PSYCHOSOMATIQUE ET SEXOLOGIE
Gynécol Obstét Fertil 2001 ; 29 : 696-704 © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S1297958901002107/SCO
Le binôme oncologue-psychanalyste : parcours de patientes C. Fournier, M. Espié* Centre des maladies du sein, hôpital St Louis, 1, avenue Claude-Vellefaux, 75475 Paris cedex 10, France
Résumé Dans un service de cancérologie, différents professionnels travaillent auprès des patients, suivant ces derniers en fonction de leur champ de compétence. La spécificité de chacun ne favorise pas toujours la rencontre. Cette rencontre est toutefois possible à certains moments et s’avère très profitable aux patients. Nous avons voulu, dans les lignes qui suivent, vous faire part d’une expérience quotidienne partagée entre un oncologue et une psychanalyste. Dans un premier temps, nous évoquerons le point de vue de l’oncologue : sa façon d’appréhender le long parcours de la patiente, sa position parfois difficile à tenir et à maintenir entre l’action et la parole, la richesse et les écueils de la pluridisciplinarité, la relation médecin/malade qui s’engage sur du long terme et enfin, sa position face à ce que l’on appelle la « fin de vie ». Dans un second temps, la psychanalyste envisagera sa place d’analyste au sein d’un service de médecine et plus spécialement auprès des femmes atteintes d’un cancer du sein. Ensuite, au travers de cas cliniques déjà évoqués par le cancérologue, nous avancerons peu à peu dans les méandres du travail psychique qui se déploie au cours d’entretiens réguliers ou ponctuels. Nous essayerons d’analyser ce qui est en jeu dans la triade oncologue/patient/psychanalyste ainsi que le passage possible d’une triade à une triangulation, passage riche en élaboration et en remaniements psychiques. Oncologue et psychanalyste évoquerons là la singularité de leur travail et tenterons de montrer comment leurs modes d’intervention se complètent dans le but toujours présent d’être à l’écoute de la détresse tant physique que psychique des patientes. © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS cancer du sein / psychanalyse / psycho-oncologie psychothérapie
Summary – The binomial oncologist/psychoanalyst: the patient’s journey. In oncological medicine, professionals work with patients in very separate areas of specialization. This specialization does not always seem the best approach, however, this kind of specialized care can benefit the patients. We would like, in the following text, to share with you a daily experience of an oncologist and a psychoanalyst treating a patient. First, we will present the oncologist’s point of view : his way of undestanding the patient’s journey, his role which is sometimes difficult to accept and maintain between taking action and speaking, the richness and benfits of multidisciplinary care, the oncologist/patient relationship which unfolds over a longterm and finally, his stance facing what wee call the ‘end of life’. Secondly, the psychoanalyst will consider her place in a medical service, working witj women facing breast cancer. Through oncological case studies, wee will follow in detail the psychological work which unfols during regular sessions between patients and the psychoanalyst. We will try to analyse the dynamic in the triad: oncologist/patient/psychoanalyst, and the potential journey from this triad to a triangulation, rich in potential for psychological elaboration and evolution. Both, the oncologist and the psychoanalyst will illustrare their work’s pecularities and will try to show how their care and intervention in a case come together in one common goal: to be listenning to both the physical and the psychological distress of their patients. © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS breast cancer / psychotherapy / psychoanalysis / psychooncology
*Correspondance et tirés à part.
Oncologue, psychanalyste et patiente
Dans un service de cancérologie, différents professionnels travaillent auprès des patients, suivant ces derniers en fonction de leur champ de compétence. La spécificité de chacun ne favorise pas toujours la rencontre. Cette rencontre est toutefois possible à certains moments et s’avère très profitable aux patients. Nous avons voulu, dans les lignes qui vont suivre, vous faire part d’une expérience quotidienne partagée entre un cancérologue et une psychanalyste. Nous évoquerons la singularité de notre travail et tenterons de montrer, à travers des vignettes cliniques, comment nos modes d’interventions se complètent, dans le but, toujours présent, d’être à l’écoute de la détresse tant physique que psychique de nos patients. DE LA FENÊTRE DU CANCÉROLOGUE Parcours de patientes, vaste propos s’il en est. Je ne peux ici restituer qu’une partie de ces parcours, notre parcours commun. Ainsi c’est la maladie qui va constituer le cadre de nos rencontres, omniprésente, ne se laissant pas oublier. L’hôpital est mon univers, avec son cortège de technicisation, où les machines sont devenues omniprésentes relayant les soignants, cela devient le leur. Le mot cancer est toujours compris comme synonyme de douleur, de mutilation et de mort pour celui qui le reçoit et pour celui qui l’annonce. Le cancer compromet la certitude d’exister, accule au cauchemar. Le patient est généralement sidéré par cette annonce, K.O. debout1, il a entendu le mot cancer et n’entendra parfois rien d’autre malgré nos efforts. La pensée est arrêtée, figée. Une rupture fondamentale s’opère, rien ne sera plus jamais comme avant, la perception du monde vacille, les repères s’effondrent. Leur corps les trahit, se dérobe. La vie affective, familiale, professionnelle est remise en cause. Le médecin étant alors celui qui vient faire irruption, compromettant cette continuité d’exister par l’annonce de la maladie. Il est alors souvent nécessaire de laisser faire le temps, d’offrir d’autres possibilités, d’autres moments pour poser les questions qui n’ont pas pu être énoncées. Cette période de sidération semble correspondre au temps nécessaire à la mise en place de mécanismes de défense. Notre parcours commun va bien souvent débuter à ce moment dans un contexte d’urgence. Urgence car il faut répondre à la maladie, il n’est pas question de tergiverser. Le cancer s’installe dans le corps de ces femmes et 1 D. Lebauvy. Maladie du sein et psychisme. In : Le Sein M, Espié A, Gorins. Paris : Éditions ESKA ; 2001.
