiguïté formelle entre la
Fig. 2. Exemples d’interprétations erronées des figures du corpus schématique. Personnage (a) et signe anthropomorphe masculin (b) nantis de deux points (effet de symétrie) sont différents du visage de l’idole (c), le personnage masculin cruciforme (d) est différent du signe cruciforme associé au signe en arceau (e), le signe anthropomorphe masculin aux bras curvilignes (f) est différent du visage ancoriforme de l’idole (g), les signes ponctués doublés par effet de symétrie ne sont pas les yeux (h), les seins (i) ou les testicules (j) du personnage masculin. Examples of erroneous interpretations of the figures of the schematic corpus.
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représentation simplifiée du visage et du corps anthropomorphe. Acosta (1968), dont la typologie est encore fréquemment sollicitée par les chercheurs qui travaillent sur l’expression graphique schématique, s’est heurtée au même problème de détermination entre le personnage masculin schématique exprimé par un axe vertical et deux bras et le visage de l’idole constitué du bloc nezsourcils. Les deux options sont confondues du fait de la simplicité des formes et de la symétrie inhérente à toute représentation et notamment à toute figuration du corps humain ou du visage. Pourtant, le personnage et l’idole sont deux figures très différentes, opposées par le caractère sur lequel porte le processus de schématisation. Ils peuvent cohabiter sous la forme d’une paire antithétique (un signe anthropomorphe avoisinant une idole) mais il ne peut pas exister entre eux d’effet de contraction (un homme à tête d’idole, par exemple). Ce procédé n’existe que dans l’association « être vivant » + signe « à valeur ajoutée ». Ces deux figures sont donc sémantiquement incompatibles. Un contraste dimensionnel est observable entre l’idole et l’homme pour les peintures du sud de la France (grottes Chélo, Chuchy et Dumas dans le Var), surtout quand existe une volonté de marquer une association contrastée2. Enfin, les deux figures sont de sexe opposé : le personnage est masculin et l’idole est féminine. Le sexe du personnage n’est pas systématiquement représenté. Comme le personnage est souvent doublé, nombre de chercheurs y ont vu la figuration d’un couple des deux sexes3. Or, quelques exemples de doublements sont sans équivoque : les deux personnages sont bien masculins. Dans tous les cas, aucun personnage « en couple » n’est assurément féminin et les soit-disant figurations de seins ne sont que des membres atrophiés (non conservés dans leur totalité) ou plus fréquemment que des versions simplifiées du signe soléiforme (le point) placées sous les bras tendus à l’horizontale des personnages. Le doublement du point est simplement affaire de symétrie. L’absence de personnage féminin peut étonner sauf à rappeler que, si les personnages peints font référence à des individus réels venus sur le site lors de rites de passage, il ne s’agit certainement que d’hommes. Une partition spatiale existe en effet pour ces rites lors desquels les filles se transforment généralement dans ou à proximité de l’espace domestique tandis que les garçons le font au contraire loin de ce dernier. Or les abris sont en effet éloignés des zones où l’on a pu mettre en évidence l’existence d’habitats contemporains (Hameau, 2010a). Le sexe de l’idole est diversement interprété par les chercheurs et ce, en considérant essentiellement la statuaire contemporaine des peintures : les statues-menhirs4. La peinture et la gravure offrent peu d’éléments concrets sur ce sujet, la représentation de l’idole y étant souvent concise : signe en arceau, T facial, signe en U. Considérées de manière générale, les versions sculptées de l’idole permettent d’observer que certaines d’entre elles sont anatomiquement féminines, qu’elles arborent des seins, et que d’autres ne présentent aucun détail physique qui puisse indiquer leur sexe. Il semblerait donc difficile de les croire masculines par défaut même si ce sont celles-là qui arborent de préférence des artefacts considérés comme guerriers (arc et
