L’expérience de la douleur parmi des femmes atteintes d’un cancer du sein (cohorte ELIPPSE)

L’expérience de la douleur parmi des femmes atteintes d’un cancer du sein (cohorte ELIPPSE)

Volume 97 • N° 8 • août 2010 Article original Original article ©John Libbey Eurotext L’expérience de la douleur parmi des femmes atteintes d’un can...

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Volume 97 • N° 8 • août 2010

Article original Original article

©John Libbey Eurotext

L’expérience de la douleur parmi des femmes atteintes d’un cancer du sein (cohorte ELIPPSE) Pain and breast cancer among women from the ELIPPSE cohort Article reçu le 12 mars 2010, accepté le 9 avril 2010 Tirés à part : L. Spica

L. Spica, M.-K. Bendiane, P. Peretti-Watel, D. Rey ORS PACA, Inserm UMR912, 232, boulevard Sainte-Marguerite, F-13009 Marseille, France

Résumé. L’amélioration de la qualité de vie des survivants du cancer passe d’abord par une meilleure prise en charge des douleurs chroniques dont souffrent certains. C’est tout particulièrement le cas pour les survivantes d’un cancer du sein, dont les douleurs sont fréquemment d’origine iatrogène. Des entretiens réalisés avec 25 de ces survivantes issues de la cohorte ELIPPSE, 24 mois après leur diagnostic et plusieurs mois après la fin des traitements, montrent que celles-ci donnent des sens variés à leur douleur (douleur transitoire, mais nécessaire pour guérir, ou douleur définitive), sens qui contribuent à « normaliser » celle-ci, et qui constituent souvent des obstacles à sa prise en charge par les soignants. En outre, ces derniers contribuent parfois à ce processus de « normalisation » de la douleur. Nos entretiens illustrent également comment ces femmes aménagent leur vie quotidienne pour gérer la douleur, en renonçant à certaines activités, ou en modifiant leurs gestes. Enfin, nos résultats pointent une insuffisance des informations données aux patientes, concernant les douleurs auxquelles elles sont exposées et les moyens de les soulager, et suggèrent un déficit de formation des soignants dans ce domaine.

Abstract. Chronic pain is one major determinant of quality of life among cancer survivors. It is especially true for breast cancer survivors, who frequently endure iatrogenic pain. We conducted in-depth interviews with 25 women recruited in the ELIPPSE cohort, 24 months after their diagnosis, and several months after the end of their treatment. These women gave various meanings to chronic pain (a transient condition, necessary for recovering, or a new and permanent condition) that contribute to ‘normalize’ pain and to prevent its alleviation. Moreover, health professional sometimes fuel this ‘normalization’ of pain. Our interviews also showed how participants enduring chronic pain tried to relieve it by adjusting their daily activities and gestures. Finally, our results emphasize both the lack of information given to patients concerning iatrogenic pain and the existing ways to manage it, and the lack of specific training for health professionals.





Mots clés : douleur, cancer du sein, recherche qualitative

doi: 10.1684/bdc.2010.1133

Introduction L’amélioration de la qualité de vie des personnes atteintes d’une maladie chronique a été définie comme une priorité de santé publique par l’Organisation mondiale de la santé. En France, un plan quadriennal est dévolu à cet objectif depuis 2007 [1]. La douleur étant l’un des premiers déterminants de la qualité de vie, son évaluation clinique et sa prise en charge figurent en tête des priorités identifiées à la fois par les concepteurs du plan et les associations de Bull Cancer vol. 97

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Key words: pain, breast cancer, qualitative research

patients concernés. La douleur est également la première préoccupation des patients atteints d’un cancer, dont la prise en charge fait partie des protocoles de traitement. D’ailleurs, le plan cancer en vigueur est articulé avec le troisième plan de lutte contre la douleur. La douleur est un symptôme très courant des pathologies cancéreuses, surtout en phase localement évoluée ou métastatique du cancer [2]. Cette douleur est généralement liée à l’envahissement tumoral. Toutefois, elle

