La revue de médecine légale (2014) 5, 41—45
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CAS CLINIQUE
Condamnation d’un pédiatre à raison d’un signalement : absence fautive de prudence et de circonspection Conviction of a pediatrician for court reporting of child abuse: Culpable lack of caution and circumspection R. Bouvet a,*,b, M. Pierre a,c, M. Le Gueut a,b a
´ decine le ´ gale et me ´ decine pe ´ nitentiaire, centre hospitalier universitaire, 2, rue Henri-LeService de me Guilloux, 35033 Rennes cedex 9, France b ´ de me ´ decine, universite ´ de Rennes 1, 2, avenue du Professeur-Le ´ on-Bernard, 35043 Rennes cedex, France Faculte c ´ partement de me ´ decine de l’enfant et de l’adolescent, centre hospitalier universitaire, 16, boulevard de De Bulgarie, 35203 Rennes cedex 2, France Disponible sur Internet le 14 mars 2014
MOTS CLÉS Signalement judiciaire ; Responsabilité médicale ; Enfance en danger
KEYWORDS Court reporting; Medical liability; Child abuse and neglect
Résumé La possibilité de signaler aux autorités judiciaires ou administratives des faits de sévices ou de privations est une dérogation légale au secret professionnel auquel sont astreints les pédiatres. Le signalement de situations de danger évidentes nécessitant des mesures urgentes ne pose généralement pas de difficultés pour les praticiens. Mais il est des situations plus complexes dans lesquelles l’évidence du danger et l’urgence de l’action sont moins certaines, et où la question de l’opportunité du signalement se pose. Les poursuites contre un médecin à raison d’un signalement sont rares et les condamnations restent exceptionnelles. Dans une affaire récente concernant un pédiatre, le juge disciplinaire ordinal et le juge civil ont considéré que la faute du médecin résidait non dans le fait d’avoir signalé, mais de l’avoir fait en manquant de prudence et de circonspection, compte tenu du caractère conflictuel du divorce des parents. Les juridictions ont par ailleurs considéré que les faits dénoncés ne constituaient pas des sévices ou des privations. Dans de tels cas, la prudence et la circonspection encouragent à promouvoir une évaluation pluridisciplinaire des enfants et des familles, associant pédiatres, médecins légistes, pédopsychiatres et services sociaux. # 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Summary The ability to report to the judicial or administrative authorities of the facts of child abuse and neglect is a legal exception to medical confidentiality. Reporting obvious dangerous situations requiring urgent action usually causes no problem for practitioners. In more complex situations, evidence of danger and urgency of action are less certain and ask about the relevancy of court reporting. Prosecutions against a doctor because of a court reporting are rare and
* Auteur correspondant. E-mail address:
[email protected] (R. Bouvet). 1878-6529/$ — see front matter # 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2013.12.002
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R. Bouvet et al. convictions remain rare. In a recent case involving a pediatrician, the disciplinary judge and the civil courts have held that the doctor’s fault lies not in the fact of reporting, but to have done it by failing to caution and circumspection, because of the adversarial nature of the parents’ divorce. The courts have also held that the allegations did not constitute child abuse or neglect. In such cases, caution and circumspection encourage to promote a multidisciplinary assessment of children and families, involving pediatricians, forensic pathologists, psychiatrists and social services. # 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction La question du dépistage et de la prise en charge de l’enfance en danger est consubstantielle à l’exercice de la pédiatrie, qu’il relève d’une pratique hospitalière ou libérale. Astreint au secret professionnel1,2, le médecin pédiatre est autorisé par la loi pénale3 à porter à la connaissance des autorités judiciaires ou administratives les sévices et privations qu’il suspecte ou constate chez les enfants auprès desquels il assure un acte de prévention, de diagnostic ou de soin. La règle déontologique se calque sur la loi pénale en autorisant le médecin à divulguer, avec prudence et circonspection, les sévices et privations dont il aurait connaissance4. La question de savoir si cette divulgation est une obligation ou une faculté pour le professionnel de santé a nourri de nombreux débats et a alimenté la doctrine juridique5. De nombreux auteurs ont en effet relevé les difficultés résultant de la combinaison des dispositions des