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L’idole y est d’une taille quatre à huit fois supérieure au personnage masculin qui la jouxte. J’avais initialement adopté cette interprétation et proposé l’hypothèse d’un triptyque « vie-mort-fécondité » pour exprimer la finalité des peintures schématiques (Hameau, 1989, 1997). Un personnage de la grotte Chélo (Var) surtout, avec seins et vulve ouverte, me semblait représenter l’élément féminin d’un couple où est également présent un petit personnage masculin. Cette représentation féminine est manifestement celle de l’idole mais sa version graphique est unique d’où la difficulté à l’interpréter correctement. Depuis 1997, le nombre des découvertes de peintures s’accroissant considérablement en France et en Espagne, l’hypothèse de couples de personnages, masculins et féminins, et partant celle du fameux triptyque sont devenues caduques. 4 Qui ne sont jamais considérées comme une expression schématique alors qu’elles présentent toutes les caractéristiques du processus graphique qui régit les expressions peintes et gravées contemporaines. 3
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hache). Or, dans d’autres contextes culturels, bien des représentations assurément féminines sont dotées d’arcs et de flèches ou d’autres armes5. On peut imaginer que, si l’absence de représentation du sexe vaut pour certains personnages masculins, elle vaut aussi pour l’idole : ses auteurs n’ont pas automatiquement besoin de l’exprimer puisqu’ils le connaissent, puisqu’il s’agit pour eux d’un fait avéré, incontestable, de l’ordre de la compétence culturelle (Hameau, 2002). Ils peuvent aussi ne pas le représenter parce qu’ils expriment une idole qui, dans leur esprit, est habillée et donc sans caractéristique physique sexuée visible. Ces propos ne contredisent nullement les études concernant l’évolution chronologique des formes de représentation de l’idole à la fin du Néolithique, ni ne considèrent que toute représentation anthropomorphe sculptée soit celle de l’idole. Ils prennent simplement appui sur des processus graphiques comme le schématisme, le réalisme intellectuel, etc., pour faire valoir surtout que la dimension symbolique de telles représentations graphiques est peut-être insuffisamment soupçonnée. La lecture de ces figures reste trop souvent fonctionnelle. 3. Réalité anatomique et gestuelle De prime abord, beaucoup de représentations de personnages ne sont pas individuantes. Elles ne sont pas différenciées par des détails particuliers et ne permettent donc pas de discriminer un individu entre plusieurs autres. Le personnage masculin est généralement exprimé par un axe vertical (tête-tronc-[sexe]) d’où partent deux ou quatre traits courts, obliques ou horizontaux, pour les membres. La présence d’un cercle pour indiquer la tête, celles de mains digitées et des pieds sont plus rares. On constate fréquemment un style des figurations masculines propre à un site ou à un groupement de sites qui suggère un effet d’imitation et de répétition à partir d’un « modèle » préalable. Les nouveaux tracés répètent la forme initialement exprimée, non sans parfois s’en distinguer quelque peu par l’ajout d’un détail. Ainsi, à l’abri Otello (Bouches-duRhône), les personnages ont tous une allure cruciforme avec leurs bras tendus à l’horizontale. Ces bras sont terminés par des doigts épais et parfois très longs, l’outil traceur ne permettant pas obligatoirement un trait plus fin ou plus précis. Dans une première phase graphique, ces représentations sont des croix à branches horizontales digitées : cela suffit à identifier l’homme. Dans des phases ultérieures, le trait vertical est épaissi à son sommet pour figurer la tête et/ou bifurqué à sa base pour représenter les jambes (Fig. 3). La représentation nettement cruciforme du personnage6 est plutôt spécifique des abris à l’ouest de la zone à peintures schématiques du sud de la France : Baume Sourne, abris du vallon Saint-Clair et Otello (Bouches-du-Rhône), abri Perret no 2 (Vaucluse), abri Gilles (Ardèche). Dans cette zone où les personnages sont cruciformes, les mains digitées restent spécifiques aux sites buccorhodaniens. Il s’agit en tout cas de représentations humaines envisagées selon des axes principaux en plus d’un axe de symétrie, ce qui les rend reconnaissables. Le besoin de symétrie entraîne des représentations frontales. En revanche, la réalité anatomique et les proportions des différentes parties du corps sont rarement respectées. Les déformations graphiques portent le plus souvent sur la longueur des bras et du sexe : deux éléments qui permettent, l’un d’indiquer le personnage, l’autre son sexe. Un personnage qui serait représenté les bras serrés près du corps et les jambes 5
Notamment Artémis et Athéna, Ishtar, Kâlî, Durgâ et certaines de ses incarnations (Kushmanda, Chandraghanta, etc.) et jusqu’à la Vierge des Chrétiens qui peut avoir un glaive pour attribut et épiclèse. 6 Ce personnage cruciforme correspond à la « figure humaine prototypique » (Brandl, 1977 : 226) : four lines seem to be the irreductible minimum.
