De la folie morale

De la folie morale

Evol Psychiatr 2001 : 66 : 614-3 I 0 2001 fiditions scientifiques et mkdicales Elsevier SM. Tous droits reserves Les psychopathies graves De la foli...

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Evol Psychiatr 2001 : 66 : 614-3 I 0 2001 fiditions scientifiques et mkdicales Elsevier SM. Tous droits reserves

Les psychopathies graves

De la folie morale J. Arveiller*

RCsumC - Est proposCe ici une mise en perspective de la catCgorie actuelle de psychopathie par rapport g la notion plus ancienne de folie morale. Les differents mots adopt& successivement pour dCsigner cette folie morale sent CnumCrCs. Est rappel6 le tableau\clinique, assez constant, qui y correspond. A partir de la (( manie saris dClire )), d&rite par Pinel, Esquirol dCveloppera deux versions successives du modkle des monomanies, incluant la folie morale, et reposant sur 1’idCe de clivage du sujet et de sCparabilit6 des fonctions mentales. Certains t?lttves d’Esquiro1 dCvelopperont ce modkle, pour l’appliquer au domaine mCdico-1Cgal de l’expertise psychiatrique (Georget, Voisin). D’autres le critiqueront et montreront les difficult& qu’il produit en clinique (Falret, Morel). Est Cvoq&e ensuite la tradition britannique (Prichard, Maudsley), qui voit au contraire dans la folie morale un Ctat intermkdiaire, en continuitC avec la normalit d’un cBtC et avec l’alienation compl&te d’un autre. La seconde partie du XIXe sikcle se caractkrisera par une dissolution progressive des modkles psychopathologiques de la folie morale, avec la mise en avant de I’hCrCditC, de la dCgCnCrescence et du dCsCquilibre c&&bra1 (Magnan), pour aboutir & la fermeture complkte que repr& sente la doctrine des constitutions au d&but du

Summary - On moral insanity. An overview of the present-day category of psychopathy compared to the older notion of moral insanity is developed. The various words used successively to describe this moral insanity are enumerated. The clinical description corresponding to them is recalled. Starting with ‘mania without delirium’ described by Pinel, Esquirol developed two successive versions of the monomania model, including moral insanity and resting on the idea of the splitting of the subject and the separateness of mental functions. Some of Esquirol’s students developed this model further for use in the forensic field of psychiatric expertise (Georget, Voisin). Others criticised it and showed the difficulties it posed when applied in a clinical setting (Falret, Morel). British traditional thinking (Prichard, Maudsley) is then addressed where, unlike French thinking, moral insanity is considered to be an intermediary state between normalcy and complete alienation. The second half of the 19th century saw the progressive disappearance of psychopathological models of moral insanity, with a new emphasis on heredity, degeneration and cerebral imbalance (Magnan), to result in the constitutional doctrine at the beginning of the 20th century (DuprC). Psychoanalysis having reached a dead-end then attempted to

*Jacques Arveiller, Professeur des universitts, psychiatre des hbpitaux, sciences de l’tducation, UniversitC de Caen. 14032 Caen cedex, France. Adresse e-mail : arveil@club-internetfr (J. Arveiller). Rqu le 17 septembre 2001 ; accepte’ le 18 octobre 2001.

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XXe sikcle (DuprC). La psychanalyse tentera de sortir de cette impasse en proposant des modes de comprkhension psychopathologiques nouveaux. Un examen est fait entin de ce qu’a reprksentk la folie morale dans I’interface mkdico-judiciaire, comme limite de la collaboration entre experts et magistrats, autour des notions de responsabilitk, de culpabilitk et de discemement. La tradition frangaise de la monomanie s’oppose a la tradition britannique sur ces points. Elles dkboucheront sur des modes de gestion socio-judiciaires diffkrents en Fe qui conceme les psychopathes. 0 200 1 Editions scientifiques et mkdicales Elsevier SAS

propose new means of psychopathological interpretations. An analysis is presented of what moral insanity represented in the interaction of medicine and thejustice system limiting the collaboration between experts and magistrates on the subjects of responsibility, culpability and self-judgement. The French traditional monomania concept is in complete contrast with British tradition. This led to different methods of socio-judicial manageTent ofpsychopaths in both countries. 0 200 I Editions scientifiques et mkdicales Elsevier SAS

psychopathic psychiatric

psychopathy I monomania I history of psychiatry

L

I monomanie I histoire de la

a psychiatric a toujours eu les plus grandes diffkultCs g traiter ceux qu’elle dksigne actuellement comme psychopathes : fous moraux de jadis, d&Cquil!brCs de nagubre. Parallklement, elle a toujours eu beaucoup de ma1 g les penser. A la dksormais classique non-mentalisation du psychopathe, $I la diffkile mentalisation de celui qui lui fait face dans la relation clinique semble faire pendant, dans le pass& une bien grande diffkultC B en rendre compte d’un point de vue psychopathologique, et m&me g donner un nom g l’ensemble de signes qu’il prCsente. Si un examen de deux sikles de littkrature psychiatrique montre une constance dans la description des sujets ainsi baptisks fous moraux et ultkrieurement dCsCquilibr&, puis psychopathes, s’il t6moigne d’une connaissance clinique cumulative qui, bon an ma1 an, va en se compktant et en s’afflnant, les Cdifices psychopathologiques successifs que l’on voit se dkployer g ce propos semblent avoir CtC bien disparates, bien laborieux Q construire et bien fragiles dans leurs constructions. La dklimitation de ce que nous appelons aujourd’hui psychopathic, d’emblCe, a but6 sur une question, celle de sa nature pathologique. Comment ranger dans la pathologie mentale ces sujets dont le comportement social semble si perturb& alors meme que le champ oti l’alikniste va chercher volontiers les signes de la pathologie, la pen&e, traduite par le langage dans la transaction verbale duelle, est habituellement p&e&e ? Et, derrikre : si ces sujets ressortissent B la pathologie, quelle est la dClinCation ici entre pathologie et non-pathologie ? Front&e nette, ou au contraire passage insensible de l’une a l’autre ? Second probkme : quel objet de la raison mkdicale convient-il d’utiliser pour rendre compte de tels &ats ? S’agit-il d’un syndrome, d’une maladie nosologiquement autonome, ou enfin de signes epars tCmoignant d’un &at immuable ? Enfin, et c’est ce qui nous occupera plus longtemps dans l’examen historique qui suit, si le sujet psychopathe est reconnu malade mental, faut-il concevoir qu’il l’est pour partie seulement,

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alors qu’une autre partie de lui-meme resterait saine et preservee ? C’est toute la question de la folie partielle. On optera dans notre pays, au debut du XIXe sibcle, pour la doctrine des monomanies : on conceit alors une demi-folie topique, ou la pathologie peut toucher telle fonction mentale et non telle autre, fonctions separables pour le clinicien. Souscrira-t-on, au contraire a la representation d’une demi-folie quantitativement variable, portant sur des fonctions mentales non¶bles ? On sera cette fois dans la tradition plus specifiquement britannique de la moral insanity. Traditions opposees dont nous ne sommes peut-etre pas completement sortis, et qui entrainent, en tout cas, des consequences logiques differentes lorsqu’il s’agit de delimiter les domaines de la justice et de la psychiatric et de fonder des pratiques medico-legales.

