Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 59 (2011) 362–368
Cas clinique
Enfant du secret. Devenir d’un secret de famille à l’adolescence Secret child. Become of a family secret in adolescence S. Sebti a,∗ , S. Goffinet b , B. Ghyssel c , D. Mikolajczak-Charlier c a
66, rue Henri-Grenier, 1350 Orp-le-Grand, Belgique Clinique Fond’Roy, 49, avenue Jacques-Pastur, 1180 Bruxelles, Belgique c Cliniques universitaires Saint-Luc, université catholique de Louvain, 10, avenue Hippocrate, 1200 Bruxelles, Belgique b
Résumé Le but de cet article est de repérer les liens possibles entre secret de famille et psychopathologie à l’adolescence. Ce texte concerne la prise en charge d’une jeune de 14 ans, Kimberley, au sein d’une unité psychiatrique pour adolescents. Dans la situation exposée, la patiente est détentrice du secret. Néanmoins, la présence du secret donne à la jeune fille la sensation d’avoir « une vie dissimulée » et d’être exclue d’une partie de sa famille. L’adolescente est née d’une union entre sa mère et un homme marié. Le secret réside dans le fait que l’épouse et les enfants de celui-ci ne connaissent pas l’existence de la patiente. Le secret, source de traumatisme ultra précoce, avant même la naissance de la patiente, pourrait être à l’origine d’un trouble dissociatif de l’identité. Les entretiens de famille ont permis de mettre en évidence des facteurs protégeant le secret que nous ne soupc¸onnions pas au départ de la prise en charge, tels que la part considérable de l’héritage maternel dans le maintien du silence et le fait que le père de la patiente, autrefois diabolisé, était lui-même complètement emmuré dans son secret. La jeune se rendait compte du risque que constituait la divulgation du secret pour l’homéostasie du système mais désirait néanmoins se délester d’un poids. En effet, les troubles liés à un secret ne disparaissent pas forcément avec sa divulgation. Le travail thérapeutique avait principalement pour but de clarifier la situation pour la patiente afin qu’elle puisse faire des liens entre ce qu’elle exprimait par des symptômes et ce qu’elle devait cacher. L’implication du père a été primordiale pour atténuer le sentiment de non-reconnaissance qu’éprouvait l’adolescente. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Secrets de famille ; Adolescence ; Trouble dissociatif ; Transmission
Summary The purpose of this paper is to identify the possible links between family secret and psychopathology in adolescence. This text concerns the 14-year-old young girl, Kimberley, in a psychiatric unit for teenagers. In the exposed situation, the patient is a holder of the secret. Nevertheless, the presence of the secret gives to the girl the sensation of having “a hidden life” and to be excluded from a part of her family. The teenager arose from a union between her mother and a married man. The secret is that the wife and the children of this one do not know the existence of the patient. The secret, source of a very early trauma, before the birth of the patient could be responsible for a dissociative identity disorder. Family interviews allowed to bring to light factors of maintenance of secrecy, such as the considerable part of the maternal inheritance in the preservation of the silence and the fact that the father of the patient, formerly demonized, was completely immured himself in his secret. The young person realized the risk which constituted the disclosure of the secret for the stability of the system but nevertheless wished to offload a weight. Indeed, the disorders bound to a secret do not disappear necessarily with its disclosure. The therapeutic work mainly aimed at clarifying the situation for the patient so that she can make links between what she expressed by symptoms and what she had to hide. The implication of the father was essential to limit the feeling of non-gratitude felt by the teenager. © 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Family secrets; Adolescence; Dissociative disorder; Transmission
Introduction
∗
Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (S. Sebti).
