Processus autistiques et psychomotricité. « Apprendre de l’expérience »

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Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 56 (2008) 39–43 Article original Processus autistiq...

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 56 (2008) 39–43

Article original

Processus autistiques et psychomotricité. « Apprendre de l’expérience » Autistic processes and psychomotricity. “Learning from experience” A.-M. Latour Service de pédopsychiatrie I04, hôpital de jour La-Pomme-Bleue, 355, cours de la Somme, 33800 Bordeaux, France

Résumé L’enfant qui se trouve aux prises avec des processus autistiques plus ou moins envahissants, présente toujours à des degrés divers des troubles psychomoteurs bloquant le développement harmonieux des champs psychoaffectif, cognitif et instrumental. Le psychomotricien de l’équipe est souvent sollicité pour intervenir dans la prise en charge globale nécessaire pour ces pathologies autistiques. Il est alors utile que soient mieux cernées la pertinence et l’adéquation d’un travail en psychomotricité auprès de ces enfants. Un travail portant sur les contenants corporels et les analogies corps–espace, et dans une expérience partagée par l’enfant et le soignant, permet la construction du corps (de soi, de l’autre) comme « objet de connaissance par l’expérience », et la restauration d’une psychomotricité plus harmonieuse. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract The child, invaded by autistic processes, always presents to differing degree, psychomotor disorders blocking the harmonious development of the fields psycho-emotional, cognitive and instrumental. The psychomotrician in the team is often solicited to intervene in taking care necessary total for these autistic pathologies. It is then important that the relevance and the adequacy of a work in psychomotricity near these children are specified better. A work bearing on the body containers and the analogies body–space, and in an experiment shared by the child and the psychomotrician, allows the construction of the body (of oneself, other) like “object of knowledge by experience”, and the restoration of a more harmonious psychomotricity. © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Processus autistiques ; Psychomotricité ; Expérience ; Contenant ; Image du corps Keywords: Autistic processes; Psychomotricity; Experiment; Container; Body representation

L’enfant aux prises avec des processus autistiques plus ou moins envahissants, présente toujours à des degrés divers des troubles psychomoteurs. La prégnance des signes corporels incite généralement les pédopsychiatres à solliciter le psychomotricien de l’équipe pour intervenir dans la prise en charge globale nécessaire pour ces pathologies autistiques. Il est dès lors utile que soient mieux cernées la pertinence et l’adéquation d’un travail en psychomotricité auprès de ces enfants. Ce propos partira de l’idée clairement et précisément développée par F. Joly énonc¸ant l’hypothèse d’une faillite tragique de l’avènement de la psychomotricité de l’enfant autiste (ou en risque de). L’auteur comprend la prégnance et la sémiologie cor-

Adresse e-mail : [email protected]. 0222-9617/$ – see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2007.11.008

porelles des troubles autistiques comme résultant du « ratage dramatique de la psychomotricité en tant que lien fondamental entre corps et psyché, entre sujet et objet, entre affect et représentation via les éprouvés du corps en relation » [7]. Prenant en compte rigoureusement l’origine plurifactorielle de ces troubles, et avec le souci de ne pas confondre causes et effets, il montre que l’ensemble de la sphère psychomotrice est invalidé ou perverti très précocement par les processus autistiques, bloquant de ce fait le développement harmonieux des champs psychoaffectif, cognitif et instrumental de l’enfant. Dans cette hypothèse, le syndrome autistique résulterait de l’existence, puis du renforcement, d’un « chaînon manquant », la psychomotricité de l’enfant comme construction primordiale de l’articulation soma-psyché-lien à l’objet, lui faisant gravement défaut ; F. Joly développe notamment un point qui apparaît essentiel,

