La recherche portant sur les soins courants (2) : problèmes méthodologiques

La recherche portant sur les soins courants (2) : problèmes méthodologiques

Presse Med. 2016; 45: 667–669 La recherche portant sur les soins courants (2) : problèmes méthodologiques Évaluation et progrès en ligne sur / on l...

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Presse Med. 2016; 45: 667–669

La recherche portant sur les soins courants (2) : problèmes méthodologiques

Évaluation et progrès

en ligne sur / on line on www.em-consulte.com/revue/lpm www.sciencedirect.com

François Lemaire

Disponible sur internet le : 4 août 2016

92, rue d'Alésia, 75014 Paris, France [email protected]

Research on usual care: Methodological issues

Les essais « visant à évaluer les soins courants » L'intérêt de l'individualisation de cette catégorie de recherche sur l'être humain réside évidemment dans la simplification de

tome 45 > n87–8 > juillet 2016 http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2016.07.004 © 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

son encadrement réglementaire, qui résulte elle-même de l'absence de risques qu'elle implique. Mais cette recherche est-elle réellement dénuée de risques ? En France, cette absence de risques est garantie par le caractère courant, habituel, des pratiques que l'on entend évaluer ; encore faut-il bien comprendre qu'il s'agit du risque ajouté par la recherche, les risques potentiels de la maladie ellemême et de ses traitements restant entiers. Dans le cadre de la loi dite de santé publique de 2004, les médicaments ne peuvent faire l'objet d'une recherche portant sur les soins courants, non que toute recherche portant sur des médicaments comporterait nécessairement des risques, mais simplement parce que la directive européenne 2001/20/CE de 2001 ne l'avait pas prévu. Le règlement européen no 536/ 2014 « relatif aux essais cliniques de médicaments à usage humain. . . » du 16 avril 2014 qui révise cette directive va corriger cet oubli : il crée une catégorie de recherche « avec un faible niveau d'intervention » en application du nouveau paradigme de l'« adaptation des procédures aux risques » ; l'absence de risque ajouté par la recherche dans ce cadre sera garantie parce qu'elle ne peut s'appliquer qu'à des médicaments titulaires d'une autorisation de mise sur le marché et utilisés dans les indications de cette autorisation. Aux États-Unis, la recherche portant sur les soins courants est étroitement liée au concept de « comparative effectiveness

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a recherche « portant sur les soins courants » est en France une catégorie particulière de recherche biomédicale créée dans la loi de santé publique de 2004 et définie à l'article L. 1121-1-28 du Code la santé publique. Aux États-Unis, l'affaire SUPPORT [1] a révélé toutes les ambiguïtés de la recherche portant sur les soins courants : recherche ou soin ? Recherche et soin ? Le soin courant peut être défini comme la pratique médicale habituelle, celle qui peut être appréhendée par des études épidémiologiques d'incidence ou de prévalence. On peut aussi faire appel à la notion pénale d'« état de l'art » ou de médecine conforme « aux données acquises de la science », qui renvoient à la notion de « médecine fondée sur des preuves » (evidencebased medicine), c'est-à-dire sur un corpus de textes divers : recommandations d'organismes publics ou privés, conférences de consensus ou d'experts, publications scientifiques. Mais, problème méthodologique de taille, la pratique médicale de routine peut diverger nettement des recommandations en vigueur. Deux points ont particulièrement été discutés ces dernières années : l'identification des risques liés aux essais évaluant les soins dits courants et la construction d'un groupe témoin « soin courant » dans certains essais randomisés contrôlés.