0222-9617/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2011.06.005
Selon Guy Ausloos, « le secret est un élément d’information non-transmis, que l’on s’efforce, consciemment, volontairement, de cacher à autrui, en évitant d’en communiquer le
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contenu, que ce soit selon le mode digital ou analogique. Un secret est mis en place lorsqu’une loi, dite ou non-dite, le plus souvent morale, a été, est ou menace d’être transgressée, ce qui entraînerait une atteinte à l’image de soi, individuelle ou familiale » [1]. Nous avons choisi de rapporter ici l’histoire de Kimberley, une jeune adolescente de 14 ans. Ce choix résulte du fait que la patiente liait systématiquement ses symptômes et ses différents évènements de vie au secret dont elle était la gardienne. Elle a été admise au sein de notre unité psychiatrique pour adolescents et jeunes adultes, adressée par son psychiatre traitant (allégation de la demande [2]). Elle détient un secret de famille dont le poids va en grandissant. Très vite, lors de l’entretien de préadmission, elle explique être une « enfant du secret ». En effet, l’épouse et les deux autres enfants de son père ne connaissent pas son existence. Elle exprime une souffrance qu’elle lie à un manque de reconnaissance de son père. Quels sont les liens entre la présence de ce secret de famille et l’apparition des symptômes psychiatriques ? Nous débuterons par la présentation de la situation clinique. Puis, nous réaliserons une intégration théorico-clinique associée à une discussion. Les références théoriques sont d’orientation systémique et psychanalytique. Situation clinique Kimberley a été hospitalisée cinq mois. Le médecin candidat spécialiste en psychiatrie infantojuvénile avait la fonction de psychiatre individuel de Kimberley et était présente aux entretiens de famille afin de travailler « l’ici et maintenant », c’est-à-dire les questions du quotidien dans l’unité. Ces entretiens étaient menés par la thérapeute de famille. Un infirmier ou un éducateur était souvent présent. L’adolescente est de taille moyenne et présente un léger surpoids. D’un point de vue systémique, Kimberley est porteuse du symptôme [2]. Elle présente des troubles obsessionnels compulsifs et relate des rituels au moment du coucher. Elle se scarifie de plus en plus. Elle a déjà fait deux tentatives de suicide. À son arrivée à l’hôpital, la seule alternative exprimée par la patiente pour s’extraire de ses difficultés est la mort. Elle décrit une thymie dépressive et des idées suicidaires quotidiennes. Elle évoque des difficultés d’endormissement et des interruptions du sommeil. L’appétit est augmenté et l’anxiété est majeure. Elle se plaint de régurgitations incoercibles et très fréquentes depuis l’enfance. Elle nous fait part de reviviscences d’éléments traumatiques. La patiente garde malgré tout une certaine capacité à éprouver du plaisir, notamment par le dessin et la lecture. La patiente, sa mère et sa grand-mère souffrent de la situation et demande de l’aide [2]. Selon Kimberley, son mal-être a commencé un an et demi auparavant : « le jour où ma mère a voulu m’étrangler ». Ce jour-là, son psychologue lui aurait recommandé de faire ses « TOCs » à cinq reprises (injonction paradoxale ?). Elle avait jeté un nombre important de gants de toilette et de serviettes mouillées dans la salle de bain. Cela avait mis sa mère dans une colère « folle ». Elle relate avoir « envie de mourir » depuis cet évènement. « Je ne suis pas prête à accepter qu’elle ait une
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autorité sur moi, elle ne m’a jamais mis de limite. Alors maintenant, c’est difficile. Elle faisait tout ce que je voulais ». Lors d’un entretien de famille, la mère raconte la crise dans la salle de bain : « il y avait des papiers partout et beaucoup de serviettes à terre, j’ai changé de voix, j’ai arraché ses cheveux et je l’ai jeté. Je lui ai dit de ramasser et j’ai vu mes mains qui allaient l’étrangler. J’ai eu peur de la tuer ». Kimberley exprime un désir de vengeance vis-à-vis de son père qui refuse d’assumer son existence auprès de sa famille nucléaire. Elle explique également que ses idées suicidaires lui procurent « beaucoup de plaisir » à l’idée que son père pourrait avoir sa mort sur la conscience. Elle souhaite que son père regrette de ne pas avoir dévoilé qu’elle existait à son épouse et ses enfants. Histoire de vie La patiente a été « désirée » par ses deux parents. La mère avait demandé un bébé comme cadeau de Noël et le père avait accepté. En effet, au moment de sa conception, son père était séparé de son épouse et la mère de Kimberley vivait chez lui. Pendant la grossesse, assez brutalement, il lui a demandé de partir parce que sa femme avait décidé de revenir. Il lui aurait alors demandé si elle comptait garder le bébé. La mère explique avoir compris beaucoup plus tard qu’il lui demandait d’avorter. Elle pensait qu’il parlait de la garde de l’enfant à naître. C’est ainsi que le secret s’est constitué. Kimberley relate