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peut aussi être induite par les traitements [3]. Ces douleurs iatrogènes sont tout particulièrement fréquentes s’agissant du cancer du sein [4]. Dans ce cas, il peut s’agir de douleurs postchirurgicales, de douleurs postradiques, ou encore de douleurs consécutives à la chimiothérapie (mucites, neuropathies périphériques). Ces douleurs iatrogènes sont observées chez les femmes traitées pour un cancer du sein, mais elles sont aussi très hétérogènes : d’origines diverses, plus ou moins aiguës, plus ou moins présentes, plus ou moins durables, certaines sont ressenties uniquement pendant les traitements, mais d’autres le sont encore plusieurs années après. Cependant, un examen de la littérature scientifique internationale suggère que l’on sait encore peu de choses sur l’impact de ces douleurs dans le quotidien de ces femmes. En outre, les progrès thérapeutiques de ces dernières années nécessitent que l’on interroge davantage l’impact de ces douleurs sur la qualité de vie. D’abord, parce que grâce à ces progrès ces femmes vivent plus longtemps ; il importe donc de savoir comment elles vivent suite à ces interventions, d’autant qu’elles sont de plus en plus nombreuses [5-7]. Ensuite, parce que ces progrès passent parfois par de nouveaux traitements plus efficaces, mais aussi plus agressifs, avec des effets secondaires douloureux plus sévères. Enfin, parce que les progrès du dépistage font que de plus en plus de femmes jeunes sont prises en charge, alors qu’elles sont en âge de travailler et d’avoir des enfants. Or, pour ces femmes, les douleurs iatrogènes posent des problèmes spécifiques liés notamment à la vie professionnelle et familiale. Les objectifs de cette étude sont donc de mieux connaître et documenter l’expérience de la douleur, puis la signification et le sens donné à ces douleurs par les soignants comme par les soignées. Se pose ensuite la question de la prise en charge de la douleur, quand il y en a une : quelles douleurs sont prises en charge, comment et à l’initiative de qui ? Dans tous les cas, même s’il y a prise en charge médicale, la question se pose de savoir comment la douleur est gérée au quotidien et comment les femmes s’y adaptent.

Matériel et méthode Nous avons sélectionné des femmes parmi celles qui participent déjà la cohorte ELIPPSE. Il s’agit d’une cohorte d’incidence qui suit pour cinq années des

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femmes qui ont été traitées pour un cancer du sein en région PACA et qui sont maintenant en période rémissive, en commençant avec un premier point d’observation 24 mois après le diagnostic. Ces femmes sont soit âgées de 40 ans ou moins, soit de 65 ans ou plus, dans la mesure où de nombreuses études ont déjà porté sur la tranche d’âge des 40-65 ans, qui correspond au pic d’incidence pour le cancer du sein. L’étude qualitative repose sur les résultats d’analyses effectuées à partir d’entrevues approfondies. La sélection des femmes interrogées au sein de la cohorte ELIPPSE permet de ne pas les désigner au hasard : elles ont été choisies de façon à représenter également les deux catégories d’âge, avec des scores de qualité de vie physique et psychologique contrastés. Les personnes ainsi choisies ont été contactées par courrier, puis par téléphone. Après 25 entretiens semi-directifs approfondis (et cinq refus) réalisés au domicile des participantes, le recueil a été stoppé, car le point de saturation thématique était atteint (les derniers entretiens ne faisaient pas émerger de nouveaux thèmes). Les entretiens ont été enregistrés, anonymisés (les prénoms cités infra sont fictifs) et retranscrits avec l’accord des participantes, afin d’en faire une analyse thématique.

Résultats Expérience de la douleur Expérience non systématique En premier lieu, il faut souligner que l’expérience de la douleur n’est pas unanimement partagée par les participantes à notre enquête : certaines ne rapportent aucun épisode douloureux, pendant comme après les traitements. En témoigne cette jeune femme partiellement opérée : « J’avais pas mal. Je ne me souviens pas avoir souffert pendant mon cancer. Je me souviens avoir été très fatiguée, mais je n’ai pas souffert. Donc non la douleur, non. » (Éva, 32 ans.) La situation est identique chez cette patiente de la catégorie d’âge supérieure qui estime n’avoir pas subi de douleurs particulières : [Est-ce que les médecins vous ont parlé de moyens pour soulager la douleur ?] « Non parce que je n’ai pas eu de douleur. » (Félicie, 77 ans.) Bull Cancer vol. 97

