Ethics, Medicine and Public Health (2015) 1, 173—178
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DOSSIER « LONGÉVITÉ » /Réflexions
Tensions éthiques émergentes : la néonatalogie et les limites de la viabilité Emerging ethical tensions in connection with neonatology and the limits of viability U. Simeoni a,∗, D. Haumont b a
Service de pédiatrie, DMCP, CHUV, FBM, UNIL, rue du Bugnon 46, 1011 Lausanne, Suisse Service de néonatologie, hôpital universitaire Saint-Pierre, université libre de Bruxelles, Bruxelles, Belgique
b
Rec ¸u le 12 janvier 2015 ; accepté le 20 avril 2015 Disponible sur Internet le 1 juin 2015
MOTS CLÉS Limite de viabilité ; Biotechnologie ; Éthique ; Réanimation ; Prise de décision
∗
Résumé Les naissances « à la limite de la viabilité » sont souvent considérées comme des situations extrêmes dans le champ médical et comme des situations emblématiques dans le débat sur l’excès thérapeutique, l’« obstination déraisonnable » mentionnée dans la loi franc ¸aise sur la fin de vie. Le contexte de ces situations est certainement spécifique, pour de multiples raisons naturelles, médicales, psychologiques et socio-économiques. Il a pu faire penser que des règles de portée collective, appuyées sur un poids de naissance ou une durée de grossesse limite, soient d’indispensables garde-fous pour les interventions ou abstentions médicales engageant la vie. Toutefois, tant les données scientifiques actuellement disponibles, qu’une réflexion éthique protégée de toute connotation symbolique ou phantasmatique liée au contexte, indiquent que le principe du respect du droit fondamental de l’enfant, fut-il extrêmement prématuré, à une prise en compte et des décisions individualisées, orientée vers son intérêt supérieur, s’applique dans ce domaine comme dans les autres domaines médicaux. Les dilemmes, parmi les plus complexes, soulevés par les interventions anténatales autour de la limite de viabilité, ne peuvent que bénéficier de ce principe de conduite. © 2015 Publié par Elsevier Masson SAS.
Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (U. Simeoni).
http://dx.doi.org/10.1016/j.jemep.2015.04.014 2352-5525/© 2015 Publié par Elsevier Masson SAS.
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KEYWORDS Limit of viability; Biotechnology; Ethics; Intensive care; Decision-making
U. Simeoni, D. Haumont
Summary Births at the limit of viability are extremely complex, emblematic situations in the debate on medical futility, the ‘‘senseless obstinacy’’ as mentioned in the French law on end of life. The context of extreme preterm birth is highly specific, due to multiple natural, medical, psychological and socio-economical factors. It led in the past to decision-making processes based on simplistic, collective criteria, such as birth weight or gestational age thresholds, that were considered essential safeguards to avoid excess medical intervention and assist in medical decision-making. Currently available scientific information from population-based studies of patients follow-up, together with a renewed ethical reflection, aware of the biases induced by the symbolic context, are changing the views of many health care professionals and ethicists. Both lead today to the back to basics conclusion that the respect of the fundamental, individual rights of every infant, born extremely premature or not, and the patient’s best interest do apply in this field like in others fields of medicine through individualized, not category-based medical decisions. Such principles should especially guide medical decisions involving antenatal interventions around the limit of viability, which constitute the most complex dilemmas. © 2015 Published by Elsevier Masson SAS.