qu’entre l’âge de la marche et ses six ans, elle faisait des rituels toute la journée. Ces rituels consistaient à marcher en suivant un circuit et à répéter certains gestes. Elle précise qu’elle détestait passer par une pièce centrale où il n’y avait pas de lumière. À trois ans, elle entendait des voix qui lui disaient « bonjour ». La mère évoque, qu’étant petite, Kimberley, souffrait de douleurs abdominales qui l’empêchaient d’aller à l’école. . . La patiente rapporte un épisode traumatique lorsqu’elle avait dix ans. Elle rejoignait sa mère chez le médecin après l’école, lorsqu’elle a été agressé par quatre garc¸ons. Ceux-ci lui ont donnés des coups de poing et des coups de pieds dans le ventre après lui avoir lancé des pierres. Puis l’ont emmené plus loin derrière un buisson pour lui brûler les cuisses et la blesser à l’aide d’un cutter. La patiente n’en avait jamais parlé à personne, même pas à sa mère. Elle exprime un désir de vengeance : « je veux les brûler entièrement, faire une grosse flamme avec un déodorant ». La patiente dit que, depuis cet événement, « Fumico », un personnage qui lui permet de « moins souffrir » est en elle, il est « capable de tuer ». Il pourrait s’agir d’un alter masculin dans le cadre d’un trouble dissociatif de l’identité (auparavant appelé personnalité multiple). En effet, dans un tel trouble, l’alter se distingue du compagnon imaginaire de l’enfance. Selon le DSM IV [3], un trouble dissociatif de l’identité se caractérise par : • la présence de deux ou plusieurs identités ou « états de personnalité » (alters) distincts, chacun ayant ses modalités constantes et particulières de perception, de pensée et de relation concernant l’environnement et soi-même ;
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• au moins deux de ces identités ou « états de personnalité » prennent tour à tour le contrôle du comportement du sujet ; • une incapacité à évoquer des souvenirs personnels importants, trop marquée pour s’expliquer par une simple « mauvaise mémoire » ; • la perturbation n’est pas due aux effets physiologiques directs d’une substance ou d’une affection médicale générale. En entretien individuel, l’adolescente parle beaucoup du lien à sa mère. « Je ne sais pas si je dois être proche ou loin d’elle ». « Lorsque je souffre, elle souffre mais différemment. Suite à mes problèmes, maman a fait une pelade et les quelques cheveux qui ont repoussés étaient blancs ». Kimberley est très ambivalente par rapport à cela. À la culpabilité première, a succédé l’idée que grâce à c¸a « plus aucun homme » n’approcherait sa mère. Elle décrit un dégoût sans bornes des hommes. « Ma mère attire toujours des hommes mariés et fous ». « Je ne connais que des hommes cons, je n’en connais aucun qui vaille la peine ». Elle a une peur intense à l’idée de perdre sa mère, décrite comme dépressive et qui a déjà menacé de se suicider. Réalisation du génogramme Le génogramme a été construit en plusieurs temps. Une première ébauche a été faite lors de l’entretien de pré-admission (Fig. 1). Puis, comme tous les patients hospitalisés, Kimberley a été invité à faire son génogramme une semaine après son admission avec l’aide de son éducateur de référence. Les entretiens de famille ultérieurs ont permis de préciser de nombreux évènements dont la patiente n’avait pas connaissance. La famille maternelle La mère de la patiente s’est montrée très assidue aux entretiens de famille hebdomadaires. Kimberley et sa mère ont toujours vécu à deux en vase clos. Selon la mère, le lien mère–fille est « très fusionnel ». Kimberley voudrait suivre des cours par correspondance pour être plus souvent avec sa mère. L’adolescente dit avoir très peur d’être abandonnée et dit vouloir « mourir en même temps » que sa mère. La mère explique qu’elles sont toutes les deux très casanières. Seules des visites chez la grand-mère maternelle sont rapportées. Sa grand-mère maternelle est pour Kimberley la « seule personne de confiance » : « elle me comprend parce qu’elle a vécu la même chose ». En fait, la grand-mère maternelle et son frère ont été élevés par leurs grands-parents parce que leur propre mère avait refait sa vie à l’étranger. Cette grand-mère maternelle raconte qu’étant adolescente, elle avait été rendre visite à sa mère qui l’avait présenté comme une cousine, lui interdisant ainsi, implicitement, de dévoiler qu’elle était sa fille. Il y a donc eu dans la famille maternelle de la patiente d’autres « enfants du secret ». Le grand-père maternel est décrit comme violent. En sortant d’un entretien, la mère signale, en pleurs, dans le couloir, en présence de Kimberley : « il y a eu des suicides dans la famille, ma grand-mère paternelle par pendaison, le frère de ma grandmère maternelle et un ou deux cousins de ma mère mais ma fille ne le sait pas ». Ces secrets de famille, non révélés parce que honteux, inquiètent beaucoup la mère qui a peur que l’histoire se
