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Quelles méthodes et quelle modélisation d’analyse de l’activité de travail de l’encadrement ? L’exemple de l’encadrement des chantiers de la construction. What methods and which modelling to analyse the manager’s activity? The case study of the project and site managers in the construction sector. Francis Six*, Justine Forrierre* *Université Charles de Gaulle - Lille 3, laboratoire PSITEC.
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[email protected] Résumé En se référant à l’analyse ergonomique du travail et aux sciences de la gestion, les auteurs proposent un modèle d’analyse de l’activité des cadres. Jusqu’alors, peu de travaux ont été réalisés en ergonomie auprès de cette population qui a notamment pour fonction de préparer et d’organiser le travail d’autres opérateurs : les auteurs postulent que le modèle de centre de décision, issu des sciences de la gestion, peut être appliqué à leur activité. Il permet de comprendre comment leur activité est déterminée par des centres « amont » et comment elle détermine ensuite l’activité de centres « aval ». Appliquée aux conducteurs de travaux, cette modélisation amène des pistes d’action pour transformer leur travail et celui des compagnons. Abstract By referring to the ergonomic analysis of work and to the management sciences, the authors propose an analysis model of the managers’ activity. Until then, few researchs were realized in ergonomics science with this population which has to prepare and to organize the works of other operators. According to the authors, it is possible to apply to this population the model of “the centre de décision”. It allows to understand how their activity is determined by "upstream" centres and then how it determines the activity of centres "approval". Applied to the project and site managers, this model brings solutions to transform their work and the work of the workmen. Mots-clés : travail des cadres, activité, modèle, conducteur de travaux Key-words : managers’ work, activity, modelling, project and site managers
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1. Introduction Ainsi que l’indique Six (2000), le terme « cadre » recouvre à la fois un statut hiérarchique dans l’entreprise, impliquant des responsabilités et un niveau de rémunération, et un métier, un travail, un contenu mais également, pour les ergonomes, des travailleurs qui réalisent des tâches bien spécifiques. Dans une perspective d’analyse ergonomique se référant au contenu du travail, il est possible de différencier deux catégories de travailleurs chez les cadres (Carballeda, 1997) : (1) ceux qui ont une tâche d’encadrement du travail d’autres personnes, « c’est-à-dire qui ont la responsabilité d’organiser le travail d’autrui et la responsabilité de la performance du travail d’autrui » (p.12) ; (2) ceux qui ont une tâche d’analyse et/ou d’organisation du travail d’autrui selon des critères techniques ou organisationnels. Dans le premier groupe, on retrouve les directeurs de production, les directeurs d’entreprise, les chefs de service, les chefs de projet, etc. ; dans le second, les ingénieurs des méthodes, les directeurs des ressources humaines, les chargés de mission, les coordonnateurs, les concepteurs, etc. L’organisation du travail d’autrui est commun aux deux catégories, à la différence essentielle que, dans le premier cas, le cadre est confronté directement aux personnes qu’il encadre et dont il organise le travail, alors que dans le second cas, il n’est pas soumis à cette confrontation directe et obligatoire. Ainsi, même si les cadres sont définis soit par leur statut, soit par leur fonction, ils exercent dans des contextes très différents, tiennent des rôles très divers. Certains dirigent de nombreux collaborateurs, d’autres n’ont personne sous leur autorité. Cette distinction rejoint celle présentée par Pochic (2004) : les cadres peuvent être « managers » (ils ont des responsabilités hiérarchiques) ou « experts » (ils ont des compétences spécialisées sans responsabilité hiérarchique). Le travail de la catégorie de cadres qui dirigent, intéresse depuis quelques temps l’ergonomie de l’activité. En effet, pour comprendre les compromis construits par les opérateurs, il est nécessaire de s’intéresser à l’activité de ceux qui conçoivent et prescrivent leurs tâches. De même, pour diminuer les risques et les atteintes à la santé des travailleurs, il faut s’intéresser à l’activité de beaucoup d’autres personnes que ces travailleurs eux-mêmes, en particulier à l’activité de celles et ceux qui prescrivent et organisent leur travail qui, du coup, sont aussi perçus comme des travailleurs. Les recherches menées en ergonomie auprès de la population des cadres ont ainsi montré que leur travail pouvait être caractérisé comme étant un travail cognitif complexe (Langa, 1994), un travail de production des règles d’interactions et de structures (Carballeda, 1997) et un travail d’élaboration et de gestion de prescription (Six, 1999). Les cadres ne sont plus considérés 58
