Entre lecture et témoignage, l’oubli de notre histoire

Entre lecture et témoignage, l’oubli de notre histoire

Annales Me´dico-Psychologiques 175 (2017) 914–917 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com Communication Entre lecture et te´mo...

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Annales Me´dico-Psychologiques 175 (2017) 914–917

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

Communication

Entre lecture et te´moignage, l’oubli de notre histoire Between reading and testimony, the forgetting of our history Anne Henry SMPR, centre pe´nitentiaire des hommes, rue du Petit-Pre´, CS 14605, 35746 Vezin-le-Coquet, France

I N F O A R T I C L E

R E´ S U M E´

Historique de l’article : Disponible sur Internet le 7 novembre 2017

Psychiatre exerc¸ant en milieu pe´nitentiaire, je propose de meˆler le te´moignage de ma pratique quotidienne a` la lecture de deux textes, l’un de Lacan, l’autre de Foucault. En effet, je conside`re que la psychiatrie en milieu pe´nitentiaire n’a pas de spe´cificite´. Elle ne fait que renvoyer l’image agrandie, mais toujours exacte, des ambiguı¨te´s et des apories structurelles de la psychiatrie. Je commencerai par e´voquer la loi sur les hospitalisations sous contrainte qui concernent potentiellement tous les patients hospitalise´s a` l’hoˆpital public, pour, ensuite, rappeler les line´aments de l’histoire de notre discipline et les conse´quences de ce que les psychiatres en ont oublie´ et les conse´quences du fait meˆme d’oublier.

C 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve´s.

Mots cle´s : Hospitalisation sous contrainte Lacan Jacques Le´gislation Foucault Michel Profession Prison Psychiatre Roˆle Se´gre´gation

A B S T R A C T

Keywords: Hospitalization under constraint Jail Legislation Foucault Michel Lacan Jacques Occupation Psychiatrist Role Segregation

Psychiatrist practicing in prison, I propose to mix the testimony of my daily practice with the reading of two texts, one of Lacan, the other of Foucault. Indeed, I consider that psychiatry in prisons has no specificity. It merely refers the enlarged but always exact image of the ambiguities and structural aporias of psychiatry. I will begin by mentioning the Law on Constrained Hospitalizations, which potentially concerns all patients hospitalized in the public hospital, and then recall the lineaments in the history of our discipline and the consequences of what the psychiatrists have forgotten and the consequences the very fact of forgetting.

C 2017 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

1. Introduction Lorsque je de´cidai de te´moigner des difficulte´s des psychiatres exerc¸ant en prison, que ce soit dans les SMPR ou les UHSA, et surtout de leur embarras a` faire entendre, a` leurs diffe´rents interlocuteurs, leur logique de travail et leur de´ontologie, je pensais qu’il me suffirait de raconter ma pratique quotidienne, de ˆ ches auxquelles je suis le plus souvent de´crire les principales embu confronte´e et comment j’y reme´die. J’imaginais incriminer les autres, les non-psychiatres et les non-soignants, pour leur surdite´ et la fe´rocite´ de leurs exigences a` l’e´gard des psychiatres et des soignants. Mais il n’en a pas e´te´ ainsi et il m’a fallu vaincre un manque

Adresse e-mail : [email protected] https://doi.org/10.1016/j.amp.2017.10.001 C 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve´s. 0003-4487/

d’inspiration qui, tre`s vite, m’est apparu comme la manifestation d’une re´sistance. Il n’est jamais facile de renoncer a` de´noncer les faiblesses et les failles des autres (les repre´sentants de l’administration pe´nitentiaire, les magistrats, les secre´taires ge´ne´raux des pre´fectures, etc.) et enfin de se re´soudre a` poser un regard critique sur l’exercice de sa discipline et sur son identite´ professionnelle. La psychiatrie en e´tat de sie`ge qu’est la psychiatrie en milieu pe´nitentiaire, cerne´e d’attentes, de demandes et d’exigences e´manant de ceux charge´s du maintien de l’ordre, ne devrait pas avoir de spe´cificite´. Et d’ailleurs elle n’en a pas, ne faisant que renvoyer l’image agrandie, caricature´e peut-eˆtre mais toujours exacte, des ambiguı¨te´s et des apories structurelles de la psychiatrie, celle de l’hoˆpital, celle des libe´raux, celle qui s’adresse aux adultes mais aussi aux enfants, aux vieux et a` tous les autres.