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dicte sa loi, relayé en cela par une autre loi celle du corps médical. Le temps particulier de la consultation, celui où corps et paroles se mêlent et se dévoilent, puisqu’il s’agit à la fois de l’examen clinique mais aussi de la possibilité pour les patientes de nous faire connaître leurs angoisses, leurs douleurs, mais aussi leurs revendications, voire leur agressivité devient notre lot commun. La maladie est alors un voyage au long cours où la malade est accompagnée quotidiennement, le temps est rythmé par les séances de radiothérapie, de chimiothérapie, les consultations. Tout ce qui va concourir au fait qu’une fois le traitement terminé ces femmes se sentent souvent déprimées, abandonnées. C’est un véritable parcours du combattant depuis l’annonce de la maladie, son traitement, son arrêt, mais aussi parfois la rechute. ENTRE L’ACTION ET LA PAROLE Dire impose d’avoir le temps, de prendre son temps, de procéder par étapes en plusieurs consultations en essayant de comprendre ce que la patiente veut savoir, ce qu’elle veut et peut entendre. À Saint Louis, dans le cadre du centre des maladies du sein, nous effectuons nous-mêmes nos cytoponctions, ce geste simple et peu traumatisant permet un diagnostic de certitude dans l’immense majorité des cas. Mais il a surtout pour nous le mérite de permettre d’annoncer par étapes et le diagnostic et la thérapeutique. En effet lors de la première consultation le diagnostic est évoqué comme une probabilité, les possibilités thérapeutiques ébauchées et c’est une semaine plus tard lors du résultat de la cytoponction que le diagnostic est clairement formulé de même que le schéma thérapeutique. Ce temps laissé à la malade nous semble très important pour qu’elle puisse réaliser et commencer à organiser le chaos. Certaines malades ne pourront cependant pas entendre le diagnostic, même après plusieurs consultations, le cancer est une invention du médecin, qui ne correspond à aucune réalité. C’est d’ailleurs objectivement de plus en plus souvent le cas en pathologie mammaire, la patiente est parfois asymptomatique, et devant une mammographie de dépistage se retrouve confrontée à l’éventualité d’une amputation mammaire. Il faut donc au cancérologue mettre en mots des actes terrorisants pour les faire accepter. Aux mots s’ajoutent le regard et probablement l’attitude corporelle sans parler du toucher et de la valeur fondamentale de la première consultation tant au niveau de l’anamnèse que du premier examen clinique. Ce premier examen où la malade offre son
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corps nu au médecin et où celui-ci va en prendre possession par le tact et le regard, conditionne la relation ultérieure. Si la relation médecin-malade n’a pas été satisfaisante, la fuite est alors possible et la valse des avis thérapeutiques commence, où la malade va toujours finir par trouver le thérapeute entrant en phase avec son désir. Il est frappant d’observer que, en toute bonne foi, le médecin peut également devenir aveugle et traiter par progestatifs un nodule mammaire qui n’en finit pas de grossir ou par homéopathie un sein inflammatoire. Au premier abord le bon malade est celui qui accepte son diagnostic sans broncher. Il va faciliter d’emblée la vie du médecin et de l’équipe soignante. Il semble indifférent, ne pose pas de questions, ne se révolte pas, il accepte le schéma thérapeutique. C’est souvent après que les problèmes surgissent, surtout si l’équipe a pris pour argent comptant cette attitude en oubliant la nécessité de fournir toutes les explications nécessaires et en ne sollicitant pas l’expression des craintes et des doutes de la patiente. Mme M. a pris le taureau par les cornes. « Montrez moi la tumeur sur ma radio », elle se tient debout devant le négatoscope et retarde au maximum le moment où il lui faudra se dévêtir et s’allonger pour être examinée. Elle souhaite des explications rationnelles, veut des chiffres, des pourcentages. Il est exclu qu’elle arrête de travailler, elle force l’admiration devant sa détermination. Elle va tout mener de front. Cette fuite en avant, précédant souvent un effondrement à terme, est d’autant plus dangereuse, qu’elle ne sera pas perçue comme telle par l’équipe. Cette attitude nous met toujours mal à l’aise ne sachant comment répondre à ce type de patiente. Il nous est habituel de dire que les statistiques ne sont jamais valables à l’échelon individuel et que pour une patiente donnée ce sera toujours 100 %. Je n’ai guère de certitudes, et ne peux en donner lorsque c’est pourtant la demande qui m ’est formulée. Malaise peut-être suscité par cette double perspective : la mienne arqueboutée dans une conviction personnelle de refus d’énoncer des réassurances pseudo-rationnelles et la leur masquant leur angoisse derrière le besoin d’assertions scientifiques. C’est rarement au moment du diagnostic que nous ressentons le besoin de faire appel aux psy, le choc de cette annonce ne nous semble pas propice à cette prise de contact même si nous en mentionnons la possibilité. La malade, en effet, est alors prise dans un tourbillon : examens complémentaires, chirurgie, anesthésie, début de la chimiothérapie, de la radiothérapie, qui laisse peu de
