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ETIQE-368; No. of Pages 6 Éthique et santé (2016) xxx, xxx—xxx
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ARTICLE ORIGINAL
Le soin entre sollicitude et responsabilité. Une lecture croisée de Ricœur et de Levinas The care and solicitude between responsibility. A comparative reading of Ricœur and Levinas P. Svandra 1, rue Cabanis, 75674 Paris cedex 14, France
MOTS CLÉS Ricœur ; Levinas ; Relation de soin ; Éthique ; Sollicitude
KEYWORDS Ricœur; Levinas;
Résumé Philosophes de la même génération, inspirés tous deux par la phénoménologie husserlienne, Ricœur et Levinas apparaissent aujourd’hui comme des références incontournables lorsqu’il s’agit de penser le soin. À partir des trois moments de « la petite éthique » ricœurienne — visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes — nous chercherons à montrer qu’il existe des différences notables dans l’approche de ces deux philosophes. L’hypothèse que nous défendrons pourrait se résumer ainsi : Si Ricœur nous permet de penser la relation de soin comme essentiellement sollicitude, Levinas nous incite à la voir d’abord comme responsabilité. © 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
Summary Philosophers of the same generation, inspired both by the Husserl’s phenomenology, Ricœur and Levinas appear today as essential references when it comes to thinking about the care. From the three moments of ‘‘la petite éthique’’ Ricœurienne — of the good life, with and
Adresse e-mail :
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Pour citer cet article : Svandra P. Le soin entre sollicitude et responsabilité. Une lecture croisée de Ricœur et de Levinas. Éthique et santé (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.etiqe.2016.06.001
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for others in just institutions try to show that there are significant differences in the approach of these two philosophers. The assumption that we will defend could be summarized as: if Ricœur allows us to think the relationship care as essentially concern, Levinas leads us to see the first as a liability. © 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction: deux propositions pour le soin Nous pouvons partir d’un constat : Paul Ricœur et Emmanuel Levinas sont très souvent cités dans les livres ou articles portant sur l’éthique ou la philosophie du soin. Malgré un abord qui peut sembler difficile, ils apparaissent comme des philosophes qui « parlent » assez naturellement aux soignants. Selon le philosophe Michel Terestchenko la raison en est simple; Ricœur et Levinas se sont intéressés à une question longtemps occultée en philosophie, mais qui touche directement le soin: la vulnérabilité. Dans son blog, il écrit : Étrangement, la tradition philosophique ignore, très largement, cette notion [la vulnérabilité] qui est tout simplement absente, hormis chez Levinas et Ricœur. Comment pouvait-il en être autrement s’il s’agit pour tant de philosophes — de Platon à Kant, en passant par les Stoïciens ou Descartes — de nous mettre à l’abri, de nous apprendre la voie de l’autosuffisance, de la non dépendance, de la prééminence de la raison sur les émotions et les sentiments, autrement dit de nous apprendre à être le moins vulnérable possible ?1 Philosophes de la même génération, inspirés chacun à leur manière par la phénoménologie husserlienne, et s’appréciant mutuellement, Ricœur et Levinas apparaissent aujourd’hui comme des références incontournables lorsqu’il s’agit de penser le soin. Toutefois, une lecture plus attentive montre de grandes différences dans leur approche. L’hypothèse que je défendrai ici pourrait se résumer ainsi : Si Ricœur nous permet de penser la relation de soin comme essentiellement sollicitude, Levinas nous incite à la voir d’abord comme responsabilité. Pour défendre cette hypothèse je partirai de ce que Paul Ricœur appelait sa « petite éthique » qu’il définit dans son livre majeur, Soi-même comme un autre, à partir de ces trois termes: « visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes ». Il est d’usage de parler du triangle éthique de Paul Ricœur dont les trois sommets seraient représentés par les trois pronoms personnels « je », « tu », « il ». En ce sens, la visée éthique consiste en une interaction de ces trois pôles. Les deux premiers parlent de la liberté en première et deuxième personnes. Le troisième pôle, avec sa dimension de neutralité, prépare et annonce l’arrivée de l’idée de morale et de loi.