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Fig. 3. Les personnages masculins cruciformes de l’abri Otello (Bouches-du-Rhône). The cruciform male figures of the Otello shelter (Bouches-du-Rhône).
jointes ne serait pas immédiatement identifiable comme tel. Il serait représenté par un simple trait vertical. Quels que soient les corpus iconographiques étudiés, les représentations schématiques de l’homme qui sont effectuées pour qu’on l’identifie comme tel passent par l’évocation de ses membres et/ou de son sexe. Pour ces raisons, la longueur et la position des membres et du sexe n’évoquent peut-être pas une gestuelle ou une attitude particulière. Les bras dressés ne signifient sans doute pas des personnages en position d’orant et les personnages ityphalliques n’évoquent pas ostensiblement la sexualité. Ce sont des gestes subjectifs, non liés à une action précise et réelle, et qui n’ont d’autre but que d’exprimer un schéma corporel. Ils donnent une certaine matérialité aux figurations. Ils les rendent vivantes sans qu’il faille obligatoirement invoquer une attitude posturale précise.
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Postuler des actions spécifiques par la seule observation des formes données au personnage paraît souvent abusif. La position d’orant suppose que l’on imagine des hommes levant les mains pour implorer une quelconque force supranaturelle. Le geste soi-disant déictique de certains personnages aux bras tendus, censés indiquer une direction, autre hypothèse fréquemment avancée, présuppose un lien entre certaines figurations humaines et des éléments du paysage. En revanche, une version particulière du personnage masculin reste généralement admise sans qu’elle soit imputée à une posture particulière, la représentation dite « en phi » : un trait vertical traversant une figure ovale7. Il s’agit bien du personnage masculin puisque certaines versions l’agrémentent de deux pieds, d’une tête coiffée, etc. Cette représentation semble pourtant exprimer l’attitude d’un personnage qui aurait les mains sur les hanches, attitude qu’a surtout un personnage au repos. La gestuelle serait tout au plus induite de la présence d’un objet aux mains du personnage : grille triangulaire à l’abri des Eissartènes (Var), possible poignard à l’abri Gilles (Ardèche), éventuel arc et sa flèche au gias des Peintures (site du Mont Bego, val d’Enfer, Tende, AlpesMaritimes), canne en forme de « p » sur laquelle s’appuie un personnage de la Bergerie des Maigres (Var) et qu’on retrouve sous un signe anthropomorphe masculin de Baume Peinte (Vaucluse)8. Toutefois, ce sont là des figurations rares où les personnages ne sont exprimés dans aucune action véritablement dynamique. On pourrait imaginer que ces objets équivalent aux attributs de l’idole, qu’ils signalent un statut particulier de l’homme, ce que j’ai proposé pour le personnage à la canne de la Bergerie des Maigres (Hameau, 2010b). Il pourrait en être de même de la coiffe, peut-être faite de plumes, inconnue en France mais portée par quelques personnages peints de la péninsule Ibérique. Elle discrimine un chasseur devant un cerf au Puerto de Malas Cabras (Badajoz). Sur d’autres sites, l’interprétation d’un statut du personnage emplumé reste délicate. 