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le défaut d’intériorisation du dialogue tonico-émotionnel précoce (Ajuriaguerra) comme facteur dans l’achoppement de cette construction. Marion (8 ans) s’assied de profil au miroir et observe avec beaucoup d’attention, le moment où, quand elle s’assoit sur le coussin, ses fesses entrent en contact avec celui-ci ; de la même manière elle est attentive au moment où ses fesses quittent le coussin quand elle se relève. Tout cela et pendant longtemps, en observant exclusivement son image dans le miroir. Ce n’est que quelques semaines plus tard, qu’elle pourra regarder en direct, ce qui se passe avec son corps quand elle se pose sur le coussin. Elle travaille à cette époque en psychomotricité depuis deux ans et demi et se montre, depuis plusieurs mois, réellement concernée par la délimitation de son corps ; elle peut maintenant se procurer elle-même des enveloppements apaisants dans la couverture et y recourt fréquemment. Mais quand elle réalise une action volontairement, comme s’asseoir sur un coussin, il paraît y avoir toujours un doute important sur ses limites corporelles : elle craint, semble-t-il, de laisser une partie de son corps comme fondue ou mélangée dans le coussin ; il lui faudra plusieurs séances pour se convaincre, un peu, que son corps garde ses limites quand elle le mobilise ainsi. Marion est maintenant assise face au miroir, enveloppée entièrement dans la couverture, tête comprise ; elle observe son visage, ou plus exactement ses yeux d’une part, et ses dents d’autre part. En fait, et depuis plusieurs séances, elle examine précisément comment tiennent ses globes oculaires dans leurs orbites et ses dents dans leurs gencives : elle appuie sur ses globes, les pousse à travers la paupière avec ses doigts, mobilise ses paupières en les tirant vers le bas, vers le haut, etc. ; avec ses dents, c’est la jonction précise entre dent et gencive qu’elle observe, et qu’elle gratte avec son ongle. Je suis particulièrement attentive car je crains qu’elle ne se fasse mal : j’accompagne son exploration de ses globes et de ses dents, et surtout donc leurs attaches, tout en veillant à ce qu’elle ne se blesse pas et lui dis plusieurs fois quelque chose comme : « attention, il ne faut pas faire mal à l’œil, ou aux dents, sinon on arrêtera ce travail ». Mais je sais aussi combien c’est important pour elle qu’elle puisse s’intéresser ainsi à son corps et je soutiens, accompagne cette exploration. Elle est calme, concentrée, silencieuse. Je lui demande : « mais comment est-on sûr que c¸ a tient bien, les yeux et les dents ? », Marion répond : « quand c¸ a fait mal ». Marion a maintenant relativement perc¸u au moins certaines parties du corps, mais du même coup, puisqu’ « il y a » des yeux, des dents, une relative délimitation du corps, elle craint de ne plus avoir, de perdre, que c¸a ne tienne pas. Et elle doit alors, bien contenue dans la couverture, stimuler, toucher, gratter jusqu’à la douleur, pour être à peu près sûre d’avoir toujours ces parties-là du corps. Sommes-nous nombreux à nous demander avec détermination comment nos yeux tiennent dans leurs orbites, nos dents dans la mâchoire, à nous demander quelle partie du corps nous laissons dans le canapé ? Pour la plupart des personnes, la question ne se pose pas, nous « savons » cela depuis toujours. Nous nous sommes forgé cette conviction, intime, que notre corps est à nous, plutôt bien délimité et en fait, permanent. Nous avons

