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Journal de thérapie comportementale et cognitive (2017) xxx, xxx—xxx
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CAS CLINIQUE
Trouble bipolaire, auto-stigmatisation et restructuration cognitive : une première tentative de prise en charge Bipolar disorder, self-stigma and cognitive restructuring: A first attempt to support Hélène Richard-Lepouriel Unité des troubles de l’humeur, service des spécialités psychiatriques, hôpitaux universitaires de Genève, rue de Lausanne 20 bis, 1201 Genève, Suisse Rec ¸u le 16 janvier 2017 ; rec ¸u sous la forme révisée le 8 juin 2017 ; accepté le 9 juin 2017
MOTS CLÉS Trouble bipolaire ; Thérapie cognitive ; Stigmatisation ; Restructuration cognitive
KEYWORDS Bipolar disorder;
Résumé Les personnes souffrant de troubles psychiques subissent fréquemment une stigmatisation sociale. Elles ont également tendance à s’auto-stigmatiser, c’est-à-dire qu’ellesmêmes intègrent des attitudes négatives à l’égard de leur propre condition. Dans le domaine de la psychose, la problématique de l’auto-stigmatisation est de plus en plus considérée. En revanche, cette problématique reste sous-évaluée chez les personnes souffrant d’un trouble bipolaire. Les conséquences en sont pourtant importantes : la culpabilité, la honte, le repli sur soi et le renoncement à mener sa vie selon ses propres valeurs et croyances péjorent la qualité de vie des personnes, y compris celles qui sont euthymiques depuis plusieurs années. De plus, l’auto-stigmatisation augmente le risque de rechutes thymiques et de ré-hospitalisations. Actuellement, peu de stratégies thérapeutiques ont été évaluées et les données disponibles s’adressent essentiellement aux personnes souffrant de schizophrénie. À travers la description d’un cas clinique, nous présentons une intervention de restructuration cognitive des croyances auto-stigmatisantes, qui pourrait s’avérer une stratégie thérapeutique bénéfique pour faire face à l’auto-stigmatisation. © 2017 Association Franc ¸aise de Therapie Comportementale et Cognitive. Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
Summary Self-stigmatization of people with bipolar disorder is an underestimated problem. However, it is probably equally significant for schizophrenia (Andrews et al., 2002; Sarisoy et al., 2013). For all the patients, including euthymic patients, self-stigmatization decreases thymic stability and, more globally, the quality of life (Levy et al., 2015). Indeed, it affects
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Pour citer cet article : Richard-Lepouriel H. Trouble bipolaire, auto-stigmatisation et restructuration cognitive : une première tentative de prise en charge. Journal de thérapie comportementale et cognitive (2017), http://dx.doi.org/10.1016/j.jtcc.2017.06.003
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H. Richard-Lepouriel
Cognitive therapy; Stigmatization; Cognitive restructuring
the evolution of bipolar disorder (more relapses, more frequent hospitalizations, more intense symptoms. . .) (Levy et al., 2015) and alters interpersonal relationships (Cerit et al., 2012; Hayward et al., 2002). Moreover, the frequently co-morbid social anxiety of bipolar disorder is the consequence of self-stigmatization and chronic feelings of shame and decline in selfesteem (Aydemir et al., 2011; Brohan et al., 2011). A good therapeutic alliance is insufficient to improve self-stigmatization of patients (Kondrat et al., 2010). In 1999, Holmes and River presented coping strategies for the individual management of self-stigmatization and in 2010 Larson and Corrigan empirically proposed an example of cognitive-behavioral therapy focused on self-stigmatization in a person with depression. Currently, few therapeutic strategies have been evaluated to treat self-stigma in bipolar disorder (Yanos et al., 2015). This article describes cognitive restructuring on self-stigmatization for a patient suffering from bipolar disorder. The case presented concerns a 52-year-old woman, divorced and the mother of three children. She is an Italian teacher. The patient has not taught since 2008 and has received a 100% disability pension since 2011, because of a bipolar disorder. Since the last hospitalization in 2010, the patient is euthymic. Since 2012 she has followed no treatment. However, despite this stability, this patient repeatedly referred to the ‘‘shame she feels to be bipolar’’. It was postulated that self-stigmatizing thoughts are negative automatic thoughts. An intervention focused on self-stigmatization was proposed. Restructuring cognitive strategies were used. First, psychoeducation about stigmatization and self-stigmatization, and after several self-observing exercises exploring self-stigmatizing thoughts, work was carried out with the patient on cognitive distortions, which underlay her negative thoughts. Finally, for exposition, a holiday project was targeted: the patient wished to go on a trip to Egypt but refused because she felt guilty and illegitimate to take holidays. Following cognitive restructuring, she was able to go on holiday with her family, serenely. More generally, the patient evolved from the ‘‘why try?’’ effect (Corrigan et al., 2009) to the ‘‘And why not?’’