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Douleurs d’origine parfois anodines Au moment de l’entretien, environ la moitié des femmes interrogées rapportent des douleurs chroniques. Les témoignages ainsi recueillis renvoient à des phénomènes le plus souvent déjà bien documentés, qui vont de la douleur aiguë intermittente à une sensation d’inconfort chronique qui devient très pesante au quotidien : lymphœdème au bras, douleur fantôme, douleurs musculaires ou osseuses, cicatrisation difficile, sensations d’étouffement, mais aussi essoufflement permanent, perte du goût et sudation excessive (ces derniers symptômes étant attribués à la chimiothérapie). Mais si l’on connaît déjà bien ces douleurs induites par les soins eux-mêmes, nos entretiens montrent que la douleur, et parfois la douleur la plus aiguë, peut être la conséquence de gestes thérapeutiques en apparence anodins qui sont périphériques aux soins, et qui sont souvent effectués par le personnel infirmier ou des internes : changement des pansements, enlèvement des drains, repérages pour la radiothérapie… « Les seules douleurs que j’ai eues de l’intervention, c’était parce que j’étais allergique aux pansements. C’est vraiment ça qui m’a fait le plus mal. Les cloques sous les pansements, je vous assure que c’est vrai. Parce que ça a éclaté, c’était à vif et tout ça. Mais sinon rien du tout, vraiment. » (Isabelle, 42 ans.) « Au niveau de la douleur, ce qui m’a fait le plus souffrir c’est les drains. Parce que c’était une interne, elle ne savait pas trop faire et elle m’avait dit “arrêtez de respirer, je tire”. Mais il ne fallait pas arrêter de respirer au contraire, il fallait se détendre. Mais elle avait compris le contraire. » (Audrey, 30 ans.) « Le pire c’est sur la cicatrice, c’est terrible. Ils vous enfoncent une aiguille, là, dans la cicatrice ! J’ai dit, vous allez où comme ça ? Elle me dit ben j’vais vous faire votre repérage. Et ça, ça fait over super mal. Ça fait mal. » (Marie, 31 ans.) Douleurs toujours mises en perspective Toutes les femmes interrogées ont tendance à mettre en perspective leur douleur avec celle d’autres personnes « moins bien loties » : d’autres femmes qui souffrent de la même pathologie, d’autres personnes plus ou moins proches atteintes ou non d’un cancer… Certaines parmi les plus âgées, comparent aussi leurs douleurs à des épisodes douloureux antérieurs, en particulier lors de l’enfantement. Toutes ces comparaisons Bull Cancer vol. 97

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permettent aux femmes interrogées de mieux accepter leur propre situation. « En comparaison à ma collègue de bureau qui a eu un rayonnage intensif ça n’avait rien à voir le dosage que j’ai eu. Elle a été complètement brûlée, à avoir des croûtes comme si elle avait pris un coup de soleil tous les jours, à être en sang pratiquement. » (Sophie, 30 ans.) « Je regarde toujours le pire. La piqûre qu’on me faisait, ça me paralysait les jambes. J’avais mal de partout, des douleurs ! On dirait que j’avais tous les os qui allaient se casser. Alors, j’étais allongée et je disais à ma mère “je n’ai pas à me plaindre quand même”, parce qu’il faut penser à ceux qui sont tétraplégiques, paraplégiques, qui sont toute leur vie paralysés. Moi c’est huit jours où je ne suis pas bien, je suis couchée, mais après je vais me lever. » (Laurie, 26 ans.) « Quand on a connu la douleur de l’accouchement qui est énorme, à côté ça ne paraît pas douloureux quoi, je veux dire. » (Joëlle, 40 ans.)