répète et que Kimberley se suicide. Le parrain de la patiente est décédé dans un accident quand elle avait deux ans. Une cousine de la patiente a également fait une tentative de suicide (celle-ci n’est pas représentée sur le génogramme). La famille paternelle Nous avons dû insister et patienter avant de voir le père en entretien. Notre argument pour le faire venir : « sans votre aide, aucune action durable n’est possible » a fini par porter ses fruits et trois entretiens de famille ont eu lieu en présence de la patiente et de ses deux parents. La patiente commence le premier entretien en présence de son père en disant : « je n’aurais pas dû exister ». « Papa voulait que je meure, il avait demandé à maman d’avorter, même maman trouve qu’il n’est pas sincère lorsqu’il dit que c’est faux ». Kimberley ne connaît pratiquement pas son père. Elle ne sait pas « ce qu’il aime ni comment il est vraiment ». La patiente déclare souhaiter porter le nom de son père, « je veux qu’il aille à la maternité pour me reconnaître » comme si elle voulait revenir en arrière et réécrire son histoire. Elle dira plus tard que c’est une histoire d’argent : « ainsi je pourrai avoir l’héritage, c’est maman qui m’a donné l’idée ». Le père explique qu’il a toujours « été secret pour les choses les plus importantes ». Le père explique qu’à son travail, certains collègues connaissent l’existence de Kimberley, de même que sa propre mère et sa sœur. Seuls sa femme et ses deux enfants ne le savent pas. Il reviendra longuement sur sa relation difficile avec son propre père maintenant décédé. Dans un premier temps, il dit ne trouver aucun intérêt à dévoiler le secret de l’existence de Kimberley. Il ne serait pas soulager par un tel aveu. Il est convaincu que sa femme demanderait le divorce et qu’elle monterait les enfants contre lui. Il explique avoir une relation très distante avec ceux-ci. Il a peur de divorcer car cela impliquerait la vente de la maison familiale qu’il a construite avec son père. D’autres scénarios ont été questionné de manière circulaire mais celui-ci semblait le plus probable pour tous. Au troisième entretien, le père dit avoir entendu la demande de Kimberley et bien réfléchi. Il est d’accord de reconnaître Kimberley afin de mettre tous ses enfants sur un même pied d’égalité : « c¸a va être l’horreur mais d’accord ». Il précise qu’elle pourra également rencontrer ses tantes mais pas sa grand-mère paternelle qui est dépressive. Suite à cette promesse, la patiente dit se rendre compte que les cours par correspondance qu’elle réclamait à corps à cris ne seraient pas une bonne alternative. . . Évolution pendant le séjour À son arrivée, Kimberley est très fuyante, discrète, parle peu et se cache derrière ses cheveux noirs. La patiente marche souvent à pieds nus. Elle a une très mauvaise estime d’elle-même : « je déteste mon corps, surtout mon ventre. Je suis laide, grosse, ridicule et conne ». Après quelques semaines, elle arrive malgré tout à s’intégrer dans le groupe d’adolescents. Au début de son séjour, la mère de la patiente fût contrainte de décommander une visite. Kimberley l’a alors menacé de se
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Fig. 1. Génogramme réalisé avec Kimberley et ses parents.
pendre. Ce soir-là, la patiente a lu toute la soirée et n’a éprouvé aucune difficulté à s’endormir. . . L’adolescente s’habille presque exclusivement en noir, se dit « fan de Satan » [4] et raconte partout les moyens d’entrer en contact avec des fantômes et des morts. Elle a été retrouvée, à deux reprises, avec une autre adolescente en train de pratiquer de la magie noire, entourées de bougies et scandant de drôles de formulations. Elle dit que sa mère trouve cela dangereux mais que c’est familial : « mon oncle ressent la présence de personnes décédées, il a déjà parlé avec sa grand-mère ». Un soir, alors qu’elle lisait tranquillement dans sa chambre, elle s’est levée et a dit à ses voisines : « il est temps d’en finir ». Elle a alors enroulé un rideau autour de son cou et s’est laissée tomber sur le lit. Elle semblait inconsciente. Elle a ensuite dit ne se souvenir de rien : « il ne s’est rien passé ». Ces crises se sont reproduites quelques fois, toujours dans le cadre d’un vécu d’abandon. Le diagnostic de trouble dissociatif de l’identité semble se confirmer suite à ces crises. Progressivement elle devient insolente et opposante, elle taquine les garc¸ons. Un mois après son arrivée, elle se rapproche d’un patient psychopathe d’une cinquantaine d’années, se promenant avec lui main dans la main et insistant sur le fait que ce n’est qu’un ami. . . Cette relation s’est rapidement terminée suite à un geste agressif de ce patient vis-à-vis de Kimberley. Cet épisode a bien entendu confirmé la thèse de la patiente : « tous les hommes sont des pourris ». Le discours de la mère et de la grandmère maternelle disqualifient le père et les hommes en général. Il s’avère que de nombreuses représentations de l’adolescente sont construites autour de ce discours : « ton père ne vient te voir que parce qu’il a peur qu’on dévoile le secret. Il n’aime pas sa femme et reste avec elle uniquement pour ne pas perdre sa maison, ils sont tous pareils ».