. Finally, she considered the experience of the disease as a positive social identity (Michalak et al., 2011) and she is going to do a training course to become a peer-helper. This work demonstrated the feasibility of cognitive restructuring for the management of self-stigmatization. The discussion on public stigmatization and self-stigmatization is essential: the patient can then correctly identify his self-stigmatizing thoughts and begin effective cognitive restructuring. The ability to discuss allows the establishment of a strong and deep therapeutic link. However, this is a clinical case. Only our clinical evaluation and the subjective real-life experience of improvement of the patient allow a description of the benefits of this intervention. In the future, it is important to develop clinical trials to characterize the impact of this intervention of the quality of life and the course of the disorder. Often unrecognized and little considered by therapists, the self-stigmatizing thoughts of people with bipolar disorder severely affect their quality of life and increase the risk of relapse. Identifying these beliefs and qualifying them by using cognitive restructuring seems to be a beneficial strategy to erase shame and withdrawal. Other studies will be necessary in the future to estimate more exactly the impact of this approach so that people suffering from bipolar disorder can live according to their values and faith. © 2017 Association Franc ¸aise de Therapie Comportementale et Cognitive. Published by Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction Le trouble bipolaire est une affection psychique grave, chronique, se définissant par la succession au cours de la vie d’épisodes dépressifs et d’épisodes maniaques (trouble bipolaire de type 1) ou hypomaniaques (trouble bipolaire de type 2). Le trouble bipolaire, strictement défini selon les classifications internationales actuelles, affecterait entre 0,3 et 1,5 % des personnes dans le monde [1] et jusqu’à 8 % des personnes auraient des troubles appartenant au spectre bipolaire [2,3]. Depuis quelques années, le trouble bipolaire occupe une place de plus en plus visible dans l’espace publique et médiatique, au travers du cinéma, de séries TV, de témoignages de célébrités,. . . Si cette médiatisation et cette vulgarisation ont permis de sensibiliser le grand public
au trouble bipolaire, il n’en reste pas moins que cette maladie, comme d’autres maladies psychiques est toujours très stigmatisée au sein de nos sociétés [4]. La stigmatisation est classiquement définie comme une forme de construction sociale indiquant une marque distinctive à laquelle est attribué un caractère socialement honteux (une tare) et qui, simultanément, exprime une identité sociale (un « taré »). Les autres qualités sociales de l’individu deviennent alors secondaires, voire inexistantes. Thornicroft et al. [5] précisent ce concept en l’articulant autour de trois composantes : • les stéréotypes : caractérisation symbolique et schématique portée par une communauté au sujet d’un groupe d’individus. Les stéréotypes se construisent sur
Pour citer cet article : Richard-Lepouriel H. Trouble bipolaire, auto-stigmatisation et restructuration cognitive : une première tentative de prise en charge. Journal de thérapie comportementale et cognitive (2017), http://dx.doi.org/10.1016/j.jtcc.2017.06.003
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Trouble bipolaire, auto-stigmatisation et restructuration cognitive des attentes, des jugements préconc ¸us et des connaissances erronées, simplifiant souvent des problématiques complexes. La communauté a alors tendance à généraliser et/ou à anticiper le comportement d’un individu selon les stéréotypes définissant le groupe auquel il appartient ; • les préjudices : réactions émotionnelles négatives telles le dégoût, la colère ou la peur, conséquences directes des stéréotypes ; • la discrimination : réactions comportementales découlant des préjudices.