4. Les versions simplifiées du personnage masculin Attitudes, détails physiques ou vestimentaires, positionnements dans des cas classiques d’association de figures, peuvent également concerner des versions simplifiées du personnage masculin. On ne peut d’ailleurs plus parler de personnage : ce ne sont plus que des signes anthropomorphes masculins. Comme il a été dit précédemment, la simplification passe par le schéma corporel du personnage : le corps reste sous la forme d’un trait vertical mais des membres lui sont ajoutés ou retranchés. Dans le premier cas, il s’agit d’un signe qualifié d’arboriforme, le nombre des paires de membres pouvant être très élevé. À ce titre, Breuil (1933) parlait d’homme-sapin voire de motif myriapode. L’assimilation de cette figure au personnage masculin est patente dans la plupart des cas. L’hypothèse qu’elle puisse parfois exprimer un élément réellement végétal a tout de même été évoquée. Dans le cas d’une réduction du nombre des membres, le signe anthropomorphe devient un signe en flèche, voire un simple trait court vertical. Le signe peut aussi être cruciforme mais privé de tout critère anthropomorphe distinctif, à branches inégales ou égales. Reste le cas de l’homme « en phi » qui semble être une version déjà simplifiée puisque l’on connaît des 7
Appelé aussi personnage aux bras en anse (brazos en asa) selon la typologie d’Acosta (1968). En Espagne, quelques personnages portent d’autres objets : faucille à la cueva de los Letreros (Almeria), arc et flèche à l’abri de Cogul (Lérida) et au Puerto de Malas Cabras (Badajoz), hache à l’abri IV de Bacinete (Cadiz), grande lame au Tajos de las Figuras (Cadiz), etc. 8
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variantes plus complexes : avec deux pieds, par exemple. Ce qui semble y être les bras du personnage peut être présenté par des traits segmentés qui lui donnent une forme losangique. D’après certains exemples, il semble qu’on puisse avoir des hommes en phi dont les jambes sont également arquées (grotte Carami [Var], cueva de los Letreros [Almeria], cueva de la Higuera [Jaén]) (Fig. 4). La diversité et la variabilité des formes simplifiées du personnage masculin sont donc tout aussi grandes que celles des versions plus réalistes. À ce titre, ces deux termes, simplifié et réaliste, ne sont peut-être pas aussi représentatifs qu’il n’y paraît. Les versions qualifiées ainsi sont parfaitement interchangeables dans de mêmes cas d’associations de signes si bien qu’elles semblent exprimer la même réalité. Leurs auteurs semblent suggérer le personnage masculin plus qu’ils ne le représentent. Une croix suffit sans doute pour que son auteur imagine la tête ou les
Fig. 4. Exemples de la représentation de « l’homme en phi ». a : abri A des Eissartènes (Var) ; b : grotte Monier (Var) ; c : divers sites de la péninsule Ibérique. Examples of the representation of ‘‘the phi man’’.
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mains digitées du personnage, par exemple. Encore une fois, nous sommes en présence d’un processus mental et graphique qui permet à chacun d’élaborer une version personnelle d’une figure à partir d’un potentiel de formes comprises entre le réalisme poussé et l’extrême simplification. Par ailleurs, ce mode de représentation par schématisation des formes peut aussi être conçu comme le résultat d’une réponse sélective de certaines régions du cerveau (Watson, 2012). On admet que certaines parties du corps sont essentielles, indispensables à l’identification de la figure, et que le reste des détails anatomiques s’avère un simple « habillage » parce que les formes humaines sont encodées dans le cerveau sous une forme schématisée. Celui-ci recrée les éléments manquants. Même si le tracé du personnage est incomplet, le cerveau le conçoit comme achevé : comme ces dessins d’enfants qui omettent le bras gauche d’un personnage au prétexte qu’il ne porte aucun objet alors qu’ils savent très bien que le personnage possède deux bras (Baldy, 2009). Il ne s’agit là en aucune façon d’héminégligence. L’hypothèse d’un tel processus, mental et graphique, donne plus d’importance à l’herméneutique des figures