fait l’expérience du plaisir et du confort et nous avons appris à nous servir de notre corps, à l’instrumenter, l’instrumentation étant comprise comme « la manière dont le bébé parvient à faire de ses systèmes sensori-moteurs des outils qui lui permettent de comprendre et d’agir sur son milieu » [4]. Nous avons éprouvé notre corps et avons constaté ses possibles et ses limites et cela notamment à travers l’action exercée par et sur le corps et l’environnement, ainsi que Piaget l’a montré avec précision, puis A. Bullinger à travers ce qu’il nomme la « boucle cognitive » : les interactions physiques, sensorielles et motrices, lorsqu’elles ont suffisamment de régularité et de stabilité, permettent à l’enfant, l’extraction d’invariants (des repères organisateurs) qui sont des objets psychiques participant à la construction du corps et de l’environnement comme objets de connaissance. Les actions sont alors entendues comme support des activités représentatives ; mais, précise A. Bullinger, cette capacité représentative ne peut se développer que si l’individu peut métaboliser l’effet sensoriel issu de ses actions. Ainsi, le corps doit devenir progressivement, pour l’enfant, un objet de connaissance préalablement à l’utilisation volontaire, en conscience, de ses possibilités : il passe alors d’« objet » à « moyen » de connaissance de l’organisme et de ses fonctions, d’autrui et de l’espace qui les contient. Donc pour Marion, il y a eu un jour des yeux, des dents, des limites corporelles plus stables ou plus exactement, elle s’en est aperc¸ue. Toujours face au miroir, Marion observe son visage tandis qu’elle grimace, gonfle ses joues, c’est-à-dire comment il se transforme quand elle le mobilise ; mais surtout, elle me regarde moi, qui suis en train de reproduire ses grimaces, d’abord par le biais du miroir, puis se tourne vers moi et me regarde franchement. Puis je varie mes mimiques et c’est maintenant Marion qui les reproduit, toujours attentive et concentrée, face à moi. Il existe maintenant pour Marion, un « à-toi/ à-moi » devenu possible : dans le face à face, elle expérimente la mobilisation volontaire de son visage, en miroir du mien, puis avec un léger différé et aussi de petites différences. Elle est toujours aussi sérieuse et concentrée. À la suite de cette séquence, elle se détourne de mon visage, porte sa main à sa bouche et se met à gonfler les joues, souffler dans sa main, ce qui produit des bruits de pets. C’est à ce moment-là que je la vois sourire d’abord légèrement, puis plus franchement, alors que je l’encourage et ris avec elle de ces drôles de bruits. Après le sérieux de l’exploration des mouvements du visage, arrive peu à peu le plaisir de jouer avec sa bouche notamment dans les bruitages. Elle semble s’être momentanément dégagée de sa crainte immense que les dents ou les yeux, mais aussi les joues et la bouche ne partent en morceaux quand elle les mobilise. Je demande : « mais à qui est cette bouche qui fait des bruits ? », Marion répond rapidement et sans me regarder : « à Marion ». Elle approche ses doigts de ma bouche, les met au bord et dit « douce-mordre ». Je lui demande si elle veut jouer à se laisser mordre les doigts doucement. Sans répondre, elle les met un peu plus loin dans ma bouche. Je les mordille. Elle regarde ses doigts dans ma bouche, puis mes yeux avec une expression inter-

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rogative. Je m’arrête et lui propose de jouer à « douce-mordre » avec mes doigts. Toujours sans un mot, Marion prend ma main et mord un doigt. Je commente « eh ! doucement ! pas trop fort sinon c¸ a me fait mal ! » Elle observe ma réaction et parvient à moduler sa pression, qui reste quand même forte. Elle observe ensuite la trace laissée par ses dents sur mon doigt. J’observe avec elle et commente : « oh, il y a une petite marque, mais mon doigt est toujours là ! ». Elle reprend mon doigt et de nouveau le mord, en modulant sa pression suivant mes réactions, son regard ne quittant pas le mien. Je suis affectée par son action, même concrètement (la marque sur mon doigt), mais non abîmée ou détruite. Ce jeu avec l’agressivité orale, sans destruction réelle, mais avec une tentative pour Marion de contenir et moduler la destructivité, me rappelle, bien sûr les jeux des tout-petits qui découvrent leur bouche et le plaisir de sucer, mordre, puis cracher, etc. Marion ne peut l’aborder qu’au bout de la troisième année de travail et avec quelle prudence ! Ces petits jeux, très élémentaires, ne sont venus qu’après avoir longuement expérimenté une ambiance (pas encore une relation) de relative confiance et de sécurité, après avoir un peu apaisé ses angoisses persécutives. Je me suis longtemps tenue à distance, attentive, limitant mes interventions et mes déplacements ; il m’est arrivé de détourner mon regard qui semblait la persécuter, tout en l’assurant que je restais disponible. Je me suis efforcée d’être le plus prévisible possible. Pendant longtemps, lorsque je lui proposais un objet, elle m’ignorait, puis répondait parfois d’un « pas ! » péremptoire que je respectais ; en revanche, si elle voulait un objet précis (la couverture, le biberon, la corde) et qu’elle ne pouvait l’obtenir seule, elle disait le mot, d’un ton exigeant et sans un regard pour moi. On était loin d’une relation d’échange et la maîtrise de Marion sur l’ensemble de la situation semblait devoir être totale. Hors de son isolement et des stéréotypies, elle était très vulnérable, démunie, n’ayant aucunement la possibilité de jouer véritablement avec son corps ni avec moi, ni même avec les objets. Ce n’est que très progressivement, lentement, qu’elle a pu faire des expériences corporelles véritablement psychomotrices : éprouver la délimitation du corps, vérifier la « tenue » des yeux, des dents, elle qui perdait encore ses dents de lait quelques mois auparavant, expérimenter les transformations du visage mais surtout sa permanence, s’exercer à la production de sons explosifs sans craindre d’endommager l’intégrité de sa bouche, percevoir la douleur, le confort et jouer avec la destructivité sans catastrophe. F. Dolto postule l’existence d’une image du corps organisant les représentations, conscientes et inconscientes, quant au lien que chacun développe avec lui-même, avec l’autre et le monde environnant ; cette image du corps permet de prendre en compte toute l’importance de l’expérience corporelle dans la relation à l’autre comme constitutive de l’identité subjective de l’individu. Il s’agit pour Dolto d’une « véritable architecture relationnelle » dont le sujet se dote dans le lien humanisant (car humanisé) à l’autre, la mère notamment. Cette image du corps est histoire de l’enfant, « synthèse vivante de [ses] expériences émotionnelles : interhumaines, répétitivement vécues à travers les sensations érogènes électives, archaïques ou actuelles » (Dolto). Elle permet la communication avec soi, avec l’autre. « C’est ce