articles 226-13 et 22614 du Code pénal avec celles de l’article 434-3 du même code, qui dispense les personnes astreintes au secret professionnel, « sauf si la loi en dispose autrement », de dénoncer les privations, mauvais traitements ou atteintes sexuelles infligés à un mineur de 15 ans ou à une personne vulnérable. La majorité des auteurs semble cependant, in fine, s’accorder sur le fait qu’il ne s’agit que d’une option de conscience6. À cet égard, il est intéressant de rappeler la nouvelle rédaction de l’article R.4127-44 du Code de la santé publique (article 44 du Code de déontologie médicale) issue du décret du 7 mai 20127. À l’alinéa 2 de l’article, consacré aux mineurs et aux personnes vulnérables, l’injonction faite au médecin « il doit [. . .] alerter » devient « il alerte ». L’objectif de notre travail n’est pas de poursuivre cette discussion, tant il nous semble évident que la protection d’un intérêt supérieur, celui de l’enfant, justifie, en droit et en fait, 1
Article 226-13 du Code pénal. Le Gueut M. Secret professionnel. In : Le Gueut M. ed. Médecine légale, droit de la santé. Paris : Ellipses ; 2012. 3 Article 226-14 du Code pénal. 4 Articles R.4127-4 et R.4127-44 du Code de la santé publique. 5 C. Guéry. Le défaut de protection de l’enfant par le professionnel : un nouveau délit ? D. 2001. 3293. Moisson S. Administration de la preuve et exigence du secret professionnel. Médecine et droit 1997 ; 27 : 4-7. 6 F. Alt-Maes, Un exemple de dépénalisation : la liberté de conscience accordée aux personnes tenues au secret professionnel, RSC 1998. 301. F. Alt-Maes, Esquisse et poursuite d’une dépénalisation du droit médical, JCP G 2004, I, 184, spéc. no 6. Kamkar C. Concilier secret professionnel et non-assistance à personne en danger. Droit, déontologie et soin 2004 ; 4 : 205-206. 7 Décret no 2012-694 du 7 mai 2012 portant modification du Code de déontologie médicale, JO du 8 mai 2012, p. 8479. 2
le signalement à l’autorité judiciaire ou la transmission d’une information préoccupante aux services sociaux. Mais c’est à l’occasion de la condamnation récente d’un pédiatre à raison d’un signalement judiciaire qu’il nous a paru opportun de préciser les conditions du signalement (I) et les faits à signaler (II), à la lumière de l’analyse du juge civil et du juge disciplinaire.
Les conditions du signalement L’espèce Un pédiatre a signalé au procureur de la République des faits relatés par deux enfants âgés de 6 et 8 ans concernant les conditions dans lesquelles se déroulaient la garde du weekend chez leur père, les parents étant divorcés. Les faits rapportés par les enfants entendus hors la présence de leur mère (mais confirmés par celle-ci) étaient les suivants : le père ne vient pas chercher les enfants à l’heure et il lui arrive d’être en état d’ébriété, les enfants sont exposés à la fumée de cigarette au domicile ou lors des soirées où il les emmène, ils dorment dans une chambre qu’ils doivent céder à leur père et à sa compagne le matin, ils n’ont pas de draps, les toilettes ne sont pas nettoyées, il n’y pas de repas préparés, l’aînée des enfants a pu trouver son père et sa compagne nus sur le lit, les couchers sont très tardifs, le père emploie devant les enfants, et particulièrement à l’encontre de leur mère, un langage ordurier. Suspectant des faits de maltraitance et se référant à l’état de santé physique et psychologique des enfants, le pédiatre adresse donc le 2 février 2009 un signalement au parquet en précisant qu’il lui semble justifié et indispensable de « reconvoquer [le père] ou de procéder très rapidement à une enquête pour qu’il amende sa conduite, qu’il aménage de bonnes conditions d’hygiène et de repas sous peine d’une modification rapide du droit de garde ». Une enquête est diligentée et le droit de visite et d’hébergement du père suspendu. Le 24 avril 2009, le père est informé qu’aucune suite n’est donnée au signalement, les faits rapportés s’étant révélés inexacts. L’attention du père est attirée sur le fait que les enfants ne devraient pas être pris à partie dans le conflit opposant les parents ; le recours au juge aux affaires familiales est recommandé afin d’organiser la garde des enfants, et une médiation familiale est conseillée. Le père saisit le tribunal d’instance et réclame réparation des conséquences de cette dénonciation qu’il estime fautive : les dysfonctionnements entraînés dans sa famille, la fragilisation des relations avec ses enfants et le préjudice moral d’avoir été inquiété par une enquête sociale. Le père saisit également la juridiction disciplinaire ordinale, estimant que le pédiatre a manqué à ses obligations déontologiques.