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comme étant uniquement des traducteurs « des prescriptions venues des directions » (Bouffartigue & Bouteiller, 2006, p.32), de simples exécutants de ces mêmes prescriptions. Comme l’indique Daniellou (1997), ils sont aussi des travailleurs auxquels des tâches ont été prescrites ; ils sont soumis à des injonctions, parfois contradictoires, de leur direction. Ils développent une activité, élaborent des compromis complexes. Celle-ci a des conséquences à la fois pour l’entreprise, en particulier dans le maintien, le développement ou la création de l’organisation (Carballeda, 1997 ; Ghram, Fournier, Benchekroun, Khalfallah & Six, 2009 ; Jackson, 1998 ; Langa, 1994) et pour leur santé (Carballeda & Garrigou, 2001). L’analyse ergonomique du travail est alors pertinente pour une meilleure connaissance de la réalité du travail de ces acteurs de l’entreprise. Nous l’avons mise en œuvre pour comprendre le travail du chef de chantier (Vaxevanoglou, Six, Merchi & Frimat, 1993) et celui du conducteur de travaux (Forrierre, 2008 ; Six, 1999 ; Six & Tracz, 1997, 1999), les deux principaux acteurs de l’encadrement d’un chantier de construction. En reprenant les travaux portant sur le conducteur de travaux (Forrierre, 2008 ; Forrierre & Six, 2009 ; Six, 1999), nous nous proposons de discuter de questions de méthodes et de modèles pour l'analyse du travail des cadres. En particulier, nous montrons l'intérêt de l’analyse ergonomique du travail (AET) et la nécessité de l'appel à d'autres méthodes. Nous développons ensuite le modèle de la négociation de contraintes entre centres de décision, proposé par la sociologie du travail, et l’appliquons au cas du conducteur de travaux. 2. Nos hypothèses 2.1.Questions de Méthode Comme nous l’avons mentionné en introduction, pour l’ergonome, le cadre est un travailleur. Son travail est à considérer dans les dimensions en interaction que sont les déterminants, l’activité et les conséquences de celle-ci pour le système et lui-même, selon le modèle proposé par Leplat (1997). La mise en œuvre de l’analyse ergonomique du travail (AET) est alors pertinente pour une meilleure connaissance de la réalité de son travail. Mais l’analyse du travail des cadres pose des questions quant aux méthodes et modèles disponibles. L’ergonomie dispose-t-elle des outils pour conduire une telle analyse et cela va-t-il entraîner une modification de son corpus théorique, comme le souligne bien Wisner (1994) ? L’analyse du travail des cadres comporte des enjeux sociaux, mais aussi des enjeux pour la discipline ergonomique et pour l’analyse du travail. Il s’agit en particulier pour l’ergonomie de montrer que l’activité d’opérateurs dont les raisonnements et décisions portent sur des groupes de personnes autant, sinon plus, que sur un système technique, peut être appréhendée et modélisée à partir d’une démarche ascendante (bottom-up) (Rogard & Béguin, 1997). 59
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Comment dès lors rendre compte de la réelle, et parfois importante, dimension sociale de l'activité d'un cadre ? Ainsi que le rappelle Wisner (1994), à propos des analyses conduites par Langa (1994) auprès de deux responsables d'unités de production, « l’activité du chef d’unité de production est perçue à juste titre comme n’étant pas essentiellement instrumentale mais sociale ». De ce fait, « l’analyse ergonomique du travail fait courir deux risques à l’étude du réel : une vue individualiste pour un travail relationnel, une représentation cognitive individuelle « dans la tête » de la personne alors que la plupart des activités sont intersubjectives. Ces objections sont sérieuses et l’AET ne peut prétendre épuiser la très riche matière que constitue le travail des chefs, mais elle dégage ce qu’une personne doit faire, ce qu’elle peut faire et à quel prix, avec des effets multiples sur la personne et son travail, problématique rarement posée » (p.86). Tout en soulignant la nécessité d'un élargissement et d'un enrichissement du cadre d'analyse, Wisner insiste sur l’intérêt de l’AET pour l’analyse du travail de l’encadrement. Un dépassement des frontières habituelles de l’AET et un enrichissement par de nouveaux emprunts à différentes sciences, pour prendre en compte des variables qui ne sont pas classiques dans les études ergonomiques, sont nécessaires (Rogard & Béguin, 1997). « L’analyse ergonomique du travail des cadres serait ainsi un terrain privilégié