Les personnes souffrant de troubles psychiques subissent fréquemment cette stigmatisation sociale. Par ailleurs, elles ont également tendance à s’auto-stigmatiser, c’està-dire qu’elles-mêmes « intègrent des attitudes négatives à l’égard de leur propre condition — concluant ainsi qu’elles ne sont pas dignes d’être bien traitées. Elles en viennent à s’attendre au rejet et l’acceptent » [6]. L’auto-stigmatisation et la stigmatisation sociale ont des composantes identiques : initialement, le patient accepte les stéréotypes de la société sur la maladie mentale : « au travail, une personne m’a dit que j’étais incompétent à cause de ma maladie, je crois qu’elle a raison ». Survient ensuite l’auto-préjudice : « je ne suis pas assez efficace, j’ai honte de moi ». Finalement le patient évite lui-même certaines situations à cause de sa maladie et s’auto-discrimine : « je ne suis bon à rien, pourquoi irai-je postuler pour un meilleur travail ? » [7,8]. Dans le domaine de la psychose, la problématique de l’auto-stigmatisation est de plus en plus considérée. En revanche, cette problématique reste sous-évaluée chez les personnes souffrant d’un trouble bipolaire. Certains auteurs estiment pourtant qu’elle est aussi importante pour le trouble bipolaire que pour la schizophrénie [9,10]. Les conséquences de l’auto-stigmatisation sont importantes en termes d’instabilité thymique et d’altération de la qualité de vie, y compris pour des patients euthymiques et stabilisés depuis plusieurs années [11]. En effet, elle péjore l’évolution du trouble bipolaire (plus de rechutes, hospitalisations plus fréquentes, symptômes plus intenses. . . [11]) et altère les relations interpersonnelles [12,13]. Par ailleurs, l’anxiété sociale fréquemment co-morbide du trouble bipolaire serait la conséquence de l’autostigmatisation et des sentiments chroniques de honte et de baisse de l’estime de soi qu’elle engendre [14,15]. Enfin, quoique corrélée à des symptômes moins sévères [16], une bonne alliance thérapeutique est insuffisante pour améliorer l’auto-stigmatisation des patients [17]. Quelques programmes groupaux axés sur l’autostigmatisation [18—24] associant la psychoéducation, l’entretien motivationnel et des stratégies cognitivocomportementales ont été proposés à des personnes souffrant de troubles psychotiques, de schizophrénie essentiellement. Pour la plupart, ces auteurs (hormis Yanos et al. [24] qui rapportent une tendance à l’amélioration, mais non significative) concluent à une amélioration significative du vécu d’auto-stigmatisation, en dépit du faible échantillonnage. Seule une étude menée par Cuhadar et Cam en 2014 [25] a évalué un programme plus spécifique pour les personnes souffrant d’un trouble bipolaire, axé sur la connaissance et les apprentissages d’outils de gestion
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de l’auto-stigmatisation, associé à un programme de psychoéducation sur le trouble bipolaire. Les techniques de restructuration cognitive sont enseignées mais non mises en pratique avec des thérapeutes. À la fin de cette étude, les personnes ont une meilleure reconnaissance de l’auto-stigmatisation et/ou moins d’appropriation ou d’approbation des stéréotypes. En revanche, l’item « résistance contre la stigmatisation » n’est pas amélioré. Au niveau individuel, peu de données sont actuellement disponibles. En 1998, Holmes et River [26] ont présenté une intervention pour la prise en charge individuelle de l’auto-stigmatisation, divisée en trois étapes (psychoéducation, restructuration cognitive et exposition) chez une femme de 39 ans, ayant souffert d’une dépression en post-partum. Selon cette patiente, les malades mentaux ne sont pas de bons parents ; elle-même se décrit comme une mauvaise mère. Les auteurs encouragent alors cette patiente à noter ce qui est en faveur et en défaveur de cette croyance. La patiente parvient peu à peu à avoir une vision plus réaliste et nuancée de ses qualités maternelles. La prise en charge se termine ensuite par des expositions : les auteurs encouragent les patients à se confronter à des situations auparavant évitées. Larson et Corrigan en 2010 [7] ont également proposé de manière empirique un exemple d’intervention cognitivo-comportementale axée sur l’auto-stigmatisation chez une personne souffrant de dépression. Après plusieurs mois de traitement, les auteurs décrivent une stabilité thymique et une amélioration du fonctionnement et de la qualité de vie du patient. Au vu de ces différents éléments, nous proposons à notre tour de décrire un travail de restructuration cognitive axée sur les croyances auto-stigmatisantes d’une patiente souffrant d’un trouble bipolaire.