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qui explique à l’inverse, que le vivre dans un schéma corporel sans image du corps soit un vivre muet, solitaire, silencieux, narcissiquement insensible, aux limites de la détresse humaine : le sujet autiste ou psychotique reste captif d’une image incommunicable, image animale, végétale, ou image de chose, où ne peut se manifester qu’un être-animal, un être-végétal ou un être-chose, respirant et pulsatile, sans plaisir ni peine [5]. L’expérience en psychomotricité, nous montre spectaculairement chez ces enfants, autistes et psychotiques, ces achoppements dans l’organisation de cette image, ou plutôt dans ces états des plus archaïques, dans ces « bouts d’image du corps ». Ces enfants restent prisonniers d’un « réel » corporel, concret, souvent remarquablement élémentaire, faute d’avoir pu relier aux « événements » corporels des significations imaginaires organisatrices. L’architecture même du corps, ses possibles et ses limitations, ses perceptions et ses différentes fonctions, n’ont pu être intégrés dans l’expérience de ces enfants, ou tout au moins ne l’ont pas été de manière fiable et permanente. Les travaux de W.R. Bion attirent notre attention sur une fonction particulière de la psyché maternelle permettant progressivement au nourrisson de convertir les données des sens en éléments pensables (éléments ␣) : par son activité de connaissance (lien C) des éprouvés du nourrisson, la psyché de la mère permet l’accueil et la transformation de la sensorimotricité « brute » du bébé et de ses émotions qui, précise Bion, « sont également objets des sens » [3]. En suivant l’auteur, nous dirions que dans l’activité de connaissance dans laquelle elle est engagée avec l’enfant, la mère doit devenir consciente de son expérience émotionnelle et capable d’en extraire un énoncé qui saura représenter adéquatement cette expérience. L’énoncé adéquat fourni par la mère à son bébé procure à celui-ci un sentiment de vérité et de confiance par la mise en corrélation des sens et par le partage de l’expérience émotionnelle ; la mère permet ainsi au nourrisson de connaître, d’apprendre par l’expérience, ce qu’il éprouve via les données sensorielles et de se doter de significations en rapport avec ce qui lui arrive. « La personnalité du petit enfant est par elle-même incapable d’employer les données des sens ; elle doit évacuer ces éléments dans la mère, en comptant sur elle pour faire tout ce qui doit être fait pour les convertir en une forme appropriée à leur utilisation en tant qu’éléments α » [2]. Ce travail de transformation permet à l’enfant d’entrer dans les processus d’identification et notamment, de manière précoce, les identifications intracorporelles (G. Haag) [6]. Les processus autistiques entravent gravement, par le recours privilégié à la sensorialité typique de cette pathologie, la psyché de l’enfant et la laissent aux prises avec des phénomènes archaïques, donc avec des éléments non transformés (éléments ␤ de Bion). Son propre corps n’est pour Marion qu’un amas d’impression sensorielles et motrices juxtaposées, brutes, sans significations, faute d’avoir été prises précocement dans un lien à autrui et transformées par l’expérience dans la rencontre avec une psyché capable de « faire lien » entre deux objets et qui aurait permis l’appréciation des données des sens et leur conversion en éléments pensables (fonction ␣). Ainsi, Marion ne pouvait en aucune fac¸on devenir consciente d’elle-même et restait la proie de terreurs sans nom.