Introduction L’excès thérapeutique est une crainte majeure dans le domaine de l’extrême prématurité, face aux progrès récents de la réanimation néonatale et de la médecine périnatale. Elle est souvent exprimée sous la forme de la question sur les limites de viabilité. Des enfants dont le poids de naissance est inférieur à 500 g, ou l’âge gestationnel n’est que de 22 semaines d’âge gestationnel (AG) (pour une naissance normale, à terme, définie à 40 semaines1 , soit environ 9 mois), peuvent aujourd’hui survivre, rejoignant les définitions adoptées par l’Organisation mondiale de la santé. La limite de viabilité, au sens absolu, est en fait connue et semble stable : dans la dernière décennie, aucune naissance en dessous de 21 semaines n’a donné lieu à une survie. C’est en fait la question de la limite à adopter pour une intervention intensive, plus que celle de la viabilité, qui est controversée. Les préoccupations sont centrées sur les risques de mortalité et plus encore de morbidité, initiale ou à long terme. Bien que de nombreuses spécialités médicales soient concernées par les risques d’une prise en charge thérapeutique intensive excessive, dans le domaine de la néonatologie et en particulier de l’extrême prématurité, le paradoxe de l’impact émotionnel du bonheur lié à une vie nouvelle, et de la peur d’un résultat inquiétant à long terme, est absolument unique. Comme le fait de devoir discuter d’une décision d’abstention ou de retrait thérapeutique engageant la fin de la vie, au tout début de celle-ci. De nombreux intervenants ont ainsi demandé la définition de limites thérapeutiques dans l’extrême prématurité. Les approches statistiques, issues de résultats épidémiologiques sur le suivi à long terme des enfants prématurés,
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Ce nombre de semaines est compté à partir du premier jour des dernières règles de la mère et correspond donc à un nombre de semaines d’aménorrhée. Il est le plus souvent vérifié par les examens échographiques prénatals effectués durant le premier trimestre de grossesse.
ont probablement trop simplifié les limites, en termes de critères aussi simples que l’âge gestationnel ou le poids à la naissance. Même si des zones « grises » ont pu être proposées de fac ¸on plus souple, par exemple entre 22 et 25 semaines d’âge gestationnel dans de nombreux pays [1], les connaissances scientifiques, épidémiologiques et médico-économiques récentes ont démontré la complexité de la question. En particulier, il est apparu au cours des dernières années que ces enfants ont besoin de soins intensifs vitaux moins souvent que dans les périodes passées. Il a été montré également que l’âge gestationnel ou le poids de naissance, considérés seuls, sont de mauvais facteurs de pronostic de mortalité et de morbidité grave, et récemment des modèles plus complets ont été proposés [2]. En outre, il est reconnu que le débat, affectant essentiellement sur les enfants extrêmement prématurés, est abusivement étendu à la prématurité dans son sens plus large, alors que l’impact en santé publique des naissances plus tardives, en grand nombre et pour lesquelles des soins intensifs sont rarement nécessaires, est le plus important [3]. Les aspects émotionnels et symboliques de la période autour de la viabilité sont ainsi dominants. Ils portent de plus la marque des nombreux facteurs sous-jacents, culturels, économiques, voire spirituels, selon les pays considérés. Les attitudes médicales en cas d’extrême prématurité méritent une évaluation continue, car elles sont liées à au moins trois grandes questions : • les prises de décision d’extraction fœtale parfois très précoces en cas de restriction de croissance intra-utérine sévère ; • la précision du pronostic pour l’enfant et les parents ; • l’allocation de ressources appropriées au suivi et aux soins à long terme aux patients à risque. La prématurité extrême illustre ainsi la complexité des dilemmes médicaux de refuser ou de retirer des traitements dans différents milieux de l’éthique médicale, les principes et les cultures. Dans cet article, nous souhaitons décrire les pièges de l’approche dite « statistique » et porter le débat dans une perspective éthique.
Tensions éthiques et nouvelles biotechnologies : la néonatalogie
La spécificité de l’extrême prématurité La spécificité de la grande prématurité est liée à des éléments médicaux, cliniques, et à des éléments contextuels d’ordre symbolique. Elle confère à cette période de la vie des particularités qui ne sont retrouvées dans aucune autre étape de la vie. Le débat est par ailleurs totalement emprisonné dans les ressources financières dédiées à la santé de la mère et de l’enfant et le niveau général des ressources de chaque pays.
