Autonomie de la technique et régulation par des pratiques d’euthanasie

Autonomie de la technique et régulation par des pratiques d’euthanasie

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Autonomie de la technique et régulation par des pratiques d’euthanasie Correspondance D. Mallet, à l’adresse ci-contre. e-mail : [email protected]

D. Mallet, S. Soyez, A. Herbaut, D. Vanheems Service de lits de suite et de soins palliatifs, Hôpital d’Haubourdin, rue Henri Barbusse, 59481 Haubourdin.

Résumé Dans le langage commun, la technique est une instance neutre. Elle est un moyen inventé et produit par les hommes afin de servir une finalité définie. À cette conception instrumentalisée de la technique, Heidegger oppose une conception instrumentalisante. La technique n’est pas neutre dans le rapport de l’humain à son environnement. La technique déplace l’essence de l’objet sollicité. Elle transforme l’environnement en réservoir de matériel mobilisable. Elle est une volonté autonome livrée à elle-même. Cette autonomie de la technique est d’autant plus prégnante qu’elle rejoint notre imaginaire et notre avidité de puissance. Dans la perspective d’une autonomie de la technique appliquée à la médecine, l’euthanasie peut être comprise comme une tentative de régenter les conséquences d’une technique qui échappe. L’euthanasie réalise alors une triple fonction. Elle cherche à limiter la volonté autonome de la technique. Elle est présentée par certains comme étant le retour à une fonction soignante compatissante. Elle pourrait devenir à terme une régulation technocratique des conséquences jugées néfastes de la technique. Comment concevoir le rapport entre l’humain et la technique, sans nier son fabuleux apport et sans être naïf sur ses caractéristiques ? Une première piste serait de créer des passerelles entre d’une part les chercheurs et les médecins « producteurs » d’une certaine technique, et d’autre part, les soignants ayant à prendre soin des patients lourdement handicapés. Le refus d’une scission entre une dimension technique de la médecine et une sollicitude humanisante apparaît comme une seconde exigence. La troisième proposition serait de percevoir que le rapport à la technique n’est pas uniquement de l’ordre de la maîtrise mais bien plutôt d’un appel à la créativité. La quatrième proposition serait le maintien de l’interdit de l’homicide. Ces quatre propositions sont finalement un appel à la responsabilité de chaque soignant. Cet avènement de la capacité à dicter sa propre loi, ce souci de maintenir son autonomie pourraient permettre de contrebalancer en partie l’autonomie de la technique. Mots-clés : autonomie - technique - euthanasie

Ethique & Santé 2005; 2: 17-22 • © Masson, Paris, 2005

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ourquoi développer une réflexion sur une possible autonomie de la technique et une tentative de régulation par des pratiques d’euthanasie ? Praticiens travaillant dans une Unité de Soins Palliatifs, nous recevons régulièrement des demandes d’admission venant des services de réanimation concernant des patients ayant subi une anoxie cérébrale. Ces patients n’entrent classiquement pas dans le « cadre » des patients admis en Unité de Soins Palliatifs. Ces demandes répétées ne sont pas sans éveiller chez nous une certaine perplexité. En pratique, il s’avère difficile pour nos collègues réanimateurs de trouver des structures d’accueil pour ces patients, étiquetés improprement en « État Végétatif Chronique ». Lors d’entretiens avec les responsables de ces services, ceux-ci nous décrivent un accroissement du nombre de ces patients (« On en produit de plus en plus »). Parallèlement, de manière officieuse, certains soignants relatent que certains de ces patients sont « euthanasiés ». Ces éléments peuvent susciter plusieurs remarques générales. Nous pouvons déplorer le manque et l’inadéquation des structures de soins pouvant accueillir au long cours les patients lourdement handicapés. De même, nous pouvons poser le constat d’une société qui supporte mal le handicap et n’est pas solidaire de la personne handicapée. Certains peuvent développer une critique facile des réanimateurs qui « réaniment jusqu’au bout », sans réflexion et recul sur leur pratique. Ces faits seraient à préciser. Mais, n’existe-t-il pas d’autres éléments pour comprendre ces situations ? La rencontre entre la technique, donnée aujourd’hui essentielle de notre société, et l’humain est-elle neutre ? 17