pour construire et s’enrichir d’une micro-psychologie sociale des situations de travail qui emprunterait à la fois aux théories de la psychologie sociale cognitive (processus et phénomènes de la catégorisation sociale, etc.) et à des courants plus récents (l’éthnométhodologie, par exemple), avec laquelle les ergonomes sont déjà familiarisés via l’analyse des communications » (p.9). Ainsi, dans la perspective d’étudier les liens entre vie professionnelle et vie personnelle des cadres, Guilbert et Lancry (2007) proposent la mise en œuvre de trois méthodes (l’auto-observation de l’activité, les entretiens guidés par l’auto-observation et le protocole ISA) : cette triangulation permet de comprendre comment l’activité de travail et l’activité hors travail s’imbriquent et se déterminent. Rogard (1998) insiste aussi sur la nécessité de mettre en relation, de manière suffisamment précise, les résultats des analyses de l’activité des cadres avec les variables d’organisation ou de situation. L’importance de la situation est soulignée au regard du manque de validité prédictive, de l’incapacité à prévoir l’efficacité managériale des théories du management et du leadership, basées sur la définition de comportements managériaux spécifiques ou de styles de comportements. Les limites temporelles du recueil des données sont aussi à considérer. Le développement des histoires, la construction des prises de décision, l’évaluation de leurs effets parfois à moyen ou long terme, intéressent 60
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l’ergonome, en particulier pour ce qui concerne l’adaptation de l’organisation, la planification ou encore la participation du cadre à la conception et à la conduite de projet. Langa (1994) considère la journée de travail comme « unité minimale » indispensable d’analyse. Toutefois, le cadre de la journée de travail doit être dépassé pour donner une signification à la reconstitution de l’activité : « l’activité des cadres s’inscrit dans une historicité qui s’étend au-delà d’un épisode, et souvent bien au-delà de la journée dans laquelle il se tient. Cette inscription dans une temporalité longue, s’étendant sur plusieurs semaines, plusieurs mois, apparaît comme une caractéristique marquante de leur travail. » (Dieumegard, Saury & Durand, 2004, p.175). Ainsi, les actions et prises de décision d’un conducteur de travaux ne peuvent souvent se comprendre que référées à l’histoire du chantier tout au long du processus de conceptionréalisation (Six & Fourot-Tracz, 1999). Weill-Fassina et Valot (1998) indiquent, à propos des conducteurs de train, qu'il est souvent utile de considérer les dimensions historiques à moyen et long terme pour rendre compte de quelle manière les conséquences des changements dans les macrosystèmes techniques pèsent sur le poste de travail et son quotidien. Enfin, la recherche de la signification passe par la mise en évidence des objectifs qui guident l’action, des processus cognitifs mis en œuvre, et aussi des valeurs personnelles engagées et parfois mises à l’épreuve. Pour tenir compte des spécificités de l’activité des cadres, Langa (1994) propose la mise en œuvre de trois techniques complémentaires d’explicitation : les verbalisations interruptives, classiques en ergonomie, l’autoconfrontation écrite et les entretiens guidés par les faits (EGF). Elles permettent d’accéder successivement à trois niveaux d’explicitation, en confrontant le cadre au récit de son activité par l’écrit et l’oral. Cependant, si ces techniques apportent une richesse d’informations, elles sont toutefois très lourdes et contraignantes pour le sujet (Six & Fourot-Tracz, 1999) : celui-ci peut d’ailleurs en refuser la mise en œuvre comme l’a constaté Duboscq (2009) pour l’autoconfrontation filmée. 2.2.Questions de modèles L'analyse du travail des cadres identifie, comme nous l'annoncions en introduction, la multiplicité des déterminants de leur activité et le caractère non identique des différents plans dans lesquels ils se situent. Leur activité peut être caractérisée par la complexité des compromis qu'ils sont amenés dès lors à élaborer. Ainsi, par exemple, les différents travaux qui décrivent l’activité de « traitement de l’information » qu'ils réalisent, soulignent qu'elle ne peut pas être décrite dans le seul registre instrumental. Les cadres ont à traiter à la fois une information « descendante » émanant des échelons hiérarchiques supérieurs et relative aux objectifs définis par la direction de l’entreprise, et une information « remontante » émanant des travailleurs qu’ils dirigent et qui porte notamment sur les difficultés d'application des règles formelles. Dans les deux 61