Les mots et la chose 11 y a en effet une difficulte a nommer cet objet clinique qui nous occupe, et que le terme ancien de folie morale, finalement, subsume assez bien, grace a l’ambig&C fructueuse de ce mot de (( moral B, qui renvoie tout a la fois a la morale (au sens de l’ethique), aux mceurs (c’est a dire au comportement social) et a l’ordre de l’esprit, dans l’ancienne opposition entre physique et moral. Mais ce meme tableau clinique aura connu sur deux siecles d’innombrables designations, ou l’on retrouvera avec Constance ces Cpithetes de (( moral N)), (( d’instinctif )) et (( d’affectif D. Avec Pinel, on parlera de manie sans delire et de manie instinctive, avec Esquirol de monomanie affective et de monomanie instinctive ; Prichard, avec son livre de 1835, fera prevaloir sous le terme generique de mod insanity, une conception assez differente de celle des auteurs francais. Par la suite, au long du XIX”, se retrouveront des termes qui soit renvoient a un desordre, soit encore a un devoiement : ainsi pour les premiers, alienation affective, folie affective, alienation morale, psychose instinctive, psychose morale ou encore folie des actes ; pour les seconds, perversion morale ou perversion du sens moral, perversion des facultes affectives, perversion instinctive. Mais tres nombreux enfin seront les termes qui connotent un deficit, voire une inlirmite : on retrouvera ainsi l’idiotie morale, l’imbecillite et la debilite morales, l’invalidite morale, la cecite et le daltonisme moraux. A partir de la fin du siecle prevaudront des mots qui renvoient a des modeles plus larges : personnalites psychopathiques depuis Kraepelin, desequilibre mental a la suite de Magnan, et enfin personnalite antisociale un peu plus tard chez les Americains. Mais la clinique, de son cot& presente quand meme des regularites, et l’ecrit psychiatrique, depuis deux siecles, temoigne au fil des observations de patients qui se ressemblent par bien des aspects, quel que soit le vocable utilise pour les designer. Faut-il rappeler ici, a grands traits, le tableau classique de la psychopathic ? Oui, sans doute, puisque c’est justement sur ces traits que les descriptions des cliniciens se rejoignent et se corroborent. 11 s’agit de sujets qui, en l’absence de manifestations d&-antes ou hallucinatoires, de troubles manifestes

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de la pen&e et d’une atteinte de l’intelligence, presentent des traits psychologiques particuliers : variabilite de l’humeur, qui est volontiers depressive et souvent cyclique ; hyperemotivite et impulsivite ; susceptibilite et tendance a la mythomanie. A ce tableau font pendant des traits de comportement social specifiques : la solitude et l’incapacite a s’integrer a un groupe, qu’il soit Clargi ou restreint ; l’instabilite comportementale et, dans une variante sthenique, la violence, les coleres, la malignite, susceptibles de s’evanouir vite. Un tel comportement s’emaille volontiers de fugues, de tentatives de suicide, d’ivresses anormales, de toxicomanie, le tout realisant une biographie tres particuliere, en dents de scie, ou se succedent Cvenements, Cchecs, accidents et ruptures. Sur cet arrihe-fond sont poses des actes, volontiers anti-sociaux : vols et escroqueries, delinquance sexuelle, crimes et surtout homicides, pet-p&-es dans le defi des lois et des regles. Et puis, il y a les actes extremes, les (( impulsions clastiques )), incomprehensibles pour le sujet comme pour son interlocuteur, immotives ou aux motifs obscurs, frappants par leur fixite, leur brutalite, leur soudainete, la froideur apparente dans laquelle ils sont commis. Non calcules quant aux consequences, v&us sans culpabilite ni anxiete. Des actes qui sont si ma1 expliques et verbalises qu’ils font penser a une impossibilite de leur mentalisation. Des actes enfin qui se reiterent, dans une sorte d’incapacite pour le sujet a tirer des lecons de I’experience.

Le clivage du sujet Ou s’origine la description d’un tel tableau, semiologique et clinique ? Des 1800, Pine1 nous Cvoque ces G alien& qui n’offrent a aucune Cpoque aucune lesion de l’entendement, et qui sont domines par une sorte d’instinct de mreur, comme si les facultes affectives avoient CtC seulement l&&es )) ([l] p. 150). De ces alien& chez lesquels on ne retrouve nulle alteration sensible dans les fonctions de l’entendement, la perception, le jugement, l’imagination, la memoire, etc. : mais perversion dans les fonctions affectives, impulsion aveugle a des actes de violence, ou mCme d’une fureur sanguinaire, saris qu’on puisse assigner aucune cause dominante, aucune illusion de l’imagination qui soit la cause determinante de ces funestes penchans ([I] p. 155).

C’est ce qu’il appellera (( manie sans d&ire B. Ce faisant, on le voit, le pere de la psychiatric pose une partition des fonctions mentales : aux (( fonctions de l’entendement )) (perception, jugement, imagination, memoire), il oppose les (( fonctions morales )) ou (( fonctions affectives )) (sentiments, affections, penchants, caractere, maeurs, conduite). Tout ceci s’inscrit dans ce mouvement plus general ou Pinel, fondant la psychiatric comme discipline medicale, introduit un clivage inteme au sujet, entre une par-tie malade et une par-tie qui reste saine. Nous faisant sortir du modele de la folie totale, il introduit du coup la possibilite d’une folie partielle : ce que