Particularités de la situation pathologique et des interventions médicales chez les enfants prématurés Au cours des dernières décennies, les soins intensifs aux nouveau-nés ont évolué, d’une intervention agressive dès la salle d’accouchement vers des traitements de stabilisation plus subtils après un transfert intra-utérin en centre tertiaire et des mesures préventives dans les grossesses à haut risque, telles que le recours aux stéroïdes prénatals pour accélérer la maturation pulmonaire. Les complications qui font la morbidité de la prématurité affectent généralement plusieurs organes et systèmes biologiques de fac ¸on séquentielle et sont souvent curables. La poursuite des traitements peut donc n’apparaître déraisonnable que lorsque l’enfant a passé la période critique de soins intensifs, ce qui crée une situation très difficile pour envisager une interruption des thérapeutiques intensives, voire simplement curatives. Les complications neurologiques peuvent être diagnostiquées par l’échographie cérébrale systématique et par l’imagerie par résonance magnétique nucléaire. Dans les cas graves, ces approches peuvent être utiles dans les prises des décisions engageant une fin de vie. Malheureusement, la valeur pronostique de l’imagerie cérébrale est moins bonne en cas de lésions neurologiques modérées, comme l’est celle de l’évaluation clinique simple. De plus, la plupart des nouveau-nés prématurés qui seront atteints d’une incapacité plus tard restent conscients et asymptomatiques pendant la période néonatale, contrairement aux enfants plus matures et aux adultes, ce qui rend la prise de conscience d’un pronostic péjoratif plus délicate.
Le symbolisme dans la grande prématurité De fac ¸on générale, les patients pédiatriques en général ont un degré réduit d’autonomie dans les choix médicaux qui les concernent, et sont dépendants des personnes qui les représentent, en première ligne, les parents et les professionnels de santé qui les soignent. On imagine aisément que cette situation est extrême pour les nouveau-nés, en particulier en cas d’extrême prématurité. Cependant, même si les nouveau-nés, y compris très prématurés, bénéficient de par la constitution et la loi dans la plupart des pays d’un statut de patient à part entière et de l’accès aux soins à l’instar d’une autre personne, ce droit fondamental au respect de son autonomie n’est généralement pas perc ¸u, par la société notamment, parfois même par les parents, de la même manière que pour un enfant plus âgé, et a fortiori un adulte.
175 Pendant des décennies, le contexte psychologique autour de l’accouchement a été étudié par les psychologues et les psychiatres qui ont consacré leur travail à la période périnatale. La situation émotionnelle des parents est unique lorsqu’un enfant nouveau-né arrive. Dans des circonstances normales, l’accouchement est un événement vécu comme heureux. L’incertitude introduite par la survie spectaculaire, mais aussi la possibilité de troubles neurologiques à long terme chez des enfants très prématurés, a un impact profond sur ce que les parents vivent sur le plan émotionnel conscient et inconscient. Si de plus une décision engageant la vie de l’enfant doit être prise, telle qu’un retrait ou une limitation de la thérapeutique, des effets à long terme peuvent persister en fonction de leur approche individuelle et de la valeur symbolique portée par le nouveau-né. En fait, le seuil symbolique de naissance semble conférer un contexte plus permissif à l’égard des prises de décision de fin de vie. L’immaturité du patient, sa fragilité physique et sa capacité limitée d’interaction renforcent la perception d’un « patient de transition ». Par ailleurs, contrairement à d’autres périodes de la vie, les choix en matière de retraits et limitations thérapeutiques en cas de prématurité extrême reposent souvent sur le seul critère de l’âge gestationnel (AG) ou du poids à la naissance. Le développement des approches médicales à l’égard du fœtus a rendu la transition entre les fœtus et nouveau-né moins nette. Le fœtus n’a pas de statut juridique en tant que personne, avant la naissance à partir de 22 semaines ou un poids de naissance supérieur à 500 g selon l’OMS. Cependant même avant la naissance, l’enfant existe bien en tant que personne pour la mère. Il est visible avec précision en échographie 3D. Et les intervenants spécialisés en médecine fœtale sont en mesure d’effectuer un dépistage, un diagnostic et des interventions thérapeutiques avant la naissance, ce qui confère au fœtus pour le moins un statut de patient. Ainsi, le point de vue spécifique des néonatologistes et des obstétriciens peut offrir un angle différent de considération du patient. Alors que des patients extrêmement prématurés nés vivants peuvent faire, à juste titre, l’objet de soins intensifs et de réanimation, dans certains pays, notamment en France, l’interruption de grossesse pour raisons médicales, en particulier en présence de malformations congénitales graves, est autorisée quel que soit l’âge gestationnel, jusqu’au terme, ce qui implique un fœticide. Différentes études montrent que l’enfant nouveau-né, surtout s’il est prématuré, est considéré différemment d’un enfant plus âgé, ou d’un adulte, lorsqu’une décision médicale engageant sa vie doit être prise ; les abstentions et limitations thérapeutiques sont plus largement envisagées à cet âge, et une euthanasie active est pratiquée dans certains pays comme la France, dans des circonstances exceptionnelles. En d’autres termes, l’homicide intra-utérin est légal et finalement considéré comme moralement acceptable par une société, alors que la pratique médicale moderne tend à effacer la frontière entre fœtus et nouveau-né. Dans ce contexte il est particulièrement important de rapprocher les préoccupations des obstétriciens et néonatologistes. Si le regard de l’obstétricien voit d’avantage l’enfant derrière le fœtus grâce à l’imagerie, il est tout aussi important que le néonatologiste se préoccupe de la mère, de sa souffrance et du projet de vie familiale. Les approches modernes de « couplet care », qui permettent une proximité permanente
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Figure 1. Étude EPICURE. Quotient de développement à l’âge scolaire d’enfants extrêmement prématurés, en fonction de l’âge gestationnel, comparé à des enfants témoins nés à terme. EPICURE study. Developing quotient at scholarly age children extremely premature, according to gestational age, compared with control babies born at full-term. D’après [5].