Condamnation d’un pédiatre à raison d’un signalement
Faute disciplinaire et faute civile Dans son jugement du 22 octobre 2009, la chambre disciplinaire de première instance de l’Ordre des médecins relève en premier lieu que le reproche fait au médecin n’est pas d’avoir, par ce signalement, divulgué une information à caractère secret, mais de l’avoir effectué à tort. Le médecin ne peut donc pas se prévaloir de la protection prévue par le dernier alinéa de l’article 226-14 du Code pénal qui dispose que le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues à cet article ne peut faire l’objet d’aucune sanction disciplinaire. Les juges ordinaux retiennent la faute disciplinaire au motif que le médecin n’ignorait pas que le divorce du père et de la mère des enfants restait conflictuel et qu’il lui appartenait en conséquence de faire preuve d’une prudence particulière quant aux déclarations de la mère et de l’aînée des enfants qui « compte tenu de son âge et de ce que sa mère en avait la garde était susceptible d’être sous l’influence de celle-ci ». Fort logiquement, la juridiction ordinale fonde sa décision sur l’article R.4127-44 du Code de la santé publique, qui enjoint le médecin à mettre en œuvre les moyens les plus adéquats pour protéger les victimes de sévices ou de privations « en faisant preuve de prudence et de circonspection », et inflige au praticien la sanction de l’avertissement. Il n’a pas été interjeté appel devant la chambre disciplinaire nationale. La décision ordinale se veut également didactique puisque la chambre disciplinaire expose par ailleurs l’attitude qui lui aurait parue adaptée en l’espèce. Elle considère que le pédiatre aurait dû joindre le père des enfants, par téléphone, tant pour s’assurer de la véracité des propos de sa fille que pour appeler son attention sur des carences éducatives qui auraient été avérées. Sur le plan indemnitaire, par jugement en date du 17 février 2011, le tribunal d’instance a condamné le pédiatre à payer au père la somme de 6000 euros en réparation de son préjudice. Le médecin a interjeté appel de ce jugement, et la cour d’appel a rendu sa décision le 25 septembre 20128,9. La cour d’appel fonde sa décision sur des motifs identiques à ceux de la chambre disciplinaire. Elle relève d’une part que le conflit entre les parents était connu du pédiatre et justifiait une prudence particulière quant aux déclarations de la mère et des enfants. Elle estime d’autre part que la situation dénoncée ne relevait pas d’une urgence particulière qui aurait empêché le médecin de s’entretenir directement avec le père avant de procéder au signalement. La cour en déduit l’absence fautive de prudence et de circonspection, et considère que le préjudice moral subi par le père et directement lié à cette faute est d’avoir dû se soumettre à l’enquête sociale dont il a eu le résultat trois mois plus tard. L’indemnisation de ce préjudice est évaluée à 1000 euros. À notre connaissance, le pédiatre ne s’est pas pourvu en cassation. On retient in fine de ces décisions judiciaire et ordinale que le comportement fautif du pédiatre réside non dans
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CA Grenoble, 25 sept. 2012, no 11/01152. S. Tamburini. Signalement de maltraitances : plus que jamais un dilemme pour le médecin. Responsabilité 2013 ; 50(13) : 17-20. 9
43 le fait d’avoir signalé, mais d’avoir manqué de prudence et de circonspection, notamment compte tenu du contexte familial conflictuel qu’il ne pouvait ignorer. C’est le sens des réponses du ministre de la santé interrogé par les parlementaires : si le signalement de sévices ne peut, en lui-même, être reproché au médecin, les conditions dans lesquelles il l’a fait peuvent relever de la procédure disciplinaire10. Le Garde des sceaux évoquait en 200411 l’hypothèse de la condamnation pénale du médecin pour dénonciation calomnieuse, en précisant cependant que, pour que cette infraction soit constituée, il est nécessaire que la personne dénonçant des faits, qui se révéleraient après enquête inexacts, ait conscience au moment de la dénonciation de son caractère mensonger12. Et le ministre de conclure que « cet élément de la nécessaire preuve de mauvaise foi tend en pratique à protéger la quasi-intégralité des personnes signalantes ». Si des poursuites