place à la réflexion. C’est le temps de l’action. Durant le traitement toute l’énergie des médecins et des malades vont se concentrer sur l’agir. Actions thérapeutiques massives sur le corps mais aussi ce que l’on pourrait appeler une soumission de la malade au médecin, tant à l’égard des traitements que dans une dépendance à celui que l’on investit d’un pouvoir de vie et de mort. Les malades sont pris entre l’angoisse de la maladie et leur ignorance face à leur pathologie, à leurs traitements. Il leur faut non seulement faire confiance mais se soumettre. RELATION MÉDECIN/MALADE Il m’apparaît souvent le besoin de faire appel à un tiers en l’occurrence le psy, pour pouvoir continuer à garder le recul nécessaire me permettant d’être thérapeutique tout au long du parcours. Il est parfois difficile de ne pas se sentir phagocyté par les demandes insatiables des patientes et de savoir à quoi et jusqu’où répondre. Judith a eu un cancer du sein à l’âge de 30 ans. Il lui a été proposé un traitement conservateur et une chimiothérapie suivis d’une hormonothérapie. Elle a développé des métastases osseuses et a repris hormono- et chimiothérapie. Elle a noué une relation amoureuse avec son chirurgien. Devant l’évolution de sa maladie il lui a semblé préférable de changer le lieu de sa prise en charge. Lorsque nous la rencontrons à l’âge de 42 ans elle avait arrêté son traitement. Très vite des douleurs osseuses sont réapparues, accompagnées d’une élévation des marqueurs tumoraux. Elle était très réticente à une reprise de la chimiothérapie qu’elle finit par accepter trois mois après. Je suis surpris de la voir seule, sans aucun contact avec son compagnon ni pendant les consultations ni pendant les hospitalisations. Elle continue de travailler et me dit qu’il faut qu’elle continue d’assumer tout comme si elle n’était pas malade et que son compagnon ne veut entendre parler de rien et se comporte comme si elle était en parfaite santé, ce qu’elle ne supporte plus. Nous lui proposons de contacter la psychologue ce qu’elle refuse : « à quoi bon ». La chimiothérapie est remarquablement efficace sur ses douleurs osseuses et permet d’obtenir une réponse partielle d’excellente qualité. Elle poursuit bon an mal an son traitement avec des velléités de révolte. Un jour les infirmières viennent me chercher en consultation, catastrophées, Judith est repartie et a refusé son traitement. Après une brève hésitation je la retrouve à la cafétéria où elle s’était réfugiée et la persuade de poursuivre son traitement. J’insiste pour qu’elle contacte Claire Fournier ce qu’elle accepte
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finalement. À la fin de la chimiothérapie je lui propose de reprendre une hormonothérapie. Au bout de trois mois de celle-ci on note une ascension modérée de ses marqueurs tumoraux, quelques vagues douleurs, nous sommes inquiets réciproquement sans que cela soit explicitement verbalisé. Nous devions la revoir dans trois mois, elle arrive avec une heure de retard à son rendezvous et je ne peux la recevoir en raison de réunions et de cours impératifs. Un autre rendez-vous lui est proposé. Elle n’est pas revenue. Au bout d’un mois nous nous sommes permis de lui téléphoner. Elle avait, dit-elle, envie de faire une pause de prendre une année sabbatique. Je n’avais pas envie d’avoir de mauvaises nouvelles, je ne voulais pas me jeter dans la gueule du loup. » Nous avons convenu d’un nouveau rendez-vous. Il existe entre médecin et malade un jeu de séduction réciproque. Cette séduction n’est pas toujours facile à maîtriser. Elle me semble cependant faire partie de la thérapeutique. Comment renvoyer à ces femmes, mutilées, chauves, fatiguées qu’elles restent des femmes avec leur pouvoir de séduction malgré tout, et gardant la possibilité de désirer, de se faire désirer et donc de guérir. On peut bien sûr se poser des questions sur le besoin d’amour des soignants. Il est plus facile de se sentir aimé que haï. Il est parfois difficile dans notre parcours commun d’harmoniser rythme de soignant et de soignés. Ainsi quand pour nous la phase initiale de la prise en charge thérapeutique est terminée, lorsque le danger immédiat semble écarté, nous nous réinvestissons de manière plus forte dans de nouveaux cas. « Docteur je ne vous intéresse plus » s’est entendu dire un collègue lorsqu’il proposait à une patiente d’espacer ses rendez-vous. Il est vrai que c’est souvent à l’occasion de cet arrêt du traitement que des épisodes dépressifs surviennent. C’est dans ce contexte qu’à Saint Louis nous avons essayé de mettre en place des groupes de parole. Caroline est biologiste, elle a 50 ans, deux enfants. C’est une mammographie systématique qui a mis en évidence un foyer de microcalcifications du sein droit jugées stables et rassurantes sur deux clichés à six mois d’intervalle. Sa gynécologue nous l’adresse cependant pour avis. Nous préférons lui en proposer l’exérèse sous repérage radiologique. Cette intervention met en évidence un carcinome intragalactophorique étendu à l’ensemble du prélèvement et atteignant les limites d’exérèse. Le choc est brutal, ce d’autant que nous lui proposons une mastectomie qu’elle accepte finalement sans trop de difficultés. Cinq mois après sa mastectomie nous abordons le problème de la reconstruction mam-