1 Blog de Michel Terestchenko, rubrique : « Fragilité, vulnérabilité » Adresse URL (consulté le20/02/2015) : http://michelterestchenko.blogspot.fr/2009/12/definition.html.
On remarquera que le soin se prête bien à cette approche de l’éthique. Pourtant, en reprenant chaque sommet de ce triangle, nous pouvons constater que Levinas propose une conception de l’éthique bien différente de celle de Ricœur.
Le pôle « JE » : une liberté en question L’estime de soi constitue donc le premier moment de l’éthique. Selon Ricœur, c’est en appréciant nos actions que nous nous apprécions nous-mêmes comme en étant l’auteur. Dans un article intitulé « Éthique et morale » (tiré d’une conférence tenue en 1988), il précise sa pensée : Ce qui est fondamentalement estimable en soi-même, ce sont deux choses : d’abord la capacité de choisir pour des raisons, de préférer ceci à cela, bref, la capacité d’agir intentionnellement ; c’est ensuite la capacité d’introduire des changements dans le cours des choses, de commencer quelque chose dans le monde, bref, la capacité d’initiative [1]. Dans ce texte, Ricœur s’applique à justifier le choix de commencer par « le souci de soi » et non « le souci du moi ». Cette différence entre soi et moi est essentielle. Il ne s’agit pas en effet de faire l’éloge d’un moi « exalté », isolé du reste du monde comme dans le « cogito » cartésien, un « je » reclus sur lui-même sans porte ni fenêtre, un « tout à l’égo » pour reprendre la formule de Régis Debray. En tout état de cause, cette estime de soi n’est pas narcissique puisqu’il s’agit de se voir sans se regarder, de se voir pour se juger et non pour se contempler. Si le « moi » peut être haïssable (comme le soutien Pascal), comme ouverture au monde, le « soi » est un « je » réflexif. Paul Ricœur évoque à cette occasion l’idée d’un « cogito brisé ». Cette distance du « soi » permet au sujet de s’estimer, dans le sens de se donner une valeur et donc de pouvoir émettre un jugement sur lui-même. Pourtant quelques lignes plus loin, comme pris par un doute, Ricœur dans ce texte s’interroge : « Mais le souci de soi est-il un bon point de départ ? Ne vaudrait-il pas mieux partir du souci de l’autre ?2 » Même si cela n’est pas dit clairement, cette remarque (faussement innocente) s’adresse bien à l’auteur d’Éthique et infini. On retrouve d’ailleurs cette même interrogation du côté de Levinas. Au cours d’un dialogue entre les deux penseurs dans Levinas philosophe et pédagogue, ce dernier, s’adressant à Ricœur, pose la question d’emblée: « Il s’agit pour nous de savoir si autrui a autant de valeur que 2
Idem, p. 261 [1].
Pour citer cet article : Svandra P. Le soin entre sollicitude et responsabilité. Une lecture croisée de Ricœur et de Levinas. Éthique et santé (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.etiqe.2016.06.001
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Le soin entre sollicitude et responsabilité moi-même ou si autrui est source de valeurs ? [2] » Il semble évident que Levinas opte pour le second terme de l’alternative. Il faut dire que l’auteur d’Autrement qu’être, qui n’a de cesse de rappeler qu’Autrui me précède, a toujours cherché à prendre ses distances vis-à-vis d’une conception de la subjectivité, héritée du cartésianisme, considérant le sujet comme souverain. Tant qu’il ne trouve pas un autre à qui se vouer, le sujet se retrouve comme destitué. La position de Ricœur sur cette question est beaucoup plus mesurée. Ce dernier tient à maintenir l’idée qu’aucune éthique n’est envisageable sans un sujet préalablement déjà constitué jouissant d’un certain degré de liberté. Ricœur, qui préserve ainsi la possibilité d’une éthique de la responsabilité, permet de penser « cette capacité, cette aptitude, en vertu de laquelle des actions peuvent être mises au compte de quelqu’un [3] ». Cette capacité d’imputation, qui n’est rien d’autre que l’expression de la responsabilité éthique, constitue la condition même de possibilité de l’éthique. Cependant, Ricœur ne réduit pas totalement l’idée de responsabilité à celle d’imputabilité. Ce serait limité la responsabilité au passé, or la responsabilité engage aussi l’avenir. Si, comme il l’écrit, la responsabilité signifie dans un premier temps : « Se tenir pour responsable