Presse Med 2005; 34: 981-2
Éric Estève1 Didier Marc Poisson2
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© 2005, Masson, Paris
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Judokas : alerte aux mycoses
L 1 - Service de dermatologie, Hôpital Porte Madeleine, CHR Orléans (45) 2 - Unité de microbiologie, Hôpital de la Source, CHR d’Orléans (45)
Correspondance : Éric Estève, Service de dermatologie, Hôpital Porte Madeleine, CHR Orléans, 45032 Orléans Cedex 1 Tél. : 02 38 74 42 57 Fax : 02 38 74 48 72
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a résurgence soudaine de pathologies infectieuses trop vite oubliées prend parfois une résonance particulière. L’actualité récente a remis en lumière le charbon, la syphilis ou la gale par exemple. Elle nous montre à quel point notre pratique médicale ne peut s’abstraire de l’évolution du monde:le bioterrorisme pour le charbon,l’immigration économique pour la syphilis,le vieillissement de la population et son institutionnalisation pour les épidémies de gale. Les circonstances favorisant ces résurgences en compliquent naturellement la gestion: volonté délibérée de nuire pour le terrorisme, choix de la clandestinité pour la prostitution, insuffisance en personnel des structures de long séjour dramatiquement actée par la canicule de l’été 2003. À l’heure où nos possibilités thérapeutiques permettent le traitement de l’immense majorité des maladies infectieuses, ce sont les déterminants socioéconomiques et structurels qui nous dictent nos limites. Le monde sportif n’y échappe pas.
ÉPIDÉMIE DE TRICHOPHYTIES CHEZ LES JUDOKAS D'ORLÉANS En octobre 2004, nous avons été saisis par l’encadrement du Pôle France Judo d’Orléans pour la gestion d’une épidémie de trichophyties cutanées. D’octobre 2004 à juin 2005, tous les nouveaux cas ont été pris en charge par le même dermatologue au CHR d’Orléans.Nous avons observé 74 épisodes de trichophyties cutanées chez 51 judokas différents, garçons et filles. Des prélèvements mycologiques, effectués dans les 74 cas, ont mis en évidence Trichophyton tonsurans à 53 reprises. Plusieurs pics épidémiques se sont succédés durant ces 9 mois, rythmés par les compétitions. Les Pôles France, au nombre d’une dizaine, sont des structures d’entraînement intensif de type sportétudes pour des athlètes de niveau national poursuivant leur scolarité.La transmission de T.tonsurans, dermatophyte anthropophile, se fait par l’affrontement cutané direct au cours du combat. La cartographie lésionnelle de notre série le montre clairement: les zones les plus fréquemment atteintes sont les avant-bras,la région cervico-faciale et la face anté1 rieure du tronc .Les avant-bras et le cou sont particulièrement touchés en raison de l’importance stratégique de la saisie du kimono de l’adversaire.
CETTE ÉPIDÉMIE EST-ELLE ISOLÉE ?
© BSIP/Keene
Les sports de combat sont l’occasion de transmettre des agents infectieux,en particulier le virus de l’herpès et les dermatophyties. Il existe une littérature documentée sur les épidémies de Tinea corporis gladiatorum chez les lutteurs pour lesquels une dizaine de courtes séries ont été rapportées depuis les 2 années 1990 . Ces épidémies ont concerné essentiellement des clubs universitaires de lutteurs aux États-Unis sans qu’il en soit rapporté à ce jour le caractère endémique.Le dermatophyte le plus souvent retrouvé est le T.tonsurans. En 2004, seule une série japonaise de 11 cas faisait état de cette probléma3 tique chez des judokas . Le Pôle France d’Orléans est-il un modèle privilégié? Le nombre de cas de trichophyties cutanées observées sur une année scolaire est important, et deux raisons majeures peuvent être avancées. Les réunions avec l’encadrement du Pôle France et les visites de terrain ont mis en évidence que les lycéens les plus touchés par l’épidémie ne se douchaient que plusieurs heures après leur entraînement, fournissant ainsi d’excellents milieux de culture. La formalisation de la prise en charge entre le pôle d'entraînement et le service de dermatologie a probablement permis d’observer la quasi-totalité des cas. Pour autant, il n’y a pas de raison de penser que l’expérience orléanaise soit une exception. Bien au contraire,les entretiens avec des athlètes,des entraîneurs et des médecins du sport ont révélé 27 août 2005 • tome 34 • n°14