Autonomie de la technique et régulation par des pratiques d’euthanasie

Summary Self-sufficient medical techniques and regulation of euthanasia practices Mallet D, Soyez S, Herbaut A, Vanheems D. Ethique & Sante 2005; 2: 17-22

In common language, technique is a neutral item, a man-made means used to achieve a defined objective. This describes an instrumentalist concept of technique, to which Heidegger opposes an instrumentalizing concept where technique is not a neutral item in the human being-environment relationship. According to Heidegger, technique displaces the essence of the solicited object, transforming the environment into a reservoir of mobilizable material. Technique becomes self-sufficient, acting on its own. Imagination and avidity for power further strengthens its independence. Considering self-sufficient technique in the context of medicine, euthanasia can be understood as an attempt to regulate the consequences of a technique which has escaped control. In this context, euthanasia fulfils a triple function. It attempts to limit the independent function of the technique. For some euthanasia is a valid component of compassionate care. In the long run, it could become a technocratic regulation of the consequences of a technique considered to be deleterious. Mindful of the fabulous contribution of medical techniques, and with a realistic knowledge of their characteristic features, how should the relationship between human beings and technique be conceived? One way would be to favor renewed exchange between “producers”, i.e. researchers and physicians who make a certain technique available, and caregivers providing care for seriously ill persons. A second approach would be to refuse any false separation between the technical dimension of medicine and the humanistic solicitation. For a third proposition, the contribution of the medical technique would not be limited to control but would also call upon creativity. The fourth proposition is to maintain the prohibition of homicide. These four propositions all imply active responsible participation of each caregiver. This adjunction to the capacity to dictate one’s own law, this desire to maintain one’s independence, would counterbalance in part the independence of technique. Key words: self - sufficient technique - euthanasia

L’univers technique dans lequel nous baignons et que nous créons ne nous façonne t-il pas dans un rapport particulier au monde ? La technique n’a-t-elle pas un développement autonome échappant à la maîtrise ? Dans cette hypothèse, l’euthanasie ne seraitelle pas une tentative technocratique de régulation de cette autonomie de la technique ?

La conception instrumentale et anthropologique de la technique Dans le langage commun, la technique est une instance neutre. Elle est un moyen inventé et produit par les hommes afin de servir une finalité définie. Elle demeure sous le contrôle de celui qui l’utilise. Ainsi en médecine, les techniques d’imagerie médicale, de réanimation, d’anesthésie ne seraient que des instruments mis à la disposition des praticiens afin de soigner. 18

Selon cette hypothèse, la technique est un moyen au service de certaines fins. « Cette représentation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen et une activité humaine, peut donc être appelée la conception instrumentale et anthropologique de la technique » 1. Dans cette optique, les soignants doivent développer une certaine maîtrise d’un instrument neutre mis à la disposition de la volonté et du désir des hommes. Une des visées de la réflexion éthique serait de mieux discerner l’usage de ces techniques, présupposées maîtrisables.

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Heidegger, sans nier l’exactitude de la conception instrumentale de la technique, s’interroge sur l’essence 2 de la technique. La technique ne nous placet-elle pas dans un rapport particulier avec notre environnement ? Ne modifie-t-elle pas sa nature ?