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J’ai choisi de meˆler ma lecture (partiale et subjective comme toute lecture) de deux textes, l’un de Lacan, l’autre de Foucault, a` mon te´moignage de psychiatre travaillant en milieu pe´nitentiaire (dans un service me´dicopsychologique re´gional et dans une unite´ hospitalie`re spe´cialement ame´nage´e) mais ayant aussi exerce´, auparavant, dans des secteurs de psychiatrie ge´ne´rale. Aussi je commencerai par e´voquer la loi sur les hospitalisations sous contrainte qui concerne potentiellement tous les patients hospitalise´s a` l’hoˆpital public pour ensuite rappeler les line´aments de l’histoire de notre discipline et les conse´quences de ce que les psychiatres en ont oublie´ et les conse´quences du fait meˆme d’oublier. 2. Une loi e´clairante Il existe en psychiatrie une loi qui ne cesse d’eˆtre re´e´crite, ses diffe´rentes versions ne faisant que la confirmer, voire l’amplifier, bref de la re´pe´ter. La loi de 1838 a eu pour e´cho celle de 1990 qui, a` son tour, est revenue quasi identique en 2011 ; cette dernie`re, hormis de conjoindre au pouvoir administratif le pouvoir judiciaire, n’a en rien modifie´ le roˆle des psychiatres. Les praticiens doivent toujours, et de plus en plus souvent (le nombre d’hospitalisations sous contrainte ne cesse d’augmenter), re´pondre a` la question du trouble a` l’ordre familial ou public, a` celle du de´sordre ou du danger pour les patients eux-meˆmes ou pour leur entourage quel qu’il soit. Les patients, autrefois hospitalise´s d’office, aujourd’hui le sont a` la « demande du repre´sentant de l’E´tat », c’est-a`-dire, comme autrefois, sur ordre du pre´fet ; ils peuvent de´sormais eˆtre aussi soigne´s a` la demande de ce dernier, sans pour cela eˆtre force´ment hospitalise´s. Les psychiatres ne sont convoque´s que pour certifier (ou pas) l’alie´nation et son caracte`re dangereux et, dans le cas des soins de´cide´s par le pre´fet, de les mettre en œuvre meˆme s’ils les de´sapprouvent. Comment s’e´tonner que des repre´sentants de l’administration pe´nitentiaire espe`rent l’aide des psychiatres au maintien d’un certain ordre dans les prisons ; ils attendent d’eux qu’ils e´radiquent les symptoˆmes les plus bruyants et les plus geˆnants. Ils leur demandent de leur de´signer ceux dont le comportement pourrait devenir menac¸ant et ils leur proposent (ou leur ordonnent) de participer a` des commissions dites « pluridisciplinaires uniques » dans lesquelles diffe´rents corps de me´tiers (dont celui des psychiatres) sont cense´s unir leurs efforts pour tendre vers un but commun, « unique », celui de pre´server la se´curite´ en pre´venant tout de´sordre. Peut-eˆtre sont-ils plus lucides que les psychiatres qui, pour un certain nombre d’entre eux, veulent ignorer l’ambiguı¨te´ fondamentale de leur discipline. Ils sont peut-eˆtre plus cohe´rents qu’eux lorsqu’ils marquent leur agacement face aux e´ternels et re´pe´titifs arguments de´ontologiques qui leur sont oppose´s. Ils savent avec certitude que ce qui fait symptoˆme est ˆ rement le de´sordre. Ils le savent comme aussi ce qui cre´e le plus su le savent les psychiatres anglo-saxons qui n’he´sitent pas a` de´signer les symptoˆmes du mot disorders. 3. Lacan et la fonction du psychiatre En 1966, a` l’hoˆpital Sainte-Anne, Lacan prononce une confe´rence a` l’adresse des internes en psychiatrie ; il y indique que ce sont les patients dont s’occupent les psychiatres qui de´finissent leur fonction. Ces patients sont, selon lui, les fous, « psychotique(s) si vous voulez » [8]. Ils ne sont pas les malades les plus faciles et Lacan constate que les internes mais aussi leurs aıˆne´s mettent en place toutes sortes de stratage`mes pour e´viter de les rencontrer. Il en donne deux exemples ; le premier est celui des internes qui veulent achever leur formation (ici psychanalytique) pour eˆtre enfin en mesure de les approcher et qui diffe`rent ainsi, avec la