de la mère et de son bébé de la naissance à la sortie de l’hôpital favorisent cette évolution [4].
Les réponses possibles L’approche statistique : forces et limites Plusieurs études épidémiologiques en population, dont les données sont robustes, ont décrit la mortalité et la morbidité affectant à long terme les enfants extrêmement prématurés en fonction de l’âge gestationnel et du poids de naissance [5—8]. Ces études fournissent d’importantes informations quant au devenir des enfants inclus dans ces cohortes, et à leurs éventuels besoins de soins et d’un suivi au-delà de la période néonatale. Bien que l’objectif initial de ces travaux ait été différent, l’interprétation de leurs résultats a été également orientée vers la recherche d’un seuil statistiquement établi pour délimiter des limites d’intervention ou, dans les cas incertains, vers une « zone grise », correspondant à quelques semaines d’âge gestationnel, où aucune ligne de conduite n’est proposée, ou encore où la décision est purement et simplement laissée aux parents. À titre d’exemple illustrant les risques d’une interprétation biaisée dans une approche purement statistique, l’étude de grande qualité EPICURE a inclus des enfants nés à 22—25 semaines d’âge gestationnel [5]. La Fig. 1 décrit la fonction cognitive selon l’âge gestationnel dans cette cohorte de Royaume-Uni et de l’Irlande. D’un point de vue statistique, il a pu être proposé par d’autres auteurs que, sur la base de ces données, l’âge gestationnel de 25 semaines est la limite en dessous de laquelle des soins intensifs ne
U. Simeoni, D. Haumont devraient pas être appliqués compte tenu de résultats aussi négatifs. Une telle approche purement statistique, pour simple qu’elle puisse apparaître, soulève notamment les questions suivantes, sur le plan scientifique et éthique : • la performance cognitive seule peut-elle être considérée comme un critère suffisamment représentatif du bienêtre d’un enfant ; • cette étude particulière a inclus les naissances jusqu’à 25 semaines, ne permet pas l’analyse de la pente de la courbe de résultats en fonction de l’AG après 25 semaines. D’autres études montrant que la pente de cette courbe reste régulière après 25 semaines, cette valeur peut-elle constituer un seuil ; • en dessous de 26 semaines d’AG, les différences de performance d’une semaine de gestation à l’autre, par exemple 23, 24 ou 25 semaines, ne sont pas statistiquement différentes et il est là-aussi difficile de justifier un seuil spécifique d’AG ; • le rôle du sexe des enfants est particulièrement frappant dans ces faibles AG. Les différences entre les garc ¸ons et les filles sont comparables à celles entre les enfants extrêmement prématurés et les enfants témoins, nés à terme ; • la distribution des valeurs des indices de développement pour chaque semaine d’AG est si large que les résultats des enfants extrêmement prématurés et des enfants témoins à terme se chevauchent, effac ¸ant une différence pour de nombreux cas ; • enfin, cette étude n’a pu prendre en compte les cas de prématurité induite sur décision médicale, au moyen d’une extraction prématurée en cas de restriction sévère de croissance et d’altération grave du bien-être fœtal dès les premières phases de viabilité possible. Ces cas sont les plus délicats et souvent traités par arbitrages de limites de portée générale, en l’absence de données médicales exploitables suffisantes. Les études épidémiologiques portant sur le devenir à long terme en cas d’extrême prématurité sont des études observationnelles, non contrôlées, dont la méthodologie ne permet pas de déterminer un seuil interventionnel par rapport à un autre. D’autres arguments interviennent de plus. La précision de l’âge gestationnel évalué dans les études, sur la base des dernières règles maternelles ou d’une échographie prénatale précoce, est au mieux de 4 à 5 jours et rend l’interprétation de résultats exprimés par semaine d’âge gestationnel difficile. Les études en