La patiente se demande où son père a mis tous les cadeaux de fêtes des pères : « soit il les a jeté, soit il les a mis dans une petite boîte bien cachée ». Au début de l’hospitalisation, la patiente envisageait d’aller sonner à la porte de son père pour clamer son existence mais cela lui était interdit par sa mère. Lors d’un entretien mère–fille, Kimberley se met en colère disant que son père répète qu’il est toujours là pour elle alors « qu’il est toujours absent ». Elle relate une crise dans la voiture de son père (cris et coups sur les vitres). Elle précise ne pas s’en souvenir ; c’est sa mère qui lui a raconté. Elle rajoute : « personne ne peut comprendre ce que c’est de ne pas être reconnu par son père, d’avoir son existence dissimulée ». Les symptômes de la patiente se sont estompés au fur et à mesure que l’hospitalisation avanc¸ait. Une différence flagrante a été noté par l’ensemble de l’équipe après le premier entretien avec son père. En fin de séjour, la patiente est ambivalente. En entretien individuel, elle dit être très angoissée à l’idée de quitter l’hôpital et de rentrer chez elle. Tandis qu’aux entretiens en présence de sa mère, elle affirme le contraire. Le projet co-construit avec Kimberley consistait en un retour à domicile avec fréquentation d’un internat pendant la semaine. Devant la tristesse de sa mère à l’évocation d’un tel projet, la patiente change d’avis et dit vouloir suivre des cours par correspondance, demandant à son père de les financer. Elle menace de se couper les deux jambes et de se crever les yeux si nous n’accédons pas à sa demande. La jeune n’a de cesse d’inquiéter sa mère : « c’est les cours par correspondance ou la mort ». Dans le même ordre d’idées, la mère refuse que la patiente prenne le train seule. La jeune en rajoute en disant qu’elle a failli se faire violer quatre fois dans des gares. Et la mère « s’affole » à chaque fois. . .
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Fig. 2. Dessin réalisé par Kimberley en début d’hospitalisation.
En fin de séjour, Kimberley peut nuancer la relation à sa mère. Elle envisage de voir des amis, de faire des sorties mais pas d’avoir une relation amoureuse. La patiente souhaite devenir écrivain. Nous constatons un changement manifeste sur son visage. Son discours est plus positif et optimiste. Les pensées morbides s’éloignent. Finalement, l’orientation proposée fût celle d’un service résidentiel pour jeunes, (une petite structure de 60 enfants de trois à 18 ans) qui accompagnerait la patiente et sa famille. En attendant la prochaine rentrée scolaire, nous proposons un service d’accrochage scolaire et pour les vacances d’été, la prise en charge par un service d’aide en milieu ouvert pour l’organisation d’activités. En début d’hospitalisation Kimberley est conviée à se dessiner. Elle s’est représentée avec sa mère (Fig. 2). Nous sommes interpellés par le côté peu mature du dessin. En fin d’hospitalisation, la patiente est invitée à se dessiner (Fig. 3) à nouveau. La différence est flagrante et cette fois-ci elle est seule. Une certaine différentiation de soi semble amorcée. Intégration théorico-clinique et discussion Approche systémique Selon Guy Ausloos, « mettre en place un secret, c’est constituer un savoir comme intransmissible, caché à l’autre. La personne décide pour les autres ce qu’il est bon qu’ils sachent, sans les consulter, sans leur demander leur avis. Il y a donc une relation dialectique qui lie le détenteur du secret à l’autre, à celui qui n’est pas dans le secret. Sans autre, point de secret véritable.
Fig. 3. Dessin réalisé par Kimberley en fin d’hospitalisation.