d’une action passée, c’est être prêt à en rendre compte, au double sens de la justifier et d’en payer le prix en termes de dommages, de torts, de nuisances.3 » Dans un second temps, la responsabilité regarde vers le futur et correspond à « une charge que l’on assume, un poids que l’on prend sur ses épaules4 ». La responsabilité relève alors de la protection du périssable confiée à ma garde. Il serait possible ici d’évoquer une forme de promesse que peut faire le soignant au soigné, l’homme debout à l’homme couché, l’homme capable à l’homme souffrant. Cette promesse qui oblige le soigné vis-à-vis de celui qui souffre dépasserait toutes les déontologies professionnelles, elle tiendrait pourtant en peu de mots puisqu’elle dirait simplement : je lutterai pour que tu vives, je ne t’abandonnerai pas à ta souffrance. En engageant une « phénoménologie de l’homme capable », Ricœur propose et défend donc bien une philosophie de l’action. Quand Levinas voit la responsabilité comme obligation, Ricœur la conc ¸oit comme liberté. Ce premier désaccord avec Levinas aura inévitablement des conséquences sur le second moment, celui de ma relation à autrui, qui est évidemment crucial pour un soignant.
Le pôle « TU » : la réciprocité est-elle envisageable? Pour Ricœur, s’il s’agit de vivre une vie bonne, ce n’est en aucun cas dans une forme de solipsisme. Pour le dire selon une très belle formule qu’aimait à répéter Ricœur : « le chemin le plus court de soi à soi passe par autrui ». Selon lui, l’action humaine reste abstraite aussi longtemps « que lui fait défaut la structure dialogique que la référence à autrui introduit [4] » (avec et pour autrui). De la même manière,
3 Paul Ricœur, Lecture 1, « Postface au Temps de la responsabilité », op. cit. p. 283 [3]. 4 Idem [3].
3 cette structure dialogique reste encore incomplète hors de la référence à la justice (dans des institutions justes). Cette seconde composante de la visée éthique, Ricœur la désigne donc du beau nom de « sollicitude ». C’est en reconnaissant à autrui une liberté que je peux le découvrir comme un autre « je ». La conséquence est loin d’être négligeable : malgré une éventuelle inégalité de puissance (comme dans le soin ou dans la relation maître/élève) la réciprocité reste possible. C’est ainsi qu’estime de soi et sollicitude ne peuvent se vivre et se penser l’une sans l’autre. Avec la sollicitude, il existerait la possibilité d’une certaine réciprocité dans une relation qui reste par ailleurs asymétrique. La sollicitude évite ainsi deux pièges selon Jean-Daniel Causse, d’abord celui d’un certain éloge de l’altérité qui risque d’oublier « les effets néfastes d’une exacerbation de la différence », et celui d’un « geste qui, mesurant le bien de l’autre à l’aune du ‘‘comme soi-même’’, écraserait l’irréductible singularité de l’autre comme la sienne propre. [5] » Comme expérience de reconnaissance mutuelle au cours de laquelle « le recevoir s’égale au donner », la sollicitude permet de passer de la dissymétrie à la réciprocité. Ricœur peut dès lors affirmer : « la réciprocité des insubstituables est le secret de la sollicitude ». Pourtant, là encore, Levinas marque nettement sa différence. En effet, ce dernier conc ¸oit autrui sur le mode d’une extériorité radicale. L’autre reste absolument autre, il est inassimilable. Dans cette conception, je n’ai rien à attendre, et encore moins à exiger, d’autrui. Ici, la liberté ne peut pas être première puisque c’est d’emblée autrui qui me précède et me convoque à répondre à travers l’avènement de son visage : « Or, dans l’approche d’autrui, où autrui se trouve d’emblée sous ma responsabilité, ‘‘quelque chose’’ a débordé mes décisions librement prises, s’est glissé en moi, à mon insu, aliénant ainsi mon identité. [6] » J’ai, pour l’autre, à manifester une sollicitude infinie dont je ne serai jamais quitte. En un certain sens, je n’ai jamais fini de prendre soin de l’autre, je n’ai jamais fini d’obéir à l’appel de son visage. M’apparaissant dans son dénuement et sa fragilité, le visage m’intime un ordre fondamentalement inassigné et inassignable que je ne pourrai jamais satisfaire. Levinas pourrait être vu dès lors comme une philosophie de la mauvaise conscience. Nous sommes donc dans le champ de l’indicible, du « lâcher-prise », mais aussi de l’incalculable puisque on ne peut évidemment pas mesurer ce que l’on ne sait pas avoir donné : « Toute complaisance détruit la droiture du mouvement éthique. [7] » Dans cette éthique hyperbolique, le donner n’a de sens que comme un arracher à soi ; « mais s’arracher à soi malgré soi n’a de sens que comme s’arracher à la complaisance en soi de la jouissance ; arracher le pain de sa bouche.5 » Levinas peut aller ainsi jusqu’à parler de « l’hémorragie du pour-l’autre. » ou d’un « don douloureusement arraché, dans l’arrachement ». Ma responsabilité, autant inconditionnelle qu’incessible, s’apparente à un commandement : « Le mot Je signifie me voici6 ». L’épiphanie du visage d’autrui m’oblige, et moi je suis celui qui doit trouver des ressources pour répondre à cet ordre. Dans ces conditions la relation de soin se fait
5 6
Ibid, p. 119 [7]. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, op. cit., p. 181 [6].
Pour citer cet article : Svandra P. Le soin entre sollicitude et responsabilité. Une lecture croisée de Ricœur et de Levinas. Éthique et santé (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.etiqe.2016.06.001
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responsabilités, mais une responsabilité qui ne relève aucunement de la liberté (comme chez Ricœur) puisque je suis comme « pris en otage » par la vulnérabilité du visage d’autrui. Michel Harr dans un article du Cahier de l’Herne dont le titre, L’obsession de l’autre, l’éthique comme traumatisme, pose, par ce titre même, le problème. Il va dans ce texte jusqu’à douter du sens que peut avoir une relation à ce point dissymétrique. Comment une véritable relation éthique pourrait-elle se fonder sur la pure souffrance, sur l’unilatéralité, la non-réciprocité ? Michel Harr finit par soulever la question centrale: « Le moi privé de centre autant que de périphérie peut-il encore rencontrer l’autre et que peut-il lui apporter ? [8] ». Ricœur, me semble-t-il, n’est pas loin ici de cette position. Reste alors le troisième moment, celui du pôle « il », qui pose à nouveau frais la question de la sollicitude et de la responsabilité.
Le pôle « IL » : la justice une question éthique ? Avec ce dernier moment, il s’agit pour Ricœur de dépasser les relations interpersonnelles (je/tu) pour s’intéresser à ce qui nous lie les uns aux autres au sein d’une communauté. L’autre n’est plus ici considéré comme un être rencontré ici et maintenant, il se comprend comme une disposition intérieure à tenir compte d’un autre indéfini qui est au fondement de mon rapport avec le monde. Dans Soi-même comme un autre, on trouve cette précision qui est particulièrement éclairante: « C’est par des moeurs communes et non par des règles contraignantes que l’idée d’institution se caractérise fondamentalement.7 » Les « institutions », dans l’esprit de Ricœur, s’apparentent à toutes les structures du « vivre-ensemble ». Il rappelle en ce sens que « la charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est aussi cachée dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale; elle est bien souvent le caché du social [9]. » Si, comme nous l’avons vu chez Levinas, la question de la justice ne se pose pas dans ma relation au visage d’autrui puisque je lui dois tout, l’auteur de Totalité et infini reconnaît que l’arrivée du tiers change radicalement la donne. En interrompant le face-à-face que j’ai avec autrui, je me dois en effet d’établir une relation de justice avec l’autre homme. Pour le dire plus simplement, je n’ai pas le droit de donner tout à l’un et léser le tiers. Cette présence du tiers a alors une conséquence essentielle: elle m’oblige à modérer le privilège que je dois à autrui. Selon Levinas, la justice impose donc une limite à la relation au visage d’autrui. Dans ces conditions des questions se posent: Qui est mon prochain? Qui est mon prochain par rapport au tiers ? Qui a plus besoin de moi? Pour Levinas prendre en compte ces interrogations revient à « peser, penser, juger en comparant l’incomparable. [10] » Le Tiers constitue bien le moment de la justice, car si dans le face-à-face, je suis l’obligé d’autrui (et même son otage), dans une institution, 7
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 227 [4].
