Du passe imaginaire au passe revolutionnaire: Modeles de resistance et resistance des modeles

Du passe imaginaire au passe revolutionnaire: Modeles de resistance et resistance des modeles

Hrsrory of European Idear, Vol. 3, No 2. pp 193-200. 1982 Printed in Great Britam 0191~599/82/02019U~R $03.I.M/0 0 19X2 Pergamon Press Ltd. DU PASSE...

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Hrsrory of European Idear, Vol. 3, No 2. pp 193-200. 1982 Printed in Great Britam

0191~599/82/02019U~R $03.I.M/0 0 19X2 Pergamon Press Ltd.

DU PASSE IMAGINAIRE AU PASSE REVOLUTIONNAIRE: MODELES DE RESISTANCE ET RESISTANCE DES MODELES MONIQUE CO’ITRET Le passe fascine: la nostalgie des origines est lieu commun de l’histoire. Les Romains de 1’Empire vivent deja sur une representation legendaire de la Republique transmise aux elites occidentales par la mediation des morceaux choisis. Loin d’etre lineaire le temps de l’histoire est imbrication, coexistence et permanence. Le passe, pare du ‘charme magique de l’enfance’,’ constitue des modeles critiques du present et parfois porteurs d’avenir. Le poids du passe sur le present a ete mis en lumiere par les historiens anglais. Christopher Hill emploie le concept revelateur de ‘stop in the mind’.2 Au dix-septieme siecle en effet revolution ne signifie pas novation mais retour en arriere.’ Les acteurs de la revolution anglaise se presentent comme des restaurateurs de l’ordre ancien. Les parlementaires ne peuvent d’emblee nier l’autorite du roi, et l’equite ne suffit pas a justifier la nouveaute de leur point de vue. Effrayes de leur propre audace, ils envoient Sir Simonds d’Ewes fouiller dans les archives a la quete d’un precedent: attrait d’une fiction legale, fetichisme mtme qui ne les empechera pas de condamner le roi. Car ce passe lieu de resistance est Cgalement force d’avenir. La lecture recurrente du passe constitue un acte, une construction, l’elaboration d’un anachronisme systematique. Histoire et historiographie revelent la profondeur de cette dimension.4 Un colloque de la revue Past and Presentetudiant cette fabricatation du passe s’intitulait fort judicieusement ‘The invention of tradition’.’ Plus la crise est profonde, plus la rupture est grande, plus les acteurs de l’histoire Cvoquent les grands anceetres et invoquent leur ombre protectrice. Chaque tpoque, chaque groupe fabrique ainsi un passe a son propre usage et n’hesite pas a lui preter toutes les qualites pour justifier sa repetition.’ Mais sous cette mascarade se cache souvent l’innovation. Somme toute, lorsque Saint-Just proclame que le monde est vide depuis les Romains, c’est bien dans l’intention de le remplir. Certains points du passe retiennent de facon toute particuliere l’attention. Tel est le cas de la primitive Cglise dans la tradition chretienne. S’en r&lamer c’est invoquer l’origine; vouloir retrouver la purete des fondateurs, renouer avec la grandeur des demiurges. Le recours a ce temps primordial est constant dans l’histoire occidentale. Nous avons choisi d’en mener l’etude au dixhuitieme siecle, au travers de l’immense polemique qui oppose les jesuites aux jandnistes de 1713 (Bulle Unigcnitus) a la dissolution de la C0mpagnie.s L’eglise primitive est affaire de theologiens, d’historiens, mais elle vit Cgalement sous forme d’images au coeur de chaque chretien. Nous avons d’abord cherche comment dans un passe commun chaque groupe batit son propre modele. L’oeuvre de 1’AbbC Fleury” est une reference incontestee qui dresse le tableau d’une communaute ideale oti chacun vit uniquement pour les autres, oti 193