population, utiles pour l’organisation des politiques de santé publique, montrent souvent des résultats plus pessimistes que ceux obtenus dans les centres périnatals spécialisés de tel ou tel pays, qui intéressent davantage la majorité des patientes, au stade où une décision médicale optimale peut être prise. Des résultats récents, y compris en population, nettement différents dans des pays à ressources médicoéconomiques comparables, suggèrent que les attitudes et les choix médicaux en termes d’intervention intensive ou d’abstention sont prépondérants dans les résultats observés. Les résultats observés dans les âges gestationnels extrêmes sont ainsi bien meilleurs dans l’étude en population EXPRESS réalisée en Suède [9], ou dans l’expérience japonaise [10],
Tensions éthiques et nouvelles biotechnologies : la néonatalogie qu’en France, où les premières données de l’étude EPIPAGE2 sont désormais connues [11]. L’approche scandinave se caractérise par une tradition de soins centrés autour de la famille, d’une présence parentale quasi permanente. Ce type d’approche se développe dans le reste de l’Europe de manière importante. L’observation continue du développement des enfants prématurés permettra de mesurer l’impact des soins de développement et du « couplet care » [12]. Il apparaît enfin possible d’affiner le pronostic « statistique » en cas d’extrême prématurité en adjoignant d’autres critères à l’âge gestationnel, notamment la trophicité de l’enfant à la naissance, le sexe, le caractère unique ou multiple de la grossesse, l’administration possible de stéroïdes aux fins d’accélérer la maturation fœtale [2]. Des recherches complémentaires sur la valeur prédictive d’autres facteurs de morbidité, comme un contexte inflammatoire, pourraient préciser davantage ce pronostic. Enfin, il a été montré de fac ¸on particulièrement intéressante que des facteurs sociaux et émotionnels tels que la stabilité de la famille ou le niveau d’éducation de la mère sont fortement corrélés avec les résultats obtenus [13]. Le recul désormais possible chez des patients adultes nés extrêmement prématurément montre que l’auto-évaluation de leur qualité de vie est plus favorable que celle que leur attribuent les professionnels de santé. La résilience semble s’améliorer à l’âge adulte chez les patients les plus atteints [14,15].
L’approche individualisée Les droits de l’homme incluent le droit à une approche individualisée pour chaque patient. Les droits fondamentaux des enfants, y compris ceux qui sont nés avant terme, ont été reconnus de fac ¸on récurrente, notamment lors de la Conférence internationale sur les droits de l’enfant des Nations unies en 1989. Bien que la plupart des professionnels considèrent qu’ils traitent bien les patients individuellement et que dans leur processus de prise de décision médicale l’âge gestationnel n’est pas le seul paramètre pris en compte, ce dernier critère l’emporte pour beaucoup d’entre eux [16—18]. La plupart des grossesses à haut risque sont prises en charge dans un réseau périnatal régionalisé, impliquant la nécessité de coordonner différentes équipes et le premier critère diagnostique médical qui sera partagé est en fait l’âge gestationnel. En fonction de la formation des différents soignants, les considérations pronostiques peuvent être très biaisées. La prise de décision individualisée suppose une procédure stricte, argumentée, collégiale, transparente et menée en partenariat étroit avec les parents de l’enfant. Cependant, la simplification permise par l’utilisation du seul âge gestationnel ou poids de naissance comme un diagnostic et critère dans les discussions multidisciplinaires et inter-hospitalières doit être évitée, car elle peut conduire à biaiser l’information donnée aux (futurs) parents, et la prise de décisions engageant la vie du patient. La complexité des questions médicales doit être considérée dans la perspective éthique des droits des patients, de la mère et du nouveau-né.
