Journal de thérapie comportementale et cognitive (2008) 18, 49—52 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
ARTICLE ORIGINAL
Anxiété sociale chez les personnes de très grande taille Social anxiety in tall stature people A. Pelissolo Service de psychiatrie adulte—CNRS UMR 7593, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, AP—HP, 47, boulevard de l’Hôpital, 75651 Paris cedex 13, France Disponible sur Internet le 13 juin 2008
MOTS CLÉS Adolescence ; Anxiété sociale ; Taille ; Phobie sociale
KEYWORDS Adolescence; Tall stature; Social anxiety; Social phobia
Résumé Objectif. — Aucune étude n’a porté jusqu’à présent sur l’anxiété sociale des sujets de grande taille. Notre enquête avait donc pour objectif d’explorer ce trouble chez des membres de l’association franc ¸aise « Altitudes » regroupant des personnes de grande taille (hommes de plus de 1,90 m et femmes de plus de 1,80 m). Méthodes. — Les membres de l’association ont été contactés et ont répondu anonymement par Internet. Les évaluations comportaient notamment le questionnaire Liebowitz Social Anxiety Scale (LSAS) et une échelle de gêne inspirée de l’échelle Sheehan Disability Scale. Soixante sujets, 21 hommes et 39 femmes, âgés de 36 ± 9 ans, ont participé à cette étude. Résultats. — En se basant sur les seuils validés de l’échelle LSAS, 76,7 % des sujets présentent une phobie sociale, de type généralisé chez 30 % des participants. Tous les scores d’anxiété et d’évitement sont nettement supérieurs chez les femmes. Rétrospectivement, l’âge moyen de gêne sociale maximale est situé autour de 16 ans. Conclusions. — Ces résultats révèlent la fréquence de l’anxiété sociale chez les personnes de grande taille, notamment chez les femmes, avec des implications cliniques et thérapeutiques probablement spécifiques. Une confirmation sur un plus grand échantillon, et à l’aide d’évaluations diagnostiques et psychologiques plus complètes, est désormais nécessaire. © 2008 Association Francaise de Thérapie Comportementale et Cognitive. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Summary Aims. — Our study aimed to explore social anxiety in tall stature persons, particularly among the members of the French association ‘‘Altitudes’’ that lumps together men measuring more than 1.90 m and women more than 1.80 m. Methods. — Participants were contacted by e-mail and answered a web-questionnaire. Assessments included the Liebowitz Social Anxiety Scale (LSAS) and a disability questionnaire adapted from the Sheehan Disability Scale. Sixty subjects, 21 men and 39 women (mean age 36 ± 9 years), participated to the study.
Adresse e-mail :
[email protected]. 1155-1704/$ – see front matter © 2008 Association Francaise de Thérapie Comportementale et Cognitive. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.jtcc.2008.04.004
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A. Pelissolo Results. — Based on previously validated threshold scores of the LSAS, 76.7% of subjects exhibited a social anxiety disorder, with a generalized type for 30% of participants. For all anxiety and avoidance LSAS sub-scales, women had markedly higher scores than men. Retrospectively, the mean age of more pronounced social disability was around 16 years of age. Conclusions. — These results underline the frequency of social anxiety in tall stature people, and particularly in women, with probable specific clinical and therapeutic implications. Further studies on larger samples and with more extensive diagnostic assessments are now needed to understand this association. © 2008 Association Francaise de Thérapie Comportementale et Cognitive. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Introduction Le trouble anxiété sociale fait partie des troubles anxieux les plus fréquents en population générale, avec des taux de prévalence situés entre 5 et 7 % [1—3]. La question de l’anxiété sociale développée chez des sujets présentant des handicaps physiques ou fonctionnels, tels les tremblements essentiels ou le bégaiement, fut soulevée lors de l’élaboration des critères du DSM-IV [4]. Une autre problématique clinique assez proche est celle de l’anxiété sociale développée par des sujets présentant des particularités physiques visibles par autrui. Les patients souffrant de phobie sociale redoutent les situations dans lesquelles ils se trouvent soumis à « l’observation attentive d’autrui » [5]. La grande taille est potentiellement une particularité physique susceptible d’attirer l’attention. Pourtant, si la petite taille est un facteur de risque assez bien étudié de souffrances psychologiques, allant jusqu’à un sur-risque suicidaire bien identifié [6,7], aucune étude spécifique à la grande taille n’a jusqu’à présent été réalisée. Notre objectif était donc d’explorer l’anxiété sociale de sujets de très grande taille, en termes de prévalence et de caractéristiques associées. Pour ce faire, nous avons choisi de nous adresser à l’association franc ¸aise « Altitudes », créée par et pour des personnes de très grande taille (plus de 1,80 m pour les femmes et de 1,90 m pour les hommes) et proposant diverses activités de loisir et de « lobbying » (www.altitudes.asso.fr).