Sens donné aux douleurs Des perceptions douloureuses souvent associées au processus de guérison Chez certaines participantes, la douleur ressentie en phase curative est la preuve que le processus de guérison est en cours, et que le traitement est efficace, il faut donc y rester attentif, parce qu’elle peut également indiquer une rechute ou signaler un problème : « On ne peut rien y faire, ce sont des douleurs qui sont tellement fortes… Parce que ça réactive les cellules au niveau de la moelle épinière, donc des douleurs dans le dos, dans le bassin, dans des endroits où vraiment les cellules se renouvellent ». [C’était bon signe que ça vous fasse mal ?] « Oui c’était la preuve que tout se réactivait, tout était en train de se renouveler, mais bon je m’en serais passé. » (Noémie, 26 ans.) Pour d’autres femmes interrogées, la douleur constitue une épreuve par laquelle il « faut passer » pour guérir, ce qui justifie de ne pas la soulager en prenant des médicaments contre l’antidouleur : « C’était un combat entre moi et elle (la douleur). Je voulais gagner sans tricher. C’est un combat qu’on mène, il ne faut pas rêver. C’est pour ça qu’il y a des personnes qui s’en sortent et d’autres qui ne s’en sortent pas. » (Audrey, 30 ans.)

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A contrario d’autres nous disent qu’elles n’ont pas besoin d’avoir mal dans les mêmes circonstances, justement parce qu’elles estiment être déjà guéries : « Moi comme j’ai considéré que j’étais guérie, quelque part je n’ai pas besoin d’avoir mal… Enfin, on peut se dire que je n’ai pas besoin d’avoir mal. Je suis guérie. Mais si quelqu’un prend ça comme une calamité… Si on veut vraiment être hyper terre à terre, je suis malade, on m’opère, je suis guérie. Si je suis guérie, je n’ai vraiment pas de raison d’avoir mal. » (Isabelle, 42 ans.) Intégration des douleurs comme une « nouvelle donne » permanente Ce qui modifie également le sens de la douleur, c’est le sentiment qu’elle est transitoire, vouée à disparaître, ou bien la perception d’une « nouvelle donne » vouée à la permanence, avec laquelle il va falloir apprendre à vivre le reste de sa vie, elle devient alors intégrante du nouveau moi. Ce sentiment conduit souvent les femmes interrogées à refuser les analgésiques. Les déclarations de cette jeune patiente, dont le caractère génétique de la tumeur est établi, illustrent bien cette perception : [Et votre médecin que vous a-t-il dit à propos de ces douleurs ?] « Il m’a donné du kiné. Des médicaments de toute façon je n’en prendrai pas ». [Il vous en a proposé ?] « Oui sûrement je ne sais pas. Il a dû me faire une ordonnance, mais je ne suis pas allée les chercher. Je n’ai pas besoin de médicaments. Je dois apprendre à vivre avec. Parce que je ne veux pas prendre de médicaments à vie. » (Virginie, 31 ans.) [Et vous prenez des médicaments pour vous soulager ?] « Non. J’en ai assez eu des médicaments. Non, je ne prends rien. Rien du tout ». [Ni même pour soulager votre bras ?] « Non, je-ne-veux-rien. Je ne veux pas de médicaments ». [Vous en avez trop pris ?] « Oui. Oui. Mais je veux dire… sinon je serais toujours en train d’en avaler des médicaments. Parce que cette douleur elle est permanente. Donc voilà, ça ne sert à rien. » (Laetitia, 30 ans.)

Prise en charge de la douleur Pas de prise en charge spécifique de la douleur chronique Le constat premier est que la prise en charge spécifique des douleurs est souvent absente, et toujours insuffi-