L’environnement est transformé en réservoir de matériel mobilisable Avant le développement des techniques modernes, l’homme entrait en collaboration avec l’environnement en utilisant les matériaux et les forces qu’il y trouvait pour parvenir à ses fins. L’utilisation de la technique permettait d’achever ce que la nature n’avait pu mener à bien. La diffusion des techniques modernes a modifié ce rapport. La nature est provoquée. Elle est mise en demeure de fournir le matériel nécessaire. La technique moderne la transforme en ressources de forces toujours mobilisables dans lesquelles elle puise sans vergogne pour l’assujettir à ses desiderata. La nature devient un fond (Bestand) à la disposition de ce qui sera dévoilé et fabriqué. La nature était un milieu. Elle est maintenant un réservoir. Pour illustrer cette mutation, nous pouvons prendre l’exemple de l’agriculture. Le travail ancestral du paysan consistait à confier la semence aux forces naturelles de croissance. L’agriculture moderne a changé la donne. La nature est provoquée afin de rendre le meilleur rendement. Elle est exploitée, triée, sélectionnée. La nature est sommée de fournir le matériel nécessaire. Heidegger utilise le terme d’arraisonnement (Gestell) 3 pour caractériser ce mode d’agir. Il s’agit de se rendre maître et possesseur de la nature « comme un navire pirate arraisonne un navire » 4.

1. Heidegger M., Essais et conférence, Paris, Gallimard, 1958, p. 10. 2. Dans l’histoire de la philosophie, la notion d’essence est initialement ce qui définit la nature permanente ou intemporelle d’un être ou d’une chose. L’essence est ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. À l’époque moderne, la notion d’essence est définie par opposition à celle d’ « existence », c’est-à-dire indépendamment du fait que tel être ou telle chose existe empiriquement. Le sens est assez proche de celui de « concept ». 3. Le terme arraisonnement regroupe deux mouvements. Il s’agit certes de placer debout, de fabriquer (Herstellen), mais aussi de mettre sous les yeux, d’exposer (Dar-stellen), de faire apparaître la chose dans la nonoccultation. « La technique arraisonne la nature, elle l’arrête et l’inspecte, et elle l’ar-raisonne, c’est-à-dire la met à la raison, en la mettant au régime de la raison, qui exige de toute chose qu’elle rende raison, qu’elle donne sa raison ». Martin Heidegger, op. cit., p. 26. 4. Giglioli C., Ethique médicale et modernité, Thèse de philosophie pratique, Université de Marne-la-Vallée, 2001, p. 152.

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Cet arraisonnement par la technique ne se limite pas à l’environnement végétal. Il s’étend à l’homme. L’humain peut devenir un matériel, un fond de ressources, un réservoir potentiel. L’homme en état de mort cérébrale n’est-il pas, d’une certaine manière, un exemple de cette transformation de l’humain en un réservoir, une banque d’organes ?

La technique déplace l’essence de l’objet sollicité Cette rencontre entre l’environnement et la technique s’accompagne d’un déplacement de l’essence de l’objet sollicité. L’objet sollicité par la technique change de nature.

L’homme en état de mort cérébrale n’est-il pas un exemple de cette transformation de l’humain en un réservoir, une banque d’organes ? Pour illustrer ce déplacement, Heidegger propose l’image du fleuve traversé par le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. Dans cette représentation poétique, le fleuve garde son caractère de cours d’eau, venant de la montagne et se déversant vers la mer. La construction d’un barrage hydro-électrique va modifier l’identité primaire du fleuve. Il n’est plus uniquement un cours d’eau. Il a changé de nature. « Le fleuve est muré dans la centrale… (Il s’est transmuté en) fournisseur de pression hydraulique » 5. La technique procède alors à « une artificialisation de la nature qui est proprement dénaturante » 6. Cette modification de l’essence par la technique ne trouve-t-elle pas des applications dans le domaine médical ? Lorsque le patient vient consulter, il est porteur d’une plainte. Il est habité d’une souffrance. Cette expérience existentielle va être remodelée notamment par l’utilisation que nous faisons de la technique. L’expérience que fait le patient de sa maladie n’a rien à voir avec la représentation iconographique que nous délivre le scanner. Lorsque le médecin montre au patient sur un négatoscope les lésions suspectes, il Ethique & Santé 2005; 2: 17-22 • © Masson, Paris, 2005

induit un changement de nature de l’expérience de la maladie. Le dévoilement permis par la technique n’est donc pas neutre. Il modifie de manière durable la nature de l’expérience de la maladie.