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bonne conscience des bons e´tudiants et des bons apprentis, le moment de la rencontre. Le second exemple est celui des patrons qui pre´fe`rent de´le´guer a` leurs collaborateurs la charge de les aborder, exigeant d’eux qu’ils leur rendent compte de leurs observations dont ils choisissent de se contenter. Il pre´vient que rencontrer les fous, c’est-a`-dire les e´couter, ne peut manquer de susciter de l’angoisse qu’il vaut mieux ne pas me´connaıˆtre afin de mieux faire avec. Pour y parvenir, il conseille de se de´prendre de bon nombre de pre´juge´s et celui de croire que l’on doit ou que l’on peut comprendre les psychotiques (et les autres) est sans doute le principal auquel il faut renoncer. Il affirme que les psychiatres doivent accepter de ne pas comprendre et que « c’est plus dans le repe´rage de non-compre´hension » [8] que consiste leur travail. « Il s’agit de marquer en quels fondements radicaux de non-sens et en quels endroits les non-sens de´cisifs existent sur quoi se fonde l’existence d’un certain nombre de choses qui s’appellent les faits subjectifs » [8]. Le fou doit eˆtre plus « un point d’interrogation » [8] qu’un objet d’e´tude comme les psychiatres ont tendance a` le ravaler. Lacan sait que si on ne peut e´viter au fou d’eˆtre cet objet, il est ne´cessaire de ne pas plus l’ignorer que d’en ignorer les conse´quences.

4. La psychiatrie et la se´gre´gation La psychiatrie obsidionale des prisons n’est pas la seule a` eˆtre confronte´e a` l’exclusion voire a` la discrimination ou, pire, pour reprendre le mot de Lacan, a` la se´gre´gation. Non que la psychiatrie des prisons ou d’ailleurs en soit la cause mais qu’elle y participe, Lacan, a` la suite ou avec le sociologue Michel Foucault, en est convaincu. Toujours dans sa confe´rence de 1966, il encourage les internes a` lire le livre L’histoire de la folie dans lequel Foucault, loin de faire l’apologie de Pinel et des premiers alie´nistes, de´montre que la notion de symptoˆme ne peut e´merger qu’a` partir du moment ou` les alie´nistes (les devanciers des psychiatres) enferment et isolent les fous parce qu’ils sont fous. Lacan estime que cette mise a` l’e´cart re´sulte de l’angoisse des psychiatres, celle que ressent « l’homme norme´ que nous sommes face a` l’homme libre qu’est le fou » [8] et surtout que cette mise a` l’e´cart n’a jamais cesse´. Dans les anne´es 1960/1970, les moyens utilise´s pour isoler les fous sont moins visibles que l’enfermement mais ils sont tout aussi efficaces. Ne pas les rencontrer et ne pas les e´couter en est un. Se re´fe´rer quasi exclusivement a` un « rapport hie´rarchique » [8], c’est-a`-dire a` son autorite´ et a` sa dignite´ de me´decin psychiatre, en est un autre. Il ne s’agit pas d’oˆter aux psychiatres leur dignite´ ou de les priver de leur reconnaissance sociale mais d’indiquer que cette re´fe´rence quasi exclusive a` ce rapport hie´rarchique est aussi une re´action de de´fense contre l’angoisse. En revanche, Lacan est formel quand il affirme qu’ils doivent obligatoirement renoncer a` un exercice professionnel confortable. Il dresse un portrait cinglant des psychanalystes ame´ricains qui, toujours pour fuir cette angoisse, privile´gient leur tranquillite´ : « Rien ne leur paraissait plus de´cisif pour motiver la fac¸on, par exemple, dont est leve´e ou ferme´e la ˆ rs qu’a` cinq se´ance que le fait qu’ils pourraient eˆtre absolument su heures moins dix ils prendraient tranquillement leur whisky » [8]. Il met en garde contre les the´ories, y compris psychanalytiques, qui donnent forme aux pre´juge´s, autre mode de de´fense contre l’angoisse e´prouve´e face aux fous. La non-compre´hension, pre´ce´demment e´voque´e, est inconfortable et elle fait peur. Son acceptation implique peut-eˆtre un autre type de relation avec les fous, ou` la dimension du non-savoir, de l’inattendu et de la surprise est enfin reconnue. Ses exhortations sont d’autant plus fortes qu’il est persuade´ que les psychiatres, parce qu’ils sont psychiatres, pourraient « avoir quelque chose a` dire sur les effets de la se´gre´gation, sur le sens ve´ritable que c¸a a » [8]. Et s’il est aussi convaincu qu’ils ne pourront