maire qui est pratiquée au total neuf mois après l’ablation. Au retour de cette reconstruction contre toute attente elle est en larmes, dépressive et nous parle de problèmes importants dans son travail qu’il lui semble impossible de reprendre. Nous sommes par ailleurs surpris que son mari, médecin, ne l’ait jamais accompagnée lors de ses consultations. Nous lui proposons de contacter Claire Fournier. Lorsque je la revois trois mois plus tard, elle pleure toujours abondamment, me parle de ses difficultés professionnelles mais aussi de sa vie familiale, de sa sexualité, elle est intarissable. Elle n’a pas osé me, dit-elle, en parler avec la psychologue, nous lui expliquons qu’elle nous semble cependant la personne adéquate, formée pour, dont c’est le métier. La reconstruction n’est jamais un moment simple. Pour les soignants elle est souvent vécue comme une réparation, permettant d’effacer l’amputation. Elle nous donne bonne conscience. Pour les patientes, même si à terme elles en sont satisfaites dans leur immense majorité, c’est à nouveau un chamboulement très important par rapport à l’équilibre précaire qu’elles avaient réussi à rétablir. Un nouveau corps étranger se substitue à « l’alien que représentait le cancer ». Dans le service nous ne pratiquons plus de manière systématique de reconstruction d’emblée car nous avions été frappé d’observer que les patientes ne les terminaient pas. Un temps semblait nécessaire pour intégrer ce corps étranger comme faisant partie de soi. ANNONCE DE LA RECHUTE Les malades croient dans leur grande majorité en un retour définitif à la santé, cette croyance est ébranlée à chaque rendez-vous qui génèrent appréhension et soulagement. Bon nombre de patients se croient protégés de manière magique par ces rendez-vous, « il ne peut rien m’arriver puisque vous me surveillez » L’annonce des rechutes est difficile, moins cependant qu’il pourrait y paraître à première vue, probablement parce que le malade sait depuis toujours, tout à fait au fond de lui, que c’est une éventualité. Il revit les mêmes procédures que lors du diagnostic initial : bilan d’extension, examens en tout genre, il connaît le rituel, mais il sait aussi plus ou moins que cette fois c’est plus grave et que l’échéance n’est plus virtuelle. Il devient de plus en plus difficile de l’oublier. Parfois la révolte prend le dessus « Tous ces examens de surveillance n’ont servi à rien, puisque je rechute, votre protection était donc inefficace », le malade renvoyant alors le médecin à son impuissance. Dire la rechute tout en préservant l’espoir,
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répondre aux questions qui sont posées sans aller au devant, pour éviter des réponses que le malade ne souhaite pas entendre à tel ou tel moment. Comprendre que l’envie de savoir et de ne pas savoir sont intimement mêlées et qu’il y a un temps pour tout. Petit à petit il devient possible de faire comprendre qu’il va falloir vivre avec son cancer, avec des traitements itératifs ou au long cours en fonction des rechutes et des évolutions de la maladie pour de nombreuses années. QU’ENTEND-ON PAR FIN DE VIE ? Certainement pas la même chose en tant que soignant et en tant que malade. Il existe une réalité biologique, pour le cancérologue la fin de vie d’un malade va commencer dès qu’il sait que le patient est « incurable », c’est à dire dans la grande majorité des cas quand il sait que le malade est atteint de métastases. Cette perception de l’inéluctabilité du pronostic va souvent permettre à celui-ci de prendre ses distances par rapport au patient, de se protéger sans le rejeter, pour pouvoir garder un rôle thérapeutique aussi efficace que possible jusqu’au bout. Dois j’informer mon patient ? Comment vais-je partager ce savoir avec lui ? Jusqu’où aller dans la description de l ’évolution métastatique ? Comment garder une part d’espoir malgré tout ? Puis il existe l’interprétation du malade qui lui ne se voit pas en fin de vie et qui croît à chaque traitement en la possibilité d’une guérison, même si le doute l ’assaille par vagues. Pour lui la fin de vie n’aura un sens réel qu’au moment de son trépas. Enfin il existe l’évolution du cancer, indépendante des schémas préétablis, et infirmant les prévisions y compris des cancérologues. Si par exemple 50 % des malades atteintes d’un cancer du sein métastasé vont décéder dans les 24 premiers mois après le diagnostic, certaines patientes déjoueront ces statistiques et vivront de nombreuses années. Cet équilibre entre la connaissance de l’issue par le médecin, même si les rythmes sont heureusement imprévisibles, et la non-connaissance ou le déni du malade peut être source de conflits. Aude est atteinte d’un cancer du sein métastasé, plusieurs chimiothérapies se sont avérées inefficaces. Les consultations sont de plus en plus pénibles avec une tension, une agressivité sourde sous-jacente. Jusqu’au jour où elle peut me dire qu’elle est mal à l’aise car je ne lui apporte pas de réponses positives, elle a besoin me, ditelle, qu’on lui dise qu’elle va aller bien. Aude avait en fait perçu mon intériorisation de son évolution fatale