Cas clinique Mme M. est une femme de 52 ans, d’origine italienne. Elle est divorcée et mère de trois enfants. Elle est professeur d’italien. La patiente n’enseigne plus depuis 2008 et perc ¸oit une rente d’invalidité à 100 % depuis 2011, en raison d’un trouble bipolaire de type 1. Nous suivons cette patiente au sein d’une unité spécialisée dans les troubles de l’humeur, à un rythme mensuel. Le suivi est essentiellement basé sur une prise de nouvelles et un soutien, sans thérapie cognitivo-comportementale engagée. Précisons par ailleurs que la patiente a préalablement suivi un groupe de psychoéducation [27,28]. Elle a également participé à un groupe de mindfulness [29]. Elle a une bonne connaissance du trouble bipolaire et pratique la méditation environ 45 minutes par jour. Elle est euthymique depuis 2011 et ne prend plus de traitement médicamenteux depuis 2012. Cependant, malgré cette stabilité, cette patiente évoque à plusieurs reprises la « honte qu’elle ressent à être bipolaire », et ce qu’elle n’ose pas faire, non à cause du trouble mais à cause de cette honte. En faisant l’hypothèse que ces pensées auto-stigmatisantes sont des pensées automatiques négatives, nous proposons alors à la patiente une intervention axée sur l’auto-stigmatisation, s’appuyant sur des techniques de restructuration cognitive et s’étalant sur une dizaine de séances. En nous inspirant de l’intervention de Holmes et River [26], nous
Pour citer cet article : Richard-Lepouriel H. Trouble bipolaire, auto-stigmatisation et restructuration cognitive : une première tentative de prise en charge. Journal de thérapie comportementale et cognitive (2017), http://dx.doi.org/10.1016/j.jtcc.2017.06.003
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H. Richard-Lepouriel Tableau 1 Identification des pensées automatiques auto-stigmatisantes. Automatic thoughts of self-stigmatization. Situation
Émotion
Pensées automatiques
% de conviction
J’ai appris par mon fils que ma fille aînée était enceinte
Tristesse Honte
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J’entends à la radio un auditeur dire que trop de gens touchent une assurance-invalidité et que cela coûte trop cher à l’État Ma belle-sœur me propose de partir en voyage en Égypte À l’atelier d’écriture, la prof m’a dit que j’ai écrit un très beau texte Mon frère et ma belle-sœur se sont disputés au sujet du voyage en Égypte
Colère contre moi Honte Culpabilité
Je suis vraiment une mauvaise mère. Ma fille a raison de ne plus vouloir me parler Je ne sers à rien et en plus je prends l’argent des autres
Je ne dois pas partir en vacances alors que je ne gagne pas d’argent Elle ne me connaît pas vraiment Si elle savait qui j’étais en réalité. . . Je suis sûre que c’est encore à cause de moi ; je suis vraiment un boulet
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Tristesse Honte Tristesse
Tristesse
construisons cette intervention en trois étapes : psychoéducation, restructuration cognitive et exposition.
Psychoéducation Dans un premier temps, quelques séances de psychoéducation sont consacrées à la stigmatisation et à l’auto-stigmatisation. Une séance initiale porte sur une information générale sur ce qu’est la stigmatisation sociale et ses différentes composantes (stéréotype, préjudice, discrimination) et sur l’auto-stigmatisation, en précisant également ses trois composantes (acceptation des stéréotypes, auto-préjudice, auto-discrimination). La patiente identifie facilement la stigmatisation sociale dont elle est parfois victime mais ne perc ¸oit initialement pas ses propres pensées automatiques d’auto-stigmatisation qui ressortent pourtant fréquemment au cours des entretiens, comme par exemple : « Franchement, moi-même je n’emploierais pas de bipolaire, pas assez fiable. . . ». Après avoir pointé ces pensées auto-stigmatisantes en séance, nous proposons à la patiente des exercices d’auto-observation (Tableau 1).