qu’à leur morphologie. Elle écarte aussi toute tentative de classement chronologique des figures basée sur l’évolution des styles, du réalisme au schématisme. Les termes de pré-schématique, de proto-schématique, de sub-réaliste, etc., qui qualifient encore trop souvent le style des figures du présent corpus sont tout à fait obsolètes9. Depuis Riegl (1992) ou Boas (2003), on sait que ne tient pas l’idée évolutionniste d’une succession linéaire des styles, du figuratif vers le géométrique ou inversement. Il n’existe que des partis pris graphiques nés du contexte et induits par la personnalité des auteurs des figures. Ce qui n’empêche pas bien sûr, comme noté précédemment, qu’à chaque site ou groupement de sites s’attache un style partagé par le groupe humain, que les mêmes items soient reproduits en divers endroits de la paroi. Ainsi, à l’abri Otello (Bouches-du-Rhône), déjà cité, l’aspect cruciforme des figures masculines est effectif à chacune des phases graphiques mais des exceptions à cette règle existent. Un personnage en phase 1 a les bras écartés à l’horizontale mais sa tête et son corps sont traités en surfaces épaisses et non par une simple branche verticale. De même, existe en phase 1 un signe « en phi ». L’évolution générale irait plutôt du simplifié au plus réaliste : simple croix à branches horizontales digitées en phases 1 et 2, personnages cruciformes à tête renflée, jambes écartées et sexe en phases 3 et 4. Toutefois, à toutes les phases existent des signes en croix simples. De même, à l’abri A des Eissartènes (Var), en phase 2, des personnages simples mais réalistes (un axe vertical nanti de quatre membres) avoisinent des signes arboriformes, un personnage n’ayant que ses deux bras, ou encore un homme « en phi ». Dans la phase graphique suivante, les éléments masculins ne sont représentés que par de simples traits courts verticaux. Dans la rotonde sud de Baume Peinte (Vaucluse), où on a pu démontrer que l’ensemble du panneau a été réalisé en un seul moment, des personnages masculins simples (un axe vertical nanti de quatre membres) jouxtent des signes anthropomorphes losangiques. La synchronie des styles est même patente dans certains exemples de doublements imparfaits où un personnage réaliste est volontairement associé à un signe anthropomorphe tracé dans une version très différente (Fig. 5). Dans ce cas, le thème tire justement sa signification de la différence morphologique des deux figures. Son auteur donne du sens à la complémentarité de celles-ci parce qu’il joue avec les processus de leurs modifications. « L’artiste n’a pas nié la réalité
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Ces termes ont souvent été utilisés pour départager les expressions levantines et schématiques en postulant une évolution chronologique de l’une à l’autre, évolution actuellement remise en cause (Fairen, 2004).
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Fig. 5. Exemples de doublements imparfaits du personnage masculin. a : abri A des Eissartènes (Var) ; b : grotte du Loup (Ardèche) ; c et d : bergerie des Maigres (Var) ; e : abri Otello (Bouches-du-Rhône). Examples of imperfect doublings of the male figure.
physique du corps mais il en a accentué un détail pour donner tout son sens à une idée sousjacente » (Guilaine, 1994 : 787). Le schématisme en tant que processus graphique et mental permettrait donc d’exprimer avec un nombre réduit de figures les transformations du personnage peint en jouant avec l’extrême plasticité du mécanisme de simplification des figures. Il semblerait donc qu’on puisse mettre en parallèle les transformations des formes picturales et celles de leurs auteurs lorsqu’ils sont de passage sur les sites.