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que l’épidémie atteint les pôles et les compétiteurs de la France entière.L’entraînement de plus d’une centaine de judokas est quotidien, dure plusieurs heures et est particulièrement intensif. La multiplicité des adversaires est recherchée pour améliorer les performances.Le kimono est lavé en moyenne une fois par semaine et le port de tee-shirts pour favoriser la transpiration est une pratique encore d’actualité. Les stages, tournois et compétitions officielles sont fréquents. On le voit, le fonctionnement structurel fournit en permanence des conditions privilégiées de contaminations multiples. La projection de notre série à tous les Pôles France peut donner à penser que le nombre de cas pour l’année scolaire 2004-2005 se situe entre 500 et 1000 cas. L’extrapolation aux autres structures nationales de haut niveau et aux clubs fait penser que le chiffre d’un millier de cas est une estimation basse.La publication dans les derniers mois de trois articles dans le Japanese Journal of Medical Mycology renforce encore cette hypothèse, en révélant le caractère endémique de l’infection, à large échelle, chez les sportifs de combat japonais, en particu4-6 lier les judokas . En fait, il est probable que le judo de haut niveau soit concerné dans de nombreux pays. Ce modèle épidémique est redoutable à circonscrire à de multiples égards.Il est très différent des épidémies de teignes rencontrées en milieu scolaire. Culturellement, les maladies cutanées interpellent peu les sportifs de combat dont les pathologies spécifiques sont beaucoup plus souvent traumatiques et douloureuses. La prise en charge d’un sujet contaminé,donc contaminant,suppose une éviction temporaire,toujours mal vécue par l’athlète de haut niveau et/ou son encadrement, en particulier à l’approche d’une compétition importante ayant nécessité des semaines d’entraînement. La prise en charge médicale du groupe suppose, même dans ce contexte épidémique, l’acceptation individuelle des contraintes thérapeutiques. Sinon le risque est grand de voir le sportif s’automédiquer, ou de consulter par lui-même un
médecin non averti du contexte sportif et épidémique et dont la prescription peut être non adaptée. Surtout, les récidives fréquentes peuvent être interprétées comme l’échec de la prise en charge médicale quand elles sont inhérentes au modèle choisi d’amélioration des performances. L’implication de tous les acteurs concernés s’impose à l’évidence:athlètes,entraîneurs,encadrement,médecins du sport,thérapeutes.La prise en charge du groupe suppose une information compréhensible et répétée de la part des médecins;en retour,l’adhésion des athlètes au modèle de suivi médical proposé est nécessaire afin d’obtenir la lisibilité maximum sur l’évolution de l’épidémie.
UN PROBLÈME À RÉSOUDRE AU PLUS VITE Il paraît important d’attirer l’attention de la communauté médicale sur cette épidémie et sur la spécificité de son contexte. Les rencontres avec l’encadrement médical de haut niveau de la Fédération française de judo et disciplines associées (FFJDA) doivent se concrétiser en septembre 2005 par une campagne de prévention au niveau des Pôles France. Les médecins en charge des Pôles ont été informés et un diaporama est en circulation pour la formation des médecins et des entraîneurs. Une étude épidémiologique à l’échelle nationale devrait débuter dans les prochains mois sous l’égide de l’Institut de veille sanitaire et de la FFJDA. Son analyse devrait permettre une lecture précieuse sur l’étendue réelle de l’épidémie. Si d’autres contaminations multiples existent, l’attentisme nous paraîtrait une mauvaise attitude. Certes, les dermatophyties ne mettent pas la vie en péril, mais il s’agit d’infections transmissibles qui peuvent être mal vécues: le mot “teigne”inquiète toujours et il existe des formes inflammatoires… Les athlètes infectés peuvent (devraient) se voir interdire les compétitions. Il y a un vrai problème de santé, favorisé par des circonstances particulières; essayons de le résoudre au plus vite. ■
Références 1 Estève E, Defo D, Rousseau D, Poisson DM. Épidémie de trichophyties cutanées chez les judokas du pôle France d’Orléans : septembre 2004 - avril 2005. BEH 2005; 34: 171-2. 2 Stiller MJ, Klein WP, Dorman RI, Rosenthal S. Tinea corporis gladiatorum: an epidemic of Trichophyton tonsurans in student wrestlers. J Am Acad Dermatol 1992; 27:632-3. 3 Shiraki Y, Soda N, Hirose N, Hiruma M. Screening examination and management of dermatophytosis by Trichophyton tonsurans in the judo club of a university. Jpn J Med Mycol 2004; 45:7-12. 4 Kasai T. Epidemiological survey of Trichophyton tonsurans infection in Tohoku district and its clinical problems. Jpn J Med Mycol 2005;46:87-91 5 Mochizuki T, Tanabe H, Kawazaki M, Anzawa K, Ishizaki H. Survey of Trichophyton tonsurans infection in the Hokuriku and Kinki region of Japan. Jpn J Med Mycol 2005;46;99-103. 6 Hirose N, Shiraki Y, Hiruma M, Ogawa H. An investigation of Trichophyton tonsurans in university students participating in sports clubs. Jpn J Med Mycol 2005;46:119-23.
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