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cas, le cadre ne se contente pas simplement de transmettre en l’état les informations, il déploie une activité « d’interprétation ». En effet, les instructions venant de plus haut sont traduites pour tenir compte des spécificités du service et de celles des hommes et des femmes qui le composent. Il en est de même de l’information « remontante » (Carballeda, 1997). Cette approche intéressante mérite d’être complétée, comme le notent Weill-Fassina et Valot (1998), au sens où elle « ne permet pas de construire une compréhension fine de l'activité de l'opérateur car celui-ci est confronté à de nombreux autres facteurs de dynamique présents dans l'organisation incluant son poste » (ibid. p.75). Ces auteurs proposent alors, pour prendre en compte des systèmes plus vastes avec des dimensions temporelles plus longues, « une description de l'environnement du poste de travail en "couches" homogènes de facteurs de changement agissant directement ou non sur le poste de travail. [...] Ces couches s'organisent selon un emboîtement d'influences et d'interactions » (ibid. p.76). Cinq couches de facteurs sont identifiés et leurs rôles fonctionnels décrits : (i) la société qui définit les grandes orientations politiques, (ii) l'organisation qui définit l'affectation des ressources, les missions, l'évolution des carrières, ... (iii) le système technique et ses évolutions, (iv) le poste de travail avec les tâches à réaliser, (v) la vie personnelle qui intègre l'éthique, la famille, la carrière, la santé. Les couches incluant le poste de travail et le système technique relèvent des modèles classiques d'analyse en ergonomie, parmi lesquels les modèles centrés sur l'activité développés par l'ergonomie francophone dans laquelle nous nous situons. La couche incluant la vie personnelle relève tout autant de la psychologie du travail. Quant aux couches plus englobantes "organisation" et "société", elles imposent à l'ergonomie, selon Weill-Fassina et Valot (1998), de considérer, dans une perspective sociologique, le système social comme « processus d'actions et de décisions », tel que l'ont défini de Terssac et Maggi (1996). A côté de ces modèles "intra-couches", les auteurs suggèrent de développer des modèles "inter-couches", « modèles de fonctionnement plus dynamiques qui auraient pour but de rendre compte des transitions et des interactions entre couches de facteurs de changement et de la coordination de leurs évaluations dans des échelles de temps différentes » (ibid. p.84). Dans cette perspective, le modèle proposé par de Terssac, Lompré, Erschler et Huguet (1993) et par Huguet, de Terssac et Erschler (1994) dans le domaine de la gestion de production, nous est apparu intéressant à considérer. Ces auteurs partent de l’hypothèse que « la prise de décision pour la gestion d’un système de production, s’effectue à travers un réseau de centres de décision ». Ceci conduit à prendre en compte les interactions entre les centres de décision en terme de « négociations de contraintes » et de coopérations et les règles d’interaction entre les centres. Il a été utile pour identifier les boucles de 62
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régulation entre les « couches » de facteurs (Weill-Fassina & Valot, 1998), les possibilités de négociation entre les acteurs du processus, les marges de manœuvre du conducteur de travaux dans son activité, ce qui est indispensable pour dégager les pistes de transformation. 2.3.Le modèle des centres de décision et des négociations de contraintes L’idée principale du modèle de de Terssac et al. (1993) et de Huguet et al. (1994) est que le système de production est constitué d’un réseau de centres de décision qui disposent d’une certaine autonomie décisionnelle et qui interagissent pour prendre des décisions. Elles ont une double dimension : locale parce que liée à la gestion de l’autonomie au sein du centre qui prend la décision, et répartie parce que liée à ses interactions avec les autres centres. Les interactions se font en terme de contraintes, une décision prise au niveau d’un centre entraînant des contraintes pour les autres centres. Les contraintes d’un centre peuvent être internes, c’est-à-dire liées au fonctionnement du centre ou externes, c’est-à-dire provenant de décisions des centres amont. Ainsi la prise de décision au sein d’un centre se fait sur la base des contraintes posées par les décisions prises par les centres amont et en retour provoque des contraintes pour les centres aval. Pour avoir un fonctionnement cohérent, le réseau de centres de décision doit donc coopérer en négociant les contraintes. Les prises de décisions se font selon deux modes : sous contraintes et sur les contraintes. Les prises de décision sous contraintes sont possibles si, au sein d’un centre, l’autonomie disponible est