Annales Médico-Psychologiques 170 (2012) 62–65
DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL CONTINU
Conduites suicidaires et troubles bipolaires Suicidal behaviors and bipolar disorders M. Kédia a,b, Y. Fliou a, F. Bellivier a,*,b,c a
Pôle de psychiatrie, AP–HP, CHU Henri-Mondor, 94000 Créteil, France Équipe 15, Inserm U955, 94000 Créteil, France c Faculté de médecine, université Paris-Est, 94000 Créteil, France b
Disponible sur Internet le 9 janvier 2012 Résumé Les conduites suicidaires constituent un enjeu majeur de la prise en charge des patients bipolaires. De nombreux facteurs de vulnérabilité propres à ces sujets (biologiques, génétiques, liés aux caractéristiques cliniques du trouble et psychosociaux) ont été identifiés et permettent d’orienter les traitements médicamenteux et psychothérapiques. ß 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract Suicidal behaviours are core issues in the management of bipolar patients. Many vulnerability factors (biological, genetic, related to clinical features and psychosocial) have been identified and guide pharmaceutical and psychological treatments. ß 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Mots clés : État mixte ; Suicide ; Trouble bipolaire Keywords: Bipolar disorder; Suicide; Mixed bipolar episode
Chaque année en France, on compte environ 160 000 tentatives de suicide (TS) conduisant à plus de 10 000 décès [12]. Les troubles psychiatriques sont un facteur de risque majeur dans l’apparition de ces conduites suicidaires (CS). Les patients bipolaires (BP) y sont particulièrement exposés et constituent la plus grande contribution aux décès par suicide : ainsi, 20 % à 56 % des patients bipolaires feront une TS au cours de leur vie et 10 % à 15 % mourront par suicide. Ces taux, 15 à 30 fois supérieurs à ceux retrouvés dans la population générale, indiquent la fréquence des idées suicidaires et la létalité des moyens utilisés dans cette population [9]. Les données épidémiologiques sont donc éloquentes et révèlent la nécessité de porter une attention spécifique aux conduites suicidaires chez les patients bipolaires. Cet article passe en revue dans une première partie les facteurs de risque de suicide identifiés chez ces patients : vulnérabilité biologique
* Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (F. Bellivier).
et génétique, risques liés aux caractéristiques cliniques de la maladie, facteurs tempéramentaux et facteurs familiaux et sociaux. Dans un second temps, nous verrons quels paramètres et traitements permettent de prévenir les conduites suicidaires. 1. FACTEURS DE RISQUES DE SUICIDE Un certain nombre de facteurs de risque de suicide observés dans la population générale se retrouvent dans le trouble bipolaire (BP) [13] : les antécédents personnels ou familiaux de conduites suicidaires, les expressions d’une impulsivité agressive (comme les comportements violents, par exemple), ou encore le pessimisme. Les antécédents de traumatismes infantiles, notamment sexuels, sont très fréquents dans la population psychiatrique et représentent un facteur de risque suicidogène important, observé de manière très significative chez les bipolaires : la moitié de ceux qui ont commis une TS ont été victimes d’une forme de violence dans leur enfance (physique, émotionnelle, sexuelle, témoins de violences conjugales) [2].
0003-4487/$ see front matter ß 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. doi:10.1016/j.amp.2011.11.005
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Pour les patients hospitalisés en psychiatrie, le risque de suicide est particulièrement élevé lors de la première semaine d’hospitalisation et le mois suivant la sortie (a fortiori si elle se fait contre avis médical), ce qui doit inciter à maintenir une vigilance accrue lors de ces phases critiques, en particulier chez les bipolaires en phase de décompensation. D’autre part, le fait de ne pas avoir d’affiliation religieuse est reconnu comme un facteur de risque de passage à l’acte suicidaire, dans la population BP comme dans la population générale. Ces différents facteurs de risque sont communs à l’ensemble des troubles psychiatriques et doivent attirer la vigilance du clinicien. Et il en existe d’autres, propres au trouble BP, qui doivent conduire à proposer des prises en charges spécifiques.