Si le secret est d’importance, les règles qu’il engendre deviendront prépondérantes dans le fonctionnement familial. Elles ne seront cependant que très rarement formulées explicitement, cela d’autant plus qu’elles se rattachent à un secret. C’est donc de fac¸on détournée qu’elles seront transmises et pourront être perc¸ues par l’observateur dans la forme de ce que Ferreira a joliment appelé le « mythe familial » et qu’il définit ainsi : « un certain nombre de croyances bien systématisées, partagées par tous les membres de la famille, au sujet de leurs rôles respectifs dans la famille et de la nature de leurs relations » [5]. En d’autres termes, le mythe reflète l’image que la famille veut donner d’elle-même, que cette image corresponde ou non à la réalité. Il sera d’ailleurs d’autant plus fort que cette image ne correspond pas à la réalité. Une famille au fonctionnement figé par des règles strictement préétablies s’efforcera d’autant plus de rester conforme au mythe qu’elle a forgé que celui-ci apparaît comme le dernier rempart contre le chaos » [1]. Dans la famille maternelle de Kimberley, un des mythes pourrait être : soit on abandonne son enfant, soit on fusionne. « La pathologie que nous « montre » un membre du système familial résulterait donc du rôle qui lui a été dévolu et en dernier ressort du secret familial qui sous-tend ce rôle. Les secrets, les règles qu’ils entraînent, les mythes qu’ils fondent contribuent à éviter des changements vécus comme menac¸ants. En d’autres termes, ils contribuent à maintenir l’homéostase, cet
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état systémique idéal du non-changement » [1,6]. La mère de Kimberley semble avoir été longtemps la véritable gardienne du secret : s’appuyant sur l’héritage mythique qu’elle a rec¸u, elle interdit à sa fille de divulguer le secret. Jusqu’à ce que Kimberley développe « sa maladie », la mère était la patiente-désignée, dépressive chronique et suicidaire, garante de l’homéostasie familiale et donc du secret. En présentant des troubles psychiatriques de plus en plus inquiétants, Kimberley « vole » cette place à sa mère et se met en position de décider si le secret peut être divulgué ou non. Elle se met par la même occasion dans la position d’arbitre qui va départager deux rivales, sa mère et l’épouse de son père, avec peut être l’espoir, plus ou moins conscient, qu’ont tous les enfants, de réunir ses parents suite au « divorce annoncé » de son père. Guy Ausloos rajoute que « l’adolescence et l’entrée dans la vie adulte sont par excellence les moments où les secrets prennent de l’importance. Le besoin de confidentialité de l’adolescent, les nouvelles frontières et alliances que sa présence suscite, la modification des règles familiales qu’entraîne son nouveau statut sont autant de raison de constituer des secrets. Par ailleurs, le besoin de sens qui coïncide avec cette recherche d’identité, la nécessité où se trouve le système de se redéfinir, les tensions entraînées par la situation de crise d’adolescence sont également autant de raisons de révéler des secrets. Quand on sait les liens qui unissent secrets et manifestations pathologiques, on n’est pas étonné de voir que secrets et émergences pathologiques coïncident souvent avec les grandes étapes de la vie familiale » [1]. En faisant des tentatives de suicide, Kimberley agit le secret. En se menac¸ant de mort, elle reformule, 14 ans plus tard, la demande d’avortement de son père. Pour Guy Ausloos, « les symptômes apparaissent lorsqu’il y a incompatibilité entre les finalités familiales et les finalités propres du patient-désigné. Tant qu’il n’a pas été déchargé de son rôle, il ne peut se permettre d’épanouir ses propres finalités » [7]. Un enjeu de la thérapie était donc de délester Kimberley de ce rôle de gardienne du secret afin qu’elle puisse sortir de cet état dépressif. Dans un autre article, Guy Ausloos explique que « certains secrets peuvent donner naissance à une distorsion des liens au sein du groupe familial, distorsion à l’origine de la pathologie d’un des membres » [8]. Après en avoir beaucoup voulu à son père, Kimberley semble en colère contre sa mère (au moins autant que contre son père) qui n’a pas fait éclater au grand jour son existence. D’une relation mère–fille symétrique où la barrière générationnelle est loin d’être respectée (Kimberley jouant le rôle de confidente de sa mère est en quelque sorte parentifiée), elles sont passées à une relation complémentaire où la mère a tenté d’avoir de l’autorité sur sa fille, puis à une relation où la patiente prend une position haute et semble mener sa mère (et son père) à la baguette. Bowen, quant à lui, a étudié la notion de « transmission intergénérationnelle d’une faute et de la malédiction ou de la culpabilité qu’elle entraîne » [9]. À la même époque, Stierlin avance la notion de « délégation ». Selon lui, « l’adolescent, avant d’atteindre l’âge adulte, pourrait être « délégué » par le système familial pour accomplir une mission. Cette délégation, la nature de la mission et les modalités de son exécution varieraient