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le sacrifice est lieu-commun, l’hero’isme banalite, veritable utopie de la transparence. Les jesuites orientent cette description pour demontrer la continuite de l’autorite (autorite de Pierre sur les Apotres-du pape sur les conciles-du pape sur les Cveque-des Cveques sur les cures-des cures et de tous les clercs sur les lai’cs. . .), la continuite des rites et se pretendent heritiers exclusifs de la tradition primitive. ‘a Mais ils utilisent en m&me temps la valorisation de la premiere Cglise pour introduire l’idee que les temps changent et que l’evolution est necessaire. Dieu, et dieu seul, a voulu et a realise la perfection de l’eglise des apotres et des martyrs. A des etres plus faibles, les chretiens du dix-huitieme siecle, il demande seulement I’obeissance a son Cglise detentrice exclusive de la verite. Les jansenistes ont une vision toute differente: la communaute l’emPorte sur I’autorite (le peuple intervient dans le choix des dignitaires), l’affectivite, la fraternite bousculent les hierarchies.” A l’epoque oti le mouvement janseniste est trouble par les miracles du diacre Paris l’eglise primitive est presentee comme l’eglise du merveilleux. . .I2 Les premiers chretiens comme les appelants a la Bulle attendent la fin du monde et la justification du petit troupeau. Les chretiens de tous les temps doivent fuir le monde, distribuer leurs biens, et vivre de charite. Indignts par la tentative de distanciation des jesuites, les jansenistes vivent l’eglise primitive sur le mode homologique, . . . dans sa perfection cependant le modele n’est jamais remis en cause: qui veut l’imiter, qui le pretend inimitable doit toujours y revenir pour penser l’eglise du dix-huitieme siecle. Pourtant jesuites et jandnistes ne r&vent pas de la meme communaute primitive. Les realites qu’ils evoquent sont antagoniques. Le legendaire chretien est en miettes, chaque groupe en assume une part, mais ignore, refuse, condamne les images de I’autre. Au gre de la polemique ces images se deferment encore. De plus en plus chacun parle de soi, pense aux luttes presentes en regardant I’antiquite chretienne. Les convulsionnaires, partie importante du mouvement janseniste, qui se marginalisent au tours du siecle et se constituent en secte ont une demarche Q la fois inverse et reciproque. Convaincus de revivre la purete et l’intensite des premiers moments du christianisme, ils abolissent temps et histoire, vivent dans l’enthousiasme et attendant la liberation de l’apocalypse. Par l’intermediare de la convulsion, souffrance volontairement infligee au corps (Ccartelement - Ccrasement coups - mises en Croix. . .) et vaincue par la foi, ils s’identifient au Christ. Le passe n’est plus convoque pour justifier un &at present. 11s assument integralement la personnalite, la place, la fonction des chretiens des catacomhes. Par un processus de transfert total, ils sont les premiers chretiens. l3 Mais comment se sont Clabores des modeles aussi differents? Pour mener a bien cette etude il convient de se situer momentanement a l’interieur de la culture savante. Si I’eglise primitive appartient a l’horizon de chaque chretien, historiens et exegetes sont ceux qui en fournissent les cl&. La polemique passe par les livres et mobilise les savants. Les discours sur l’eglise primitive se veulent credibles: nous avons done compte des references, sonde l’outillage culture1 de nos protagonistes. Les jansenistes se referent de preference a l’edition de la Bible faite par Le Maitre de Sacy. I4 11scitent souvent les Peres a travers Bossuet. Les jesuites utilisent un plus large &entail mais n’ignorent pas les oeuvres preddentes. C’est dans les choix meme des textes bibliques