inéluctable et avait sans doute senti que j’avais déjà débuté un travail de deuil à son égard. Ma proposition de changer de thérapeute l’a soulagé, sa prise en charge par un collègue lui a permis d’acquérir une relative sérénité devenant « agréable » pour l’ensemble de l’équipe soignante. Sa maladie a évolué très rapidement et elle est décédée peu de temps après… Nous sommes parfois frappés par ces patients qui s’épanouissent au fur et à mesure des rechutes, ce combat semblant donner un sens à leur vie. La confrontation à la mort proche est toujours dramatique et là encore répondre aux questions et permettre qu’elles puissent s’exprimer n’est pas simple. « Docteur, c’est bientôt fini ? » Qu’est-ce qui est fini sera la réponse facile, permettant cependant d’engager un dialogue, « Docteur, promettez-moi quand ce sera la fin de faire quelque chose » Vous sentez-vous à l’agonie ? Êtes-vous pressé ? Permettre au patient de garder un recul, une distanciation même la plus minime avec son statut de mourant potentiel, afin qu’il reste un sujet différent du corps objet qui l’abandonne nous semble un travail alors tout aussi important que la prise en charge médicamenteuse aussi fondamentale soit-elle. Les dernières minutes sont pour certains intenses, la vie psychique continue alors jusqu’au bout. La résignation au décès, quant elle existe, peut se faire dans un temps très court mais la « belle mort » reste l’exception. Le décalage n’est plus entre soignant et soigné mais également entre malade et famille ou entourage. La demande d’arrêt des soins en cancérologie est exceptionnelle de la part des malades. Elle est surtout le fait de ceux qui accompagnent. FAIRE APPEL AU « PSY » Alors pourquoi travailler avec des « psys » dans cet univers, j’espère que ce bref tableau vous aura permis de le toucher du doigt. Le cancer va mettre en mouvement un travail d’intense réflexion et de questionnements chez les patients : pourquoi, pourquoi moi, qu’ai-je fait pour mériter cela, c’est la première fois dans notre famille, a contrario « personne n’y échappe chez nous ». Le malade cherche un sens à ce qui lui arrive. Je voudrais souligner à cette occasion comme certaines approches psychosomatiques caricaturales peuvent être culpabilisantes. Il est tout aussi illusoire de croire en la toute puissance de l’esprit dans la genèse du cancer ou dans sa guérison que de croire en la toute puissance du corps ou des traitements médicaux. Il est impossible d’évacuer le réel dans
Oncologue, psychanalyste et patiente
cette prise en charge et la nécessaire connaissance des souffrances physiques ne peut être occultée. Devant la demande du malade il est important de pouvoir faire appel à quelqu’un dont s’est le métier. « Ce n’est pas dans votre famille que vous pouvez évoquer ce que vous ressentez, votre mari n’est pas fait pour cela, il faut aborder ces thèmes avec quelqu’un dont s’est la profession. » Il existe une perception intuitive du moment ou il semble nécessaire et possible de conseiller de contacter le psy avec une marge d’erreur certaine, les critères de choix sont multiples, ce peut-être devant une intolérance difficilement explicable au traitement, devant un cortège de symptômes somatiques masquant la dépression sousjacente, devant la brusque extériorisation de problèmes familiaux, d’histoires familiales. Il n’y a à notre avis pas de recettes et certains pour lesquels on pensait un travail psychique impossible vont nous étonner à la différence d’autres pour lesquels le moment nous avait cependant semblé propice. La demande peut venir du personnel soignant quand le malade dérange, et là c’est souvent à l’institution que le psy est confronté. Conseiller le psy n’est pas abandonner ni se défausser du patient c’est essayer de lui redonner la parole et de pouvoir parfois former avec l’analyste un couple thérapeutique. PLACE DU « PSY » EN SERVICE DE CANCÉROLOGIE À la suite de Marc Espié, nous allons évoquer le cancer du sein puisque c’est cette pathologie-là qui constitue notre pratique quotidienne. Mais nous allons le faire de notre place d’analyste. Après quelques considérations sur la place du psychanalyste en cancérologie et sur notre mode d’intervention dans le service, nous vous parlerons de patientes, des patientes dont Marc a déjà parlé afin de vous donner une autre approche de ces femmes. L’annonce du cancer, les traitements qui s’en suivent, le suivi régulier ensuite qui ne s’arrête plus, font entrer ces femmes dans une temporalité bien particulière. Y a t-il un avant, un pendant et donc un après cancer ou le continuum temporel est-il définitivement brisé, une rame de la vie s’étant à jamais détachée, faisant rupture dans une continuité tant physique que psychique, l’enchaînement logique des événements étant rompu. Le temps prend-il une couleur différente ou s’arrête t-il là comme accroché, fixé, figé à ce verdict de tumeur, terme dont on ne peut ignorer le poids du signifiant ? Nous allons tenter d’évoquer ces temps enchevêtrés. Il y a un temps pour tout aurait dit l’ecclésiaste : un temps pour le déni, un autre pour l’acceptation, un temps pour la sidération, un autre pour la dépression ; un temps pour