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4.1. Les auteurs des figurations de personnages L’expression graphique schématique est par essence une expression qui ne permet pas de savoir qui est la personne représentée en cas de figure masculine. Le réalisme des figures et les détails discriminants sont rares. Sur un site ou un ensemble de sites, le style de la figure masculine se répète d’une phase graphique à l’autre. Seul sait qui est représenté celui qui a tracé et ceux qui ont été présents lors du traçage. Hors contexte, il n’est pas possible de discriminer tel ou tel individu du groupe. Le nombre des figurations masculines est d’ailleurs restreint sur un même site. Il est toujours possible d’invoquer la disparition d’un grand nombre d’entre elles mais dans quelques cas, il est certain que ce nombre a toujours été réduit. En conséquence, tous les individus qui sont passés sur le site peint ne sont pas comptabilisés sur la paroi. Ainsi, dans les gorges du Carami (Var), l’organisation thématique des cavités centrales est telle que le discours s’appuie volontairement sur des versions précises du personnage masculin ou de l’idole pour exprimer les transformations de ces deux figures. Ce sont les étapes de la transformation des êtres vivants en général qui sont exprimées et non celle d’individus en particulier. En conséquence, chaque cavité abrite une seule représentation humaine (ou de l’idole), dans une position différente, comme s’il s’agissait d’exprimer un thème et non la situation de tel ou tel visiteur du site (Hameau, 2000) (Fig. 6a). Il en est de même à Baume Peinte (Vaucluse) où les trois catégories d’êtres vivants sont différemment représentées selon qu’elles sont au-dessus ou au-dessous d’un axe horizontal ponctué (Hameau, 1997) (Fig. 6b). Dans ces deux exemples, la distribution des figures est manifestement le fait d’un seul individu qui joue à la fois sur leur emplacement, leur sens de lecture et leur association entre elles pour que le discours général soit pédagogique. Le concept l’emporte donc sur la représentation réaliste. Toutefois, dans les deux cas évoqués ici, la zone qui est peinte selon un mode immédiatement didactique n’est pas la seule zone ornée du site. Dans les gorges du Carami, existent aussi des sites dits périphériques qui semblent avoir accueilli une décoration plus exubérante. Hélas, les figures n’y sont pas vraiment identifiables car mal conservées. À Baume Peinte, la rotonde nord contiguë à la première est le lieu de très nombreuses figures, peintes en diverses teintes, qui se présentent comme des ajouts successifs. Au nombre de ceux-ci sont des signes anthropomorphes masculins sous différentes versions graphiques. Il est donc possible d’imaginer une diversité d’appropriation de l’espace pour y présenter le concept de passage et de transformation. Des sites ou des parties de sites pourraient être marqués une seule fois tandis que d’autres seraient le réceptacle d’une accumulation de faits graphiques tout au long de leur fréquentation. S’il en est ainsi, le message exprimé par les premiers serait plutôt générique tandis que celui transcrit par les seconds serait plutôt spécifique. Que le message soit générique ou spécifique, il semble en tout cas qu’il exprime avant tout la transformation. Le doublement imparfait du personnage a été interprété comme deux étapes du passage. Il consiste à représenter ce personnage sous deux versions graphiques différentes (un personnage réaliste associé à un signe anthropomorphe, par exemple), sous deux sens de lecture différents (un personnage debout associé à un personnage en position inversé) ou bien doté d’un seul des deux personnages d’un attribut (un personnage associé ou contracté avec un signe soléiforme ou avec une ligne brisée). La présence du signe « à valeur ajoutée » près du personnage signale que celui-ci a passé, qu’il a un autre statut. Ainsi, les figures de la rotonde sud de Baume peinte (Vaucluse) sont diversement tracées selon qu’elles sont au-dessus ou au-dessous de l’alignement horizontal de points qui subdivise la composition : en position couchée sous celui-ci, et en position droite et accompagnée d’un point au-dessus de cet axe.
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Fig. 6. a : schéma de l’organisation spatiale et iconographique pour les cavités du centre des gorges du Carami (Var) ; b : le panneau de la rotonde sud de Baume Peinte (Vaucluse). a: plan of the spatial and iconographic organization for the cavities of the center of the gorges of Carami (Var); b: the panel of the south rotunda of Baume Peinte (Painted Balm) (Vaucluse).
En conséquence, plus que toute autre figure, c’est le signe « à valeur ajoutée » qui constitue le symbole et le véhicule du passage. Il semble donc que le discours puisse être réduit à sa plus simple expression, c’est-à-dire qu’un seul personnage accompagné d’un point suffit à exprimer la transformation sociale de son auteur, voire même, puisque le discours peut être générique, suffit à exprimer la transformation de tout individu qui passe sur le site. La finalité de la fréquentation de l’abri est renseignée par ce seul personnage doté d’un point. Si l’on va jusqu’au bout de ce processus de simplification du discours, il semble même possible de supposer que la ponctuation suffit à elle seule à exprimer le passage. La figuration du personnage ne lui est ajoutée que pour signaler sur qui porte la transformation. On observe donc de nombreuses représentations d’un seul personnage accompagné de plusieurs points, voire même des panneaux où ne figurent que des points, alignés ou disposés de façon plus aléatoire.