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sante. En effet, la plupart des femmes qui ressentent des douleurs résiduelles à deux ans du diagnostic initial expliquent qu’elles ne suivent aucun traitement particulier pour la douleur, mais recourent simplement au paracétamol ou à l’aspirine, de façon occasionnelle ou régulière… « Des antidouleurs ? Non, non. Je prends du Doliprane® moi. Parce que je suis allergique à l’ibuprofène. Ça aussi depuis la chimiothérapie. » (Pauline, 68 ans.) En guise d’explication, d’abord, la douleur est souvent présentée comme normale par les médecins eux-mêmes : [Avez-vous dit aux médecins que vous aviez mal ?] « Ah oui, oui, ils m’ont dit que c’était normal. Ils me disent : oui ce n’est pas une petite opération que vous avez eue. Si on me dit que c’est normal, moi je crois ce qu’on me dit. » (Claude, 68 ans.) [Il vous fait encore mal, votre sein ?] « Oui il me fait mal ». [Et pour vous soulager, qu’est-ce que vous pouvez faire ?] « Rien ». [Vous en avez parlé à votre médecin ?] « Ben oui il m’a dit “c’est normal” .» (Émilie, 64 ans.) Manque d’information sur la douleur, en amont et en aval On note ensuite un manque d’information en amont et en aval des gestes qui ont provoqué des douleurs. Ainsi, l’une des patientes interrogées mentionne lors de l’entretien une « douleur fantôme » qui n’avait pas été nommée jusqu’ici : « J’ai eu la sensation d’avoir un sein pendant pas mal de temps, comme quand on a perdu un membre, j’avais l’impression d’avoir mal alors que je n’avais plus rien. Et ça c’est psychologique, hein ? C’est vrai qu’on a l’impression… J’avais l’impression qu’il était encore là et… » [On vous a dit que vous risquiez d’avoir mal après l’ablation ?] « Non ils ne m’ont rien dit .» (Nancy, 30 ans.) De même, certains gestes périphériques, ici des injections d’érythropoïétine durant la chimiothérapie, peuvent provoquer d’intenses douleurs, ni anticipées, ni prises en charge : « Les piqûres, c’était… On ne m’avait pas dit que c’était si douloureux. On m’avait dit : ça risque de faire mal, mais à ce point-là, non. Parce qu’en fait on faisait une piqûre par jour pendant une semaine et en Bull Cancer vol. 97

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fait en une piqûre c’est comme si on vous en envoyait 11 d’un coup. Donc ça c’était des douleurs osseuses, c’était vraiment très, très douloureux. À en pleurer, vraiment. C’était horrible. » [Vous avez demandé des médicaments pour faire passer ces douleurs ?] « Alors je prenais du Doliprane®, parce que c’est ce qu’on m’avait dit de prendre ». [Ça vous soulageait ?] « Non. Ah non. Mais alors pas du tout. » (Noémie, 26 ans.) A contrario, d’autres patientes éprouvent des douleurs dont l’origine n’est pas établie par leurs soignants et qui parfois peuvent faire l’objet d’une psychiatrisation : [Vous avez vu un médecin, pour vos douleurs ?] « Ah oui, oui. Très gentil d’ailleurs. Il m’a envoyé chez un psychiatre parce qu’il a dit que c’était dans ma tête que ça n’allait pas surtout (…). Mais pendant six mois j’ai eu très, très, très mal. Et encore maintenant de temps en temps je me dis ouh là là j’ai mal. Alors, je téléphone vite à mon médecin traitant. Il me dit, mais non vous savez que ça ne fait pas mal. » (Pauline, 68 ans.) Comme le souligne cette patiente : [Vous pensez que l’on a moins mal quand on sait ?] « Oui, oh oui ! Parce que je pense que c’est la peur en fait. Et c’est la peur qui peut augmenter la douleur. (…) je ne dis pas que quelqu’un qui a peur a plus mal, mais il ressent plus la douleur. » (Isabelle, 42 ans.)

porose, donc je prends fosavans, j’ai aussi une gamapathie, c’est un myélome pas déclaré encore. Là j’ai aussi des corticoïdes, puis de l’aglufen… » (Linda, 68 ans.) Si ce cas de figure est fréquent, d’autres patientes développent des allergies médicamenteuses suite aux traitements de leur cancer : « Depuis que j’ai eu la chimio, je suis allergique à l’ibuprofène. Quand j’avais la chimio, j’avais attrapé un œdème de Quincke à cause du cachet profénil, anti-inflammatoire. Et j’avais vachement fait d’urticaire géant. Depuis je ne peux plus prendre d’Advil®. » (Sophie, 40 ans.) D’autres encore, depuis la chimiothérapie, ne supportent plus l’odeur des crèmes qu’elles sont censées se passer sur la poitrine pour mieux cicatriser ou assouplir leur peau, ou d’autres recours thérapeutiques de « confort » : [Les huiles essentielles et l’homéopathie que vous preniez, ça vous avait aidé pour vos douleurs ?] « Alors l’huile essentielle pour les cicatrices j’ai arrêté de la mettre parce que avec la chimio je ne supportais plus aucune odeur. Il y avait vraiment les odeurs multipliées par dix et d’ailleurs ça m’est resté. » (Noémie, 26 ans.)