Méthodes L’étude a été réalisée par Internet auprès des adhérents de l’association « Altitudes » sur la base du volontariat. Ils ont rec ¸u un questionnaire informatisé portant notamment sur la taille et le poids du sujet, la taille de ses parents et deux mesures quantitatives globales sur la gêne sociale à l’aide d’une échelle graduée de 0 à 10 sur le modèle de l’échelle de gêne de Sheehan [8], portant sur le niveau de gêne actuelle et sur le niveau de gêne maximum ressenti à un moment de la vie. De plus, l’échelle d’anxiété sociale de Liebowitz (LSAS) était incluse en autoévaluation [9—11]. Les analyses ont comporté le calcul des moyennes des échelles de gêne et de la LSAS, avec étude de la répartition en trois groupes d’après les scores seuils établis par Mennin et al. [12] : absence de phobie sociale (LSAS total < 30), phobie sociale non généralisée (entre 30 à 59) et phobie sociale généralisée (> 59). Les moyennes ont été comparées
entre hommes et femmes avec des tests non paramétriques (Mann-Whitney) et les corrélations ont été explorées à l’aide du coefficient de Spearman. Enfin, des comparaisons de moyennes sur les trois groupes diagnostiques ont été effectuées à l’aide du test de Kruskal-Wallis.
Résultats L’échantillon analysé comporte 60 sujets, 21 hommes et 39 femmes, âgés de 17 à 69 ans ; le questionnaire avait été envoyé à 145 adhérents, soit un taux de réponse de 41,4 %. La taille moyenne des hommes est de 1,99 m et celle des femmes est de 1,84 m. Les moyennes des différentes variables pour l’ensemble du groupe, et séparément pour les hommes et les femmes, sont présentées dans le Tableau 1. Il montre notamment que le niveau moyen d’anxiété sociale des femmes est significativement plus élevé que celui des hommes (p = 0,004). En calculant d’autres sous-scores issus des analyses factorielles antérieures [13], les différences les plus importantes entre hommes et femmes sont retrouvées pour les situations d’observation (p = 0,002) et d’affirmation de soi (p = 0,007), dans lesquelles les femmes présentent des niveaux d’anxiété et d’évitement nettement plus élevés que les hommes. Une corrélation négative ( = −0,33 ; p = 0,01) a été retrouvée entre la taille et le score total de l’échelle LSAS sur l’échantillon total. Aucune autre corrélation bivariée significative n’a été retrouvée entre le score LSAS total, d’une part, et l’âge, le poids, l’indice de masse corporelle (IMC) ou la taille du père et de la mère, d’autre part, que ce soit pour l’échantillon total ou par sexes. Uniquement chez les femmes, on observe une corrélation positive entre le niveau de gêne actuelle et la taille ( = 0,30 ; p = 0,02). En appliquant les notes seuils de l’échelle LSAS, 14 sujets (23,3 %) présentent un score strictement inférieur à 30, 28 sujets (46,7 %) présentent une phobie sociale non généralisée et 18 (30 %) présentent une phobie sociale généralisée. On note une différence significative liée au sexe pour ces prévalences (Khi-2 = 6,6 ; p = 0,036), avec 57,1 % des hommes versus 41 % des femmes qui présentent une phobie sociale non généralisée, et respectivement 9,5 et 41 % pour la phobie sociale généralisée. Au total donc, 66,6 % des hommes et 82 % des femmes ont un score pouvant faire évoquer une phobie sociale. En appliquant le test de Kriskal-Wallis à la répartition en trois groupes, la taille apparaît comme significativement
Anxiété sociale chez les personnes de très grande taille Tableau 1
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Moyennes et écart-types des principales variables, et comparaison entre hommes et femmes. Total (n = 60) m
Âge 36,0 Taille (m) 1,90 Poids (kg) 82,2 IMC 22,7 Taille du père 1,83 (m) Taille de la 1,71 mère (m) Gêne actuelle 3,3 Gêne maximale 7,5 Âge de gêne 16,0 maximale LSAS Anxiété 25,6 Évitement 20,0 Score total 45,6 Sous-score interactions Anxiété 13,1 Évitement 11,3 Total 24,6 Sous-score performances Anxiété 12,5 Évitement 9,0 Total 21,6
Hommes (n = 21)
Femmes (n = 39)
ET
minimale— maximale
m
ET
minimale— maximale
m
ET
minimale— maximale
pa
9,0 8,0 17,1 3,5 8,9
17—69 1,8—2,06 58—130 16,9—32,1 1,60—2,01
36,6 1,99 97,5 24,5 1,82
11,4 4,5 15,5 3,5 8,9
22—69 1,91—2,06 73—130 18.2—30.9 1,60—1,96
35,6 1,84 73,9 21,7 1,83
7,5 3,2 11,2 3,2 9,0
17—53 1,80—1,90 58—110 16,9—32,1 1,63—2,01
0,74 < 0, 001 < 0, 001 0,002 0,98
5,8
1,56—1,85
1,71
5,9
1,59—1,85
1,71
5,8
1,56—1,82
0,6
2,4 2,1 4,1
0—9 0—10 10—34
2,8 6,5 18,0
2,4 2,6 5,5
0—7 0—10
3,6 8,0 15,0
2,3 1,5 3,0
4—10 4—10
0,32 0,023 0,008
12,5 12,5 22,0
0—56 0—53 2—100
19,4 14,8 34,2
11,5 10,8 19,6
0—39 1—39 2—78
29,0 22,8 51,8
12,5 12,5 20,9
11—56 0—53 11—100
0,006 0,015 0,004
6,7 6,3 11,7
0—28 1—26 1—51
9,7 8,7 18,4
5,8 6,1 10,5
0—19 1—20 1—36
15,0 12,8 28,0
6,4 6,1 11,0
3—28 3—26 6—51
0,003 0,015 0,002
6,6 6,8 11,6
0—16 0—16 1—28
9,7 6,1 15,8
6,2 5,9 10,7
0—10 0—12 1—21
14 10,5 24,8
6,4 6,9 11,0
1—16 0—16 2—28
0,014 0,019 0,004
IMC : indice de masse corporelle ; LSAS : Liebowitz Social Anxiety Scale. a Test de Mann-Whitney.
différente (p = 0,029), avec une taille inférieure (1,86 m) dans le groupe des phobies sociales généralisées par rapport aux deux autres groupes (1,93 m dans le groupe sans phobie sociale et 1,91 m dans le groupe avec phobie sociale non généralisée). Les scores de l’échelle de gêne actuelle sont différents dans les trois groupes (p = 0,02), de même que ceux de l’échelle de gêne maximale (p = 0,01), tous deux croissant avec la sévérité de la phobie sociale. Les trois groupes ne montrent pas de différences quant aux autres variables (poids, IMC, tailles des parents).