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que nous reperons les discordances les plus significatives. Cent& sur le tableau des Actes, le modele janseniste se construit aussi autour de l’enseignement de Paul. Favorables a la lecture par tous de 1’Ecriture sainte, les jansenistes popularisent les prophetes de 1’Ancien Testament. Les jesuites preferent le Nouveau Testament dont ils font une lecture johannique, qui leur confere une plus large autonomie. Les historiens de l’antiquite le plus souvent mentionnes sont 1’AbbC Fleury et Le Nain de Tillemont;15 Dom Calmet16 est l’exegete le plus apprecie, meme si certains jesuites portent un discret inter&t aux travaux de Simon, I7 Leclerc’s et Astruc.” En depit de ces tentations une conclusion s’impose: c’est au sein d’une meme culture que jesuites et jansenistes instituent des lectures differentes. Le passe doit justifier les affrontements presents. L’age d’or du christianisme est devenu modele qui vise a la demonstration et a I’efficacite. Pour constituer ce modele, pour le rendre operatoire, chaque groupe manipule le passe et le faconne a sa propre image. Tout naturellement, et sans que leur sincerite soit en cause, dans l’arsenal de citations que constituent la Bible, les Peres, parmi les historiens, parmi les exegetes, chacun choisit ce qui conforte ses conceptions. La selection est presque inconsciente. Aux objections de l’adversaire, on oppose un double processus d’occultation ou de reinterpretation. L’eglise primitive beneficie dune telle force dans la sensibilite chrttienne que l’enjeu de la lutte justifie tous les bricolages au niveau du savoir. Les convulsionnaires quant a eux se preoccupent peu des moyens par lesquels ils connaissent les temps primitifs. 11s utilisent la Bible (les Apocalypses - 1’Ancien Testament) de facon machinale et automatique. Ouvrant une page au hasard ils la commentent, appliquant a leur facon les theories figuristes des abbes Duguet’” et d’Asfeld.2’ 11sdeviennent leur propre reference, l’unique modele, le commencement et la fin de l’histoire. De la manipulation au refus de savoir s’affrontent deux niveaux culturels. La culture populaire semble se trouver chez les convulsionnaires (rappelons cependant que certains protecteurs de la secte appartiennent a la haute societe) tandis que, au sein de la culture savante, jesuites et jansenistes se defient de la nouveaute et preferent abandonner la recherche historique et l’hermeneutique biblique, lorsque celles-ci remettent en cause trop d’autorites. La force du modele se joue au niveau des pastorales. Toute la propagande janseniste montre combien la vie quotidienne des appelants reproduit les valeurs de I’antiquite chretienne. 11s vivent en communaute, quittent leurs biens et pratiquent la pauvrete Cvangelique: le diacre Paris, les Cveques jansenistes, les ‘freres’ Tabourin,** Cducateurs populaires du faubourg SaintAntoine illustrent ce modele comme des dizaines de cures, des milliers de la’ics. Aupres des pauvres, des malades ils diffusent les valeurs premieres de l’eglise. Persecutes, ils acceptent leur sort avec fermete. 11s ne recherchent pas la vaine gloire et fuient les honneurs terrestres. Certains reactivent les ceremonies initiales (comme le cure Jube a Asnieres).*” 11s s’attirent ainsi l’estime et la symphatie de tous. La pastorale jesuite est tres diverse: des petits groupes de mystiques aux missionnaires l’eventail des charges est impressionnant.24 Au dix-huitieme siecle la Compagnie concentre ses efforts sur l’education et la prediction. Nous avons constate combien le theme de l’eglise primitive s’estompe dans ces deux domaines. Au college, heros pa’iens et heros chretiens se

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confondent dans une antiquitk aussi glorieuse que 1Cgendaire.25 La prkdication envisage les ap6tres ou les premiers chrktiens mais nkglige 1’Cglise primitive au profit de l’kglise de toujours. La pastorale jCsuite tend B Ccarter le modkle de 1’Cglise primitive. Par sa trop grande rigueur, il effraie le troupeau fragile et inconstant dont les p&es prennent les difaillances en considkration. En exigeant une tension permanente, une vocation au sacrifice, il dktourne des valeurs sociales dominantes, et, ma1 compris, risque d’entrainer aux pires exds. Surtout il tend g limiter la suprCmatie du clerc en dkveloppant dans chaque conscience une dkmarche individuelle. Dans le domaine du savoir les jksuites tentent d’ktablir un Cquilibre entre la continuitk et la distanciation du mod&le primitif. Au travers de leur pastorale, la distanciation I’emporte largement. Pourtant dans sa duretk et sa cohkrence totale, c’est le modkle janskniste qui sCduit le peuple chrktien. Peut-&re parce que, bouleversant les normes, il accorde de plus en plus de place aux la’ics et se gonfle peu 2 peu de valeurs nouvelles dont les jksuites ont senti les dangers.26 L’kglise primitive intervient en effet dans toutes les grandes querelles politiques du siitcle. A toutes les tentations tyranniques de la monarchic on oppose le gouvernement par conseils de l’&glise primitive. 27 Les cur& richkistes voient mCme dans 1’Cglise primitive la source de la dkmocratie qu’ils souhaitent voir appliquer dans l’eglise puis dans l’ktat. 28 Chez I’abbC Duguet, et chez nombre de rigoristes, le mythe de 1’Cglise primitive s’intkgre au mythe de la nature, au refus du capitalisme et au r&e d’une sock% Cgalitaire fondCe sur les vraies richesses de la terre. Pour revivre les valeurs des premiers temps, il faut bstir un monde de petits propriktaires sans riche ni pauvre, sans oisivetk, dont le gouvernement, constituk d’hommes incorruptibles, limitera les manufactures et proscrira le luxe.2” DCgagC de se s p rCsupposCs religieux, le projet ressemble 2 s’y mkprendre aux espkrances des sans-culottes. Les symphaties enregistrkes au niveau des pastorales ne relkvent pas du hasard (‘f&es’ Tabourin - cur& des faubourgs). Tradition janskniste - richkriste, et influence rousseauiste se rencontrent souvent . Symbole de transparence, de vertu, l’kglise primitive participe entre la kpublique de Brutus et des Gracques et la Sparte de Lycurgue des moditles qui inspirent les hommes de la rkvolution. N’oublions pas ‘le sans-culotte Jesus’. . . .C’est ainsi qu’en dkpit d’eux-m&mes 1’Cglise primitive des jansknistes devient rCf&ence rkvolutionnaire. Les jksuites ont beau jeu de leur rappeler qu’en se comparant aux martyrs des premiers sikcles ils assimilent le t&s chrktien Louis XV aux plus fkroces empereurs paiens de l’antiquitk. Pour les jtkuites au contraire ce qu’il faut retenir de I’Cglise primitive c’est la soumission inttgrale au pouvoir. L’obkissance aux tyrans Ctait un devoir, combien doit &re deuce l’obkissance au roi de France, fils ainC de l’kglise! Mais les jtsuites sont-ils de bons serviteurs de l’absolutisme? Leurs protestations de fidClitC sont innombrables, pourtant I’opinion publique leur voue une haine tenace, les accuse de rkgicide et les dksigne par le sobriquet de ‘dindons d’Ignace’.“” Objectivement ils rendent des services B la monarchic. Contre les philosophes, contre les prktentions du tiers&at ils soutiennent le tr8ne et l’autel. C’est incontestablement dans le respect des normes sociales qu’ils forment la jeunesse. C’est en toute sin&it6 qu’ils cklkbrent en Constantin le modCle des monarques. Et pourtant GrCgoire VII a toutes leurs sympathies