La technique comme volonté autonome La technique est-elle sous le contrôle de l’humain ? L’homme a-t-il la capacité de maîtriser la technique ? Pour Heidegger, la technique moderne est une exigence dont l’homme ne peut arrêter l’accomplissement. Il ne peut l’embrasser du regard et encore moins la maîtriser. Il se déploie dans notre société comme une autoproduction de la technique. Elle finit par produire sa propre loi. L’humain « se trouve comme dépassé par ce qu’il engendre ou plutôt par ce qui est engendré » 7 sans qu’il n’en ait la maîtrise. Pour illustrer ce caractère autonome de la technique, nous pouvons évoquer l’utilisation que nous faisons des examens complémentaires dans notre démarche médicale. Quand une complication survient chez un patient en phase avancée d’une maladie létale, nous nous trouvons parfois totalement dépassés par la succession incessante d’informations fournies par les examens complémentaires. D’une image suspecte en échographie, va découler la nécessité de faire un scanner puis une RMN pour mieux comprendre ce qui se passe. Nous sommes pris et nous laissons prendre dans cet impératif d’aller dévoiler la lésion qui serait responsable de l’aggravation. Telle image anormale mériterait un autre examen, telle anomalie biologique implique un autre prélèvement. Presque indépendamment de notre volonté, les

examens se succèdent entre eux, le patient se transforme en banque de données qu’il nous faut investiguer et formater en un discours scientifiquement intelligible. Nous sommes pris dans le destin du dévoilement 8.

Si la technique s’apparente à une volonté agissante, le médecin a-t-il une pleine capacité de maîtriser cette volonté qui agit et l’agit indépendamment de lui ? De même, le caractère instrumentalisant de la technique ne se retrouve-t-il pas dans les attitudes de persévération ou d’acharnement thérapeutique ? Les critiques ciblées sur les praticiens pour rejeter de telles pratiques ne se trompent-elles pas de cible ? Prétendre à une maîtrise par le praticien de la technique, notamment des techniques de réanimation, ne relève-t-il pas d’une erreur de compréhension ? Si la technique s’apparente à une volonté agissante, le médecin a-t-il une pleine capacité de maîtriser cette volonté qui agit et l’agit indépendamment de lui ? L’accroissement numérique des patients en état végétatif suite à l’avancée des techniques de réanimation n’est-il pas le reflet de cette autonomie de la technique, de cette instrumentalisation de l’humain pris comme domaine d’application de la technique ?

La technique rejoint notre imaginaire Cette autonomie de la technique est d’autant plus renforcée qu’elle rejoint notre imaginaire. Nos désirs n’ont fantasmatiquement plus de limites. L’uni-

5. Heidegger M., op. cit., p. 22. 6. Folscheid D., « Science, technique et médecine », in Dominique Folscheid, Brigitte Feuillet-Le Mintier, Jean-François Mattei, Philosophie, éthique et droit de la médecine, Paris, PUF, 1997, p. 177. La différence entre l’art (tekhnè) et la technique réside dans ce rapport différent entretenu avec la nature. Dans la tekhne, l’homme entre en collaboration avec la nature. Dans la technique, cette dimension de collaboration est transformée en asservissement. 7. Giglioli C., op. cit., p. 156. 8. Jean-Pierre Séris utilise le terme de volonté autonome de la technique, non pas comme une conscience lucide et omnisciente, providentielle et inspirée, mais plutôt comme un agent historique non subjectif. « Un vouloir détermine notre être, sans que nous en sachions son origine ou sa portée. En pareil vouloir, l’homme moderne se révèle comme celui qui, dans tous les rapports avec ce qu’il est – et par conséquent aussi avec lui-même – s’est levé comme le préposé à l’imposition générale, et a établi ce soulèvement en domination incontrôlée». Séris J. P., La technique, Paris, PUF, p. 292.