un collectif, une communauté se posent d’autres questions, celle de savoir par exemple qui est le plus fragile, qui doit passer le premier ? Il s’agit dès lors de reconnaître (à contre cœur ?) la nécessité d’une justice en tant qu’institution qui devient par-là même indispensable. Il serait donc possible d’avancer que la société commence dès l’entrée du troisième homme, car c’est alors que « ma responsabilité, à moins de s’abandonner à la violence, pose des problèmes.8 » Le passage de deux à trois change donc la nature de la relation. Si à deux la relation est éthique, à trois elle devient politique puisqu’on est déjà dans la cité. Soulignons que ces questions, pour les soignants, sont loin d’être théoriques. En pratique, ce tiers peut être celui qui attend son tour à la consultation, le blessé grave qui peut arriver à tout moment aux urgences, la personne dont l’état s’aggravant doit être transférer dans un service réanimation où il faut libérer un lit. À chaque fois une sélection doit être faite, qui doit être prioritaire, et sur quels critères? Toutefois, il existe, là encore, une différence importante entre les deux philosophes. Bien que nécessaire, cette exigence de justice, pour Levinas, présente en effet une conséquence terrible: elle s’apparente à une trahison visà-vis d’autrui. Plus fondamentalement, avant même son arrivée, la trahison est pour ainsi dire déjà présente. Reprenant à son compte la pensée de Levinas, Derrida rappelle en ce sen : « Dans ce face-à-face, le tiers est déjà là : le juridique, l’éthique, le politique, comme dépendants du tiers, viennent, en quelque sorte, m’obliger à trahir — pour la bonne cause, celle de la justice — mon rapport à la singularité exclusive de l’autre, unique, irremplac¸able, etc. [11] » Derrida qui, comme Levinas, use — et, certains penseront, abuse — souvent d’un vocabulaire hyperbolique va jusqu’à dire qu’il y a là comme un parjure puisque je dois trahir l’autre pour être juste avec les autres. Au fond, même si c’est pour de bonnes raisons puisqu’il s’agit d’être juste, la démarche des deux philosophes viserait à retarder, sinon d’ajourner l’heure, pourtant nécessaire, de la trahison. En revanche, il n’est aucunement question de trahison chez Ricœur, mais simplement d’une extension progressive de la question de la justice du proche au lointain. Ce sentiment éthique du juste ou plus exactement de l’injuste, est en effet présent en chacun de nous. La question de la justice, comme celle d’ailleurs de la sollicitude, ne se pose-t-elle pas en effet d’abord par l’expérience de l’injustice ? Il existerait chez l’homme comme une capacité devant l’injustice à s’indigner en s’écriant : « ce n’est pas juste ! » Selon Jean-Franc ¸ois Mattéi, l’indignation apparaît ainsi comme le ressort éthique primitif, non pas devant l’injustice que l’on subit soi-même mais devant le spectacle de l’injustice imposée aux autres, même à l’inconnu. Pour ce dernier, « Notre indignation dans ce monde provient de la crainte que l’injustice ne demeure à jamais impunie, ce qui reviendrait à admettre l’inexistence de fait de la justice. [12] » L’indignation, qui relève plus de l’ordre du sentiment que de la raison, apparaît comme une donnée humaine universelle et intemporelle. L’indignation qui nous fait dire spontanément « c’est injuste ! » naît ainsi chez l’homme devant un acte réel
8 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, op. cit., p. 146 (note) [6].