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lorsqu’il s’oppose a un empereur et affirme son droit d’intervention dans le domaine temporel. Les gallicans ne se priveront pas de denoncer la Compagnie lorsque la canonisation de ce pape partagera les esprits.“’ La nostalgie dune theocratie, d’un vaste empire chretien dont les princes seraient de dociles serviteurs du souverain pontife les hante. Ce r&e passeiste n’est pas incompatible avec des idees modernes, la prise en charge de realites nouvelles, mais il les sous-tend. Le modele chevaleresque demeure leur ideal; l’eglise primitive les inspire peu. C’est au travers d’un passe medieval que se constitue leur reference politique: Saint-Louis, roi de la croisade et saint.s2 Rien de moins politique en apparence que le monde convulsionnaire. SociCtC close, vivant de facon totalement marginale a l’ecart des circuits Cconomiques. Cependant cette secte entretient avec le pouvoir un rapport de persecute a persecuteur. Pour ceux qui attendent la parousie, les affaires politiques tiennent lieu de divertissement. Dans l’imminence du jugement dernier le grand souci est le salut de l’ame, toute autre preoccupation ressemble fort a une trahison. Mais il ne suffit pas de refuser la dimension politique pour lui Cchapper. Dans un systeme totalitaire l’allegeance est exigee a chaque instant de la vie quotidienne. Loin de ce comportement, les convulsionnaires s’arrogent le droit de sermonner le roi. Puis ils l’accusent sans menagement: Louis XV est compare a Nabuchodonosor. Face aux mechants la secte constitute le reservoir des Clus qu’un dieu vengeur viendra rtcompenser. Le roi, Versailles, les courtisans, le lieutenant de police, Rome, le pape, l’archeveque de Paris sont ainsi tour tour a exposes aux chatiments infernaux. Mais le roi est incontestablement la cible favorite; la grandeur fallacieuse du despote s’ecroule devant la gloire du Christ-roi. 11 semble que l’image royale ne puisse susciter l’indifference: le peuple convulsionnaire passe de l’adoration a la haine. La secte elle-m&me inverse les hierarchies sociales: la convulsion, signe de pouvoir et d’election se localise le plus souvent sur le corps dune fille du peuple, domestique ou ouvriere, ainsi investie d’un pouvoir immense sur ses ‘freres’ et ‘soeurs’ sans respect de leur position dans le monde. . . . Dans l’autarcie sociale du milieu convulsionnaire les humbles ont la parole et parlent en maitres. 11sse soucient peu de convaincre et preferent l’anatheme au proselytisme. Pourtant ils declenchent un important mouvement de solidarite. L’opinion refuse de collaborer a la repression polic&e. Pour quelques denonciations, les archives de police regorgent de plaintes de mouchards ou d’archers ayant CtC maltraites par une foule hostile. De nombreuses filatures s’interrompent devant l’inextricable reseau de complicite dont beneficient les convulsionnaires. Certaines arrestations, certains enlevements declenchent de veritables Cmeutes.

