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temps exacerbent les discours, révèlent les ambiguïtés d’une société qui n’a sans doute pas encore tiré toutes les conséquences d’une véritable rationalisation. La normalisation, la standardisation sont contestées pour défendre le « goût » du public pour des produits plus individualisés. Ces proclamations cachent la plupart du temps la réticence d’une large partie des industriels face à une remise en cause radicale de leur place dans le système productif. L’Afnor mène un combat inégal contre ces pesanteurs. Faute de crédits suffisants, elle ne peut inverser la propension à réduire à leur strict minimum normes et spécifications. Les syndicats interprètent la crise comme la remise en cause globale de la manière dont la rationalisation a été mise en œuvre par le patronat. En réinvestissant les profits engendrés par la rationalisation des années 1920 dans les équipements sans redistribuer leur part aux salariés, le patronat a provoqué une crise de sous-consommation. Longtemps assommée par la brutalité de la crise, la réaction ouvrière s’amorce à partir de 1935 dans une remise en cause globale des conditions de travail. En juin 1936 la « rancœur » ouvrière s’exprime de manière massive. Elle consacre l’échec du patronat français de l’entre-deux-guerres. Séduit par H. Fayol puis convaincu par F.W. Taylor, le patronat français n’entendit que trop partiellement Henry Ford. Les efforts imposés aux salariés par la rationalisation ne furent qu’exceptionnellement accompagnés par l’ouverture d’un indispensable dialogue social. Conforté par une vision militaire du mode de fonctionnement de l’entreprise, le pouvoir tel qu’il s’organisait dans l’usine à la française fut incapable de s’adapter aux cadres nouveaux qu’imposait inéluctablement le tayloro-fordisme. À cet immobilisme patronal a correspondu une même persévérance des ouvriers dans leur mode de résistance. Le travail d’A. Moutet échappe aux pièges que pouvait receler un tel sujet. En démontant avec précision les logiques spécifiques des groupes et intérêts en présence, en ouvrant l’histoire économique et technique au souffle du politique et du social, elle nous propose une réflexion lucide sur la France de l’entre-deux-guerres. En effet, au-delà du propos de l’historien économique, c’est bien en filigrane la tragédie d’un pays trop profondément marqué par le traumatisme de la Grande Guerre et incapable de trouver les forces nécessaires pour remettre en cause les schémas surannés du siècle précédent qu’elle livre à notre regard. Pascal Griset Centre de recherche en histoire de l’innovation, université Paris–Sorbonne (Paris IV), 1, rue Victor-Cousin, 75005 Paris, France
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Pierre MATHIOT, Acteurs et politiques de l’emploi en France (1981–1993), L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », Paris, 2000, 342 p. En France, lorsqu’elles sont appréhendées comme des objets de recherche, les politiques de l’emploi sont habituellement analysées sous l’angle de l’évaluation des
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dispositifs, mesures et autres incitations destinés à améliorer l’employabilité des salariés, à lutter contre le chômage, à transformer les conditions de travail, etc. L’auteur a choisi ici de renverser la perspective : en politiste, il observe le « haut » là où se fabriquent et se négocient les modes d’intervention de l’État sur le marché du travail. La démonstration s’opère en deux temps. Dans une première partie, Pierre Mathiot retient ce thème particulier, plus que jamais d’actualité, du temps de travail. Le regard historiographique qu’il pose sur la période qui court des années 1960 au début des années 1980 permet d’observer de façon extrêmement détaillée le sens de la mobilisation de différents acteurs (experts, organisations syndicales, groupes de réflexions, Commissariat général du Plan…), les contraintes politiques auxquelles se heurtent ces derniers et enfin, l’évolution des référentiels qui guident la politique du temps de travail. P. Mathiot rappelle par exemple que le changement de cap économique de 1983 a été de pair avec l’abandon de la stratégie qui visait à lier systématiquement réduction du temps de travail et lutte contre le chômage. P. Mathiot montre également que, dès 1976, les discussions menées dans les forums et arènes politiques annoncent une « crise paradigmatique » de la production des normes : de fait, en esquivant le principe d’amélioration au bénéfice d’accords dérogatoires, le type de négociation sur le temps de travail qui se développe à partir des années 1980 écorne le principe d’ordre public social, l’un des piliers du mode de régulation des relations de travail à la française. Dans la seconde partie de son travail, P. Mathiot s’intéresse davantage aux acteurs qui, dans l’appareil d’État, fabriquent de la décision. Pour alimenter cette réflexion sur les élites politico-administratives, l’auteur dispose d’un