sont donc envisageables, hors le cas de la volonté délibérée de nuire, l’étude de la jurisprudence reste rassurante, dans la mesure où si les poursuites sont rares, les condamnations de médecins à raison d’un signalement sont exceptionnelles. Ainsi la Cour de cassation a estimé que le médecin qui reste silencieux devant des faits de maltraitance physique et psychologique sur plusieurs pensionnaires dépendants d’un établissement de santé, alors que les victimes conservent la capacité d’exercer leurs droits, ne peut être poursuivi pour non-dénonciation d’infraction13,14, ce que la cour d’appel avait admis, qualifiant les victimes de « personnes vulnérables »15. Une telle solution ne pourrait en revanche pas être retenue dans le cas de victimes mineures, même si l’on peut s’étonner de la rigueur de la Cour de cassation lorsqu’elle considère que les patients âgés dépendants hospitalisés dans un service de gérontologie jouissent de la pleine capacité d’exercer leurs droits. Notons que dans cette espèce, la cour d’appel de renvoi16 a finalement reconnu le médecin coupable du délit d’omission d’empêcher une infraction, ce que la Cour de cassation a confirmé dernièrement17. La cour d’appel de Nouméa a en revanche pu entrer en voie de condamnation à l’encontre d’une personne ayant signalé aux services sociaux une situation de danger « de façon téméraire ». À la réserve près que cette personne n’était pas un professionnel de santé mais un voisin, la cour l’a sanctionnée du fait de n’avoir pu justifier d’un quelconque élément de nature à faire craindre pour la sécurité ou la santé des enfants. De la même manière que l’a apprécié
10 Question écrite no 583, JO Sénat du 11 juill. 2002 ; réponse ministérielle, JO Sénat du 17 oct. 2002. Question écrite no 18368, JO Assemblée nationale du 19 mai 2003 ; réponse ministérielle, JO Assemblée nationale du 25 août 2003. 11 Question écrite no 13182, JO Sénat du 13 juill. 2004 ; réponse ministérielle, JO Sénat du 9 sept. 2004. 12 CA Montpellier, 19 oct. 2004, no 03/01961. 13 Crim., 27 avr. 2011, no 10-82.200. 14 Milleville B. Secret professionnel : les dérogations sont strictes, rappelle la Cour de cassation. Droit, déontologie et soin 2011 ; 11 : 427-437. 15 CA Angers, 28 janv. 2010. 16 CA Rennes, 15 nov. 2011. 17 Crim., 23 oct. 2013, no 12-80-793.
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R. Bouvet et al.
la cour d’appel de Grenoble à l’endroit du pédiatre, les juges néocalédoniens ont estimé que la faute commise a causé un préjudice aux parents, qui ont dû se justifier de la qualité de leur éducation devant les services sociaux18. On citera enfin un éclairant arrêt de la cour d’appel de Dijon sanctionnant le « caractère non contradictoire » d’un signalement transmis par un conseil général au procureur de la République, le père n’ayant jamais été entendu par les services sociaux concernés19. Cette espèce peut être rapprochée de l’affaire du pédiatre, du fait de l’absence d’information communiquée au père. Elle s’en distingue cependant, et de façon notable, dans la mesure où il relève de la compétence des services sociaux de mettre en œuvre les investigations nécessaires à l’évaluation médico-sociale d’une situation de potentiel danger, et que cette évaluation, exhaustive par nature, ne saurait exclure le père. Le rôle du pédiatre est tout autre. Il signale des faits en conscience, avec prudence et circonspection, mais n’a pas vocation à enquêter. On ne saurait donc, à notre sens, lui reprocher le caractère non contradictoire d’un signalement. Cette attitude est à rapprocher des dispositions relatives à la transmission d’information préoccupante. Le code de l’action sociale et des familles prévoit en effet que sauf intérêt contraire de l’enfant, le père, la mère, toute autre personne exerçant l’autorité parentale ou le tuteur, sont préalablement informés de cette transmission, selon des modalités adaptées20. On en déduit la possibilité pour le professionnel de retenir tout ou partie de l’information à l’égard de tiers dans l’intérêt de l’enfant. Ces principes de prudence et de circonspection étant rappelés, il convient de s’intéresser au deuxième aspect des décisions civile et disciplinaire prononcées à l’encontre du pédiatre : la nature des faits signalés et leur qualification juridique.