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principale, la multiplicité des troubles est un facteur de risque supplémentaire dans l’apparition des conduites suicidaires. Chez les bipolaires comme dans la population générale, c’est principalement l’abus de substances telles que le tabac, les benzodiazépines, et surtout l’alcool et les drogues dures comme la cocaïne, qui est associé à la fréquence des tentatives de suicides [7] : ces abus de substances ont en effet un impact suicidogène car ils sont corrélés à l’apparition d’émotions négatives, au stress, à la détérioration du cadre de vie et à la désinhibition comportementale. La phobie sociale et chez les femmes les troubles du comportement alimentaire sont aussi associés à une augmentation du risque suicidaire chez les bipolaires. 1.3. Aspects psychologiques et sociaux
1.1. Facteurs biologiques et génétiques Les différences homme/femme concernant les comportements suicidaires sont beaucoup moins franches chez les patients BP que dans la population générale [11]. Ainsi, dans la population générale, les femmes sont plus à risque de faire des TS que les hommes, mais ces derniers sont plus à risque de décès par suicide [12]. Chez les patients bipolaires, la mortalité féminine par suicide est très augmentée par rapport à la population générale. D’autre part, l’intervention de facteurs de vulnérabilité génétique dans les conduites suicidaires est démontrée par des études de jumeaux et d’adoption. Cette fragilité serait médiée au moins en partie par des gènes sérotoninergiques qui modulent également l’expression de certaines dimensions de la personnalité associée aux conduites suicidaires [8]. Ces facteurs génétiques se combineraient aux facteurs environnementaux pour conférer une vulnérabilité suicidaire. Par exemple, le risque de présenter des CS après exposition à des traumas infantiles covarie avec le génotype du 5HTTLPR (Transporteur de la sérotonine) [6]. 1.2. Risques liés aux caractéristiques cliniques de la maladie Les variations de l’humeur caractéristiques du trouble bipolaire sont associées à des variations du risque suicidaire. Comme le soulignent Guillaume et Courtet [10], de façon générale le risque est plus élevé lors de l’installation des épisodes thymiques et lors du retour à l’euthymie. En ce qui concerne la valence des épisodes, il s’avère que c’est surtout lors des phases dépressives qu’ont lieu la grande majorité des TS (de 78 % à 89 % contre 0 % à 7 % lors des phases maniaques). La mixité de l’humeur et la rapidité des cycles thymiques augmentent considérablement le risque de passage à l’acte suicidaire : l’instabilité constante de l’humeur favoriserait l’installation du désespoir et donc l’apparition des conduites suicidaires [9]. Une autre particularité du trouble bipolaire réside dans la fréquence des troubles comorbides (60 % à 80 % des patients bipolaires ont présenté d’autres troubles psychiatriques à un moment de leur vie [14]). Or, quelle que soit la pathologie
Des études de personnalité ont montré que le fait de manifester de l’hostilité qualifiée « d’indirecte » (pas dans le passage à l’acte mais plutôt dans l’expression verbale) ou de l’irritabilité sont des facteurs tempéramentaux susceptibles d’augmenter les TS chez les bipolaires. La question de l’impulsivité comme facteur commun au trouble BP et aux CS est quant à elle reconnue [16]. Des dimensions psychosociales entrent également en ligne de compte, notamment la qualité de vie. Chez les bipolaires suicidants, elle est en effet moins bonne que chez les bipolaires n’ayant pas fait de TS et serait le marqueur d’une capacité réduite d’adaptation dans quatre domaines : physique, psychologique, social et environnemental [1]. Le lien entre qualité de vie et TS relèverait d’une causalité réciproque. 