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Tableau 2 Identification de distorsions cognitives. Identification of the cognitive distortions. Pensées automatiques
Distorsions cognitives
Je suis vraiment une mauvaise mère. Ma fille a raison de ne plus vouloir me parler Je ne sers à rien et en plus je prends l’argent des autres Je n’ai pas le droit de partir en vacances car je ne travaille pas Elle ne me connaît pas vraiment. . . Si elle savait qui j’étais en réalité. . . Je suis sûre que c’est encore à cause de moi ; je suis vraiment un boulet
Tout ou rien Blâme
Surgénéralisation horizontale Shouldisme
Requalification dans l’autre pôle
Personnalisation Étiquetage
Restructuration cognitive Dans un deuxième temps, nous abordons la restructuration cognitive, en déclinant trois étapes : pratiquer l’autoobservation, modifier la tendance de la pensée automatique et générer des pensées alternatives plus fonctionnelles. Une séance est consacrée à expliquer ce que sont les distorsions cognitives qui sous-tendent les pensées automatiques négatives stigmatisantes. L’emploi de certaines métaphores telles la boule de cristal pour la divination, tout noir ou tout blanc pour le raisonnement dichotomique, « y’a qu’à/faut que » pour le shouldisme, faire son « Calimero » pour la focalisation arbitraire, etc. permet parfois une meilleure compréhension du concept de distorsions cognitives. Les taxons de Franceschi [30—32] apportent
également une schématisation très explicite, intuitive et facilement compréhensible des distorsions cognitives. Des exercices d’auto-observation permettent à la à la patiente de caractériser les distorsions cognitives qui sous-tendent les pensés automatiques auto-stigmatisantes préalablement identifiées (Tableau 2). Une fois les distorsions cognitives et les pensées automatiques identifiées, il est possible de mettre en place en séance des stratégies de restructuration cognitive pour modifier la tendance des pensées automatiques. Afin de concrétiser ce travail, nous définissons avec la patiente un objectif précis : un séjour à l’étranger avec sa famille. La patiente souhaite en effet partir en Egypte mais se sent coupable de prendre des vacances alors qu’elle perc ¸oit une
Pour citer cet article : Richard-Lepouriel H. Trouble bipolaire, auto-stigmatisation et restructuration cognitive : une première tentative de prise en charge. Journal de thérapie comportementale et cognitive (2017), http://dx.doi.org/10.1016/j.jtcc.2017.06.003
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Trouble bipolaire, auto-stigmatisation et restructuration cognitive assurance-invalidité. Initialement, elle pense même renoncer à ce voyage à cause de cette culpabilité. « Je n’ai pas le droit de partir en vacances car je ne travaille pas » Une des premières stratégies est le questionnement de l’évidence : • trouver des éléments de la réalité qui vont dans le même sens ou dans le sens inverse des pensées automatiques : « Ai-je des preuves que cette pensée est vraie ? » ; • questionner de manière socratique et empathique des faits précis, reformuler ; • confronter la pensée automatique aux faits quotidiens, aux conduites objectives : « Y a-t-il une autre fac ¸on de voir la situation ? Est-ce que mon jugement est basé sur des impressions ou des faits ? ». Une seconde stratégie de restructuration cognitive est la minimisation, voire la neutralisation des pensées négatives : • réattribution : les difficultés sont liées à la maladie et non à la personne elle-même ; • décentrage : « si un proche était dans votre situation, quelle serait votre évaluation, que lui diriez-vous ? », « Qu’est-ce qu’une autre personne penserait ou me dirait (une personne qui ne réagit pas comme moi) ? » ; • distanciation, mise en place par des jeux de rôle direct, le thérapeute et le patient jouant leur propre rôle, et inversé, le thérapeute devenant patient et le patient thérapeute ; • flèche descendante : « Au pire, si cette pensée était vraie, quelles en sont les conséquences réelles ? ». Enfin, nous visons à faire émerger chez la patiente des pensées alternatives plus fonctionnelles. Il s’agit ainsi de rechercher des pensées alternatives sur la base de preuves ou d’observations concrètes, afin de semer un doute raisonnable face aux pensées automatiques et ainsi les rendre moins envahissantes et invalidantes (Tableau 3). L’objectif de la restructuration cognitive n’est pas de ne plus croire aux pensées automatiques et d’être convaincu à 100 % par les pensées alternatives, mais d’acquérir une meilleure flexibilité cognitive pour que les pensées automatiques aient moins de force. Ainsi la patiente a ainsi une vision plus nuancée et moins douloureuse des situations.
Exposition La dernière étape de notre intervention est l’exposition : la patiente accepte finalement de partir en voyage avec sa famille. Les premiers jours, les pensées auto-stigmatisantes d’illégitimité et de culpabilité sont présentes mais la patiente parvient à générer efficacement des pensées alternatives. Finalement, ces idées disparaissent complètement et la patiente profite sereinement de son voyage. Elle repart une seconde fois en vacances quelques semaines plus tard sans que les pensées auto-stigmatisantes d’illégitimité et de culpabilité ne réapparaissent. Parallèlement à ce projet de voyage, les expositions se sont également déroulées dans d’autres contextes comme la participation à un
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Tableau 3 Émergence de pensées alternatives. Emergence of alternative thoughts. Pensée automatique auto-stigmatisante
Pensée alternative
L’AI ne me donne pas cet argent pour m’amuser (9/10)
Des étudiants et des retraités partent aussi en vacances alors qu’ils ne travaillent pas (7/10) Je suis très active au sein de la société et je fais beaucoup de bénévolat (cours de franc ¸ais pour les migrants par exemple) (8/10) Partir en vacances est important pour prendre soin de moi et ma santé (6/10) J’ai travaillé pendant de nombreuses années comme enseignante (9/10)
Si je décompense en Égypte, on va me le reprocher et ma rente sera remise en cause (4/10) C’est comme si j’étais déjà en vacances toute l’année (6/10) Je n’ai pas besoin de partir pour me reposer (4/10)
atelier d’écriture ou l’engagement dans du bénévolat, avec le même bénéfice. Ainsi, progressivement, la patiente a évolué de l’impuissance apprise et du « pourquoi essayer ? » [33] au profit du « et pourquoi pas ? », en osant participer à de nouvelles activités, en assumant un nouveau rôle, pour finalement peut être considérer l’expérience même de la maladie comme une identité sociale positive [34], comme en témoigne son inscription à une formation de pair-aidant.