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Les premières expériences du corps organisatrices de la psyché sont d’abord des expériences contenantes (contenantes de la sensorialité, de la pulsionnalité et des émotions), car d’abord contenues et régulées par l’environnement et peu à peu transformées en éléments utilisables pour la pensée. Ce n’est qu’à partir de ce préalable que le corps se constitue comme contenant, s’érotise, s’organise, s’oriente et s’instrumentalise. Dans le cas contraire, il reste le lieu confus d’évènements sensitifs, moteurs, pulsionnels, incompréhensibles pour la psyché et donc terriblement angoissants ou radicalement déniés comme dans les formes graves de l’autisme, bloquant l’avènement d’une psychomotricité harmonieuse pour l’enfant. Il est alors maintenu dans un monde de formes et de matériaux, limitant son accès aux objets (organisés par des significations) et aux relations d’objets. C’est en travaillant précisément à la restauration de ce « chaînon manquant » (Joly) que le soignant permettra la transformation d’une sensorialité, diffuse mais prégnante, en une appropriation progressive du corps propre comme objet de connaissance puis comme moyen de connaissance de soi et de l’environnement (Bullinger). En proposant à l’enfant des expériences psychomotrices simples, à l’intérieur d’un dispositif capable de soutenir les interactions, en l’aidant à y porter son attention (comme lors de l’exploration de visage par Marion), s’appuyant pour cela sur les analogies observables et repérables que font habituellement et spontanément les petits enfants, dans leur bain, dans le bac à sable, parmi leurs jouets, entre le corps et ses fonctions, d’une part, et l’espace et ses objets, d’autre part [10], le psychomotricien favorise cette transformation (littéralement passage d’une forme à une autre). Les travaux d’Anzieu sur le Moi-peau et les signifiants formels [1] (représentants psychiques de choses, notamment de l’espace et du corps), nous ont permis de percevoir cette catégorie particulière de représentations élémentaires qui « parlent » de l’espace et du corps, précisément dans le registre des formes (et des matériaux ajoutons-nous). Les espaces psychique et physique, se constituent l’un et l’autre, selon les termes d’Anzieu « en métaphores réciproques » : une bulle se clôt, un appui s’effondre, une surface plate ondule, un contenant fuit, c¸a rentre dedans, c¸a s’écoule, c¸a devient consistant, c¸a tient autour (la couverture pour Marion puis sa bouche, ses joues, par exemple), c¸a délimite, etc. Dans le travail avec l’enfant, le détour par l’espace et ses objets, au sein desquels, le psychomotricien assure différentes fonctions (accueil, tri, organisation, transformation), paraît particulièrement opérant et m’a conduit à écrire qu’il « fallait construire, prendre soin, penser l’espace pour mieux penser l’enfant » [8]. Ce travail permet de fournir, en limitant le risque d’être intrusif et persécuteur par des interventions trop directes, ces analogies (métaphores spatiales et corporelles) qui font défaut à l’enfant et construire ainsi les « fondamentaux » du corps, c’est-à-dire notamment ce qui concerne le sentiment d’être tenu et contenu (qui ressort de la construction du contenant corporel) et qui me semble être l’un des objets du travail en psychomotricité [9].

Éric1 est agité, fébrile, va et vient rapidement. Jusque là (la pataugeoire [11] a commencé il y a deux mois), il s’est rarement posé durablement dans l’espace, parfois seulement assis quelques secondes au sol, puis repris d’une impulsion à bouger, se lève et repart. Il traverse vivement la flaque, agite l’eau, éclabousse avec ses pieds, prend un ballon et le projette sans regarder puis se projette lui-même à travers la pièce à la suite du ballon, revient, repart, . . . Je remplis la petite baignoire et dis à Éric : « voilà, j’ai fait une baignoire d’eau calme ; si tu veux, tu peux y venir ; ici c’est l’eau calme ; elle ne bouge pas tout le temps ». Éric regarde, vient mettre un pied dans la baignoire, le ressort, y revient puis avec ses mains il agite fortement l’eau, éclabousse, la fait gicler. Je le repousse doucement ; « non, non, ici c’est l’eau calme, là-bas il y a l’eau qui bouge tout le temps ; si tu veux venir dans la baignoire, c’est calme ». Éric repart dans la flaque, s’agite et éclabousse puis revient vers la baignoire ; y plonge ses bras jusqu’aux épaules et reste là un moment à observer l’eau et ses bras dans l’eau, sans bouger. Puis se lève et repart en tout sens. Revient à la baignoire et y plonge de nouveau ses bras, tranquillement. Aux séances suivantes, Éric parviendra progressivement à s’asseoir posément dans la baignoire mais seulement après que j’aie réaffirmé fermement que cette baignoire était celle de l’eau calme. Le comportement d’Éric, son agitation, racontent dans le registre des signifiants formels, quelque chose comme « c¸ a ne s’arrête pas de bouger » ou bien « c¸ a ne tient pas en place » ; lui demander ce qui le fait s’agiter, ou de se calmer en s’asseyant par exemple dans la baignoire, aurait été sans effet et peut-être même persécutif, au risque de renforcer son agitation. En revanche, faire exister concrètement dans la pataugeoire un endroit où « c¸ a tient sans bouger », permet, dans un premier temps, à Éric d’en être témoin. Bien sûr, il vient tenter d’y mettre de l’agitation afin que « c¸ a ne s’arrête pas de bouger » ; mais « c¸ a tient bon », l’espace et sa qualité sont garantis, maintenus par la soignante. Il peut alors en faire une expérience, d’abord avec ses bras puis avec le corps entier. L’espace se polarise et les actions s’organisent ; dans le va et vient entre la flaque et la baignoire, il devient possible pour Éric d’expérimenter le calme et l’apaisement et cela dans son rythme propre. L’intervention en psychomotricité s’avère pertinente pour apprendre (et connaître) de l’expérience, l’enfant et le soignant