suffisante pour qu’il prenne des décisions dans le cadre des contraintes qui pèsent sur lui en provenance des centres amont. La prise de décision sur les contraintes se fait lorsque l’autonomie disponible n’est plus suffisante, dans ce cas, le centre remet en cause les contraintes. La remise en cause des contraintes suppose que les centres combinent leurs actions ; ainsi elle se fait par un jeu de négociations dans lequel peuvent apparaître des conflits. La capacité de coordination entre les centres est nécessaire à la cohérence du système de production. Ce processus de coordination entre centres se fait selon deux facettes de prises de décision : la cohérence et la robustesse. La cohérence d’une prise de décision vise à satisfaire les contraintes imposées par l’amont et sa robustesse vise à générer des contraintes qui peuvent être acceptées par l’aval. Huguet et al. (1994) précisent que les négociations de contraintes peuvent se faire dans les deux sens entre l’amont et l’aval et qu’il peut y avoir des renégociations, une fois les décisions prises et acceptées. Ce modèle suppose aussi que pour coopérer les acteurs doivent avoir un référentiel commun et puissent communiquer. Les auteurs soulignent qu’il est 63
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important que les négociations de contraintes soient réalisées de manière explicite et négociée. Pour les prises de décision, l’importance de la négociation relève du fait que « la décision pertinente est celle qui prend en compte l’ensemble des contraintes, les explicite, les analyse et ajuste la solution au contexte réel » (de Terssac et al. 1993). Ce modèle a l’intérêt de présenter l’individu comme acteur du système de production et la situation de travail comme dynamique et source de contraintes pour l’application des buts poursuivis (le postulat des contraintes renvoie aussi au constat des variabilités et de aléas de production). Le modèle d’interactions entre centres de décision est pertinent par sa conception de la prise de décision en situation de travail sous jacente. La prise de décision est présentée comme d’une part ni déterministe ni déterminée a priori, et d’autre part collective et issue d’interactions entre acteurs différents. 3. Méthode Les données présentées sont issues d’interventions menées dans deux entreprises, A et B, filiales de deux grands groupes du secteur de la construction. Elles présentent des différences importantes dans leur organisation, les procédures de déroulement d’une affaire et de conduite du chantier, la population des conducteurs de travaux. Au moment de l’intervention, la première entreprise que nous appellerons l’entreprise A, connaissait une légère diminution de son activité après des années de croissance, la seconde (entreprise B) sortait d’un plan social qui avait touché également l’encadrement. Ces deux interventions n’avaient pas de finalité comparative ; elles ont permis d’aborder différents aspects du travail du conducteur de travaux dans des contextes variés. La population étudiée est celle des conducteurs de travaux, acteurs responsables de la réalisation des travaux et de la gestion du budget du chantier dans le secteur de la construction. Dans le processus de conception-réalisation de l’ouvrage (comportant trois phases : la conception de l’ouvrage à construire, la conception de la réalisation de cet ouvrage ou conception du chantier et la construction de l’ouvrage dans son contexte réel) défini par Six (2004), ces travailleurs se positionnent avant et pendant la réalisation de l’ouvrage (afin d’en assurer la préparation et le suivi) et tiennent un rôle d’interface entre de nombreux acteurs (encadrements de l’agence et du chantier, maîtrises d’ouvrage et d’œuvre, etc.) (figure 1).
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Figure 1. Positionnement du conducteur de travaux dans le processus de conception-réalisation du chantier (d’après Bourgeois, 1989)
Les données ont été recueillies lors d’observations ouvertes, d’observations systématiques et d’entretiens réalisés auprès des conducteurs de travaux. 4. Résultats : l’application du modèle de centre de décision au conducteur de travaux D’après les observations menées auprès de conducteurs de travaux appartenant aux deux entreprises (A et B), nous montrons que le conducteur de travaux peut être vu comme un centre de décision, disposant d’une certaine autonomie. Les contraintes externes proviennent de deux groupes de centres amont, constitués l’un par la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre et l’autre par la direction de l’entreprise et le service commercial. Modéliser ainsi le conducteur de travaux fait apparaître le réseau de centres de décision dans lequel il se situe et leurs interrelations (Figure 2).