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research » [2], qui vise à comparer les risques et les bénéfices de deux ou plusieurs thérapeutiques ou stratégies de soin existantes. L'attribution de plus d'un milliard de dollars à cette variété de recherche dans le cadre du plan de relance de l'économie nord-américaine par Barak Obama à la fin des années 2000 a sans nul doute contribué à son développement. Une autre incitation à développer la « comparative effectiveness research » a aussi été la demande des organismes de sécurité sociale Medicare et Medicaid d'entreprendre de tels essais afin de pouvoir fonder le remboursement des soins sur leurs résultats [3]. Les questions concernant sa définition, l'identification des risques supplémentaires qu'elle fait courir aux personnes dans ces essais ainsi que la nature de l'information que les investigateurs doivent leur délivrer se sont alors posées avec acuité aux États-Unis. La notion de risques associés (ou non) à la recherche portant sur les soins courants est au cœur de la controverse nord-américaine. Ceux-ci, listés par Feudtner et al. [4], pourraient être des risques liés :  au soin courant lui-même, les risques de la maladie (et de ses complications) et ceux du soin (iatrogénie) ; ils ne sont pas attribuables à la recherche car ils existent en dehors d'elle, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas en informer les participants potentiels ;  à l'attribution – par randomisation – d'un traitement A plutôt que B ; comme pour le précédent, les risques sont connus avant la recherche et ne lui sont pas imputables. Leur mesure comparative est d'ailleurs le plus souvent l'objet même de ces recherches ;  à l'assignation expérimentale et arbitraire d'un traitement (par le protocole) plutôt que par la pratique clinique ; ainsi qu'à l'absence d'adaptation du soin au patient particulier qui en résulte (« risks to protocol fidelity ») ; c'est le problème essentiel soulevé dans les essais SUPPORT ou ARMA (voir plus loin) ;  à la mise en aveugle de tout ou partie des interventions. Par exemple, dans l'essai SUPPORT, les valeurs exactes des oxymètres assurant le monitoring des bébés avaient été masquées pour éviter que les praticiens ne sachent dans quel bras les prématurés avait été alloués ;  le risque d'être randomisé dans le bras qui se révélera après coup le moins bénéfique. Il est évidemment inconnu avant la fin de l'essai, si toutefois la notion d'équipoise [5] a bien été respectée. La notion de « perte de chance » ne peut donc être retenue. Une personne ayant participé à un essai en réanimation en France avait d'ailleurs plaidé une telle perte de chance en 2008 lors du procès qu'elle avait intenté à l'investigateur, une qualification pénale que le juge n'avait, à juste titre, pas retenue [6]. Cela a d'ailleurs été aussi le sort de la « class action » intentée aux États-Unis à l'encontre des investigateurs de l'essai SUPPORT et pour les mêmes raisons [1,7]

Les auteurs mentionnent en outre deux autres risques, non spécifiques de la recherche portant sur les soins courants : le risque (psychologique) de devoir annoncer au participant/ patient l'incertitude médicale sur le meilleur soin à lui apporter et les risques potentiels liés à la participation ou non à un essai, un autre débat aussi classique que non résolu [8]. Ces risques justifient-ils la soumission d'une telle recherche à un comité d'éthique de la recherche (en France, le comité de protection des personnes, aux États-Unis, les « institutionnal review boards ») et surtout jusqu'où doit aller l'information des personnes sollicitées avant de les inclure ? En ce qui concerne la première question, la réponse est généralement positive, la soumission à un comité d'éthique de la recherche faisant justement la différence avec les simples programmes d'amélioration de la qualité des soins, pour lesquels cet avis n'est pas requis. Mais c'est sur le sujet de l'information à délivrer aux participants que la controverse « SUPPORT » a fait rage : il faut ne donner que le minimum d'information, disent les uns, arguant du fait que le soin est « courant », alors que les autres affirment que l'essentiel de la polémique se résume justement à l'insuffisance de l'information délivrée aux participants par les investigateurs de l'essai.