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vers technique dans lequel nous évoluons et que nous contribuons à créer ne fait qu’attiser notre volonté de puissance. La conjonction de nos fantasmes au sein d’un univers technique peut nous conduire à abandonner la nécessité d’une réflexion sur notre action et sa finalité. Nous nous asservissons de manière plus ou moins jouissive aux différentes instances techniques que nous utilisons 9. Progressivement, notre univers de pensée se réduit. « Les choix techniques remplacent les choix éthiques » 10. La technique, que nous présupposons éthiquement neutre, devient éthiquement neutralisante.

L’euthanasie comme régulateur de la technique L’euthanasie, surtout si elle est sauvage, secrète, solitaire, non verbalisée, peut être comprise comme une tentative de régenter une technique qui échappe. Certains services de réanimation sont ainsi « engorgés » 11 par des patients en état végétatif avec des perspectives de récupération limitées 12. D’autres patients qui pourraient bénéficier avec profit de techniques de réanimation doivent être transférés dans d’autres services ou d’autres hôpitaux. Afin de sortir de cette quadrature, des pratiques d’euthanasie sont réalisées, argumentées de manière plus ou moins honnête par le principe de justice ou de bienfaisance 13. L’euthanasie réalise alors une triple fonction. Le soignant, en reprenant le contrôle, cherche à contrecarrer l’autonomie de la technique. Il a l’impression de lui imposer une limite. Dans ces situations, l’acte euthanasique est présenté par certains comme étant une fonction de soin, la dernière fonction de soin, voire le retour à une fonction soignante compatissante. Puisque la médecine a échoué dans son projet de guérison, elle se doit de redevenir compatissante. « On pourrait même ajouter au risque de paraître cynique, que la médecine scientifique devient enfin sensible à la souffrance ! » 14. Dans la poursuite de cette visée, l’euthanasie pourrait à terme être une régulation technocratique des conséquences de la technique 15. Elle pourrait s’intégrer dans une politique de santé publique, faisant évoquer alors les tragédies du XXe siècle. 20

Dans cette optique de régulation de la technique, l’euthanasie contient une dimension paradoxale. Prétendant lutter contre les excès de la technique, c’est par un surcroît de technique – l’acte d’homicide – que le soignant entendra gérer cette volonté instrumentalisante. La technique réalise alors son apogée. Elle dévoile et réduit le corps humain en un fond disponible. Devenu inexploitable, elle le supprime, l’anéantit.

Le rejet du « monstre » qu’il a fabriqué Ces situations, où le médecin croyant bien faire a contribué à « produire » 16 des personnes lourdement handicapées, présentent une certaine parenté avec la fiction. Le réanimateur confronté aux patients en état végétatif ne se retrouve-t-il pas dans un contexte un peu analogue à celui du personnage romanesque, Victor Frankenstein. Dans ce roman, le monstre, rejeté par les humains, a demandé à son créateur de lui fabriquer une compagne. Victor Frankenstein s’exécute, espérant ainsi échapper à ce monstre qu’il a créé. « Je tremblais et me sentis défaillir quand, levant les yeux, j’aperçus au clair de lune le démon à ma fenêtre… je ressentis une sensation de folie en songeant à ma promesse de créer un second être pareil à lui et tremblant de colère, je déchirais en lambeaux l’œuvre que j’avais commencée… Ainsi à la longue pourrait se propager une race de créatures diaboliques susceptibles de plonger le genre humain dans la terreur et

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même dans un avenir lointain, de mettre en péril son existence. Avais-je le droit de ne considérer que mon propre intérêt et d’infliger pareille malédiction à des générations futures ? » 17.

Prétendant lutter contre les excès de la technique, c’est par un surcroît de technique – l’acte d’homicide – que le soignant entendra gérer cette volonté instrumentalisante.