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Figure 2. Le conducteur de travaux : centre de décision (Six, 1999) CENTRES AMONT ENTREPRISE Maître d’ouvrage (le client)
Commercial Études de prix
Architecte
Contrôleur de gestion
Bureaux d’études techniques
Direction Travaux
Bureau de contrôle
Coordinateur Sécurité
CONDUCTEUR DE TRAVAUX Fournisseur
Services fonctionnels (matériel, méthodes, achats, personnel, sécurité, qualité)
CENTRES AVAL Entreprises sous-traitantes second œuvre
Chef de chantier Compagnons gros œuvre
Dans ce modèle, la question se pose des possibilités de négociation dont dispose le conducteur de travaux. Ainsi, dans un contexte économique difficile, l’entreprise qui veut obtenir un marché, pourra se voir imposer ou acceptera un budget et un délai serrés. Une telle situation limitera, voire anéantira, toute possibilité de négociation avec le client lors de la conception et de la réalisation du chantier. Toutefois ce que nous avons observé dans l’entreprise B, montre qu’il est possible de négocier avec le client et l’architecte ; cette négociation peut, compte tenu des conditions de sa mise en œuvre, avoir un coût pour le conducteur de travaux. En outre, en ce qui concerne en particulier l’entreprise A, le poids des procédures de gestion encadre fortement l’activité du conducteur de travaux. Dans l’organisation de cette entreprise, la séparation nette entre la démarche commerciale et le chantier est préjudiciable à la renégociation des contraintes qu’elle rend, dans certains cas, très difficile. La remise en cause par le conducteur de travaux des hypothèses de modes constructifs qui ont servi de base à l’étude du prix de vente, peut être délicate en fonction des contraintes de budget ou de délai. Notons d’ailleurs que l’apparition des outils de gestion tels que les ERP (enterprise resource planning), dans la plupart des grandes entreprises du BTP, renforce ces contraintes de budget (Forrierre & Six, 2009). Le cas de l’entreprise B est différent dans la mesure où des relations plus étroites existent entre service 66
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commercial et travaux ; toutefois, le contexte économique de l’entreprise et la concurrence exacerbée pesaient fortement sur l’étude des prix. Dès lors, le conducteur de travaux pourra être tenté de reporter sur les centres en aval, c’est-à-dire le chef de chantier et les sous-traitants, le poids des contraintes de l’amont. Les conclusions de l’étude de Bergamini (1995) montrent comment le conducteur de travaux et le chef de chantier négocient les contraintes du chantier géré et du chantier travaillé. En ce qui concerne les entreprises sous-traitantes, les contraintes budgétaires limitent bien souvent les décisions du conducteur de travaux quant à leur choix. Il y a, de ce fait, une tendance à retenir les entreprises les « moins disantes », c’est-à-dire bien souvent celles qui n’ont pas ou peu de structures d’études et aussi peu d’encadrement de chantier. Un tel choix se répercute directement sur l’activité et la charge de travail du conducteur de travaux qui prend alors en charge la réalisation de plans de détail et/ou les commandes de matériaux pour les travaux de second œuvre, ainsi que le suivi de l’activité des équipes de compagnons des entreprises sous-traitantes. En même temps, les conducteurs de travaux rencontrent de plus en plus de difficultés à trouver certains corps d’état qui à la fois, soient capables de réaliser des ouvrages complexes comme, par exemple, des charpentiers ou des menuisiers, et acceptent de travailler à des prix bas. Cela se traduit de fait par une diminution des compétences techniques apportées par les sous-traitants sur le chantier, que le conducteur de travaux doit suppléer. La pérennisation des budgets trop serrés tend d’une certaine façon à appauvrir le réseau des petites entreprises spécialisées avec des structures d’études et d’encadrement performantes. On voit ici les termes d’un compromis qui résulte bien d’un choix de l’entreprise. Gagner sur les coûts des sous-traitants en reportant sur le conducteur de travaux une partie des tâches et des charges liées à la réalisation des lots de second œuvre. Celui-ci doit alors les intégrer dans son activité quotidienne, sans que pour autant ses moyens et le temps dont il dispose soient réétalonnés. Comme le montrent les observations de terrain, le temps consacré à la réalisation des plans de détail, à la commande des matériaux et à la relance des sous-traitants, ne l’est pas au suivi de la qualité des travaux, à la coordination des interventions et à l’anticipation de la réception de l’ouvrage achevé. Le nombre important de réserves à traiter suite à la pré-réception pourra retarder d’autant la réception. Les conséquences sont aussi du côté de la performance du chantier, en terme de qualité de l’ouvrage construit.