Discussion Cette première étude portant sur l’anxiété sociale de personnes de grande taille permet tout d’abord de confirmer l’importance quantitative du phénomène puisque, selon les résultats de l’échelle LSAS, plus des trois quarts (76,7 %) des sujets de notre échantillon présentent une phobie sociale. Près d’un tiers (30 %) de l’échantillon présente même une phobie sociale généralisée. Ces chiffres sont naturellement beaucoup plus élevés que dans la population générale [2]. Notre étude ne permet pas d’affirmer une prévalence précise de phobie sociale, selon les critères par exemple du DSM-IV, puisqu’ils n’ont pas été recherchés spécifiquement et l’évaluation ne repose que sur un questionnaire. Cependant, l’échelle LSAS est l’instrument d’évaluation dimensionnelle de l’anxiété sociale le plus utilisé et le
mieux validé dans le monde, notamment sous forme de questionnaire [10—12]. L’échantillon étudié provient d’une population particulière : une association de personnes regroupées autour du thème commun de la grande taille. L’association n’a, a priori, aucun objectif spécifique de psychothérapie, mais son rôle d’entre-aide peut favoriser la sélection de personnes en difficulté ou souffrant d’une manière ou d’une autre de la stigmatisation liée à la grande taille. On peut cependant remarquer que ce biais peut être en partie contrebalancé par le fait que l’anxiété sociale représente un frein à l’adhésion et à la participation à une association. En ce qui concerne le niveau de gêne mesurée par l’échelle dérivée de l’échelle de Sheehan et al. [8], il apparaît en moyenne relativement modéré (3,3 sur 10). En revanche, la gêne maximale dans le passé (7,5 sur 10) est élevée et correspond à un niveau de handicap potentiellement important. L’âge le plus difficile se situe en moyenne autour de 16 ans, ce qui peut correspondre aussi bien à l’un des pics d’apparition classique de la phobie sociale [5] et aux premières confrontations à la réalité des différences de taille par rapport aux adultes de la population générale. La relativement meilleure adaptation au fil des années (en 20 ans, en moyenne) dont témoigne la différence entre les deux mesures de la gêne pourrait être une particularité de l’anxiété sociale de cette population. Seuls le sexe et la taille influencent significativement l’anxiété sociale dans cet échantillon. L’effet du sexe est
52 le plus important, avec des scores d’anxiété sociale (LSAS), dans tous les domaines, et de gêne nettement plus élevés chez les femmes que chez les hommes. Ces différences sont nettement plus prononcées que ce qui est observé habituellement en population générale [2,5], ce qui peut conduire à l’hypothèse d’un lien très particulier entre anxiété sociale et grande taille chez les femmes. La mesure de la taille semble quant à elle intervenir de manière paradoxale, au travers notamment de la corrélation négative entre la taille et le score de la LSAS ( = −0,33) et d’une taille plus petite chez les sujets répondant aux critères de phobie sociale généralisée. Ce résultat tendrait à montrer que la grande taille s’accompagne d’une anxiété sociale supérieure à la moyenne mais que, dans cette population, les sujets les plus grands peuvent développer des stratégies d’adaptation les préservant un peu plus que les autres. La corrélation positive observée entre gêne et taille chez la femme serait en faveur de phénomènes différents en fonction du sexe. Le poids ne semble pas être un facteur déterminant de l’anxiété sociale, ce qui confirme d’ailleurs les résultats conduits au sujet de l’obésité [14]. De même, les questions sur la taille des parents avaient été introduites dans le but de rechercher un éventuel facteur « protecteur », lié par exemple à un apprentissage vicariant, d’une grande taille chez les parents, ce qui ne semble pas être le cas.
Conclusion En conclusion, cette première étude permet d’insister sur le problème mal connu de l’anxiété sociale chez les personnes de grande taille, notamment chez les femmes. Des études complémentaires sont nécessaires sur des échantillons plus larges et représentatifs, avec si possible des évaluations diagnostiques complètes et, par exemple, l’exploration de schémas cognitifs sous-jacents.
Remerciements Messieurs Didier Mattiuzzi et Nathanaël Richard et tous les participants d’Altitudes pour leur très appréciable collaboration.
A. Pelissolo
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