La comparaison des situations est certes excessive, voire choquante. En faisant appel à la fiction, notre volonté n’est pas de caricaturer les praticiens dans les difficiles choix qu’ils ont à faire. Il ne s’agit en aucun cas de les accuser. De plus le réanimateur, à la différence de Victor Frankenstein, ne crée ni l’humain, ni le monstre. Mais cette évocation romanesque, voire mythique, cherche à souligner le désarroi 18 du soignant, pris dans les mailles d’un filet qu’il a contribué à fabriquer. Désireux de faire le bien – en l’occurrence de guérir –, il se retrouve confronté à ce qu’il vit comme un échec, voire un mal. Face à l’étrangeté de ce qu’il a produit, face à ce qui échappe et qui n’a pas sa place dans la société, apparaît inéluctablement la tentation de le supprimer 19.

9. « J’ai tellement envie de savoir ce qui se passe, le plateau technique est disponible, je prescris les investigations alors qu’aucun projet de soin n’en découlera » : tel pourrait être le mantra de l’interne. 10. Folscheid D., « Science, technique et médecine », in : D. Folscheid, B. Feuillet-Le Mintier, J.-F. Mattei, op. cit, p. 177. 11. L’expression n’est pas péjorative et est celle utilisée par certains réanimateurs. 12. Les services de rééducation n’accueillent pas le plus souvent ces patients lorsque l’étiologie est une anoxie cérébrale. Les services d’éveil, habilités à recevoir ces personnes gravement handicapées, ont dans les faits peu de capacité d’hospitalisation. 13. Ce fut le cas dans le service de réanimation du CHU de Besançon (rapport de l’Igas en 2004). 14. Doucet H., Les promesses du crépuscule, Québec, Labor et fides, 1998, p. 57. 15. Le coût journalier d’un patient en état végétatif chronique était évalué à 200 à 250 euros par jour. Il y a environ un millier de patients en état végétatif, ce qui représente un coût total de 80 millions d’euros par an. F. Blint, Épidémiologie et coût des soins, in : F. Tasseau, M.H Boucand, J.R Legall, P.Vespieren, États végétatifs chroniques, Rennes, Éditions de l’École nationale de santé publique, 1991, p. 45-58. 16. L’expression est utilisée par les réanimateurs : « on en produit de plus en plus ». 17. Cité par D. Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein, fondements imaginaires de l’éthique, Le Plessis Robinson, Les empêcheurs de tourner en rond, 1996, p. 98-99. 18. Anne-Laure Boch, neurochirurgienne à la Pitié Salpêtrière, a réalisé une excellente analyse du désarroi tumultueux du praticien confronté à un patient en état végétatif ressenti comme monstrueux (Anne Laure Boch, Frankenstein, le Prométhée moderne, et le neurochirurgien, Mémoire de DESS philosophie option éthique médicale, sous la direction de Dominique Folscheid, Université de Marne la vallée, 2001). 19. Sur le même sujet, nous pouvons nous référer à Monique Vacquin, Frankenstein ou les délires de la raison, Paris, Julliard, 1994 et à Dominique Lecourt, op. cit.

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Demeurer humain avec la technique La perception de la technique en tant que volonté instrumentalisante tendrait à laisser croire que patients et soignants sont des otages livrés aux mains d’une force démoniaque qui asservirait ceux qui croient l’utiliser. L’euthanasie serait la clôture de cette instrumentalisation. Comment concevoir le rapport entre l’humain et la technique, sans nier son fabuleux apport et sans être naïf sur ses conséquences ?