Au-dela des discours, les comportements now permettent de saisir le poids Cmotionnel du mythe de l’eglise primitive et la force de ceux qui y adherent. Les revendications dont les legendes sur l’antiquite chretienne sont porteuses ne concernent pas uniquement l’eglise ou la vie de la communaute chretienne, mais l’ensemble du corps social. Parce que l’eglise et l’etat se repartissent le monopole du sack dans la societe d’ancien regime, il est logique que la protestation dans un domaine soit immediatement repercutee dans l’autre.

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Mais parce qu’il est t&s difficile de penser une nouveaute totale, de rompre avec tous les symboles en m&me temps, de refuser a la fois dieu le pere et le monarque tutelaire, toute la pensee du siecle va chercher aux origines, a la source mCme des pouvoirs qui la rtgissent encore des elements de contestation. L’eglise primitive est proposee comme modele de gouvernement: l’antiquite chretienne represente une periode d’equilibre des pouvoirs et symbolise le temps du contrat. Mais c’est au nom des inter&s primordiaux de la veritable Cglise et de la monarchic que sont invoques ces grands ancetres, que l’on recourt a une passe imaginaire qui autorise un consensus fictif. Dans cette logique chacun doit faire la preuve de sa soumission aux pouvoirs, Ctablir la plus large unanimite possible et designer l’adversaire, bout-Cmissaire autour duquel peut un instant se renouer l’illusion de l’accord. Lorsque le systeme dominant est admis comme l’unique et l’universel, toute reserve est immorale, toute evolution impossible. La reflexion serait bloquee si le passe n’offrait la ressource de penser la decadence. La force de consentement comme le blocage mental nous renvoient au paradoxal statut de l’opposition sous l’ancien regime: pour s’exprimer elle doit s’identifier a une tradition et demasquer les novateurs. Dans une regime totalitaire qui ne suit pas ce chemin blaspheme. Des individus peuvent tenter de conceptualiser des ruptures, tres rarement des groupes. C’est pourquoi l’opposition a l’absolutisme qui mobilise les foules semble presque toujours en-de@ des veritables problemes, engagee dans des solidarites compromettante (comme celle des parlementaires) ou entachee d’une rare credulite. Ce n’est pas uniquement par prudence ou machiavtlisme que les idtes nouvelle se meuvent derriere de grands andtres. La novation surgit du passeisme. Le poids de l’histoire garant de l’ordre ancien tree la regle de l’ordre a venir. Le mythe de l’eglise primitive joue un role fondamental dans ces deplacements. De l’eglise primitive a l’humanite primitive la co’incidence n’est pas fortuite. Le mot ‘primitif’ beneficie d’une riche ambivalence. Le primitif represente le premier, le plus pur, mais c’est aussi le grossier, le sauvage. Les apotres sont des hommes grossiers, de la lie du peuple: ils sont pres de dieu comme les bons sauvages sont p&s de la nature. Lorsque le passe historique offre trop de resistance aux interpretations, Rousseau opere un tournant essentiel. Au moment p&is ou cela Ctait necessaire il pose le probl&me du degre zero de la civilisation. L’eglise primitive s’inscrit parmi les robinsonades. La nature precede le contrat. L’homme d’avant la civilisation rejoint dans son paradis exotique l’homme d’avant la chute. Le bon sauvage des missionnaires reproduit les valeurs des primitifs du christianisme. L’anthropologie assume les memes fonctions que l’histoire.“” A la legitimite de la nature ne peut resister celle d’un pouvoir corrompu. Mythe des origines, mythe de la nature, primitivisme permettent la critique. Penser l’avenir c’est toujours pour les hommes de l’epoque moderne regarder vers le passe, conservant les memes presupposes ideologiques, la grande originalite du dixhuitieme siecle est de faire de ce passe imaginaire un passe revolutionnaire. Monique Cottret Paris

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