Éditorial
Au commencement était le Sommeil… B. Pigearias Le sommeil serait-il à l’origine de notre être ? Serait-il à l’origine de notre « moi » ? Faudrait-il dormir pour enfin créer notre autonomie ? Ces réflexions sont la synthèse d’une communication que nous avons eu l’honneur de proposer lors d’une invitation par la Société Algérienne de Pneumophtisiologie à intervenir sur le sommeil pour ses XVes journées annuelles à Béjaia les 15 et 16 mars 2006 dont la thématique était « Poumon et grossesse ». La relation du sommeil au thème principal était évidente pour le syndrome des hautes résistances et l’hypertension gravidique induite, mais elle s’est révélée être beaucoup plus profonde dans la création du fœtus et en particulier de son cerveau … À travers la médecine du sommeil, spécialité transversale s’il en est, la pneumologie se place au cœur de la médecine interne, prenant en charge l’homme dans sa globalité, le sommeil étant au centre de toutes les régulations. Une balade sémantique est proposée à travers toute la symbolique de la transmission de la vie, de l’autonomisation du souffle, de cet exceptionnel isolement immunitaire qu’est la gestation d’un petit d’homme. Quelle est la place du sommeil chez la mère, chez le fœtus ? Quelles sont les régulations mises en place, et les dysfonctions générant le pathologique ? Une synthèse et une ouverture sur ce qui est et sera le centre de toutes les régulations, le sommeil de la mère et de l’enfant à naître…
Introduction
Laboratoire du Sommeil et de l’Effort, Clinique St George, Nice, France. Correspondance : B. Pigearias 3 rue Cronstadt, 06000 Nice.
[email protected] Réception version princeps à la Revue : 02.05.06. Acceptation définitive : 17.05.06.
Rev Mal Respir 2006 ; 23 : 299-302 Doi : 10.1019/20064104
« Naître c’est sortir de sa mère, se différencier d’elle, prendre conscience que l’on est autre qu’elle… » Cette réflexion d’Albert Jacquard [1] introduit immédiatement le sujet, celui qui vient au monde, ce nouveau…, né au décours d’une grossesse alors qu’il a passé 9 mois dans une enceinte amniotique en isolement immunitaire nécessaire à la création de son être qui pour la moitié est étranger à sa mère, ceci sous peine de rejet. L’étymologie – autre forme de naissance – du mot amnios, renvoie au vase consacré pour le sang des sacrifices, en général celui très symbolique de l’amnos, l’agneau, dérivé latin de la même racine (agnus) : ainsi, l’enfant à naître est protégé dans un … vase clos outil et objet du sacrifice protecteur. Protection et aussi lieu de liberté avant les contraintes extérieures : Il (l’enfant) était moins à l’étroit, moins gêné, moins comprimé dans l’amnios qu’il n’est dans ses langes. (Jean-Jacques Rousseau, Émile, I.) Sa moitié est certes étrangère à sa mère, au sens des protéines constitutives, et seule cette tolérance immunitaire durant la gravidité autorisera un développement en milieu normalement programmé pour être hostile au « non-soi ». Puis associées les deux « moitiés » formeront le propre soi de l’individu à naître : …mais être ne suffit à l’homme, « C’est un fait, la spécificité humaine est d’avoir complété l’être par la conscience d’être, d’avoir ajouté au constat de la © 2006 SPLF, tous droits réservés
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réalité présente, l’imagination de la réalité à venir. (…et) plus qu’un au-delà du réel c’est un au-delà du présent qui nous obsède… » Albert Jacquard [1]. Ce petit d’homme va accéder à l’autonomie après cette gestation, cette phase de totale dépendance où il est littéralement porté (gestare) : au plan de son énergétique et donc de son propre apport d’oxygène, intervenant obligé des réactions chimiques endogènes, il reçoit tout de sa mère via le placenta, véritable scaphandre autonome physiologique. L’adaptation sera alors celle de cette relation particulière, forme de véritable court-circuit anatomique à grand risque pathologique. …Et la matière s’anime : ce tout protéïque devient un être : « Cette symbolique entre le souffle et l’animation de la matière est très largement mise en exergue en pneumologie : « Le souffle, c’est la vie ! » Comment passer du souffle à la vie, sinon dès notre cri primal, au moment de l’ouverture première des alvéoles : ce premier souffle, douloureux, traumatique est le début de la vie aérienne, par l’autonomisation de notre propre respiration. Certes, la vie a commencé avant, mais notre autonomie vitale s’installe avec l’autonomie du souffle ». B Pigearias [2].