Comment concevoir le rapport entre l’humain et la technique, sans nier son fabuleux apport et sans être naïf sur ses conséquences ? Une première piste serait de conscientiser le caractère autonome et instrumentalisant de la technique. Le praticien sera alors plus à même à la fois de lutter contre ce phénomène mais aussi de l’accompagner en humanisant cet agir qui le dépasse. Dans cette optique, la formation des jeunes médecins a une place centrale. De même l’établissement de passerelles entre d’une part les « producteurs » et les « utilisateurs » des techniques biomédicales » et d’autre part les soignants ayant à prendre soin des personnes handicapées apparaît souhaitable. Les laboratoires de recherche, les services de réanimation et de hautes technologies gagneraient à être régulièrement en contact avec les soignants s’occupant de personnes handicapées. Il s’agirait d’être plus conscient des conséquences de ses actes, même si l’on n’en porte pas la seule responsabilité. Le refus d’une scission entre une dimension technique de la médecine et une sollicitude humanisante apparaît une seconde exigence. L’erreur serait de cliver les pratiques de soins entre des soignants animés par la technique et d’autres la récusant au nom d’un humanisme conservateur 20. Même si des polarités sont nécessaires, elles doivent plus s’envisager sous le mode de complémentarité que de segmentation. Ainsi l’obstétricien lorsqu’il réalise une Ethique & Santé 2005; 2: 17-22 • © Masson, Paris, 2005

échographie de dépistage des malformations fœtales est certes pris dans le dévoilement de la technique mais il doit demeurer aussi attentif aux répercussions que cette investigation génère chez la parturiente et son époux. Plutôt que de choisir une position partisane, le soignant aurait comme objectif d’assumer une dimension de médiation dans le rapport à la technique 21. La troisième proposition serait de percevoir que le rapport à la technique n’est pas uniquement de l’ordre de la maîtrise. L’enjeu est d’habiter l’univers technique que nous construisons et par lequel nous sommes construits. La tâche du soignant en lien avec le patient et son entourage est d’inventer, de créer les comportements, les paroles d’humanité, mais aussi de fixer les limites qui permettront à l’homme de continuer à tendre vers une position de sujet, pris dans la globalité de son existence. Plus qu’un recours à la maîtrise, c’est in fine un appel à la créativité des pratiques de soin et des dynamiques d’équipe. Certains services de réanimation néo-natale, confrontés régulièrement à des décisions d’arrêt de traitement, font preuve d’une réelle créativité 22. Des réunions de service sont régulièrement organisées. Des psychologues, voire des bénévoles, sont intégrés aux équipes. Les parents sont associés aux prises de décisions. Des lieux sont aménagés pour prodiguer un accompagnement adéquat. Des ritualisations sont proposées. Cette recherche d’une créativité peut passer par un travail réflexif sur

sa propre pratique telle qu’il est réalisé dans certains groupes d’éthique clinique 23. Dans cette optique, l’éthique clinique ne consiste pas à résoudre des problèmes « à chaud », ni à organiser le débat autour de situations complexes rencontrées par les équipes soignantes, ni à rechercher une issue dans une approche essentiellement juridique. Il s’agit plutôt de tenir, en lien avec les équipes soignantes, une activité réflexive et pratique. L’éthique clinique est en effet à la fois « une activité réflexive, car elle s’interroge sur la finalité et le sens de ce qui se manifeste au cœur de l’existence humaine. Mais elle est aussi une activité pratique, car elle est concrète ; elle concerne des individus singuliers qui sont des êtres de désir, engagés dans des relations et des situations singulières, par le biais d’actions singulières » 24. Dans notre expérience 25, la « méthode » utilisée consiste à relire, au sein d’un groupe interdisciplinaire, une situation clinique rencontrée antérieurement. L’analyse permet de décrypter ce qui s’est joué au cœur de la situation, de repérer les problématiques techniques et relationnelles, les enjeux de pouvoir, les incertitudes éthiques en lien avec des éléments d’ordre clinique, institutionnel ou organisationnel… Cette relecture permet d’éclairer les pratiques de soin et de conscientiser les présupposés qui les supportent. Cet espace de réflexion favorise ainsi le développement d’une analyse sur sa pratique, d’un jugement prudentiel formé par la relecture critique de son expérience de soi-