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realisera sa (( manie saris delire H. Mais point ici de folie partielle quantitative (ou l’on serait plus ou moins fou) : il s’agit au contraire d’une folie partielle topique : une partie de soi est folle, une autre non. Opposant, dans le meme mouvement, des fonctions intellectuelles a des fonctions morales, il am&e a repenser autrement, par rapport a ce plan topique, la question du libre-arbitre et, correlativement, celle de la responsabilite. C’est ce que formalisera son Cl&e Esquirol avec la notion de monomanie. Ce qui nous complique un peu la tkhe, est qu’Esquiro1, comme l’ont bien montre Jan Goldstein et Jacques Postel (121 p. 209-64, [3]), donnera successivement deux versions assez differentes de la monomanie. Dans la premiere, celle de 18 19, la monomanie n’est, somme toute, qu’une variante de la manie avec delire, mais avec un delire qui ne Porte que sur un seul objet. Ce delire par-tie1 est accompagne d’hallucinations, et les cas evoques a ce propos sont peu probants, ressemblant plutot a des acces de manie, au sens moderne ([4] p. 116). Mais, dans le meme texte, Esquirol reprendra aussi la (( manie sans delire 1) de Pinel, avec ses grands exds, insistant a son tour sur ces actes feroces commis dans une fureur reflechie ou raisonnee, car (( en dehors de son delire, le monomaniaque raisonne et juge tres bien )) ([4] p. 125). Revisant, en 1838, son modele de la monomanie ([5] II, p. l-130 et 790-843) Esquirol nous propose cette fois trois types principaux de monomanies, la monomanie intellectuelle, la monomanie affective et la monomanie instinctive, ces deux dernieres saris atteinte de l’intelligence. C’est dans la monomanie homicide, variante du troisieme de ces types, que l’on retrouvera classes des sujets que nous appellerions sans doute, de nos jours, des psychopathes. Porteurs d’une anomalie congenitale de l’instinct, ils sont soumis a des (( impulsions instinctives H : il s’agit d’alienes H qui tuent sans conscience, saris passion, saris delire, saris motifs )). Considerer ces alienes comme des monomanes va poser d’une part un probleme theorique, d’autre part un probleme pratique. Outre la question toujours ouverte de l’existence possible d’une folie partielle qui preserve l’entendement, question qui occupera les d&bats de la SociCtC medico-psychologique en 1854, il y a plus risque, sur le plan de la confusion des categories. Un risque en quelque sorte tautologique : en ligne de fuite, un meme comportement deviant, un seul acte pourrait etre consider-e tout a la fois comme infraction, symptome, syndrome ou maladie et comme cause ([6] p. 50). D’autre part, sur un plan plus pratique, cette conception debouche assez logiquement sur l’idee d’irresponsabilite genbalisee, probleme qui sera detaille un peu plus loin, a propos de l’interface entre psychiatrie et justice.

De bons 6lhes Dans le (( cercle d’Esquiro1 H, il y a de bons Cl&es, qui savent reprendre et developper les idees de leur maitre en gardant le cap initial. Parmi ceux-la, on pourrait titer Charles Marc, qui, dans son trait6 de psychiatric legale [7], se calquera sur

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la doctrine esquirolienne des monomanies, lorsqu’il s’agit de I’appliquer aux comportements criminels. Et puis il y a ceux qui font Cvoluer quelque chose tout en restant assez fiddles. Deux d’entre eux nous retiendront ici : Etienne Georget d’abord, car c’est lui qui va faire de la monomanie homicide un levier de la pratique expertale ; mais aussi Felix Voisin, qui radicalise de son tote cette idee de la separabilite des fonctions mentales, en l’etayant sur la vision phrenologique du cerveau. Georget sera un defenseur inconditionnel de la doctrine des monomanies de son maitre Esquirol, et developpera cette doctrine vers les applications medicolegales. C’est l’axe meme de son plaidoyer et de son combat, d’une part en faveur de l’irresponsabilite des malades mentaux, d’autre part pour la generalisation de l’expertise psychiatrique. On se souvient des trois pamphlets que publie successivement Georget en 1825, 1826 et 1828 [&lo], examens retrospectifs de pro&s criminels ou il montre l’erreur judiciaire commise avec la condamnation d’authentiques malades mentaux. Parmi ceux-ci, de ces monomanes que l’on pourrait assimiler a nos modemes psychopathes, comme Henriette Cornier, cette jeune fille qui, en l’absence de troubles mentaux majeurs, tue et decapite la fille de ses patrons, saris motif bien identifiable. Les experts commis pour cette affaire, Esquirol, Adelon et Leveille, devant cette folie limitee a une seule conduite, posent le diagnostic de monomanie homicide et concluent a l’irresponsabilite. L’avocat plaidera done l’etat de demence et le recours a l’article 64. De son cot& le procureur combattra le principe meme de ce diagnostic de monomanie, au nom de la recidive possible et imprevisible, et de la liberte recouvrable en cas d’admission a l’asile. Le jury le suivra et Henriette Cornier se verra condamnee aux travaux forces a perpetuite. Voila bien pose le probleme de cette folie reductible a un acte, chez un sujet non-fou selon le sens commun. Georget, dans sa revision, ira bien stir dans le sens de l’irresponsabilite et d’un compte mieux tenu de l’avis des experts. On touche la a une aporie : peut-on etre juge comme fou, done irresponsable, quand la folie se limite a l’acte meme qui conduit au tribunal ? Finalement, la position d’un Felix Voisin, autre assez bon Cleve du grand Esquirol, ne fera que renforcer une telle vision. Ados& sur la phrenologie de Gall et Spurzheim, il radicalise encore la possibilite de &parer les fonctions mentales, avec les consequences medico-judiciaires que l’on devine. Pour Gall, en effet, il existe chez l’homme des facultes innees, multiples, independantes les unes des autres, et irreductibles, ayant pour support des territoires cerebraux separes et independants, De telles zones cerebrales ne representent pas la cause prochaine des comportements, mais constituent plutot les conditions de possibilite organiques pour que ces comportements se manifestent ([6] p. 92-3). A un territoire cerebral hypertrophie correspondra une faculte, un penchant Cgalement hypertrophie, et a un territoire hypotrophie une faiblesse de la faculte correspondante. Que se revele trop faible l’organe qui preside a la bonte, a la bienveillance et a la douceur, a la compassion et a la sensibilite, au sens moral et a la justice ([ 111 p. 193-229) ou trop forts ceux qui correspondent au vol ou au meurtre ([ 121 p. 199-259, 267-95), voili qu’apparaissent delinquance, criminalite, actes anti-