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une défense efficace, un autre pour l’effondrement ; un temps pour la colère, un autre pour l’apaisement. C’est au fil de tous ces temps que la patiente navigue seule ou accompagnée. C’est notre travail à nous, analyste, de sillonner les chemins escarpés, d’écouter le patient dans les méandres de cette aventure qu’est la maladie. Mais avant d’entrer au vif de la clinique quotidienne, nous esquisserons volontiers un portrait du psychanalyste dans un service de médecine. Travailler comme psychanalyste en médecine, c’est être un peu seule de son espèce au milieu d’une flopée de médicaux et de paramédicaux. Solitude avec son lot d’avantages et d’inconvénients. Seule, c’est-à-dire à côté, en marge. Marge par rapport à la confidentialité contrastant avec la transparence des dossiers médicaux, au « flou », à la subjectivité relative aux résultats thérapeutiques mais aussi par rapport au temps dans lequel nous nous inscrivons avec nos patientes, ce temps psychique décalé ou calqué sur le temps biologique ou médical. En effet, si une prise en charge ne commence jamais avant l’arrivée dans le service, elle peut aller bien au delà la fin du traitement. Cette marge, il convient de la garder, coût que coût, contre toute tentative assimilante voire phagocytante du corps médical. Il convient de la garder avec souplesse cependant afin d’éviter le rejet et l’exclusion qui empêcheraient le travail. Les rencontres informelles mais régulières avec les médecins et les infirmières sont importantes voire vitales. Elles permettent que quelque chose circule à temps et à contre-temps. Ce quelque chose, ce sont les informations objectives bien sûr mais aussi et surtout les impressions et appréhensions, les questions et les incompréhensions, les espoirs et les déceptions. Ces échanges renforcent ou déstabilisent l’alliance thérapeutique, facilitent ou gênent notre écoute analytique. Dans tous les cas, ils offrent une possibilité de tisser des liens psychiques. En effet, pour la patiente, le service hospitalier revêt une fonction maternelle et maternante et constitue ainsi un espace de jeu où les soignants sont à des places tournantes, le psychanalyste faisant bien sûr partie de la danse. Les interactions sont multiples – médecin/malade, infirmières/malade, infirmière/ médecin… – et il convient de les repérer quand on le peut, de les analyser quand un patient tente, dans un mouvement inconscient mortifère, de malmener le cadre hospitalier, d’attaquer les liens. Pour l’analyste, c’est un jeu d’équilibriste qui le change du cadre classique de la cure. Il y a tout d’abord le poids
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majeur de la pathologie somatique dont il faut tenter de décrypter la place dans la demande de suivi psychologique et surtout au cours du suivi même. Poids lié à l’atteinte du corps propre, à la proximité de la mort. Si le psychanalyste travaille au niveau de la réalité psychique, que fait-il de cette réalité objective ? L’ignorer serait une violence impensable. Lui laisser toute la place ferait obstacle à toute élaboration psychique. Beaucoup plus qu’ailleurs, nous sommes amenés à naviguer entre ces deux réalités. L’origine de la demande a toujours à voir d’une façon ou d’une autre avec le cancer. La vie, tant physique que psychique est en danger. En cancérologie, c’est la blessure du corps qui pousse à venir dire et écouter une toute autre blessure. C’est à tout moment que la patiente vient rencontrer le psychanalyste. À tout moment, c’est à dire quand elle le souhaite ou quand le cancérologue en ressent la nécessité pour elle ou…pour lui. Quand quelque chose de sa souffrance psychique peut enfin advenir. Aussi avons-nous décidé à St Louis de ne pas proposer un rendez-vous systématique avec le psychanalyste. Nous disions qu’il y avait un temps pour tout. Il y a bien un temps pour reconnaître sa souffrance, un temps pour l’entendre et c’est dans ce temps là que le psychanalyste peut entrer en piste. Le psychanalyste au fil du temps, c’est celui qui pourra être là dès le début du traitement, qui accompagnera la patiente pendant ces longs mois de prise en charge médicale mais qui sera là aussi quand la souffrance du corps se sera tue, momentanément ou définitivement, et qu’une autre souffrance émergera ou persistera. C’est la vigilance, l’écoute du cancérologue qui servira de relais. C’est sa capacité de reconnaissance de la souffrance psychique de la patiente à tout moment du traitement mais surtout à tout moment de l’après traitement qui lui permet de proposer un autre type de prise en charge. HISTOIRES DE PATIENTES Nous voudrions évoquer les patientes que nous recevons une fois le traitement terminé, terminé parfois même depuis longtemps. C’est le cas de Caroline. Caroline m’explique, en larme, qu’elle ne comprend vraiment pas ce qui lui arrive. « Avant tout allait bien » me dit-elle, « je n’avais pas de problème, je ne me posais pas de question, je travaillais, m’occupais de mes enfants, tout allait bien avec mon mari. Mais mon sein me gêne et puis cette maladie, elle commence mais elle ne se termine pas ». Elle me raconte que peu de temps avant la découverte de son cancer, elle avait été licenciée, sans véritable raison, du laboratoire où elle travaillait comme
biologiste. Elle qui n’avait jamais eu de problèmes dans le travail, qui ne supporte pas les conflits et avait toujours fait en sorte d’être aimée et appréciée partout où elle passait, s’est retrouvée face à une femme qui la vit comme rivale. Elle subit passivement cette rivalité et évacua rapidement l’agressivité majeure qui affleurait. Pour Caroline, ce licenciement a fait rupture, rupture redoublée par la survenue du cancer du sein. Une brèche s’est ouverte, une faille narcissique est mise à jour. Mais Caroline a beaucoup de mal à l’idée de venir parler d’elle et de sa détresse. Elle la distribue par dose homéopathique aux différents membres de l’équipe, livrant à Marc Espié ses difficultés sexuelles et conjugales, à l’assistante sociale la nécessité d’avoir une lettre de Marc Espié et de moimême affirmant son incapacité, dans l’instant à reprendre son travail, me disant