1 Les vignettes cliniques ne sont pas à comprendre comme le compte rendu d’une séance (ou d’une succession de séances) telle qu’elle s’est réellement passée mais comme un récit métaphorique : ce qui a été observé (les faits décrits) est contenu dans le récit mais celui-ci, comme toute métaphore en dit plus qu’il n’en raconte, et notamment ce qui ressort des outils théoriques. La fluidité et la clarté qui s’en dégagent, permettent par leur caractère organisé et unifiant, de dire autrement, sous la forme d’un conte, le sens à la fois universel et singulier propre à chaque rencontre. L’illustration clinique devient une « métathéorie » susceptible de favoriser par sa dimension d’abstraction, les associations de chaque lecteur dans le champ de sa propre clinique. Quiconque s’est trouvé au travail avec un enfant autiste ou psychotique a plutôt fait l’expérience du chaos, de la rupture, du vide ou du trop-plein, de l’incohérent et de « l’épars » et peut ainsi mesurer l’écart entre la réalité et le récit de cette réalité.

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conjointement, ce qu’il en est du corps (le corps propre et tous les autres corps). Par l’utilisation de l’espace et des objets, elle permet de donner une forme partageable et communicable aux préoccupations de l’enfant. Puis, à travers le jeu dès que possible, de construire des repères organisateurs (perceptifs, cognitifs, émotionnels). Elle promeut la construction d’un corps organisé et approprié et ainsi participe à fonder autant que faire se peut, une « architecture relationnelle » (Dolto) par la restauration du dialogue tonico-émotionnel (Ajuriaguerra), véritable ancrage corporel des capacités de communication et de développement psychique. Références [1] Anzieu D. Les signifiants formels et le moi-peau. In: Les enveloppes psychiques. 2e éd. Paris: Dunod; 2000, 19–41.

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[2] Bion WR. Une théorie de l’activité de pensée. In: Réflexion faite. 5e éd. Paris: PUF; 2002. [3] Bion WR. Aux sources de l’expérience. 5e éd. Paris: PUF; 2003. [4] Bullinger A. Le développement sensorimoteurs et ses avatars. Ramonville: Érès; 2004. [5] Dolto F. L’image inconsciente du corps. Paris: Seuil; 1984. [6] Haag G. Contribution à la compréhension des identifications en jeu dans le moi corporel. J Psychanal Enf 1997;20:104–25. [7] Joly F. « Notre corps n’est rien sans le corps de l’autre ». Ther Psychom Rech 2003;134:48–58. [8] Latour AM. Mettre de l’ordre dans l’espace, c’est mettre de l’ordre dans la relation à soi et à l’autre. Ou est-ce l’inverse ? Un espace pour la figuration. Ther Psychom Rech 2002;129. [9] Latour AM. Idées simples. . . à propos du travail en psychomotricité auprès des autistes. Ther Psychom Rech 2005;142. [10] Latour AM. Le travail des analogies corps–espace en psychomotricité. Ther Psychom Rech 2007;150. [11] Latour A-M. La Pataugeoire. Contenir et transformer les processus autistiques; Éditions Erès ; Ramonville, 2007.