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À l’abri Gilles (Ardèche) et à l’abri Perret no 1 (Vaucluse), ces différentes versions cohabitent d’ailleurs. On y observe plusieurs figurations d’un personnage masculin accompagné d’un amas de points et plusieurs autres figurations consistant en ces seules ponctuations (Fig. 7). La ponctuation est d’ailleurs le signe « à valeur ajoutée » le plus récurrent, sans doute en raison de l’extrême simplicité de son apposition sur la paroi. Le point est souvent réalisé à la pulpe du doigt et son application pour simple qu’elle soit engendre un contact physique avec la roche. Cependant, des groupes humains peuvent lui préférer la ligne brisée. Les personnages sont alors au contact de ce signe, voire ont des membres, bras ou jambes, traités en ligne brisée par processus de contraction10. La ligne brisée peut même être représentée seule, parfois agencée en de véritables résilles. C’est le cas pour plusieurs sites drômois, par exemple. L’expression du concept de passage et transformation semblerait donc l’emporter sur la personnalisation de celui-ci. Un des deux signes « à valeur ajoutée », qu’elle que soit sa version graphique, réaliste ou très simplifiée, pourrait à lui seul représenter l’ultime but de la visite de l’abri, c’est-à-dire le changement de statut des individus au terme d’un rite de passage. Qu’il s’agisse des figures (les versions graphiques choisies pour représenter le personnage, par exemple) ou des thèmes (le passage et la transformation du personnage), le schématisme s’avère donc un processus qui confine à la réduction graphique. La pensée est exprimée en un nombre restreint de figures et est formulée de manière implicite.
4.2. Du personnage au discours schématique Le personnage masculin représente donc une des trois grandes catégories d’« êtres vivants » du corpus iconographique du Néolithique. Parce qu’il s’agit d’expression graphique schématique, il est soumis au même processus de simplification de sa forme que l’idole et le cerf. Cependant, ce processus est tout autant mental que graphique et la schématisation du personnage, qui passe par son schéma corporel, insiste surtout sur la présence des membres et du sexe. Ainsi, les bras tendus à l’horizontale ou à l’oblique semblent surtout destinés à exprimer le caractère anthropomorphe de cette représentation et non à indiquer une quelconque gestuelle. Les versions graphiques simplifiées du personnage jouent elles-mêmes avec la multiplication ou la réduction du nombre des membres jusqu’aux limites de la possibilité d’interpréter le signe anthropomorphe comme tel. Les personnages masculins sont donc présentés pour que l’on voie qu’ils sont des personnages masculins sans pour autant qu’ils soient des personnes précises et/ou exerçant des actions particulières. Pour toutes ces raisons, la morphologie de ce type de figuration est très liée à la personnalité de son auteur. La variabilité est donc telle qu’elle écarte toute tentation de taxinomie des formes du personnage et conséquemment, qu’il ne saurait être question d’établir une chronologie de ces versions graphiques. Il semble surtout que l’accent soit essentiellement porté sur la finalité de la fréquentation des sites ornés, c’est-à-dire sur un changement de statut social des visiteurs de ces abris au terme de pratiques apparentées à des rites de passage. Les personnages masculins qui sont tracés sur la paroi sont des personnages qui se transforment : des personnages présentés à deux étapes de leur transformation et/ou des personnages auprès desquels est apposé un signe « à valeur ajoutée ». Le concept de passage et de transformation
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Cette version n’existe pas dans le sud de la France mais est connue sur les sites de l’Estrecho de Santonge (Almeria) ou de los Buitres de Peñalsordo (Badajoz).
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Fig. 7. Divers états de la thématique du « passage », à l’abri Gilles (Ardèche). Various states of the theme of the ‘‘passage’’, at Gilles shelter (Ardèche).