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sociaux, sans que le reste du fonctionnement mental soit pour autant affect& Et Gall n’avait pas manque, on le sait, de calquer les facultes qu’il reperait par sa phrenologie, avec les differentes espbces de monomanies identifiees par Esquirol. Le systeme psychologique construit et utilise par Felix Voisin simplifie un peu celui de Gall, regroupant les facultes humaines en quake series distinctes : facult&s instinctives, intellectuelles, morales et perceptives. Cela permet, par variation, en plus ou en moins, d’une des series, ou d’une des facultes dans une serie, de produire en theorie, et de retrouver en realite, par le jeu des combinaisons, une tres grande variete de tableaux cliniques differents ([ 131 p. 8, 11, 15, 20). 11 y a finalement deux types d’organisations cerebrales, qui entraineront deux types de delinquance : delinquance par hypertrophie de certains instincts ([14] p. 96-7) mais surtout delinquance par defaut de certains autres. Les facultes morales ayant, selon Voisin, un support cerebral comparable a celui des facultes intellectuelles, ce qui peut etre dit d’un cBtC pour l’intelligence peut l’etre aussi d’un autre tote pour le sens moral ([ 151 p. 27). De la meme facon que l’on peut etre intellectuellement arriere par insuffisance de developpement de certains territoires cerebraux, de la mCme facon peut-on etre delinquant par agenesie de certains autres : c’est ce que realise (( l’idiotie morale )) ([13] p. 11, 12, 14, 18). On voit la le glissement qui permet d’appliquer le modele de la deficience intellectuelle a un autre champ, en rep&ant une delinquance in&e, par vice de nature, dont les causes prochaines ne sont plus a rechercher dans l’epigenese, sinon en negatif: car une education ordinaire ne saurait contrecarrer les effets de cette idiotie morale, constitutionnelle et lice a l’organisation du cerveau ([ 151 p. 28-9). Une telle naturalisation, une telle cerebralisation de la morale ne peuvent que renforcer tout a la fois la notion que l’acte est fondamentalement distinct de l’idee, et appuyer plus encore sur l’irresponsabilite penale et le recours necessaire a la psychiatric.

De mauvais dl&ves C’est, comme on le sait, Jean-Pierre Falret qui va mettre a bas le modele Clabore par son maitre Esquirol, avec son celebre texte de 1854 sur la non-existence de la monomanie, et rendre a d’autres edifices psychopathologiques les syndromes que, jusque la, on croyait pouvoir lui rattacher. 11 s’agit en fait, pour Falret, de prolonger un combat deja entame de longue date : dbs sa these de 18 19, il s’en prend, en effet, A la notion de folie partielle, et en particulier de manie saris delire introduite par Pinel. Pour lui, d&s ce moment, l’on ne saurait saris artifice &parer ce qui est de l’ordre de l’intellect de ce qui ressortit au domaine affectif: (( Une lesion de l’entendement co’incide dans tous les cas avec une perversion des facultes affectives N ([ 161 p. 449). D’autres que Falret, comme Bariod en 1852, critiqueront cette notion si ambigue de monomanie instinctive, et le texte de 1854 ne fera que demembrer un peu plus encore ce cadre trop accueillant des monomanies. Falret, a vrai dire, en 1854,

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ne s’en prend pas tant aux formes qui now occupent ici, qu’a des formes plus centrales de monomanie delirante. Ce qu’il veut demontrer est qu’on ne saurait categoriser les delires selon leurs themes, qui restent variables et contingents, et que par ailleurs, lorsqu’on delire, on ne delire jamais sur un theme unique. Le delire n’est que superstructure, et il convient done desormais de (( concevoir la maladie entike )). Dans cette critique, Falret, sur des positions bien divergentes de celles de son pourtant collaborateur et ami Felix Voisin, nous montre bien que la position d’Esquiro1 repose sur l’idee condamnable de separabilite des facultes ([ 161 p. 43 l), alors qu’a son avis (( tout se tient et s’enchaine dans les facultds de l’homme H. A l’inverse des Britanniques, il reste aussi fort ancre dans l’idee d’une specificite du pathologique, et fort oppose a l’idee qu’il pourrait exister des transitions insensibles entre normalite et folie : (( Ce n’est pas, nous dit-il, l’exageration des passions normales qui fait la monomanie )) ([17] p. 432-3,435, 442). On se retrouve done dans une situation quelque peu paradoxale. On dispose d’une theorie en pleine decontiture, celle de la monomanie ; on dispose d’une clinique qui reste insistante et d’une pratique expertale qui gagne du terrain ; mais de construction psychopathologique qui donnerait un peu d’unite a cette clinique disparate, guere. Ulysse Trelat, dans son celebre mais un peu &range ouvrage sur la H Folie lucide )), illustre assez bien cet &at de fait : si le cadre de la monomanie n’est pas t&use en principe ([18] p. 64-l 19), il n’est plus guere operatoire. Et ce recueil d’observations, temoignant de l’experience clinique de l’auteur, reste un vaste fatras, ou l’on retrouve decrit plus d’un psychopathe probable, au til de ces categories plus socio-comportementales que psychopathologiques qui organisent l’ouvrage, chez les (( dissipateurs et aventuriers )), les (( orgueilleux )) ou encore les (( mechants )). C’est Benedict Morel, nous semble-t-il, qui redonnera quelque unite a tout cela. Interessant, Morel l’est ici a trois titres au moins : d’abord pour sa contribution a la mise en pieces du modele des monomanies [ 191 ; ensuite pour avoir CtC I’importateur du terme et des idees d’Outre-Manche a propos de la moral insanity [20] ; enfin pour avoir tente d’unifier avec sa degenerescence toute cette clinique en ma1 de referent psychopathologique. A la SociCtC medico-psychologique, il participera a ces debats de 1866 portants sur la folie raisonnante, ou Jules Falret, a son tour, se fera le contempteur des monomanies, rep&ant bien ces pierres de touche que sont, d’une part les criteres de delineation entre raison et folie, d’autre part la question de l’isolement possible, ou au contraire de la solidarite in&cable des facultes humaines. Pour finir d’ailleurs, comme son pere Jean-Pierre, selon un point de vue plus que dubitatif quant a l’existence possible d’une folie qui respecte d’un tote la raison, d’une folie raisonnante. Quant a Morel, pour anticiper sur la suite, sa theorie de la degenerescence lui permettra de poser ce predicat, qui se maintiendra sur pres d’un siecle, que les fous moraux sont des hereditaires degeneres.