2. PRÉVENTION DES COMPORTEMENTS SUICIDAIRES CHEZ LES PATIENTS BIPOLAIRES 2.1. Repérage et évaluation de la crise suicidaire Ces facteurs de risques spécifiques aux patients BP sont autant de domaines à investiguer en amont pour prévenir les conduites suicidaires. En raison de leur fréquence et de leur brutalité, les conduites suicidaires doivent être l’objet d’une investigation systématique et régulière chez ces patients. Ces entretiens d’investigation permettent de contractualiser, avec le patient, la mise en place d’un « kit de survie » visant à réduire le risque de passage à l’acte grâce à des interventions ciblées sur la conduite à tenir en cas d’urgence (appel d’un proche, du médecin traitant, des urgences. . .). Le kit de survie permet également d’aider le patient à instaurer des comportements de lutte contre les conduites suicidaires en renforçant les échanges sociaux et les activités agréables (ce qui peut donner lieu à une planification assez précise en séance). L’efficacité de ces stratégies doit être renforcée par l’intégration d’au moins une personne de confiance appartenant à l’entourage du patient : guidés par les conseils du praticien, les proches peuvent se montrer des relais importants dans la prévention des conduites suicidaires en étant joignables pour une hospitalisation à la demande d’un tiers, en conservant les stocks de médicaments. . .
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Lorsque la crise suicidaire survient, un certain nombre de paramètres « aigus » sont alors à évaluer. L’élément le plus important est sans doute la tonalité de l’humeur associée aux idées suicidaires : chez les bipolaires, les états mixtes sont particulièrement inquiétants et doivent amener à protéger rapidement le patient. Les entretiens de crise doivent également permettre d’évaluer le niveau de l’intentionnalité suicidaire, avec les questions habituelles de l’entretien de suicidologie (fréquence et intensité des idées de mort, résignation face à celles-ci, facteur précipitant, plan, date et moyens de passage à l’acte. . .). L’évolution des idées suicidaires vers une intention voire une planification du suicide est inquiétante et doit entraîner des réponses rapides et contenantes : hospitalisation libre ou à la demande d’un tiers, ou bien suivi ambulatoire soutenu. Ces rencontres avec les psychiatres et les psychologues sont l’occasion d’ajuster, voire d’instaurer les prises en charges médicamenteuses et psychothérapeutiques, dont certaines sont spécifiques aux patients bipolaires. 2.2. Traitements pharmacologiques L’optimisation du traitement du trouble bipolaire est un enjeu important pour la prévention du risque suicidaire. Seul le lithium [5] et dans une moindre mesure la Clozapine [4] ont démontré leur efficacité sur la prévention du risque suicidaire. En pratique, l’existence d’un risque suicidaire important chez un patient bipolaire peut conduire à préférer les sels de lithium comme un des éléments de son traitement au long cours. Certaines situations cliniques requièrent une attention particulière du point de vue du risque suicidaire : la dépression bipolaire : c’est clairement la polarité la plus fréquente et celle qui confère le handicap fonctionnel le plus important et le plus durable. L’usage des antidépresseurs reste controversé pour le traitement d’un EDM chez des patients bipolaires, du fait des risques d’inefficacité, de virage maniaque et d’induction de cycles rapides. Toutefois, le recours à un antidépresseur non tricyclique sous couvert d’un traitement thymorégulateur efficace est une option préconisée par les guidelines ; les états mixtes et le repérage d’une tonalité mixte de la symptomatologie au cours d’un épisode maniaque ou dépressif constituent un enjeu primordial pour la prévention, car ce type d’épisode est associé à un risque majeur ; les patients présentant un trouble à cycles rapides qui ont également un risque très augmenté de conduites suicidaires. La prise en charge de ces patients repose sur le sevrage en antidépresseurs (maniacogènes) et en neuroleptiques conventionnels (dépressogènes), le renforcement des traitements prophylactiques et les ECT.