Les faits signalés La chambre disciplinaire de première instance considère, à supposer qu’ils aient été exacts, que ces faits ne constituaient pas des sévices ou des mauvais traitements au sens de l’article R.4127-44 du Code de la santé publique. La chambre se limite à considérer certains de ces faits comme « regrettables », notamment l’exposition à la fumée de cigarette. La cour d’appel, sans plus de précision, estime également que ces faits ne constituaient pas des sévices ou des privations. Si l’on peut souscrire à l’analyse des deux juridictions concernant l’absence fautive de prudence et de circonspection, la qualification juridique des faits signalés nous paraît moins évidente. Les faits rapportés ne relevaient manifestement pas de violences physiques ou sexuelles, qui appellent sans hésitation un signalement judiciaire ; la jurisprudence en la matière est sans ambages. Ont ainsi été condamnés en 1997 pour non-assistance à personne en péril les professionnels de santé et de l’assistance sociale à l’enfance qui se sont bornés à prendre une mesure d’éloignement d’un jeune majeur auteur d’un viol sur un mineur de 15 ans placé dans 18 19 20
CA Nouméa, 19 juill. 2012, no 10/00707. CA Dijon, 24 mars 2011, no 10/02608. Article L.226-2-1 du Code de l’action sociale et des familles.
la même famille d’accueil21,22. Des condamnations pour nonassistance à personne en péril ont également été prononcées à l’endroit de deux médecins par une Cour d’assises devant par ailleurs juger l’auteur de violences répétées ayant entraîné la mort d’un mineur de 15 ans23. Les médecins s’étaient abstenus de signaler les faits, attribuant les lésions présentées par cet enfant de 5 ans à des troubles de la personnalité avec automutilations24. A contrario, la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre et une cour d’appel ont approuvé le médecin suspectant une atteinte sexuelle, d’avoir signalé le cas d’une enfant de 12 ans admise pour péritonite sur salpingite25. Peut-on pour autant ne qualifier ces faits que de « regrettables » et écarter d’un trait de plume les sévices et privations, ou du moins une situation de danger ? La question mérite d’être étudiée à l’aune de la définition d’une telle situation au sens du Code civil26. Le danger se définit comme l’atteinte ou la menace de l’atteinte à la santé, à la sécurité ou à la moralité d’un mineur. Est également considéré comme en danger le mineur dont les conditions d’éducation ou de développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises. La cour d’appel de Lyon, après avoir estimé que « la notion d’intérêt de l’enfant [est] une notion floue lorsqu’elle n’est pas clairement objectivée par des constats », a en revanche considéré que la notion de danger au sens de l’article 375 du Code civil ne saurait se déduire de la seule existence d’un conflit parental, ni du seul refus par un parent d’une aide administrative, qui présente un caractère certain d’ingérence dans la sphère familiale27. Dans l’affaire qui nous préoccupe, la situation de danger ainsi définie pouvait, à notre avis, être caractérisée à plusieurs égards : santé (couchers tardifs, exposition à la fumée de cigarette, défaut d’hygiène, absence de repas), sécurité (retards, ébriété), moralité (père et compagne vus nus sur le lit, langage ordurier), ou encore conditions d’éducation (absence de chambre). Le signalement d’une telle situation, réserves faites de l’obligation de prudence ou de circonspection discutée préalablement, nous paraît donc adapté, la qualification juridique des faits dénoncés — sévices ou privations — relevant de la compétence du juge et non de celle du médecin. À ce sujet, le Garde des sceaux rappelait fort justement en 2000 que le signalement doit être basé sur des éléments objectifs personnellement constatés par leur auteur, tels un examen médical, un entretien avec l’enfant ou une reproduction fidèle de ses dires, sans appréciation ou interprétations subjectives28. Le certificat médical, support du 21