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L’kole britannique .Trivialement parlant, il y a deux man&es d’etre a moitie fou : en longueur ou en largeur. Les Francais, a la suite d’Esquiro1 ont choisi la largeur : avec leur monomanie une partie du sujet est folle, une autre ne l’est pas. Les Britanniques choisiront la longueur : la folie morale sera certes, pour eux Cgalement, a comprendre comme semi-folie, mais c’est une semi-folie quantitative et non plus topique comme celle du monomane. On est ici dans la continuite entre normalite et folie, avec tous les degres intermediaires possibles. Leur moral insanity ne se recouvre pas exactement avec notre folie morale : si elle se manifeste dans un tableau clinique comparable, il ne s’agit pas d’un tableau clinique constitue sur le modele de la maladie, mais plutot un Ctat intermediaire entre la norrnalite, avec ses passions, et l’alienation complete. C’est dans une telle perspective, dans la reconnaissance de degres progressifs entre norrnalite et folie, que James Cowles Prichard, dans plusieurs travaux a partir de son livre de 1835 [21], utilisera le terme de moral insanity ([20] p. 330). Pour lui, comme pour les auteurs qui l’ont precede (on pense a la (( depravation morale innee 1) de Benjamin Rush, en 18 12) la folie morale con&e en une perversion des sentiments naturels, des affections, inclinations, humeurs, habitudes, dispositions morales et imp&ions naturelles, saris trouble ni d&it marquC de l’intellect ou des facultks de connaissance et de raisonnement.

Elle se traduit par des changements brusques et complets des habitudes et de la conduite, sans hallucinations ni illusions. Prichard, lui aussi, insistera sur les actes ([20] p. 333-4), au caractere volontiers criminel. Obeissant a un (( instinct brutal et feroce )), de tels actes revetent un caractere incomprehensible : aucun motif ne peut etre fourni par le criminel, ni retrouve par celui qui l’examine, et les criminels ne tirent aucun benefice de tels actes. Prichard reste ambigu quant au rattachement de tels tableaux a la monomanie. Inspire de Georget, il se montre cependant critique a propos du concept de monomanie elabore par le Francais, mais tout en reprenant explicitement, de l’autre main, la (( manie saris delire )) de Pine1 ([20] p. 334). Ce qui le distingue des Francais, est de poser cette moral insanity comme intermediaire entre normalite et folie. Intermediaire dans la gravite, on l’a dit, mais intermediaire aussi dans le temps : pour Prichard, la folie morale precede le delire partiel, dont elle constitue en quelque sorte la phase prodromique. Mais Prichard rejoint tous les precedents sur un point : il plaide lui aussi pour l’irresponsabilite de ses fous moraux. Toutes ces idles, on les retrouvera developpees et systematisees, un peu plus tard, chez un Henry Maudsley, avec une double accentuation : sur le cerveau d’une part, d’autre part sur la theorie de l’evolution qu’avait entre-temps formulee Charles Darwin. Du point de vue clinique, les descriptions de Maudsley corroborent assez bien celles de ses predecesseurs, et nos descriptions modemes de psychopathic, avec la double symptomatologie, positive et negative ([22] p. 162-3) : sans qu’il y

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ait delire, ni hallucinations, ni illusions, on retrouve cette (( perversion des facultes morales )), c’est-a-dire des (( sentiments, affection, penchants, caracteres, mceurs et conduite H. Deja, le diagnostic se pose au vu de la biographie du sujet ([22] p. 164). Dans le systeme de Maudsley, cette folie morale prend place, aux cot& de la folie impulsive, dans le cadre de sa G folie affective )). Mais, comme chez Prichard, la folie morale realise une forme attenuee, qui precede chronologiquement la folie totale : c’est ce que Maudsley definit et theorise comme la N zone mitoyenne )) entre Sante mentale et folie. Transition continue, par consequent, avec a la base un &at, qui reste dans les limites sinon de la normalite, du moins d’un socialement supportable : le “temperament foul’ ou n&rose vesanique, terrain de la folie Cventuelle. Tout cela est thematise a la lumiere d’un materialisme, d’un somatisme, d’un cerebralisme resolus. Le modele de la folie est ici celui de l’epilepsie : il s’agit, dans l’un et l’autre cas, d’un trouble fonctionnel du cerveau. La folie morale s’origine, in fifine, dans l’organisation cerebrale ([22] p. 172) : G le sens moral depend essentiellement de l’organisation 1) ([22] p. 58). L’absence de sens moral est un vice congenital ([22] p. 57), renvoyant au handicap, ce qui per-met l’usage de ces metaphores d’imbecillite morale ou bien encore de daltonisme moral. Quant a l’organisation cerebrale, elle est tout entiere determinCe par l’heredite. Le crime est done hereditaire et la morale est fondee en nature. Sous l’effet de I’evolution et par la selection naturelle, la morale serait devenue, chez l’homme, un instinct ([22] p. 59-60). Et un pas de plus est franchi dans la perte de sens de toute responsabilite penale. On est deja entre, avec Maudsley, dans cette sorte de G vissage biologique N du probleme, qui occupera, avec des variantes locales, le terrain de la reflexion psychiatrique sur la folie morale jusqu’au premier quart du XXe siecle, et m2me au-dela. En voila le schema : ce tableau clinique, devenu syndrome, renvoie desormais non plus a une maladie mais a un &at constitutionnel, a un type de personnalite, lie a une organisation et a un fonctionnement cerebraux, eux-memes entibement (ou au moins largement) determines par l’heredite.

Vissage et dhvissage D’une telle vision psychopathologique, on pourrait detailler des versions contemporaines, allemande de Kraepelin ou italienne de Lombroso. On en restera ici a deux avatars hexagonaux successifs, chez Magnan d’abord et ensuite chez Dupre. C’est Valentin Magnan, en effet, qui applique a la folie morale ce mot de desequilibre, ce vocable qui servira longtemps, dans la tradition francaise, a la designer, avant que le terme de (t psychopathic B, venu de Kraepelin et de Kurt Schneider, changeant a son tour de sens, ne devienne dominant. Desequilibre ? Cela renvoie evidemment pour Magnan au desequilibre cerebral ant&o-posterieur, modele clef de sa psychopathologic, A ce modele jacksonien d’une hierarchic du systeme nerveux central, ou il revient aux parties anterieures de contrbler les parties