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pas empeˆcher la se´gre´gation, « savoir comment les choses se produisent, c¸a permet tre`s certainement de leur donner une forme diffe´rente, d’une lance´e moins brutale, [. . .] plus consciente, que si on ne sait pas a` quoi l’on ce`de. . . » [8].

5. Une histoire oublie´e de la psychiatrie Lacan reprend, dans sa confe´rence, les the`ses foucaldiennes, voire les pre´ce`de. Neuf ans apre`s, dans son cours de 1975 consacre´ aux anormaux, Foucault revient sur cette question de la se´gre´gation qu’il nomme racisme. Celle-ci est, pour lui, suffisamment importante pour qu’elle constitue la conclusion de son se´minaire qui s’ache`ve sur une vision de´sespe´re´e non plus seulement de la psychiatrie du passe´ mais aussi de celle du XXe sie`cle, c’est-a`-dire de celle de notre presque pre´sent. Foucault de´montre que la psychiatrie a d’emble´e e´te´ une discipline de l’hygie`ne sociale, voire de « l’hygie`ne du corps social tout entier » [1]. Apre`s avoir « code´ la folie comme maladie » [1], elle en fait « la porteuse d’un certain nombre de dangers » [2]. Les symptoˆmes sont devenus les signes et de la maladie et de la dangerosite´ qui lui est lie´e ; ils sont inte´gre´s dans « une se´miotique me´dicale » [8] a` la disposition des psychiatres qui, en les repe´rant, sont en mesure de contribuer a` la protection de la socie´te´. Dans les premiers temps de la psychiatrie, le de´lire, e´tendu ou circonscrit, avec ou sans alte´ration des fonctions intellectuelles, est l’e´le´ment majeur qu’il faut s’efforcer de mettre en e´vidence. On sait la fortune de la notion de monomanie que les premiers psychiatres « exhibaient comme la preuve qu’[. . .] il pouvait bien se produire des cas ou` la folie devenait dangereuse » [3]. Apre`s le de´veloppement du concept d’instinct ou de pulsion qui lui succe`de, ou` la volonte´ n’est plus maıˆtresse de la personne, celui d’e´tat ou de fond psychique apparaıˆt dans la seconde moitie´ du e ` cle. Il ne s’agit plus de´sormais de diagnostiquer une maladie XIX sie mais de mettre en e´vidence un e´tat sur lequel, immanquablement, des phe´nome`nes pathologiques adviendront. La pre´disposition, reconnue de`s le de´but de la psychiatrie, n’impliquait qu’une virtualite´ pathologique ; avec la notion d’e´tat, la survenue d’un trouble, quel qu’il soit, psychique, somatique, comportemental, addictif (etc.), devient oblige´e. Les symptoˆmes sont remplace´s par des syndromes, « c’est-a`-dire une configuration partielle et stable » [4], qui ne se re´fe`rent plus a` une maladie mais a` un e´tat ge´ne´ral d’anomalie » [4]. Ils renvoient a` « toute une se´rie de conduites aberrantes, de´viantes, etc. » [4] et l’on peut citer les incendiaires, les kleptomanes, les exhibitionnistes, les invertis et encore bien d’autres qui, pour certains, nous paraissent, aujourd’hui, aussi extravagants qu’incongrus. Contre le diagnostic des alie´nistes que l’on pourrait nommer cate´goriel, l’approche dimensionnelle de leurs successeurs. Mais comme dans le DSM ou` l’axe I et l’axe II se conjoignent pour mieux se renforcer l’un l’autre, la persistance de la notion d’e´tat avec le retour du de´lire et de son importance, permettent aux nouveaux psychiatres de « reconvertir l’anormal en maladie » [4]. Quand ces e´tats morbides ou anormaux ont pour cause l’he´re´dite´, le domaine d’inge´rence possible de la psychiatrie est immense. Avec les the´ories de l’he´re´do-de´ge´ne´rescence, les psychiatres ne cherchent plus tant a` gue´rir qu’a` prote´ger la socie´te´ des individus anormaux et de leurs descendants. La psychiatrie devient « la science de la protection scientifique de la socie´te´, elle devient la science de la protection biologique de l’espe`ce » [5]. Elle est « l’instance ge´ne´rale de de´fense de la socie´te´ contre les dangers qui la minent de l’inte´rieur » [6]. Lacan, toujours dans sa confe´rence de 1966, s’adressant a` ses interlocuteurs a` propos de la se´gre´gation, les provoque avec une ironie fe´roce : « Messieurs les Nazis, vous pourriez leur en avoir une reconnaissance conside´rable, ont e´te´ des pre´curseurs et ont d’ailleurs eu tout de suite, un peu plus a` l’Est, des