Sommeil, lieu de création, … de re-création Nous reprendrons les travaux de Marie Jo Challamel [3, 4] qui a remarquablement décrit cette construction, cette organisation, de la vie fœtale à l’adolescence et donc cette préparation du sommeil de l’adulte qui est dès l’avant-naissance le monde de toutes les régulations. Le sommeil du fœtus (littéralement l’objet de la fécondation) est le moment de la construction du cerveau, de ses fonctions : il est un continuum temporel sans rupture dans ce rythme cérébral profond se poursuivant jusqu’à l’adolescence : « Tout se joue avant quatre mois » de vie fœtale avec trois périodes fondamentales de construction, puis trois périodes moins visibles de maturation. Étapes de construction – 20-24 semaines : « dormance » fœtale ; – de 24 semaines à la fin du premier mois de vie extrautérine : rythme cérébral « fœtal » indépendant de l’environnement ; – de 1 mois de vie jusque vers 4 à 6 mois : acquisition progressive des rythmes circadiens de température, rythmes cardiaque et respiratoire, et d’un sommeil de type « adulte ». Étapes de maturation – de 4-6 mois à quatre ans : réduction progressive du temps de sommeil ; – de 4-5 ans à 12 ans environ : la période de haute vigilance ; – l’adolescence 300
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Les activités fœtales apparaissent progressivement (tableau I) : – témoins d’autonomie d’une fonction (respiration, battement cardiaque) ; – marque d’une fonction cérébrale (mouvements oculaires) ; – ou expression d’une lecture génomique d’un certain geste inné (succions, mouvements coordonnés des bras, des doigts, des paupières) Le fœtus dort presque sans arrêt jusqu’aux dernières semaines de la grossesse sans que rien ne le réveille ; il dort même pendant l’accouchement. Les états de veille sont pratiquement absents. Mais dès la 20e semaine, il existe déjà une alternance d’activité et d’immobilité dont la périodicité est pratiquement identique à celle du futur cycle de sommeil. C’est un sommeil indifférencié, une quasi « dormance ». – Le sommeil agité apparaît vers 28 semaines de gestation (6 mois). – Le sommeil calme n’apparaît qu’à 30 semaines. – Avec une alternance régulière à 36 semaines de gestation (8 mois). Si le sommeil de l’enfant fœtal est totalement indépendant de celui de sa mère, il existe toutefois une certaine organisation circadienne de la vigilance : les fœtus ont une période active, plus réveillée, entre 21 et 24 heures, avec une agitation perceptible par la mère, au moment où elle-même se repose. Ce rythme circadien fœtal est probablement induit par des variations maternelles des taux de glucose sanguin et du cortisol, puisqu’il disparaît après la naissance.
Le sommeil du nouveau-né prématuré (Colette Dreyfus-Brisac [5, 6]) Le développement du sommeil et de l’activité électrique du cerveau ne dépend ni du poids, ni de l’âge légal de l’enfant (âge de vie extra-utérine) : il ne dépend que de son âge conceptionnel. Si un petit prématuré va bien, son sommeil va évoluer de la même façon que s’il était resté in utero : un nouveau-né prématuré de 28 semaines (né à 6 mois de gestation) aura à trois Tableau I.
Les activités fœtales. 6-9 semaines
Battements cardiaques
8 semaines
Mouvements du tronc (sursaut)
9-13 semaines
Mouvements isolés des membres
9-12 semaines
Mouvements respiratoires
15 semaines
Mouvements de succion
16 semaines
Mouvements coordonnés des 4 membres
16 semaines
Mouvements oculaires lents
19 semaines
Mouvements oculaires rapides
20 semaines
Mouvements fins des doigts et des paupières
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mois d’âge légal un électroencéphalogramme et une organisation de sommeil pratiquement identiques à ceux d’un nouveau-né à terme de quelques jours, donc conçu au même moment que lui. Ce n’est donc pas l’acquis lié à la vie extra-utérine qui aurait influencé la maturation de ses neurones et l’organisation de ses états de vigilance : cette maturation est le fait du sommeil, donc de l’inné inscrit dans le génome et mis en place, décodé, durant le sommeil agité appelé ensuite paradoxal. Les états de vigilance pendant l’accouchement Le bébé dort pendant l’accouchement et ne se réveille qu’au moment des contractions utérines les plus fortes et de l’expulsion. Tant qu’il est bien, il dort ; s’il a un problème, il se réveille. Rappelons toutefois que les sédatifs donnés à la mère pendant l’accouchement dépriment très vite le système nerveux central du futur nouveau-né, avec des modifications évidentes de l’électroencéphalogramme.