Difficultés de prise en charge liées aux comorbidités et aux interactions médicamenteuses

Évitements et renoncements

Enfin, les comorbidités et les interactions médicamenteuses accentuent également les problèmes liés à la prise en charge médicale des douleurs. Ces situations se rencontrent surtout chez les patientes les plus âgées, dont le tableau clinique est aggravé par des pathologies gériatriques. En effet, beaucoup d’autres maladies et traitements médicaux limitent ou contre-indiquent la prescription de certains types d’antalgiques : « Je suis allergique à l’aspirine en plus, il y a plein de choses que je ne peux pas prendre comme le paracétamol. On prend beaucoup trop de médicaments. En plus à cause du cholestérol et tout ça, je ne peux pas prendre de médicaments ». (Élise, 75 ans.) [Vous avez des techniques personnelles pour vous soulager ?] « Non, de l’Efferalgan® c’est tout. Parce que j’ai d’autres, beaucoup d’autres médicaments donc je ne peux pas prendre tout et n’importe quoi. J’ai la maladie de Crohn donc je prends l’Imurel® et j’ai aussi l’ostéoBull Cancer vol. 97

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Autogestion de la douleur L’absence de prise en charge spécifique des douleurs vécues au quotidien entraîne différentes stratégies d’évitement, mises en évidence au cours des entretiens. En effet, ces renoncements ou adaptations n’apparaissent pas dans les échelles de qualité de vie des questionnaires administrés en amont, qui laissent penser que ces douleurs n’entravent pas les gestes quotidiens de ces femmes. Cependant, nombre d’entre elles ont renoncé à de nombreuses activités, et prennent de nouvelles précautions : [Qu’est-ce que vous ne pouvez plus faire ?] « Le ménage, le repassage, les vitres évidemment et je ne peux pas conduire très longtemps, enfin maintenant j’ai la direction assistée, j’ai acheté cette voiture y’a pas très longtemps pour ça, mais la voiture que j’avais avant y’avait pas la direction assistée. Donc faut que je mette une boule pour ne pas forcer sur mon muscle. » (Nancy, 30 ans.) « Après il y a les essoufflements dus à la chimio, ça m’a affaibli le cœur, quand je marche trop, ou quand je

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monte les escaliers, je montais les courses maintenant je peux pas. » (Laurence, 31 ans.) Le renoncement à certaines tâches ménagères ou domestiques est le plus fréquemment cité, mais également celui des activités de loisir : « Avant j’avais la pêche, et maintenant je ne peux pas faire l’accrobranche, je ne peux plus faire de rafting parce que j’ai mal au bras. On veut aller là, je ne peux pas parce que j’ai mal là. Rien que le scooter j’aimerais bien, mais je ne peux pas en faire, à peine quatre bornes il faut que je m’arrête parce que j’ai le bras qui n’est pas bien. Je ne peux pas porter, je ne peux pas lever les bras ». (Laurence, 31 ans.) Certaines femmes soulignent les difficultés rencontrées dans l’accomplissement de gestes simples, comme se servir des péages autoroutiers ou encore, porter un sac à main : « Des fois c’est pour prendre les tickets de péage. Parfois ma collègue a dû sortir de la voiture, car forcément ça me tire et je me suis fait mal plusieurs fois à essayer de prendre la monnaie des péages. Et puis un jour mon mari a pris l’abonnement au télépéage. » (Sabine, 42 ans.) [Et comment va votre bras maintenant ?] « Cela dépend des jours, il y a des jours où je n’ai pas mal du tout. Là, ça fait trois jours que j’ai mal, je ne peux même pas porter mon sac à main. » (Laetitia, 24 ans.) Une autre problématique concerne les activités professionnelles chez les participantes en âge de travailler, conduisant parfois les patientes à envisager une reconversion ou la recherche d’un nouvel emploi : « Il suffit que je fasse deux ou trios brushings et voilà, donc là ce n’est plus possible. Pourtant, je ne suis pas trop douillette, je n’ai pas tendance à me plaindre. Je ne pourrais pas me permettre de travailler à temps complet. Soit il faut changer de métier, après je vais peut-être envisager de travailler à domicile. » (Laetitia, 24 ans.) À mon travail ça me pose d’énormes problèmes. Parce que je travaille dans un supermarché donc il y a beaucoup de manutention, et là c’est l’horreur je ne peux plus. J’ai 31 ans et je ne peux pas lever un pack de lait. » (Laurence, 31 ans.) Adaptation des gestes quotidiens Une autre stratégie des patientes face aux douleurs qui entravent les activités quotidiennes consiste en l’apprentissage de nouveaux gestes parant la douleur.