Discussion Ce travail de restructuration cognitive représente une première étape objectivable et concrète dans la prise en charge des pensées auto-stigmatisantes et de leurs conséquences dans la vie quotidienne de cette patiente. Il démontre ainsi la faisabilité de la restructuration cognitive pour la prise en charge de l’auto-stigmatisation. L’étape de discussion sur les notions de stigmatisation sociale et d’auto-stigmatisation est essentielle pour que le patient puisse ensuite correctement identifier ses pensées auto-stigmatisantes et entamer un travail de restructuration cognitive efficace. Il semble donc important de prendre le temps de questionner ces notions avec le patient avant d’entreprendre les exercices d’auto-observation. Remarquons par ailleurs que les patients sont souvent sensibles à ces problématiques de stigmatisation qu’ils vivent au quotidien mais qu’ils évoquent finalement assez peu avec leur psychiatre. Quoiqu’une bonne alliance thérapeutique soit insuffisante pour améliorer l’auto-stigmatisation [17], pouvoir en discuter permet l’instauration d’un lien thérapeutique solide et profond, qui est lui-même corrélé à des symptômes moins sévères [16], ce qui illustre toute la complexité des liens entre stigma, symptômes, adhésion au traitement, et prise en charge de la maladie [35]. Cette intervention présente quelques limites. S’agissant d’une présentation clinique, nous ne disposons pas d’éléments objectifs quantifiables pour évaluer l’efficacité de cette intervention axée sur l’auto-stigmatisation. Seule
Pour citer cet article : Richard-Lepouriel H. Trouble bipolaire, auto-stigmatisation et restructuration cognitive : une première tentative de prise en charge. Journal de thérapie comportementale et cognitive (2017), http://dx.doi.org/10.1016/j.jtcc.2017.06.003
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notre évaluation clinique et le vécu d’amélioration subjectif de la patiente nous permet de décrire le bénéfice de cette intervention. De plus, nous ne savons pas si ce bénéfice perdurera dans le temps. Deux études ont rapporté que le bénéfice d’une telle invention s’est estompé après quelques mois [18,19], contrairement à ce que nous observons pour cette patiente. Il nous semble donc essentiel de poursuivre ce travail au sein d’études cliniques, d’une part, pour structurer de manière optimale l’intervention ellemême et, d’autre part, afin de mieux objectiver les apports et impacts d’une telle intervention à court, moyen, et long terme, notamment sur l’évolution du trouble (rechutes thymiques, hospitalisations, co-morbidité anxieuse,. . .).
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Conclusion Souvent méconnue et peu considérée par les psychiatres et les thérapeutes, l’auto-stigmatisation dans le trouble bipolaire péjore considérablement la qualité de vie des patients et augmente le risque de rechute. Identifier ces croyances et les nuancer, voire les inhiber en utilisant des techniques de restructuration cognitive pourrait être une intervention bénéfique pour gommer la honte et le repli sur soi. Au vu de la rareté des données actuellement publiées, d’autres études seront à l’avenir nécessaires pour évaluer plus précisément l’impact de cette approche afin que les personnes souffrant d’un trouble bipolaire puissent mener leur existence telle qu’elles le souhaitent, selon leurs croyances et leurs valeurs.
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Déclaration de liens d’intérêts [21]
L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
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Pour citer cet article : Richard-Lepouriel H. Trouble bipolaire, auto-stigmatisation et restructuration cognitive : une première tentative de prise en charge. Journal de thérapie comportementale et cognitive (2017), http://dx.doi.org/10.1016/j.jtcc.2017.06.003
Modele + JTCC-315; No. of Pages 7
ARTICLE IN PRESS
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