imitateurs, pour ce qui est de concentrer les gens » [8]. Il leur rappelle que leur « rapport a` la folie » est au moins lie´, sinon fonde´ sur une se´gre´gation (celle des fous) et qu’ils ont la possibilite´ du fait meˆme de ce rapport, de re´fle´chir a` ce qu’il tient pour certain, « une nouvelle re´partition (interhumaine) [. . .] qui s’appellera : l’effet de se´gre´gation » [8] et qu’il pre´voit plane´taire. Foucault partage les meˆmes convictions, estimant que « le racisme nouveau, le ne´oracisme, celui qui est propre au XXe sie`cle comme moyen de de´fense interne d’une socie´te´ contre ses anormaux, est ne´ de la psychiatrie, et le nazisme n’a pas fait autre chose que de brancher ce nouveau racisme sur le racisme ethnique qui e´tait ende´mique au XIXe sie`cle » [6]. 6. Plus que des malentendus, des non entendus Les psychiatres, ceux qui sont, pour reprendre le mot de Lacan, concerne´s par les fous ou les psychotiques, en refusant « les diffe´rentes barrie`res de protection » [8] pre´ce´demment e´nume´re´es, seront moins dupes. Meˆme s’ils demeurent angoisse´s, ils pourront mieux faire face et donc mieux re´pondre (c’est-a`-dire souvent ne pas re´pondre) aux demandes pressantes e´manant de ceux qui ne sont pas concerne´s, de faire rentrer dans la norme, celui que Foucault conside`re comme l’anormal le plus emble´matique, le schizophre`ne (dont on sait qu’il est de plus en plus fre´quemment emprisonne´), celui-la` meˆme que, s’inspirant de Lacan, on aurait pu nommer l’anorme´. En prison, comme ailleurs, peu de patients psychotiques demandent spontane´ment une aide psychiatrique. Depuis 1986 pour la psychiatrie et 1994 pour la me´decine, la loi exige le consentement des patients emprisonne´s pour leur prodiguer des soins ou des traitements. Les magistrats et les repre´sentants de l’administration pe´nitentiaire sachant, sans doute presque mieux que les psychiatres, qu’un fou ne demande rien, ont imagine´ pour contraindre celui-ci a` rencontrer ceux-la`, l’octroi de remises de peine en e´change d’un suivi re´gulier (ou, ce qui revient au meˆme, la suppression de ces remises de peine s’il n’y a pas de suivi). Connaissant sans doute mieux que les psychiatres l’histoire de la psychiatrie ou appre´hendant mieux qu’eux l’ambiguı¨te´ de leur discipline, ils attendent d’eux un diagnostic de dangerosite´ et leur participation au maintien de l’ordre pe´nitentiaire et socie´tal. Les pressions a` l’e´gard des psychiatres se font de plus en plus fortes ; elles sont fonction de l’e´volution ambiante et, par exemple, l’instauration de l’e´tat d’urgence n’est pas ou ne sera pas sans conse´quences sur leur pratique (il n’y a qu’a` penser au re´cent de´bat sur la vide´osurveillance et la sollicitation envisage´e des me´decins pour y participer. On voudrait qu’ils de´terminent si ce moyen de surveillance est compatible avec l’e´tat de sante´ de ceux qui doivent eˆtre surveille´s). Il est logique et presque ine´vitable que les autorite´s en soient venues a` exiger des me´decins exerc¸ant en prison qu’ils joignent leurs efforts a` ceux des repre´sentants de l’ordre pour faire rentrer dans la norme pe´nitentiaire ceux qui y re´sistent. Les psychotiques ne sont pas les seuls rebelles des prisons et les psychiatres sont de´sormais convoque´s pour donner un avis sur quasiment tous les comportements opposants ou de´viants. Les magistrats et les repre´sentants de l’administration pe´nitentiaire ont raison de penser que les symptoˆmes, psychotiques ou non, sont synonymes de de´sordre. Ils ont tort de croire qu’ils renvoient tous a` la folie, meˆme si tous ont en eux une part de folie propre a` l’homme. Ils acceptent mal l’impuissance des psychiatres, surtout celle de ceux qui refusent de faire de toute de´viance une pathologie. Ils ne savent pas non plus (comme certains psychiatres) que les psychotiques, « c¸a re´siste et c¸a n’est pas pre`s de s’e´vanouir, simplement en raison du traitement pharmacodynamique » [8]. Ils ne comprennent pas plus que les symptoˆmes des autres, les nonpsychotiques, c¸a re´siste aussi et c’est l’une des caracte´ristiques majeures des symptoˆmes. Ils ont foi dans le pouvoir absolu des