causes et les conséquences de la maladie, les facteurs déclenchants, les principaux ressorts psychopathologiques. Un autre aspect de la prise en charge psychologique vise les comportements et cognitions dysfonctionnels des patients bipolaires grâce, notamment, aux techniques de résolution de problème dont l’objectif est d’amener le patient à trouver des solutions non fondées sur le désespoir ou sur l’impulsivité [15]. Cette pratique permet de traiter les symptômes dépressifs résiduels en suivant une approche cognitivo-comportementale (TCC). Les études cliniques sur le sujet font état d’une efficacité qui reste toutefois limitée pour des raisons méthodologiques, et n’ont pas testé à notre connaissance les effets de cette technique sur les suicidants bipolaires. 3. CONCLUSION La littérature montre qu’il existe un risque suicidaire extrêmement important chez les bipolaires et que ce risque est lié aux spécificités du trouble : poids des facteurs biologiques, décompensations thymiques, psychologiques et sociales. Les réponses doivent donc être spécifiques et amener à observer une constante vigilance chez les patients diagnostiqués bipolaires. À l’inverse, la répétition des conduites suicidaires, en particulier lorsqu’elles sont violentes, chez un patient étiqueté « dépressif » doit nous amener à questionner l’existence d’une pathologie bipolaire, afin de poser l’indication d’un régulateur de l’humeur et de prévenir la prescription d’un traitement antidépresseur délétère chez certains patients bipolaires. En parallèle du traitement médicamenteux, la psychoéducation augmente considérablement la réactivité du patient lui-même et celle de ses proches lors des moments de crise. Les autres techniques de TCC sont, quant à elles, importantes pour un traitement de fond en traitement des symptômes résiduels. Quelles que soient les modalités de prise en charge, prendre en charge un patient bipolaire présentant un risque suicidaire demande une grande disponibilité et une grande sensibilité à sa détresse [11]. Plus que tout, la formation continue des médecins généralistes, des psychologues et des psychiatres, ainsi que celle des intervenants de première ligne (les « gatekeepers » : pharmaciens, assistants sociaux, etc.), est un excellent outil de réduction de la récidive suicidaire et du nombre de décès, comme le montre l’expérience scandinave [3].
Ce qu’il faut retenir
2.3. Prise en charge psychologique
Les taux de conduites suicidaires sont 15 à 30 fois plus élevés chez les bipolaires que dans la population générale. Les patients bipolaires présentent des vulnérabilités spécifiques :
Outre les interventions de crise, la psychoéducation est une technique psychologique de choix ayant pour objectif d’aider le patient à mieux comprendre son trouble et ses traitements : les
des anomalies de la neurotransmission sérotoninergique ; un risque accru lors des phases dépressives et des états mixtes ;
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un risque corrélé à des tempéraments hostiles et une insatisfaction dans la qualité de vie. Ces facteurs appellent des réponses spécifiques : la mise en place systématique d’un « kit de survie », alliance thérapeute/patient/entourage, pour dépasser la crise suicidaire ; un traitement pharmacologique de fond adapté à la forme clinique du trouble ; une prise en charge en psychoéducation et en TCC pour les symptômes résiduels.
[4] [5]
[6]
[7] [8]
[9] [10]
DÉCLARATION D’INTÉRÊTS [11]
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. RÉFÉRENCES [1] de Abreu LN, Nery FG, Harkavy-Friedman JM, de Almeida KM, Gomes BC, Oquendo MA, et al. Suicide attempts are associated with worse quality of life in patients with bipolar disorder type 1. Compr Psychiatry 2011. doi: 10.1016/j.comppsych.2011.03.003. [2] Alvarez MJ, Roura P, osés A, Foguet Q, Solà J, Arrufat FX. Prevalence and clinical impact of childhood trauma in patients with severe mental disorders. J Nerv Ment Dis 2011;199:156–61. [3] Amadeo S. ‘‘Benchmarking’’ : comment les Scandinaves ont-ils fait ? Prévention du suicide des pays nordiques à l’Asie/Pacifique. In: Courtet P,
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