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Ainsi, celles dont les douleurs sont fréquentes, voire permanentes lors de la réalisation de certaines activités ou gestes domestiques, adaptent leurs techniques gestuelles et corporelles de façon à ressentir une moindre douleur : « Maintenant c’est à plat ventre que je ne peux plus dormir. Parce que ça m’écrase la poitrine. Finalement, on se force, on s’oblige et on se trouve des… des… des parades. C’est obligé… c’est obligé. On finit par étudier le mouvement et trouver le mouvement. Pour avoir le même résultat et avoir moins mal. Eh oui ça, ça marche tous les jours. Maintenant je sais très bien comment je dois faire pour essorer une éponge. Il y a des jours aussi où la douleur est plus forte que d’autres. » (Suzanne, 67 ans.) « Je fais attention, car je peux me faire très mal au dos, aux doigts… Par exemple si je fais un geste comme ça, le muscle peut se raidir. Alors, je fais tout différemment, j’essaie de ne pas tirer sur un muscle en particulier. » (Josiane, 42 ans.) « Par exemple, lorsque je veux tirer un truc sous le lit, j’essaie de faire attention, car je risque de me froisser tout ce muscle-là. Donc, j’y vais avec les deux mains. Lorsque je me lave la tête, souvent par-dessus la baignoire, je ne peux pas rester la tête penchée comme ça. Il faut que je m’assois, que je me mette à genoux, et que je décrispe tout le dos, car autrement je suis sûre lorsque je me relève et je crois que je vais rester bloquée, ma voisine c’est pareil, c’est un peu la chimio, un peu tout je pense. » (Marie, 38 ans.)

Discussion Avant de revenir sur les résultats de cette recherche, il convient de rappeler qu’il s’agit d’une démarche qualitative, qui ne saurait donc prétendre à une quelconque représentativité, d’autant plus que les femmes interrogées ont été recrutées en région PACA uniquement, et dans deux tranches d’âges choisies sciemment en dehors du pic d’incidence. En outre, ce sont les femmes interrogées qui nous racontent leur propre expérience de la douleur, ainsi que la façon dont elles ont vécu leurs interactions avec les soignants : il est probable que ces derniers ne relateraient pas ces interactions de la même façon. La douleur est une expérience ordinaire pour les femmes atteintes d’un cancer du sein, même deux ans Bull Cancer vol. 97

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après le diagnostic et plusieurs mois après la fin des traitements. En outre, les douleurs les plus aiguës endurées durant la phase de traitement sont parfois dues à des gestes anodins, périphériques aux traitements eux-mêmes. Qu’elles aient le sentiment que la douleur est provisoire, ou au contraire qu’elle ne les quittera plus, les femmes interrogées éprouvent le besoin de donner du sens à cette douleur, et même souvent de l’apprivoiser sans traitement médicamenteux. Toutefois, l’absence de prise en charge de la douleur semble aussi avoir d’autres causes : propension des soignants à présenter la douleur comme normale, voire à la « psychiatriser », manque d’information en amont et en aval des gestes thérapeutiques qui provoquent la douleur, ou encore des problèmes de comorbidités et d’interactions médicamenteuses, en particulier pour les femmes les plus âgées. Livrées à elles-mêmes, les femmes interrogées tentent souvent de gérer elles-mêmes leur douleur, en modifiant leurs gestes quotidiens, en changeant leur mode de vie, ce qui retentit bien évidemment sur leur qualité de vie. D’autres études qualitatives ont déjà montré que les patients atteints d’un cancer pensent souvent que la douleur est inévitable, ou que la toxicité des traitements indique qu’ils sont efficaces [8-11]. Par exemple, une recherche menée aux Pays-Bas au début des années 1990, auprès de femmes subissant une intervention chirurgicale pour un cancer du sein, montrait que celles-ci, dans les jours suivant l’opération, dissimulaient souvent leur douleur aux soignants et refusaient de prendre des analgésiques [12]. Elles pensaient que la douleur était inévitable, elles craignaient de s’habituer aux médicaments, et les infirmières leur présentaient la douleur comme une conséquence normale de l’opération. Près de 20 ans plus tard, nos résultats suggèrent que ce processus complexe de « normalisation » de la douleur peut perdurer très longtemps après l’hospitalisation de ces patientes. Ajoutons que cette normalisation de la douleur s’appuie dans nos entretiens sur des sens donnés à celle-ci parfois très contrastés (douleur transitoire, « normale », car nécessaire pour guérir, ou douleur définitive donc « normale »). En outre, ce processus de normalisation est nourri par les croyances des patientes, mais aussi par le discours des soignants, du moins tel qu’il est compris par les patientes. Les douleurs iatrogènes des patients atteints d’un cancer ont longtemps été considérées comme des conséquenBull Cancer vol. 97