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mots dont ils pensent que, s’ils sont bien utilise´s et maıˆtrise´s, ils peuvent effacer tout de´sordre qui menace ou trouble l’ordre e´tabli. S’ils confondent, comme beaucoup de psychiatres, transfert et suggestion, ils pressentent mieux qu’eux qu’un symptoˆme se met toujours en travers, empeˆchant le bon fonctionnement attendu. Ils savent moins bien que les psychotiques, les fous, sont, quant a` eux, en dehors de tout fonctionnement attendu, n’e´tant inte´resse´s que par celui que eux attendent quand ils en attendent un. Les points d’aveuglement et de surdite´ des magistrats ou des repre´sentants de l’administration pe´nitentiaire ne sont pas les meˆmes que ceux des me´decins et des psychiatres. Les oppositions et les malentendus sont oblige´s et il est important qu’ils soient reconnus et admis. Le code de de´ontologie, ve´ritable texte de loi puisqu’inscrit dans le code de Sante´ publique, officialise leur maintien. Ainsi le secret me´dical permet d’e´viter certains exce`s. ˆ t dans l’Allemagne nazie ou en Union Sovie´tique, il ne Que ce fu devait surtout pas avoir cours. Il doit eˆtre pre´serve´, aujourd’hui et demain, en France et ailleurs, que ce soit en prison ou dans les autres lieux, en prison peut-eˆtre plus qu’ailleurs, si l’on veut e´viter un double mouvement de se´gre´gation qui empeˆcherait toute rencontre avec les psychotiques incarce´re´s mais aussi avec tous les autres prive´s de liberte´. L’inde´pendance des me´decins ou la possibilite´ de dire non au pouvoir, quel qu’il soit, est e´galement primordiale. Au-dela` de la position sociale des me´decins qui doit eˆtre suffisamment assure´e (pour qu’ils soient e´coute´s et un peu entendus), il est absolument ne´cessaire que ceux qui travaillent en prison n’aient aucun lien hie´rarchique ou de subordination avec l’administration pe´nitentiaire, les magistrats ou la police. C’est une condition sine qua non pour qu’ils continuent a` eˆtre plus concerne´s par les fous que par leur illusoire mise au pas. Le consentement des patients aux soins qui leur seront prodigue´s, malgre´ (ou avec la loi de 1838 et ses versions successives) est fondamental. La majorite´ des psychiatres peut te´moigner du peu d’efficacite´ de la contrainte et des rapports de force, voire de leur contre-productivite´. Si les psychotiques ne demandent rien, il faut, pour susciter la rencontre, imaginer a` chaque fois un dispositif original et singulier. Les psychotiques, les fous peuvent alors peut-eˆtre accepter de nous parler et nous pouvons espe´rer eˆtre parfois en mesure de les e´couter, de les aider et de les soigner.