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posterieures. Avec d’autres alien&, les fous moraux d&its par Magnan sot&rent done d’un desequilibre cerebral, ou les zones antkrieures du cerveau ne controlent plus les zones posterieures, qui voient leur activite autonome liberee [23]. La cause d’un tel Ctat cerebral ? La degenerescence. 11s sont assurement, comme l’etaient deja, quelques an&es plus tot, ceux de Morel, des hereditaires degen&es. Mais ce n’est plus de la meme degenerescence qu’il s’agit. Darwin est passe par-la, et l’espoir d’une guerison ou d’un amendement de leur Ctat devient hors de propos. On a toujours affaire a une clinique assez stable ; on dispose maintenant d’une psychopathologic que l’on croit solide. Mais la nosographie s’efface, et la folie morale se fait, au plus, syndrome. Car Magnan et ses suiveurs operent volontiers ce court-circuit qui fait passer directement du terrain (la degenerescence) aux symptomes. Chacun de ces symptomes est certes determine par ce terrain, mais leur regroupement raisonne sous forme d’entite morbide devient moins net. Par contre, comme les obsessions et impulsions sont le symptdme majeur de cette degenerescence nouvelle man&e, on pourra prendre en compte de facon plus satisfaisante une question qui empoisonne depuis des lustres la psychiatric legale ([24] p. 403) : le statut psychopathologique a donner aux (( impulsions irresistibles )), eu egard Q la responsabilite. Avec le developpement par Magnan du theme des (t impulsions inconscientes irresistibles des degeneres H, ce probleme semble trouver, au moins pour un temps, sa solution. Une folie impulsive, reprenant la deja ancienne question des (( impulsions instinctives )N tend, de plus en plus, a s’autonomiser par rapport au tableau de la folie morale ([25] p. 200). Des developpements tout a fait cornparables a ceux de Magnan seront faits par des Cl&es, et traduits dans la vulgate des manuels de psychiatric. Un Emmanuel Regis, par exemple, persistant a utiliser le terme de H fou moral )) plutot que celui de (( desequilibre )), renverra lui aussi a la psychopathologic de la degenerescence (H les fous moraux sont en apparence moins alien& que les delirants, mais ils sont plus degeneres qu’eux )) ([26] p. 523)) et partagera le desenchantement therapeutique le plus sombre (ils sont (( inaffectifs, inadaptables, inamendables )) ([26] p. 525)). Tout semblait bien visse. On serrera plus encore, dans le meme sens, avec la doctrine des constitutions, formalisee par Ernest Dupre, qui schematise encore ce modele. Chaque sujet dispose d’une constitution, fixee des la naissance. 11 peut s’agir d’une constitution perverse, telle que Dupre la decrit en 1912 [27]. Des lors s’ensuivent, necessairement et irremediablement, les manifestations, variables mais toutes assurement detestables, de cette perversion instinctive qui finalement subsume non seulement la folie morale, mais encore l’ensemble des perversions et une bonne part de la delinquance et des deviances de tout poil [28]. On est arrive a une sorte de degre zero de la psychopathologic : il y a un &at constitutionnel chez certains sujets, qui se manifeste par des signes, variables dans leur nature et leur regroupement, mais tous socialement inacceptables. On atteint Cgalement un degre zero de la therapeutique : il n’y a rien a faire pour ce sujet en dehors de sa mise a l’ecart par l’enfermement car&-al ou asilaire, sauf a

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rechercher a la folie morale, certains s’y adomrent, des causes Cventuellement curables sur un plan biologique, toxi-infectieuses ou bien endocriniennes [29]. Dans la perspective de DuprC, le psychiatre n’a plus, a la limite, rien a comprendre d’un point de vue psychopathologique, et seule le justifie sa position d’expert. Un tel modele aura la vie dure et, un demi-siecle apres Dupre, le premier livre en franqais consacre a ce chapitre de la psychiatric que l’on appelle encore (( desequilibre mental H, restera largement tributaire de telles conceptions [30]. C’est moins, nous semble-t-il, la nouvelle designation courante de l’entite clinique a partir des an&es 20, et qui substituera au vocable de H desequilibre H celui de (( psychopathic )) que nous devons la reintroduction d’un peu de psychopathologie dans tout cela. Kurt Schneider, apres tout, h&tier de Kraepelin quant au terme, tire avec lui notre folie morale du c&C des formes de personnalite plus que vers une entite morbide nosologiquement stable [3 11. La psychanalyse, elle, s’essaiera a produire du nouveau. Un an apres l’edition du livre de Schneider parait un article de Karl Abraham, monographie qui se penche sur le sujet, propose un mode de comprehension nouveau, et ouvre sur un espoir therapeutique ([32] p. 170). L’escroc mythomane dont il est question dans ce texte, a vrai dire, ne collectionne pas tous les traits caracteristiques du fou moral. Ne presentant pas de trouble mental aver-e, comme le prouvent les expertises qu’il subit ([32] p. 163) d’une intelligence superieure, sa seule anomalie est a reperer dans le comportement social, dans une deficience Cthique majeure, qui le mene a bien des delits. Assez magiquement, c’est le mariage qui le guerira, et non le recours aux psy. Le deploiement anamnestique permettra a Abraham de proposer une comprehension, a partir de l’absence d’amour matemel initial. Une carence narcissique precoce, puis la position du pere, oberant le developpement satisfaisant d’un surmoi et d’un ideal du moi, menent le sujet a des comportements antisociaux, faute de sublimations ([32] p. 168). Cette mise en cause des carences precoces dans la genese des comportements delinquants aura une longue descendance [33]. Sans nous Ctendre sur les rapports subsequents qu’entretiendront psychopathic et psychanalyse, on notera la, deja, ce qui sera la contribution majeure de la theorie psychanalytique a la comprehension des psychopathies : une psychopathologic de l’acte, a comprendre comme court-circuit de decharge pulsionnelle non mentalisee, sans affect, ni pensee, ni langage, et qui semble temoigner d’une impossibilite de differer la satisfaction, d’une intolerance a la frustration. Reste qu’en depit des travaux de quelques-uns, comme Karpman entre 194 1 et 1953 ([34] p. lo-l), il nous semble que la psychanalyse aura du ma1 a produire une psychopathologic coherente d’ensemble de la psychopathic. Soit on la retrouvera comme une des pathologies qui produisent la delinquance, du tote du caractere (tel le (( caractere antisocial pur )) decrit par Kate Friedlander ([35] p. 7288)). Soit encore elle restera dans l’ombre du modele, plus ache&, qui sera donne des perversions. Perversions qui ne renvoient pas exactement a la meme clinique, et avec lequel la psychanalyse aura tendance, parfois, a confondre la psychopathie ([36] p. 121-35). Reste aussi que, confrontee, comme la psychiatric, aux aleas d’une cure possible des psychopathes, theorisant son faible efkace par la

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notion d’inaptitude au transfert, ne reussissant guere ses tentatives successives d’application aux pratiques expertales [37], la psychanalyse butera elle aussi, d’un autre c&C, sur la question theorique du statut a octroyer a la folie partielle, avec parfois un retour au modele monomaniaque et a ses impasses, lorsque sera developpee par exemple la notion de (( secteur psychopathique de la personnalite H ([34] p. 77-87).