combien elle était mécontente de la reconstruction, que son sein la gênait, l’empêchait de dormir. Caroline déposait ainsi ses fardeaux dans les bras de ceux qui ne pouvaient rien en faire. Elle réussit ainsi à faire en sorte que l’on parle d’elle entre nous, alors qu’a priori, c’est une patiente qui ne soulève aucune inquiétude d’un point de vue médical. Le licenciement et la blessure dans son corps ont fait voler en éclat l’apparente solidité de cette femme, prise depuis longtemps dans des conflits larvés avec ses sœurs sous-tendus par une problématique œdipienne majeure. Elle peut ainsi avec beaucoup de précaution évoquer les rivalités féminines qui la taraudent. Ce métier qu’elle exerçait selon le choix exclusif de son père, une femme l’en a privée. Dans le même temps, on lui retirait ce sein malade. Ces « castrations » consécutives l’empêchent pour l’instant de retrouver sa place sociale, sa place de femme auprès de son mari et celle de mère auprès de ses enfants. « Je n’ai plus de repère dans mon lit » me confie t-elle. Ce qui pour moi résume assez bien sa problématique. Les lettres que Marc Espié et moi-même avons écrites à la Sécurité sociale avaient valeur d’autorisation pour elle à être une femme en souffrance, à se percevoir autrement qu’une femme infaillible, complète, sans manque. Ces blessures béantes, elle va pouvoir ainsi prendre le temps de les penser/panser, dans les deux sens du terme. C’est dans un contexte tout autre que je reçois Judith pour la première fois. Judith était à nouveau en traitement. Elle avait quitté en courant l’unité de chimiothérapie, refusant de faire son traitement. Quand Marc Espié l’a récupérée au vol dans le hall de l’hôpital, elle était en larme. L’ami avec qui elle vit, qui fut en son temps son chirurgien, la laisse tomber dans son traitement, ne lui pose pas de question. Il l’avait déposée le
Oncologue, psychanalyste et patiente
matin même à St Louis, lui demandant, étonné, ce qu’elle venait faire à l’hôpital. Ce déni, si violent pour elle, faisait suite à des mois de silence autour de cette maladie qui au départ les avait unis. C’est dans cette situation d’urgence que nous nous sommes rencontrées. S’il est important parfois de ne pas sauter à pieds joints dans l’urgence d’une demande, pouvoir l’accueillir à certains moments semble fondamental. Mettre en mots dans l’instant la détresse et ainsi la contenir, offre la possibilité qu’un autre type de demande advienne ou encore que d’autres mécanismes de défense se mettent en place évitant l’effondrement. Lors de notre première rencontre, Judith nous a beaucoup parlé de son compagnon. C’est en tant que chirurgien qu’elle l’a rencontré dans un autre hôpital parisien. C’est donc en tant que malade qu’elle l’a connu. Elle qui avait derrière elle un long parcours de malade, a fait sans aucun doute un transfert massif sur cet homme qui s’occupait d’elle, de son corps. Il n’a pas su ou pas pu rester à sa place de médecin. Elle n’a pu garder sa place de malade. Les places se sont modifiées, un autre type de relations s’est instauré. Quand elle est devenue sa femme, il a quitté sa place de médecin, la déléguant à un autre. Il a cessé de s’intéresser à ce corps malade jusqu’à dénié la maladie. Elle aurait aimé inconsciemment qu’il garde les deux places, place du médecin et place de l’homme. En poussant Marc Espié à courir après elle dans les couloirs, à aller prendre un café avec elle pour la rassurer et la convaincre de faire sa cure de chimiothérapie, Judith tente de répéter ce qui s’est passé avec son chirurgien. Que les distances disparaissent, qu’une relation plus affective s’installe. Elle tentera la même chose avec moi, souhaitant m’apporter un café, me posant des questions personnelles. Elle supportera assez mal ma réserve au début, mais s’y fera peu à peu. Les entretiens que nous aurons ensemble seront souvent d’une grande intensité, Judith malade depuis longtemps, a eu le temps de réfléchir à ce qui fait l’essentiel de la vie. Elle évoquera avec beaucoup d’émotion la mort d’un ami proche, celle de son beau-frère, la maladie de son père. Elle répétera souvent qu’elle souhaite mourir seule, que c’est indécent de montrer cela aux autres et puis qu’après tout, c’est intime. Elle avait appris un jour que je devais faire une communication dans une journée d’étude, s’était débrouillée pour se procurer une invitation. Elle avait décidé alors d’arrêter de venir me voir, trouvant qu’elle allait bien. Elle avait ajouté « et puis comme cela, je pourrai venir vous écouter » me montrant qu’elle avait saisi quelque chose de la séparation des lieux, des espaces, que tout n’était pas dans tout, qu’on ne pouvait pas être