Crim., 8 oct. 1997, no 94-84.801. Y. Mayaud, Des mauvais traitements sur mineurs de quinze ans, et de leurs retombées, en termes de secours et de dénonciation, sur les professionnels de la santé et de l’assistance, RSC 1998. 320. 23 C. Ass. Nord, 6 nov. 2008. 24 Gignon M, Manaouil C, Verfaillie F, Garnier C, Paupière S, Jardé O. Suspicion de maltraitance à enfant : une situation périlleuse pour le médecin ? Presse Med 2009 ; 38(3) : 344-345. 25 CA Caen, 15 mai 2007, no 05/00957. 26 Article 375 du Code civil. 27 CA Lyon, 3 avr. 2012, no 11/00164. 28 Question écrite no 42279, JO Assemblée nationale du 28 févr. 2000 ; réponse ministérielle, JO Assemblée nationale du 19 juin 2000. 22
Condamnation d’un pédiatre à raison d’un signalement signalement, est la formalisation écrite de l’échange oral entre le médecin et son patient. Il relève du constat et ne peut contenir que des informations médicales29. Même si ni l’Ordre des médecins ni la cour d’appel n’en ont fait le reproche au pédiatre, on peut s’interroger sur la conformité à ces principes de rédaction d’une partie du contenu du signalement. Il ne relève pas de la compétence du médecin de recommander la convocation du père ou de conseiller la réalisation d’une enquête. Il lui appartient encore moins d’envisager la sanction du droit de garde. En conclusion, la condamnation d’un confrère amène nécessairement tout médecin à s’interroger sur ses propres pratiques dans une situation comparable. Si les poursuites d’un médecin à raison d’un signalement sont rares, les condamnations restent exceptionnelles. Dans leurs décisions, l’Ordre et la cour d’appel ont rappelé l’exigence de prudence et de circonspection qui s’impose à celui qui signale, l’Ordre précisant que dans le doute, le signalement s’impose. En l’espèce, les juges ont manifestement reproché au praticien de ne pas avoir suffisamment tenu compte du caractère conflictuel du divorce des parents qu’il ne pouvait ignorer. L’Ordre estime que la prudence requise aurait dû conduire le praticien à contacter le père afin de s’assurer de la véracité des propos de sa fille et d’appeler son attention sur des carences éducatives. Cette position est ambiguë car la limite est ténue entre la nécessaire prudence et un comportement d’enquêteur, ce que n’est pas le médecin. Le signalement repose en effet sur un doute légitime basé sur des faits allégués, doute qui doit être dissipé par des investigations. Pour autant, le pédiatre demeure un professionnel de santé qui n’a ni vocation ni compétence à enquêter.
45 La manifestation de la vérité relève de l’autorité judiciaire et d’elle seule, le cas échéant avec l’appui des services sociaux. S’assurer de la véracité des propos d’un tiers mis en cause outrepasse, à notre sens, la mission du soignant. Dans ces conditions, en l’espèce, une transmission d’information préoccupante aux services dédiés du conseil général aurait sans doute constitué une alternative pertinente. Il est des situations qui, pour gravissimes qu’elles soient, sont de traitement simple pour le praticien : les violences physiques typiques ou les violences sexuelles. Il en est de plus complexes, notamment dans des contextes de séparations conjugales conflictuelles, pour lesquelles l’évaluation d’un danger potentiel requiert des moyens particuliers. Dans de tels cas, la prudence et la circonspection encouragent à promouvoir une évaluation pluridisciplinaire des enfants et des familles, associant pédiatres, médecins légistes, pédopsychiatres et services sociaux30,31.
Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
Remerciements Les auteurs remercient le greffe de la chambre disciplinaire de première instance de l’Ordre des médecins de RhôneAlpes de leur avoir communiqué la version intégrale démarquée du jugement du 22 octobre 2009.
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Bouvet R. Certificats médicaux, réquisition à médecin. In ; Le Gueut M. ed. Médecine légale, droit de la santé. Paris : Ellipses ; 2012.
Instruction interministérielle cabinet / DGAS no 2001-52 du 10 janv. 2001 relative à la protection de l’enfance, NOR : MESC0130021J. 31 C. Guéry, Le défaut de protection de l’enfant par le professionnel : un nouveau délit ? D. 2001, 3293.