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5. Discussion En considérant que le cadre est un travailleur dont il faut analyser l’activité et en appliquant le modèle du centre de décision au conducteur de travaux, nous avons pu mettre en avant différents points. Le premier élément apporté par l’application du modèle de centre de décision au conducteur de travaux est la compréhension de la façon dont son activité est déterminée par l’activité des centres amont. Ceux-ci soumettent le conducteur de travaux à une double prescription : une prescription interne venue de l’entreprise et une prescription externe venue des clients, de l’architecte, etc. Ce modèle met donc bien en évidence que la prescription existe aussi chez les cadres et qu’elle est souvent issue de sources multiples qui amènent le cadre à trier, hiérarchiser et faire des compromis (Six, 2000). Cette activité a d’ailleurs un impact sur la charge mentale ressentie par cette population (Grosjean, Kop, Nogues-Chollet & Velut, 2009). Le second apport de cette modélisation est la description de la façon dont l’activité du conducteur de travaux détermine par conséquent l’activité des centres aval (chef de chantier, compagnons, etc.). Cet impact est important car il signifie que, pour analyser le travail d’une catégorie d’opérateurs, il est nécessaire d’analyser le travail de ceux qui le prescrivent et l’organisent. Ainsi pour modifier le travail des compagnons, il nous faudra nous intéresser au travail du conducteur de travaux (Grosjean et al., 2009 ; Six, 1999) mais également nous intéresser au travail du conducteur de travaux comme étant issu du travail de conception des services commerciaux, techniques, etc. et tenter d’en améliorer les conditions de réalisation. Par ailleurs, afin de voir comment l’analyse du travail apporte à la compréhension du travail des opérateurs auxquels ils prescrivent les tâches, il serait opportun d’appliquer ce modèle à des cadres d’autres secteurs afin de confirmer qu’ils sont aussi des centres de décisions et d’identifier leurs marges manœuvre quant aux contraintes. Nous proposons, dans cette perspective, d’adapter le modèle (Figure 3) en y intégrant la notion de marges de manœuvre, utilisée en ergonomie, qui correspond à « l’espace des compromis possibles pour l’opérateur et les limites qu’il ne peut ou ne doit pas franchir sans risques pour lui ou pour l’entreprise » (Rabardel et al., 2002, p.45).
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Figure 3. Le cadre : centre de décision
Cela permettrait également d’enrichir les connaissances portant sur le travail des cadres au sujet desquels, ainsi que l’indiquent Bouffartigue et Bouteiller (2006), il existe encore une faible accumulation des savoirs. Dans une perspective ergonomique de transformation, connaître et reconnaître les spécificités du travail des cadres mènent également à agir pour leur santé (Six, 2000). D’un point de vue plus macroscopique, le modèle des centres de décision appliqué au conducteur de travaux soulève la question de la naissance et la gestion des collaborations entre acteurs appartenant à différentes organisations ou systèmes de production. Il serait intéressant de rapprocher ce modèle de celui proposé par Engeström (1999) quant à la collaboration entre différents systèmes d’activité et de voir en quoi la compréhension de l’activité d’un acteur enrichit la modélisation de l’activité conjointe de plusieurs systèmes. Références Bergamini, J.F. (1995). Du virtuel au réel. Quelques aspects de l’activité du chef de chantier. Mémoire de DEA d’Ergonomie. Paris, CNAM Bouffartigue, P., & Bouteiller, J. (2006). Etudier le travail des cadres. In Y.F. Livian (Ed.), Etre cadre, quel travail ? (pp. 14-35). Lyon, ANACT Bourgeois, F. (1989). Pour une intégration de la sécurité à différents stades de la construction : outils et procédures. Grenoble, A.C.T.I.V.I.T.E. (rapport interne) Carballeda, G. (1997). La contribution des ergonomes à l’analyse et à la transformation de l’organisation du travail : l’exemple d’une intervention relative à la maintenance dans une industrie de processus continu. Thèse de Doctorat d’Ergonomie. Paris, CNAM Carballeda, G., & Garrigou, A. (2001). Derrière le « stress », un travail sous contraintes. In P. Bouffartigue (Ed.), Cadres : la grande rupture (pp. 89-106). Paris, La Découverte Daniellou, F. (1997). L’activité des cadres : quelles modélisations pour l’action des ergonomes ? Performances Humaines et Techniques, 91, 7 69
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