20. Cette répartition entre une objectivité scientifique d’un coté et une subjectivité de l’autre n’est pas en adéquation avec le thème d’une approche globale inhérente au soin. Cette scission des territoires est par exemple observée dans certains services de cancérologie : aux somaticiens l’hégémonie sur le corps, aux psychologues celles sur l’esprit. Le dualisme est souverain, organisé par l’institution, pour le bénéfice des uns et des autres. Comme l’écrit Isabelle Stengers, « Rendre à César ce qui revient à César, c’est aussi revendiquer pour soi tout ce qui ne lui appartient pas. Du triomphe généralisable de l’objectivité dépend la possibilité de s’instituer comme représentant de la subjectivité en tant que telle, reconnue alors comme l’autre pôle, indestructible et inaliénable, du mode d’existence humaine… Les frères ennemis s’entendent en fait comme larrons en foire ». Isabelle Stengers, L’invention des sciences modernes, Paris, La découverte, 1993, p. 47. 21. « Il ne s’agit pas pour l’homme d’être humain malgré la technique, mais avec elle ». B. Cadoré, « Questions éthiques et exercice médical », Le supplément, 1991, 178, p. 25-39. 22. Entretien avec Philippe Hubert, chef du service de réanimation pédiatrique polyvalente de l’hôpital Necker-Enfants Malades à Paris. Nous pouvons aussi nous référer au travail réalisé par le Groupe Francophone de Réanimation et Urgences Pédiatriques (Limitation ou arrêt des traitements en réanimation pédiatrique, Paris, Fondation de France, avril 2002 ). 23. Jacquemin D., Mallet D., Cobbaut J. P., « Ethiques et pratiques cliniques », Laennec, 2003, 3, p. 22-32. 24. Boitte P., « L’éthique à l’hôpital, pour quoi faire ? », Ethica clinica, 1996, 1, p. 20. 25. Nous nous référons à la « méthode » d’éthique clinique telle qu’elle est pratiquée et exposée par les membres du Centre d’Ethique Médicale de La Faculté Libre de Médecine de Lille (Pierre Boitte, Bruno Cadoré, Dominique Jacquemin, Sergio Zorrilla, Pour une bioéthique clinique, Villeneuve d’Ascq, Presse Universitaire du Septentrion, 2002).

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gnant. Cet espace réflexif est un appel à la responsabilité éthique de chaque soignant en pointant combien sa responsabilité s’exerce dans une complexité collective, voire un chaos empli d’injonctions paradoxales. En mettant en lumière ces complexités, la démarche d’éthique clinique peut permettre au soignant de « tenir » au sein de tensions irréductibles, au lieu de sombrer dans une indifférence, une désespérance, un idéalisme naïf ou un « excès de responsabilité » 26.

La quatrième proposition, pour rester dans le problème de la régulation de l’autonomie de la technique par des pratiques d’euthanasie, serait le maintien de l’interdit de l’homicide. La dépénalisation de l’euthanasie, en évinçant l’interdit, risquerait de laisser sans entrave l’autonomisation de la technique. En maintenant l’interdit, le praticien aura obligation de se justifier, d’assumer son choix, voire d’en rendre compte 27. La légitimité de l’acte sera maintenue comme une question et

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non comme une procédure à respecter. « Il s’agit de faire exister le caractère transgressif de l’action au cœur même d’un agir qui justifie et assume cette même transgression » 28. Ces quatre propositions sont finalement un appel à la responsabilité de chaque soignant. Cet avènement de la capacité à dicter sa propre loi, ce souci de maintenir son autonomie pourraient permettre de contrebalancer en partie l’autonomie de la technique.

26. Bruno Cadoré, L’expérience bio-éthique de la responsabilité, Namur, Catalyses, « Artel-Fides », 1994, p. 98-109. 27. N’étant pas juriste, nous n’abordons pas la question de la nécessité ou non de modifier la Loi afin qu’un praticien, qui aurait réalisé un acte d’euthanasie et qui pourrait en rendre compte de manière juste et argumentée devant la justice, ne soit pas condamné. Le CCNE, dans son Avis n° 63, avait posé la question en introduisant le terme juridique d’« exception d’euthanasie ». 28. Marc Grassin, Le nouveau né entre la vie et la mort, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 136.

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