Un probl&me d’interface Que peut nous apporter cette excursion dans la folie morale du XIXe siecle, qui eclairerait un peu, si possible, nos pratiques d’aujourd’hui ? D’abord une reflexion sur la constitution de l’interface medico-judiciaire que nous connaissons actuellement. La folie morale aura CtC, au XIXe siecle, tout a la fois l’occasion de la constitution de cette interface, mais aussi le lieu-meme de la fondation de ses contradictions structurelles. Le combat de Georget, dans les an&es 1820, illustre bien cette partie lice, cette confluence d’interets entre une justice qui a besoin de garanties scientifiques, et la montee en puissance d’une corporation alieniste a la recherche de reconnaissance sociale [36]. Avec la montee en puissance de l’expertise psychiatrique au XIXe siecle, la medecine et la psychiatric produisent de nouvelles connaissances pour asseoir une legitimite qui s’acquiert peu a peu. Sans suivre jusqu’au bout le propos de Jan Goldstein, qui ne voit gdre dans la monomanie esquirolienne qu’une machine de guerre corporatiste, propre a foumir a la profession montante des alienistes de nouveaux debouches, force est de reconnaitre que la nature et l’organisation de ces nouvelles connaissances ne sont pas independantes de leurs conditions de production, et que l’elaboration de la clinique qui nous occupe ici reste et restera serve des questions de regulation sociale et judiciaire de la delinquance et de la criminalite [38]. De l’organisation de la partie lice entre psychiatric et justice, la folie morale representera vite le point d’achoppement. Car, on l’a bien vu, plus la psychiatric produit de connaissances, plus elle produit de descriptions, d’explications, de determinations et de causes eventuelles, plus elle promeut aussi, necessairement, l’irresponsabilite. Le probleme sera rencontre aussi bien par la phrenologie que, plus tard, par la psychanalyse : le sujet n’est pas plus responsable de son inconscient qu’il ne l’est de son cerveau ou de son heredite. Or, l’exercice de la justice ne peut se passer de cette notion de responsabilite, non plus que de celle de librearbitre. La folie partielle a la francaise, la monomanie, sera done au cceur-meme de la contradiction. D’un cBtC son existence garantit l’existence d’une partie restee saine du sujet, et du coup d’un lieu ou pourraient resider conscience reflechie et discemement, fondant la responsabilite. D’un autre elle nous indique crtYiment la ligne de fuite : qu’il suffuse a l’expert d’un compoI;tement unique et isole pour signer la folie et affirmer la totale irresponsabilite. Ecueil institutionnel, puisque a chaque type de delit ou de crime pourrait correspondre a la limite une variete specilique de monomanie, avec une consequence extreme, intenable face au

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judiciaire et a l’opinion : l’irresponsabilite generalisee. Risque aussi pour l’expert, dans la fouke, de disqualifier une legitimite sociale durement acquise par sa profession, s’il se laisse aller a ce mouvement. L’Ctat de demence, tel que le prevoit l’article 64 du Code penal de 1810, ne laisse pas la place a une attenuation de responsabilite. On est, ou l’on n’est pas, en &at de demence. Dans les debuts de son application, le delire comme criterium de cet Ctat, sera recu par les magistrats. La folie partielle ou l’on ne constate pas de delire, ne le sera point, ou le sera tres difficilement. On se souvient de la controverse qui opposa Q ce sujet le juriste Elias Regnault a Georget et Leuret, dans les annees 1828- 1830 : l’adoption du modele de la monomanie menace, a terme, la notion de responsabilite sur laquelle repose la justice penale, et Regnault peut en conclure qu’il n’y a done pas, dans le cas general, de place legitime pour une expertise psychiatrique [39]. On pourrait retrouver les traces d’affrontements comparables au fil du XIXe, tant en France qu’en Angleterre ([25] p. XX-XXVI, [22] p. 119, 125). Sommes-nous vraiment sortis d’une telle problematique ? La psychopathic, comme la folie morale d’antan, persiste a nous designer le pointlimite d’une collaboration possible entre experts psychiatres et magistrats. D’autant qu’a cette question theorique de responsabilite viennent se surajouter deux Ccueils de taille : d’une part la bien maigre curabilite pratique de tels Ctats ; d’autre part leur resistance opiniatre a l’intelligibilite. La psychiatric butera done sur des limites, autant du point de vue therapeutique que du point de vue des elucidations qu’elle propose. Dans le contexte de cette interface entre psychiatric et justice, l’affirrnation de sa legitimite par la psychiatric en passe aussi par l’affirmation d’efficacite, c’est a dire de curabilite. C’est un argument utilise par des magistrats au XIX” : comment la psychiatric peut-elle affirmer le caractere indispensable de ses expertises, alors meme que soigner la folie morale est au-dela de ses moyens ‘? Et la question est recurrente de la recidive possible d’actes imprevisibles, puisque l’etat mental a toutes chances de rester inchange. Que faire d&s lors ? Enfermer a vie a l’asile en sachant qu’on ne soigne guere et que l’on guerit encore moins ? En quoi l’hopital se distingue-t-i1 en ce cas de la prison, sinon du fait que l’on peut plus facilement s’en echapper ou en sortir, aux depens Cventuels de la securite du groupe social ? Cela pose question, pour une discipline medicale, de se justifier exclusivement par la connaissance et l’expertise, pas par la therapeutique. On pourrait d’ailleurs relire le recours aux theories de l’ineluctable (h&edit& degenerescence, role du cerveau, constitution tixee des l’enfance) comme des dispositifs theoriques propres a preserver une legitimite expertale tout en justitiant la mince action therapeutique. Lorsque la folie morale est consideree comme un &at, et non plus une maladie, le don& biologique se pose comme limite de toute transformation possible du sujet : c’est donner une reponse theorique a un probleme pratique et empirique d’incurabilite ; c’est aussi positionner ce biologique comme horizon de toute comprehension possible. Car la psychopathic nous confronte aussi a un problbme d’intelligibilite. Ce qui est demande a l’expert est certes d’apprecier une responsabilite. C’est aussi, et

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nous-semble-t-i1 de plus en plus, de fournir une comprehension possible de ce qui s’est passe, de mettre des mots et du sens sur de l’incomprehensible. Troublant d’un tote par les rapports qu’il entretient avec la normalite, le psychopathe nous confronte volontiers, d’un autre, a des motivations et a des mobiles particulikement impenetrables. Si le travail ordinaire du psychiatre est de decouvrir chez son patient, au-de18 des rationalites habituelles, d’autres logiques a decrypter, ici, il trebuche : la folie se donne comme irrationalite radicale, qui Cchapperait a toute logique possible. Alors, on l’a vu, les constructions ou fictions theoriques de la psychiatric, generalement propres a foumir provisoirement un sens a l’impensable, Cchouent et poussent a une derive. C’est ce que l’on constate dans ce mouvement initie par Jean-Pierre Falret et qui s’est developpe tout au long du XIXe siecle : en meme temps que s’approfondit la connaissance psychiatrique, l’acte, ce dont a a juger le magistrat, glisse vers le statut de simple symptome. I1 occupe une place de plus en plus contingente par rapport a une explication psychopathologique de l’ensemble de la personnalite du sujet, d’un inter-et plus mediocre pour le magistrat. Le psychiatre tente de construire du sens. Mais ce sens a de moins en moins de debouche operatoire dans des cas concrets. Ce type de derive vers la generalite ne fera que chroniciser les diffkultes a s’entendre entre psychiatric et justice.