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en fonction de l’histoire familiale. Si cette délégation n’est pas exécutée, l’adolescent resterait lié au système familial par des dettes de loyauté non acquittées qui l’empêcheraient de quitter vraiment sa famille d’origine et d’accéder à l’autonomie. De là résulteraient, soit des troubles psychiques ou comportementaux (délinquance, toxicomanie), soit des maladies (psychosomatique ou même cancer) » [10]. Kimberley explique qu’elle a le soutien de sa grand-mère maternelle pour aller sonner à la porte de son père et tout dire à sa famille. Il pourrait s’agir d’une mission qui « vengerait » sa grand-mère maternelle qui n’a jamais été reconnue par sa propre mère. Par ailleurs, Jean-Paul Mugnier propose « d’aborder le rapport entre secret et humiliation pour que le dévoilement du secret ne représente plus une menace mais, au contraire, une étape constructive entre celui qui en est porteur et le reste du monde. Il est possible de distinguer les différents types de secrets le plus souvent rencontrés dans la clinique, secrets pouvant être détenus par une seule personne, par deux membres du groupe familial ou encore par toute la famille vis-à-vis du monde extérieur ; il concerne : les avortements, les filiations adultérines, les enfants conc¸us avant le mariage (notamment les enfants de père inconnu), les suicides, les agressions sexuelles et les filiations incestueuses. Tous ces secrets ont une caractéristique commune : ils sont liés à une notion de transgression, de faute morale commise envers autrui ou envers soi-même et par conséquent, ils sont porteurs de culpabilité et de honte. Se sentir coupable revient à reconnaître son engagement dans la souffrance de l’autre et/ou de soi-même » [11]. Approche psychanalytique Serge Tisseron pose la question de « savoir à quel moment passe-t-on des secrets structurants et positifs aux secrets destructeurs et malsains ? De fac¸on générale, le secret cesse d’être structurant et devient déstructurant au moment où nous cessons de le « garder » pour nous sentir « gardé » par lui. Nous ne sommes plus son gardien mais son prisonnier. En pratique, comment distinguer les « bons » et les « mauvais » secrets ? Les bons secrets nous rendent heureux, disponibles aux autres et au monde. Au contraire, les mauvais secrets nous rendent malheureux » [12]. La souffrance de Kimberley et de sa famille serait donc l’indicateur du fait que le secret doit être dévoilé. Il ajoute, « le drame du secret est de diviser son porteur en deux : une partie de lui voudrait parler pour se soulager et une autre craint de le faire mais se l’interdit. Un tel clivage a des effets immédiats sur les capacités de dissimulation. L’enfant apprend à cacher ses sentiments et ses pensées. Le secret provoque des perturbations, et les efforts faits par l’entourage pour s’en accommoder, déterminent des conduites qui perturbent les communications de cet entourage, et dans une famille, sur plusieurs générations. Signalons que les troubles liés à un secret ne disparaissent pas forcément avec sa divulgation. Mais évoquer avec quelqu’un un secret qui l’a marqué lui permet de se construire enfin sur des bases solides. Ce n’est pas tout, mais c’est déjà considérable. Les clivages et les dénis précoces que l’enfant a mis en place au cours d’expériences relationnelles avec des parents eux-mêmes clivés sous l’effet d’un secret sub-
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S. Sebti et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 59 (2011) 362–368
sistent après la révélation de celui-ci. Celui qui a grandi avec un parent coupé en deux et a su s’en accommoder a toujours fini par se couper en deux lui-même. Ceux qui grandissent dans un milieu à secret deviennent à leur tour des créateurs de nouvelles situations de secrets ! Comme ils ne peuvent pas maîtriser les secrets dont ils sont victimes, ils tentent de créer d’autres qu’ils puissent contrôler. Mais leurs enfants, risquent bien d’en être gravement perturbés ». Kimberley après s’être fait agressée par quatre jeunes, n’en avait jamais parlé à personne. Par ailleurs, Ferenczi soutient que « ce n’est jamais l’événement ou le secret qui est traumatique mais le désaveu auquel il est soumis, qui exerce une action psychique destructive sur la psyché de l’enfant et représente une blessure narcissique qui concerne l’identité du sujet » [13]. Il nous semble important de mentionner également Josette Garon, selon laquelle « les brûlants secrets, se réfèrent à des secrets de famille frappés par la honte, du côté de blessures narcissiques