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patiente et amie ou collègue …. Mais tout de même, quelques temps auparavant, elle avait donné mon nom à une de ces amies, homonyme de surcroît, qui vint me voir. Je n’avais pu alors m’empêcher de penser que c’était là sa façon à elle de maintenir un lien. Dernièrement, elle n’est pas venue à sa consultation médicale. Elle a appelé la secrétaire, en disant qu’elle ne viendrait plus se faire soigner. J’étais peu étonnée mais bouleversée par cette réaction. Nous ne pouvions rien faire. M. Espié a fini par l’appeler, elle s’est décidée à revenir mais, là encore, il a fallu sortir du cadre normal qui veut qu’on ne rappelle pas un malade qui dit ne plus vouloir consulter. Elle n’attendait que cela, de toute évidence. La « disparition » de cette patiente nous rappelle les brusques silences, les absences inexpliquées quand la santé se détériore gravement. Le lien thérapeutique se défait sans que l’on puisse rien y faire. L’analyste ou le cancérologue, soudainement focalisé, est abandonné, rejeté, mis en position de bon à rien, puisque le suivi tant physique que psychologique n’a pas eu d’issue salvatrice. Marc Espié a terminé en parlant de fin de vie. Nous allons évoquer une situation où nous ne sommes pas intervenue pour la fin de vie mais plutôt pour que la vie continue ou ne s’arrête pas avec la mort d’un proche. Je n’ai jamais rencontré Aude dont Marc vous a parlé. Quelque jours avant sa mort cependant, je reçois des messages répétés sur mon répondeur à l’hôpital. Son mari souhaite me voir de toute urgence. Je l’ai reçu quatre fois. Lors de notre première rencontre, il est décomposé, envahi de tristesse mais aussi sidéré par la situation. Il évoque le déni dans lequel ils s’étaient installés lui et sa femme face à l’imminence de la mort. Il parle avec insistance de son besoin d’apaiser Aude, m’assaille de questions auxquelles il m’enjoint de répondre. Nous entendons là le caractère insupportable de son impuissance, la nécessité impérieuse plaire à sa femme une dernière fois. Dès que je lui parle de lui et de sa souffrance, il répond avec véhémence que sa préoccupation c’est Aude. Il parle rapidement de ses enfants, se demande s’il faut qu’ils voient leur mère. La deuxième rencontre, plus apaisé, il peut évoquer l’après Aude (elle vit encore). Travail d’acceptation ou mécanisme de défense ? Les deux pieds dans la réalité pratique, il se demande où l’enterrer, comment rédiger les faire-part de décès, comment faire avec les enfants ? Ils avaient vu leur mère, avaient souhaité lui offrir une grenouille en plastic, n’avaient manifesté aucune tristesse mais beaucoup d’agitation.
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La troisième fois, nous ne nous sommes pas vus seuls mais avec ses enfants de trois et six ans. Ils venaient d’apprendre la mort de leur mère. Je les retrouve dans le hall de l’hôpital, courant et sautant partout. Leur père est très calme. Soulagé que tout soit terminé, son angoisse avait pu céder. Barthélémy, l’aîné, ne veut pas me voir. Simon le second prend vite une feuille, des feutres et dessine un clown qui fait la grimace ; Barthélémy peu à peu se met à écrire. Il remplit la feuille de lettres, toutes détachées les unes des autres. En même temps, il écoute très attentivement tout ce que son père et moi disons. Au bout d’un long moment, il se tourne vers moi et me demande comment s’écrit le O avec deux lettres. Je reste interrogative, il me propose U-A. Je lui réponds que c’est presque cela mais dans l’autre sens. Barthélémy, pour la première fois, attache deux lettres ensemble, A et U. Je lui fais remarquer simplement qu’il me semble que c’est ce AU là que l’on trouve dans le prénom de sa maman. « Ah, je savais pas… » répond-il. Au cours de l’entretien, les deux enfants ont pu émettre le souhait ensuite de mettre les dessins et les grenouilles sur le cercueil et surtout pas dedans. Notre dernière rencontre permit d’aborder la question de la présence ou non des enfants à l’enterrement de leur mère ainsi que l’opportunité d’un suivi psy pour Barthélémy, qui depuis le début de la maladie de sa mère, début qui coïncide avec la naissance du petit frère, n’allait pas bien. Voilà quatre rendez-vous en une semaine, quatre rencontres qui n’ont rien de la cure analytique classique mais qui font partie intégrante de notre travail d’analyste en cancérologie. Il n’est pas question de proposer un suivi au long cours à des familles de patients. Il s’agit que des mots, des émotions, soient déposés et entendus
dans cette espace-là, que quelque chose puisse se clore en ce lieu afin qu’une ouverture nouvelle soit possible, ouverture qui peut être, dans un premier temps, la possibilité d’entrer dans une période de deuil. POUR CONCLURE Alors être analyste à l’hôpital ne veut pas dire mener des cures analytiques mais travailler avec le référent analytique, dépister et suivre ce que l’on perçoit des mouvements inconscients de nos patients et de nous-mêmes en maintenant notre travail autour du transfert et du contre-transfert. C’est créer un cadre avec comme données de base la maladie, savoir tisser du lien psychique dans ce cadre incongru qui donne parfois l’impression de nous malmener ; en effet, que dire, qu’analyser dans le transfert des séances annulées pour causes d’effets secondaires de chimiothérapie ? Que comprendre, que dire d’émergences dépressives majeures qu’on ne peut dissocier d’une période d’aplasie ? Que faire de ce savoir médical qui diffère bien souvent de celui des patients ? Que faire d’un changement de cadre qui fait que l’on est amené à rencontrer une patiente en pyjama dans son lit sans perruque – moments souvent très propices à un réel travail analytique en lien avec cette situation régressive qu’est celle du patient hospitalisé – et à la revoir en consultation, habillée, coiffée, maquillée ? C’est ce qui crée l’originalité ou la spécificité de ce travail bien particulier où l’on est confronté peut-être plus qu’ailleurs à une nécessité impérieuse, celle d’être sans cesse en création et en recréation, de cadre et de liens avec nos collègues médecins et infirmières.