Le groupe témoin des essais randomisés contrôlés : construire les deux bras d'une étude en choisissant les pôles extrêmes du spectre des pratiques courantes C'est l'accusation la plus grave portée à l'encontre investigateurs de l'essai SUPPORT, qui concerne le design de l'étude. Selon de nombreux auteurs, le choix des deux niveaux extrêmes de saturation en oxygène (85–89 % et 91–95 %) pour bâtir les bras de l'étude sortait de la pratique courante, même si la fenêtre de 85 à 95 % semblait globalement respectée. En effet, de nombreux bébés affectés à un ou à l'autre bras auraient en pratique clinique, hors essai, bénéficié de valeurs plus moyennes. Ainsi, en contrastant à l'excès les saturations en O2 utilisées afin de rendre les résultats de l'essai plus significatifs, les investigateurs exposaient ces enfants à des risques supérieurs à ceux qu'ils auraient couru s'ils étaient restés en dehors de l'essai [9]. Cette critique est solidement argumentée par Eichacker et al. [10], qui déjà dans le passé avaient dénoncé le danger de ce type de design (« practice misalignment ») [11]. En sélectionnant des essais randomisés contrôlés qui comparaient non pas des médicaments à doses fixes mais des valeurs physiologiques déterminées par titration et qui en retenaient à chaque fois les valeurs extrêmes, comme dans l'essai SUPPORT, les auteurs ont montré que certaines populations arbitrairement affectées à un ou l'autre groupe par la randomisation avaient un pronostic aggravé par rapport à celui d'un groupe témoin « soin courant » [11].

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La critique ici va bien au-delà du simple déficit d'information. Ce qui est reproché aux investigateurs dans ces essais – SUPPORT compris – c'est bien de violer l'« équipoise » en polarisant à l'extrême les choix thérapeutiques et ainsi de les faire sortir du champ du soin courant. La cible de cette démonstration a souvent été les essais en réanimation car ici le critère de jugement est souvent la mortalité : dans le bras comparateur artificiellement construit, la mortalité peut alors être supérieure à celle du soin courant. Ainsi, dans l'essai ARMA [12,13], deux groupes de patients atteints du syndrome de détresse respiratoire aiguë de l'adulte avaient été soumis à une ventilation artificielle délivrant des volumes courants (Vt) différents. Or, pour démontrer la meilleure efficacité d'un « petit » Vt (6 mL/kg de poids corporel), le comparateur choisi était un « grand » Vt, de 12 mL/kg. Effectivement, la mortalité des patients dans le groupe 6 mL/kg, à 25,0 %, était inférieure à celle du groupe 12 mL/kg, de 27,5 %. Mais de nombreux observateurs, relayés par Office for Human Research Protections (OHRP), avaient fait remarquer qu'à l'époque de l'essai les grands volumes courants, dont la dangerosité étaient déjà dénoncés, étaient utilisés pour moins de 12 % des patients. Surtout, la supériorité démontrée par l'essai d'un Vt de 6 mL/kg sur un Vt de 12 mL/kg ne disait rien sur le volume courant « moyen » délivré par le respirateur artificiel, à 8–9 mL/kg, le plus utilisé alors, ce qui aurait été la bonne question à poser. La recommandation de Natanson et al. pour ces recherches portant sur des thérapeutiques comportant une « titration » (de paramètres physiologiques, tels la ventilation mécanique ou le niveau d'hémoglobine) est de constituer un groupe contrôle

réellement conforme au soin courant en vigueur au moment de l'essai [10]. Ce design particulier a en outre l'intérêt de renforcer la validité externe de l'essai. En pratique cependant, de nombreuses difficultés peuvent être rencontrées dans la sélection de ce soin courant, en particulier lorsqu'il ne correspond pas au « standard of care » [14]. Le fait d'ajouter un bras supplémentaire a en outre pour inconvénient d'augmenter notablement le nombre de participants à inclure dans l'essai.

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Conclusion Alors que la réflexion sur la recherche portant sur le soin courant se développe et s'enrichit aux États-Unis, celle-ci est pratiquement nulle en Europe, ou s'est arrêtée, comme en France. C'est pourtant la notion de soin courant qui est centrale dans la plupart des recherches effectuées sur ou impliquant la personne, que ce soit dans la qualification de ces recherches – toujours définies par rapport au soin courant – ou qu'il en constitue l'objectif même de ces recherches [15]. Le législateur a remplacé dans la loi Jardé de 2012 la notion de recherche portant sur le « soin courant » par celle de recherche « ne comportant que des risques minimes », sans plus définir ces derniers. Seule la mise en application des nouveaux textes montrera si la nouvelle appellation est mieux comprise que celle qu'elle vise à remplacer. Déclaration de liens d'intérêts : l'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts.

Références

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