Sommeil néonatal et fonction du sommeil Ainsi, le sommeil agité du nouveau-né et du fœtus peut être assimilé au sommeil paradoxal, véritable « substitut de l’éveil ». Il est très abondant chez les mammifères qui, comme l’homme, ont un cerveau immature à la naissance et jouerait un rôle dans son développement et sa maturation au cours de la vie fœtale et post natale précoce. De plus, il est le pivot de la rythmicité du sommeil et donc des stades de ce dernier et il est spécifique de chaque espèce, l’homme étant le plus gros producteur de sommeil paradoxal. Il se manifeste grossièrement toutes les 4 minutes de sommeil chez la souris, toutes les 12 minutes chez l’écureuil, toutes les 27 minutes chez le chat, toutes les 60 minutes chez le cheval, toutes les 90 minutes chez l’homme et toutes les 100 minutes chez l’éléphant [7]. Michel Jouvet [8], a décrit ce moment où le cerveau, tout en étant à l’état de sommeil par la déconnexion du réel, est paradoxalement en pleine activité neuronale attestée par l’EEG : il l’a appelé très logiquement sommeil paradoxal. Ce dernier permettrait la mise en place, puis l’exercice de nos comportements innés ; « il permettrait (aussi) la conservation de cet ensemble de traits de caractères qui constitue la personnalité d’un individu ». Une étude de MJ Challamel [3, 4] des mimiques du sommeil, et en particulier du « sourire aux anges » chez des nouveau-nés normaux et présentant une malformation cérébrale majeure permet de penser que : si les chats de Jouvet répètent « à blanc » au cours de leur Sommeil Paradoxal, les comportements caractéristiques de l’espèce chat, le nouveau né
humain, lui répéterait les mimiques qui plus tard, à l’éveil lui permettront de communiquer avec son entourage. Nous sommes ainsi en face d’une véritable lecture et relecture du génome.
Le sommeil, monde de toutes les régulations Durant le sommeil lent profond de l’adulte, le sommeil calme du fœtus ou du nourrisson, sont sécrétées des hormones fondamentales dans le développement et l’homéostasie avec pour exemples : « L’hormone de croissance sécrétée préférentiellement durant ces premières phases de sommeil en début de nuit, la synthèse lymphocytaire, le système rénine-angiotensine-aldostérone -au rôle fondamental dans la régulation de la pression artérielle- étroitement lié à l’alternance sommeil lent profond/sommeil paradoxal » [9]. La fragmentation du sommeil en particulier en raison d’apnées ou hypopnées obstructives, par de grosses amygdales, un naso-pharynx obstrué, une prise de poids excessive durant la grossesse avec la limitation des débits pharyngés par l’œdème induit, rendra peu efficientes ces sécrétions et sera à l’origine d’hypotrophie, de croissance ralentie, d’infections récidivantes, d’hypertension artérielle en particulier gravidique. Ainsi le souffle libéré à la naissance ne saurait être limité dans le sommeil : ces apnées/hypopnées auront pour conséquence une dérégulation endogène à son niveau le plus intime : le cerveau qui lui seul a besoin de sommeil, mais d’un sommeil de qualité : – le sommeil se prépare la veille pour nous préparer à la veille suivante ; – il est seul le garant de nos équilibres physiologiques et psychologiques ; – il a permis la maturation de ce qui fait l’homme, son cerveau et il nous inscrit sur notre méridien terrestre c’est-à-dire dans notre espace/temps… Devant un tel champ juste effleuré, acceptons la réflexion d’Albert Jacquard : « Co-naître c’est regarder le monde comme si l’on était extérieur à lui et construire en nous un modèle qui permettra d’en expliquer les transformations… mais cette co-naissance n’aboutit jamais à son terme … » … alors nous accepterons de nous arrêter avant … terme preuve de notre humilité de scientifiques.
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Jacquard A : Dieu? Ed Stock-Bayard, Paris, 2003. Pigearias B : Balade sémantique aux sources de l’esprit et à travers les souffles In Le souffle magnifié, regard culturel sur la respiration chapitre XII, JP Orlando, N Postel-Vinay. Ed IMOTHEP, Paris, 2006. Challamel MJ : Développement des états de vigilance chez le nourrisson. Place du sommeil dans le syndrome de mort subite du nourris-
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son. In : Progrès en pédiatrie. M. Dehan, R Gilly eds, 1988, Chap.3, 51-64. Challamel MJ : Fonctions du sommeil paradoxal et ontogenèse. Neurophysiol Clin 1992 ; 22 : 17-32. Dreyfus Brisac C : Sleep ontogenesis in early human prematurity from 24 to 27 weeks of conceptional age. Dev Psychobiology 1968 ; 1 : 62-9. Dreyfus Brisac C : Ontogenesis of sleep in human prematures after 32 weeks of conceptional age. Dev Psychobiol 1970 ; 3 : 91-121.
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Tafti M : Le Rêve – Les autres espèces animales. Sciences et Avenir Hors Série 199. Jouvet M : Le sommeil et le rêve Ed. O Jacob, Paris, 1992. Brandenberger G : Rythmes hormonaux et sommeil. In Le Sommeil Humain. Bases expérimentales physiologiques et physiopathologiques. O.Benoit, J.Foret. Ed Masson, Paris 1991. Valatx JL : Le Rêve – À quoi rêvent les bébés ? Sciences et Avenir Hors Série 1996.