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l’emporte sur la ritualité spécifique liée à tel ou tel individu au point que le signe « à valeur ajoutée » peut être représenté seul. La diversité des versions graphiques n’a donc pas pour but de particulariser des individus. Le personnage qui est peint sur la paroi représente rarement la signature de son auteur, encore moins un récit circonstancié ou homodiégétique. Le discours s’avère plutôt générique : il exprime la notion de passage et de transformation en général11, valable d’ailleurs pour les trois catégories d’« êtres vivants ». Cette notion vaut pour un groupe d’individus même s’il est représenté par une seule figuration anthropomorphe. Le marquage est collectif parce que le rite de passage est pratiqué de manière collective. Les figures tracées sur les parois deviennent simplement le produit d’un contrôle social (Foucault, 1976) : elles expriment un passage collectif qui enlève toute autonomie à l’individu. Les figures et les associations de figures telles qu’exprimées sur les abris peints à la fin du Néolithique constituent donc des « modèles réduits » (Lévi-Strauss, 1961 : 37) puisqu’elles expriment en peu de traits un événement aussi important et étalé dans le temps qu’un rite de passage. Elles sont un modèle réduit non pas à cause de la taille des figures mais parce que « la transposition graphique ou plastique implique toujours la renonciation à certaines dimensions de l’objet [. . .], puisque le tout de l’œuvre figurée est appréhendé dans l’instant ». Les auteurs des peintures ont réduit la réalité de leur transformation sociale à quelques unités graphiques pour la rendre immédiatement appréhendable et restituable. Ils ont utilisé le processus cognitif de schématisation qui représente un moyen d’économiser du temps, de l’énergie et de la pensée puisque le concept révélé sur la paroi est ramené à sa plus simple expression. La représentation du personnage masculin est la plus propre à souligner cette réduction graphique puisqu’elle porte sur la transformation sociale de son auteur lui-même. Références Acosta, P., 1968. La Pintura Rupestre Esquematica en España. Universidad de Salamanca, Salamanca, 250 p. Baldy, R., 2009. Des enfants dessinateurs au Moyen Âge. Gradhiva 1, 152–163. Brandl, E.J., 1977. Human stick figures in rock art. In: Ucko, P.J. (Ed.), Form in Indigenous Art: Schematisation in the Art of Aboriginal Australia and Prehistoric Europe. Prehistory and Material Culture Series 13. Australian Institute of Aboriginal Studies, Sydney, pp. 200–242. Breuil, H., 1933. Les peintures schématiques de la péninsule Ibérique, 4 volumes. Imprimerie de Lagny, Paris. Boas, F., 2003. L’art primitif [1927]. Société Nouvelle Adam Biro, Paris, 416 p. Fairen, S., 2004. Rock-Art and the transition to farming. The Neolithic landscape of the central Mediterranean coast of Spain. Oxford Journal of Archaeology 23 (1) 1–19. Foucault, M., 1976. La volonté de savoir. Éditions Gallimard, Paris. Guilaine, J., 1994. La mer partagée. La Méditerranée avant l’écriture 7000–2000 av. J. C. Éditions Hachette, Paris, 910 p. Hameau, P., 1989. Les peintures postglaciaires en Provence, inventaire, étude chronologique, stylistique et iconographique. Documents d’Archéologie Française 22. Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 124 p. Hameau, P., 1997. Les peintures schématiques de Baume Peinte (Saint-Saturnin-lès-Apt, France). Zephyrus 50, 179–197. Hameau, P., 2000. Implantation, organisation et évolution d’un sanctuaire préhistorique : la haute vallée du Carami (Mazaugues et Tourves, Var). 7e Supplément au Cahier de l’ASER. , 227 p. Hameau, P., 2002. Passage, transformation et art schématique : l’exemple des peintures néolithiques du sud de la France. British Archaeological Reports 1044, 280.
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Si le discours me semble souvent axé sur ce concept, il est possible que d’autres faits induisent le tracé des représentations partielles du personnage (tête, mains ou pieds) que l’on retrouve en peinture comme en gravure. L’absence du doublement imparfait ou de la juxtaposition de signes « à valeur ajoutée » pour ces figures pourrait indiquer une autre herméneutique que celle qui est développée dans cet article. C’est à ce titre qu’elles n’ont pas été présentées ici.
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