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Jusque-la`, les e´tudiants qui entreprenaient une formation psychiatrique en passant le concours d’interne des hoˆpitaux psychiatriques de la Seine, comme l’a fait Lacan avant la Seconde Guerre mondiale, e´taient rares. Peu de psychiatres pe´ne´traient dans les prisons, par exemple a` la Sante´, si ce n’est quand ils avaient commis un de´lit au sens de l’article 64 du Code pe´nal. Or, lorsqu’on examine les sujets juge´s en flagrant de´lit pour des de´lits mineurs, ils souffraient souvent de troubles graves, notamment de psychose schizophre´nique et n’e´taient pas traite´s. J’ai moins suivi les travaux philosophiques de Michel Foucault que l’on a rapproche´s de l’antipsychiatrie, alors qu’il a lui-meˆme de´clare´ que, quand il a e´crit Histoire de la folie a` l’aˆge classique, il ignorait que l’antipsychiatrie existait. Mais j’ai connu plusieurs psychiatres en formation qui se sont lance´s dans des expe´riences antipsychiatriques qui ont souvent tourne´ court. Les Annales Me´dico-Psychologiques ont e´te´ fonde´es peu apre`s la loi de 1838 pour publier notamment les travaux en rapport avec le´gislation des alie´ne´s de nombreuses se´ances de notre Socie´te´ ont e´te´ consacre´es a` la question de la le´gislation sur la folie. Dr C. Hazif-Thomas – Ma question porte sur l’enfance de Michel Foucault et son expe´rience de l’histoire de la se´questre´e de Poitiers. Cette « affaire » l’avait beaucoup inte´resse´ et pre´forme´ a` se pencher sur l’histoire de la folie. Qu’en pensez-vous ? Re´ponse du Rapporteur – Les patients schizophre`nes sont nombreux en prison et la difficulte´ des psychiatres en milieu pe´nitentiaire est de les accompagner et tenter de les soigner malgre´ un milieu de´le´te`re qui majore leurs symptoˆmes et la gravite´ de leur maladie. Ce n’est que re´cemment que les praticiens peuvent envisager de demander une suspension de peine pour des raisons psychiatriques. Je n’ai pas connaissance que des colle`gues aient re´ussi a` en faire be´ne´ficier certains de leurs patients. La multiplication des structures de soins pour les patients sous e´crou est bien e´videmment un progre`s conside´rable mais dont l’un des « effets inde´sirables » est, parfois, de favoriser l’incarce´ration de psychotiques. Quant a` la question du Docteur Hazif-Thomas, je suis incapable d’y re´pondre. De´claration de liens d’inte´reˆts

7. En guise de (non) conclusion L’auteur de´clare ne pas avoir de liens d’inte´reˆts. Il ne s’agit pas de se re´volter ou de nier ce que Foucault nommait « un effet de perme´abilite´ re´ticente » entre la psychiatrie et « l’appareil pe´nal » dont l’administration pe´nitentiaire fait e´videmment partie [7]. Cet effet est oblige´ mais faisons en sorte qu’il ne soit pas un effet de perme´abilite´ complaisante. La taˆche est pe´rilleuse et ardue ; c’est la responsabilite´ de chacun d’entre nous d’inventer sans oublier, pour ne pas la rendre impossible. 8. Discussion avec l’auditoire Dr J. Garrabe´ – Je remercie beaucoup notre colle`gue pour ce qui est un te´moignage de cette pe´riode de l’histoire de la psychiatrie ou` l’exercice de cette discipline me´dicale a connu de profonds bouleversements qui se sont produits en France en raison de modifications de textes le´gaux ou re´glementaires (circulaires de secteur en France, Kennedy Act aux E´tats-Unis, etc.).

Re´fe´rences [1] Foucault M. Les anormaux, cours au colle`ge de France. Paris: EHESS, Gallimard, Seuil; 1974-1975. p. 109. [2] Foucault M. Les anormaux, cours au colle`ge de France. Paris: EHESS, Gallimard, Seuil; 1974-1975. p. 110. [3] Foucault M. Les anormaux, cours au colle`ge de France. Paris: EHESS, Gallimard, Seuil; 1974-1975. p. 131. [4] Foucault M. Les anormaux, cours au colle`ge de France. Paris: EHESS, Gallimard, Seuil; 1974-1975. p. 293. [5] Foucault M. Les anormaux, cours au colle`ge de France. Paris: EHESS, Gallimard, Seuil; 1974-1975. p. 298–9. [6] Foucault M. Les anormaux, cours au colle`ge de France. Paris: EHESS, Gallimard, Seuil; 1974-1975. p. 299. [7] Foucault M. Les anormaux, cours au colle`ge de France. Paris: EHESS, Gallimard, Seuil; 1974-1975. p. 108. [8] Lacan J. Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne; 1966, [Internet].