matériau constitué pour l’essentiel de trente entretiens réalisés auprès d’hommes et de femmes en fonction entre 1981 et 1993 et pour certains d’entre eux, entre 1986 et 1988 voire après 1993. L’étude du profil de ces membres de cabinets et d’administrations centrales met en évidence la faible présence des énarques. L’explication est simple : lorsque les acteurs interrogés par P. Mathiot investissent les lieux du pouvoir au début des années 1980, l’emploi n’est pas considéré par l’appareil politico-administratif comme un thème noble. La place était donc vacante et elle a été vite occupée par des acteurs aux profils variés (plusieurs sont titulaires d’un 3e cycle en économie). Si ces experts de l’emploi ne sont pas unis par un quelconque esprit de corps, ils n’en constituent pas moins un réseau dense et actif : ils se connaissent bien, ils ont fréquenté les mêmes lieux (le Plan par exemple), ils se croisent fréquemment à l’occasion de réunions, de colloques et de séminaires, ils partagent des options idéologiques proches, ils sont présents dans des structures d’échange comme l’association Démocratie et emploi… En dépit de l’hétérogénéité des formations et des parcours, l’on peut donc évoquer une « solidarité d’objet » à même de donner une consistance communautaire au groupe d’acteurs en charge, aux sommets de l’État, des questions de chômage et d’emploi. Pour ces acteurs, l’épreuve du pouvoir consistera non seulement à savoir prendre des décisions mais aussi à apprendre à respecter les règles du jeu d’un univers où s’affrontent les représentants d’intérêts multiples (Bercy, les organisations syndicales…). La gestion de court terme, l’extrême attention portée aux effets politiques des décisions, le recours à des calculs de « coin de table », la multiplication des consultations formelles… constituent quelques-unes de ces façons de penser et d’agir au quotidien grâce auxquelles
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se confectionne une politique publique. Le paradoxe est que, pourtant largement sensibles aux enjeux sociaux de l’emploi, ces acteurs n’en ont pas moins accompagné le tournant de la rigueur. Ils n’ont pu échapper à ce mouvement de technocratisation dont l’objectif prioritaire consiste à faire baisser, par les moyens les plus divers, le niveau du chômage. Dans un univers politico-administratif largement dominé par des jeux d’acteurs et des effets d’image, l’on comprend bien pourquoi alors la propension à toujours vouloir créer de nouveaux dispositifs est si forte au sein des cabinets, délégations… et pourquoi, aux yeux de l’observateur extérieur, la politique de l’emploi peut revêtir un caractère aussi complexe qu’incertain. Au terme de ce parcours, le lecteur sort plutôt convaincu par la méthode et par la démarche empruntées par P. Mathiot. Certes, la structuration de l’ouvrage peut-elle paraître dichotomique à l’excès. Par-delà l’intention affichée (passer des idées à la pratique), le lien entre les deux parties n’est pas toujours réellement explicite et l’articulation aurait certainement mérité plus amples explicitations. Certaines des conclusions sont également bien connues de ceux qui portent intérêt aux questions d’emploi. Il en va ainsi, par exemple, avec la mise en évidence du caractère inflationniste et parfois contradictoire des dispositifs adoptés au long de ces dernières décennies afin de faire baisser, coûte que coûte, le taux de chômage officiel. Mais ne boudons pas notre plaisir : si l’on considère surtout le second volet de l’ouvrage, le travail de P. Mathiot apparaît bien comme une contribution aussi intéressante qu’originale. Cette recherche est un apport de premier ordre qui alimente le stock de nos connaissances sur des processus de décision et d’action publiques dont les conséquences sont, on le sait, souvent décisives pour une grande partie de nos contemporains. Michel Lallement Griot–Cnam, 2, rue Conté, 75003 Paris, France
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Coralie PEREZ, Évaluer les programmes d’emploi et de formation. L’expérience américaine, Centre d’études de l’emploi, Dossier 18, Paris, 2001, 184 p. Issu d’une thèse d’économie soutenue à l’université Nancy II en 1997, ce petit livre propose une synthèse critique sur différentes manières d’évaluer les politiques d’emploi et de formation. Il se centre sur cette réalité massive et mal connue que sont les pratiques d’évaluations nord-américaines et en montre la complexité et l’évolution au cours du temps. Il en découle un point de vue critique, d’autant plus intéressant qu’il est nuancé et argumenté finement, sur les limites de certaines pratiques qui continuent à fasciner les Européens, souvent enclins à considérer qu’ils ont un retard à rattraper. Parmi les points forts de cette analyse soigneusement écrite et facile d’accès, on note une double contextualisation des pratiques américaines d’évaluation, d’une part au regard des particularités du marché du travail des États-Unis et d’autre part en liaison