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ces inévitables et peu importantes de traitements nécessaires, car salvateurs, et à ce titre elles ont longtemps été négligées par les soignants [13, 14]. Or les interactions entre soignants et patients jouent un rôle fondamental pour structurer les croyances des seconds à l’égard de la douleur et des traitements qui peuvent la soulager [9]. Il conviendrait donc de mieux former les personnels soignants, infirmiers comme médecins, sur les gestes thérapeutiques parfois anodins qui peuvent provoquer des douleurs aiguës, sur les moyens pharmacologiques, mais aussi non pharmacologiques de soulager ces douleurs, étant donné les préventions qu’entretiennent fréquemment les patients à l’égard des analgésiques. Les soignants devraient également être davantage sensibilisés à la nécessité de bien informer les patients, et au fait que ces derniers ont tendance à dissimuler leur douleur et à nourrir des croyances qui font obstacle à sa prise en charge.



Remerciements. Nous remercions chaleureusement les femmes qui ont accepté de nous livrer leur expérience. Nos remerciements s’adressent également à la Ligue contre le cancer, grâce à laquelle cette recherche a été menée, ainsi qu’aux commanditaires de la cohorte ELIPPSE (l’Action concertée incitative [Aci] du ministère de la Recherche dans le cadre du Fonds national de la science [FNS]/appel d’offres 2003–2006 « Cancéropôles en émergence » ; l’Institut national du cancer [INCa] ; le Conseil régional ProvenceAlpes-Côte-d’Azur ; la Direction générale de la santé [DGS] ; la Fondation de France ; l’Association pour la recherche sur le cancer [ARC] dans le cadre de l’appel à proposition de recherche « Situations de travail et trajectoires professionnelles des actifs atteints de cancer »). Conflit d’intérêt : aucun.

Références 1. Direction générale de la santé. Plan pour l’amélioration de la qualité de vie des personnes atteintes de maladies chroniques, 2007-2011, Paris, 2007. Disponible à l’adresse : http://www.sante. gouv.fr/htm/dossiers/plan_maladies_chroniques/plan.pdf (dernier accès : 15 février 2010). 2. Larue F, Colleau SM, Brasseur L, Cleeland CS. Multicenter study of cancer pain and its treatment in France. Br Med J 1995 ; 310 : 1034-7. 3. Greenwald HP, Bonica JJ, Bergner M. The prevalence of pain in four cancers. Cancer 1987 ; 60 : 2563-9. 4. Marchettini P. More on pain semantics. Eur J Pain 2008 ; 12 : 251. 5. Brenner H, Francisci S, de Angelis R, Marcos-Gragera R, Verdecchia A, Gatta G, et al. Long-term survival expectations of cancer patients in Europe in 2000-2002. Eur J Cancer 2008 ; 45 : 901-1094. 6. Bouée S, Grosclaude P, Alfonsi A, Florentin V, Clavel-Chapelon F, Fagnani F. Projection of the incidence of breast cancer in France in 2018. Bull Cancer 2010 : 97 [Epub ahead of print].

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11. Bell K. ‘If it almost kills you that means it’s working!’ Cultural models of chemotherapy expressed in a cancer support group. Soc Sci Med 2009 ; 68 : 169-76.

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• N° 8 • août 2010