Des modes de gestion diffbrents On a done oppose jusqu’ici deux traditions, francaise et britannique, pour dire vite celle de la monomanie et celle de la moral insanity. Leurs consequences seront differentes quant a la gestion sociale des fous moraux. Dans le premier cas, il y a discontinuite entre le normal et le pathologique, separabilite des fonctions mentales, et la demi-folie est topique. En cas de delit ou de crime, avec l’article 64, il y aura choix binaire entre responsabilite et irresponsabilite, et de ce fait entre asile et prison. Dans le second cas, on admet une continuite entre normalite et pathologie, les fonctions mentales ne sont guere ¶bles : la demi-folie peut etre quantitative. On peut d&s lors penser une responsabilite plus ou moins atten&e, et recourir a des systemes mixtes pour la gestion sociale des delinquants, systemes intermediaires entre le medical et le car&-al. Avec cette folie morale, que faire pour des gens trop fous pour aller en prison et trop dangereux pour aller a l’asile ? Les Britanniques trouveront des solutions intermediaires, avec des institutions mixtes, donnant une solution sociale, sinon thkapeutique, a la question des folies morales. La question des Ctablissements speciaux, des asiles-prisons, revetira par contre, dans notre pays, l’aspect du serpent de mer. Des (( hospices de correction H preconises par Cabanis en 1793 ([40] p. 249), en passant par les (( Ctablissements speciaux H preconises par Brierre de Boismont en 1846 [24], jusqu’aux projets de Serieux, au debut de notre siecle ([41] p. 51-SS), la question, cent fois reprise, restera en France suspendue, et debouchera sur des systemes moins interpenetres que separes, et inclus l’un

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dans l’autre : du car&al dans une institution sanitaire (le service Hem-i Colin, en 1910, de nos jours les UMD), ou du sanitaire dans une institution car&ale (les SMPR). Le modele de la monomanie, en effet, mene a une aporie, si l’on veut maintenir un lien entre responsabilite et culpabilite. Avec le clivage du sujet instaure par Pinel, ou situer desormais le discemement : dans la partie saine ou dans la pat-tie malade ? Des lors que l’on admet, avec Michea, la (( responsabilite conditionnelle )) ((( le monomane n’est pas responsable des actes qui relevent de son delire partiel, mais il doit repondre des crimes et delits qui n’en dependent pas )) ([30] p. 362)), comment peut-on, sauf a signer inconsiderement un cheque en blanc a l’expert, etablir en justice la responsabilite ? Puis en deduire, de facon ferme, une Cventuelle culpabilite et fixer enfin une peine ? Car il n’y a pas de place, dans ce cadre, pour considerer le sujet, a rebours de Madame la ministre Georgina Dufoix, comme psychiatriquement irresponsable mais socialement coupable. La perspective anglaise aura ouvert une autre voie : avec une moral insanity concue comme folie partielle sur un plan quantitatif et non plus topique, responsabilite et culpabilite peuvent, dans une certaine mesure, se disjoindre. En admettant que le discemement n’est pas le criterium de la responsabilite ([22] p. 155), on peut ainsi concevoir une responsabilite partielle et en deduire une peine atten&e, saris remet&e en cause la culpabilite. Pessimiste sur les possibilites de traitement ou de reforme, tout en restant convaincu de l’utilite des peines ([22] p. 17 1 ), Henry Maudsley se montrera ainsi fervent partisan de leur diminution dans les cas de folie morale ([22] p. 123). La magistrature britannique pourra l’admettre, une partie des experts francais s’y ralliera derriere Jules Falret (1261 p. 1070-4) et c’est ce que mettra finalement en ceuvre, sur notre rive de la Manthe, la circulaire Chaumie du 12 decembre 1905 [42], si radicalement opposee a l’esprit de l’article 64 et a la philosophie de la monomanie. On pourrait penser que le nouvel article 122- 1 du nouveau Code penal de 1994, remplacant l’ancien article 64, va dans un sens analogue. Remettant en position centrale la notion de discemement, il considere, en effet, que la personne au discemement entrave du fait d’un trouble psychique reste (( punissable )), meme si elle n’est pas penalement responsable ([43] p. 1728). Mais ce nouveau recours au discemement fait-i1 autre chose que repousser le probleme ? Tout discemement est-il entrave chez le psychopathe, sachant que cette notion-meme de discemement suppose qu’une par-tie du sujet regarde, en conscience, une autre partie de ce meme sujet qui, elle, commet des actes saris conscience ? Sommes-nous, en ce cas, reellement sortis du modele de la monomanie ? La psychiatric se fonde, avec Pinel, sur l’hypothese d’un sujet divise, et sur l’alliance possible du sujet avec celui qui le soigne. Elle decrit dans le m6me temps, en clinique, la manie sans delire, ancetre de nos actuelles psychopathies. Clivage la encore : clivage topique de la folie partielle oh l’on est fou tout en n’etant pas fou. Faut-il s’etonner, d&s lors, que la psychiatric ait su, certes, en deux siecles, decrire assez bien le fou moral, mais qu’elle ait eu tant de ma1 pour le penser ? Faut-il s’etonner que la psychiatric ait encore tant de mal, nous

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semble-t-il, a penser la psychopathic, h&it&e qu’elle est du modele de la folie partielle et de celui de la separabilite possible des fonctions mentales, paradigmes peu efftcaces face a des conduites qui semblent incarner, parfois, le ma1 absolu. Le ma1 impensable. Le ma1 dans sa radicale alterite par rapport a l’ordre de l’humain, c’est a dire, aussi, a l’ordre d’une intelligibilite possible. II RcFliRENCES

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