irreprésentables qui ne peuvent être prises en compte psychiquement. Certains parents dénient autant les traumatismes dont ils ont tous deux été victimes eux-mêmes que ceux de la génération précédente. Objets de désaveu, ces traumatismes ne sont ni représentés ni symbolisés mais répétés, agis dans la relation passionnelle que les parents entretiennent avec leur enfant et que celui-ci tente de conjurer en gelant tout affect. Suite à la thérapie, le sujet devient l’auteur de sa propre histoire dans un processus d’historisation/subjectivation. Véritable travail de création au registre symbolique de ce qui a été traumatique, l’historisation intégrante et structurante permet au patient d’être le sujet de son histoire au prix cette fois d’un deuil là où il y avait clivage. Elle lui offre la possibilité d’une construction de son identité à partir d’identifications partielles multiples et non plus d’une assignation à une identité forcée. L’histoire n’est pas le passé, mais elle permet, dans le présent, de mettre en circulation de nouvelles représentations du passé et d’ouvrir sur un avenir délesté, en partie du moins, d’un legs inconnaissable mais aux effets omniprésents. Renvoyer aux autres ce qui leur appartient et ne pas accepter inconditionnellement l’héritage. C’est à l’imagination qu’il revient de combler les lacunes de l’histoire » [14]. Ainsi la construction du génogramme a permis à Kimberley de se représenter d’où elle venait et de se décharger d’une partie du poids du secret. Conclusion L’adolescence constitue par essence une période de quête de reconnaissance. Il s’agit d’un cheminement nécessaire à la construction de l’identité. Dans la situation exposée, la présence du secret donne à la patiente la sensation d’avoir « une vie dissimulée » et d’être ainsi exclue d’une partie de sa famille. Le secret, source de traumatisme ultra précoce, avant même sa naissance, est à l’origine d’un trouble dissociatif de l’identité. Un enjeu de la thérapie était de délester Kimberley de ce rôle de gardienne (prisonnière ?) du secret afin qu’elle puisse sortir de cet état dépressif.
Les entretiens de famille ont permis de montrer la part considérable de l’héritage maternel dans le maintien du silence et le fait que le père de la patiente, autrefois diabolisé, était lui-même complètement emmuré dans son secret et en grande souffrance depuis très longtemps. La jeune se rend compte du risque que constitue la divulgation du secret pour l’homéostasie du système mais désire néanmoins se délester d’un poids. En effet, les troubles liés à un secret ne disparaissent pas forcément avec sa divulgation. Nous avons soutenu auprès des parents le fait que la souffrance de Kimberley était l’indicateur du fait que le secret devait être dévoilé. Le travail thérapeutique avait principalement pour but de clarifier la situation pour la patiente qui a pu faire des liens entre ce qu’elle montrait par des symptômes et ce qu’elle devait cacher. L’implication du père a été primordiale pour atténuer le sentiment de non-reconnaissance qu’éprouvait l’adolescente. L’hospitalisation a permis à la patiente d’amorcer une construction de son identité à partir d’identifications partielles multiples et de se différencier quelque peu de sa mère. Passer de l’acte à la parole, pour que certains mots puissent remplacer certains maux. . . Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Ausloos G, Secrets de famille disponible sur URL : http://www. systemique.org/idres/index.htm. [2] Neuburger. L’Autre demande. Psychanalyse et thérapie familiale. Paris: éd. ESF; 1984. [3] American Psychiatric Association. Mini DSM-IV critères diagnostiques. Paris: éd. Masson; 1996. [4] Goffinet S. Le satanisme : du folklore à l’abus rituel. Neurone 2005;10(7):215–20. [5] Ferreira. Les mythes familiaux. In: Watzlawick P, et Weakland J, editors. Sur l’interaction, travaux du MRI, Palo Alto 1965–1974. Seuil: Paris; 1977. [6] Bloch DA. Techniques de base en thérapie familiale. Traduction Ausloos et Colas. Paris: Delarge; 1979. [7] Ausloos G. Thérapie familiale et institution. Communication présentée à la réunion genevoise des thérapeutes familiaux. Genève: CEFOC; 1980. [8] Ausloos G. Secrets de famille. Changements systémiques en thérapie familiale. Paris: E.S.F; 1980. [9] Bowen M. Family therapy in clinical practice. New York: Jason Aronson; 1978. [10] Stierlin H. Psychoanalysis and family therapy-selected papers. New York: Jason Aronson; 1977. [11] Mugnier J.P. Secrets et humiliation. La foule ne doit pas savoir. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux. Secrets, secrets no 33 De Boeck, 2004/2. [12] Tisseron S. Bons et mauvais secrets. Sante Mentale 2007;122. [13] Ferenczi S. (1932B) journal clinique. Paris: Payot; 1985. [14] Garon J. Transmission de brûlants secrets, Théorie des origines. Psychanalyse et psychose 2007;7.