177 La question centrale de l’autonomie, de l’humanité et de l’individualisation de la décision selon les principes de l’éthique biomédicale décrits par Beauchamps et Childress est compliquée lorsque le patient est à naître [19]. Celle de la justice dans la répartition des ressources pour les soins médicaux est une autre question, soulevée particulièrement dans les pays à faible niveau de ressources. Même dans un pays industrialisé, une pénurie de lits médicaux hautement spécialisés peut se produire. Un choix d’ordre éthique peut être fait dans l’allocation des ressources selon le pronostic de différents patients [20]. Si le niveau le plus élaboré de soins est consacré aux cas les plus compliqués, avec un mauvais pronostic, une orientation concomitante des patients dont le pronostic est meilleur vers un centre plus périphérique n’est-elle pas souvent possible ? Ce type de dilemme ne devrait pas être traité différemment des questions médico-économiques affectant les autres domaines de la médecine. Les ressources médicales doivent être distribuées dans une vision large et équitable, de la naissance, même très prématurée, jusqu’à la fin de vie à l’âge adulte.
Propositions Les approches générales reposant sur un âge gestationnel donné et des zones grises pourraient être remplacées avec profit par une vision holistique, mais individualisée, prenant en compte les valeurs éthiques universelles, le contexte de chaque cas, l’avis des parents et les facteurs techniques complémentaires de pronostic aux différentes étapes de la prise en charge prénatale, pernatale et postnatale d’une naissance extrêmement prématurée. Sur le plan pronostique, la restriction intra-utérine de croissance, l’inflammation, l’évaluation de l’échographie fœtale, la grossesse unique ou multiple, l’administration de stéroïdes prénatals, l’évaluation clinique à la naissance et l’état général de l’enfant pendant une période initiale de soins intensifs devraient être pris en compte. Ces éléments évoluent avec le temps, au cours de la prise en charge d’un enfant, avant la naissance et après la naissance. Plus l’âge gestationnel sera bas, plus sa contribution pèsera en effet dans le pronostic et la conduite médicale. Les centres de soins tertiaires devraient être consultés tôt et préférentiellement, même en cas de fonctionnement en réseau et la communication entre soignants ainsi qu’avec les parents doit être individualisée, spécifiquement documentée, complète et cohérente, et ne peut reposer sur l’application d’un simple protocole. À chaque niveau de décision, une information complète et honnête devrait être donnée aux parents, prenant tous ces facteurs en compte. Il est important de construire une alliance avec les parents et de partager avec eux le processus décisionnel. Il faut également accepter que l’on puisse se tromper, mais finalement le cheminement en confiance avec les parents est plus important que la décision ellemême. Les décisions individualisées devraient être prises de fac ¸on multidisciplinaire suivant les meilleures connaissances scientifiques disponibles, qui devraient encadrer le processus décisionnel et le conseil aux familles avant et après la naissance. Pour ce faire il est important que les services puissent faire état les résultats objectifs, non seulement de leur centre mais du pays ou de la région. La participation à
178 un réseau de benchmarking pour un contrôle de qualité permanent et une amélioration des pratiques est une approche utile.
Conclusion L’extrême prématurité est une situation médicale particulière d’un point de vue médical, psychologique, social et éthique, et présente des spécificités par rapport à d’autres situations de la vie. Toutefois, les réponses aux dilemmes éthiques portant sur l’initiation d’une thérapeutique intensive, ou le renoncement à celle-ci, alors que la vie du patient est engagée, doivent rester fondées sur les principes généraux de l’éthique médicale, qui peuvent suivre le même modèle que celui généralement retenu plus tard dans la vie : l’autonomie, la justice, la bienfaisance et la non-malfaisance. L’utilisation de l’âge gestationnel ou du poids de naissance seuls pour placer ces enfants dans des catégories de risque est une approche statistique qui, malgré et du fait de sa simplicité, n’est pas appropriée. Les études portant sur le devenir à long terme des enfants nés extrêmement prématurément permettent de définir leurs besoins éventuels d’assistance tout au long de la vie. Les éléments contextuels individuels, mais aussi les droits fondamentaux des enfants et de leurs parents doivent être pris en compte dans le processus de prise de décision, autant que possible, en tenant compte du fait que les environnements économiques ou religieux peuvent intervenir.
Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
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