Pour citer cet article : Svandra P. Le soin entre sollicitude et responsabilité. Une lecture croisée de Ricœur et de Levinas. Éthique et santé (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.etiqe.2016.06.001
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Le soin entre sollicitude et responsabilité qui touche une victime faite de « chair et de sang »9 . Il en résulte qu’elle se rapporte autant à l’acte injuste qu’au sort réservé à la victime, c’est-à-dire à notre sentiment de sollicitude vis-à-vis d’elle. « Nos indignations n’auraient pas lieu d’être s’il n’y avait pas en nous un obscur sentiment de respect qui se trouve blessé par l’indignation imposée à des êtres innocents.10 » Il n’y a ici donc aucune rupture entre sollicitude et justice. Ce n’est que dans un second temps que ce sentiment de justice devra être formalisé par la morale, puis par le droit11 . Chez Paul Ricœur ce mouvement éthique premier et spontané qui s’exprime face à l’injustice est assurément essentiel. Ainsi, nous le savons bien la justice comme institution ou comme procédure peut dans certains cas devenir profondément injuste. En niant la réalité humaine elle peut apparaître comme trop implacable, sans pitié. C’est ainsi qu’Albert Camus, interrogé par un jeune algérien sur le conflit algérien lors de la remise de son Prix Nobel de littérature en 1957, a expliqué qu’à l’heure où sa mère pouvait être victime des bombes qui explosaient dans les bus d’Alger au nom de la justice, il reconnaissait qu’il préférait sa mère à cette forme de justice. Cette position d’ailleurs lui a été vivement reprochée, notamment par les sartriens. Ainsi, pour Ricœur, le sens de la justice ne s’épuise pas dans la construction des systèmes juridiques. D’ailleurs, une justice coupée de l’éthique peut être dangereuse. Toutefois, Ricœur reconnaît aussi qu’à un moment donné l’absence de norme formelle nous expose un autre danger, celui de l’arbitraire. C’est bien pourquoi la visée éthique, en se formalisant, doit passer, à un moment donné, le crible de la norme morale, puis juridique. C’est ainsi que chez Ricœur, le juste peut être tiré soit du côté du « bon » (de l’éthique), soit du côté du « bien » (de la morale), soit du côté du « légal » (du droit). Ricœur refuse pour autant de voir ce passage de l’éthique à la morale, puis au juridique, comme une rupture. C’est pourquoi il est nécessaire que la norme de justice s’établisse sur l’idée première de l’injuste. De ce point de vue, si la morale n’est pas l’éthique, il n’en demeure pas moins qu’aucune morale ne pourrait se passer d’une forme d’intuition qui associerait la vie bonne au refus de l’injustice pour soi-même comme pour les autres. Comment, en effet, imaginer une morale ou un droit « hors sol » dont les racines ne seraient pas enfouies dans ce terreau ? Comme l’écrit Olivier Abel, « derrière les pures procédures du droit, il y a toujours déjà une petite idée de ce qui est juste ou bon. [13] » On observe ainsi, qu’avant de passer au monde froid de la norme et du devoir, Ricœur, contrairement à Levinas, cherche à conserver la justice le plus longtemps possible dans la perspective de la vie bonne, donc de l’éthique. Il pourrait ainsi faire sienne la phrase d’Albert Camus : « la justice est à la fois une idée et une chaleur de l’âme12 ».
9 C’est ainsi Voltaire qui s’indigne du sort infligé au Chevalier de la Barre, ou Zola qui défend le capitaine Dreyfus. 10 Jean-Franc ¸ois Mattéi, De l’indignation, op. cit., p. 66 [12]. 11 On peut ici évoquer la Loi du Talion. 12 Albert Camus, Actuelles, écrits politiques, op. cit., p. 35 [14].
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Conclusion: une synthèse impossible? La position de Levinas qui radicalise à ce point l’altérité d’autrui peut interroger un soignant. Le visage du malade est une réalité qui a — si l’on ose dire — une corporéité. S’il ne doit être vu que comme pure transcendance, quel type de relation est-il possible d’établir avec lui ? La sollicitude soignante n’aurait-elle pas besoin de trouver dans l’autre quelque chose qui fait d’autrui aussi son prochain, son frère, son semblable ? Si autrui est si différent, si son altérité est à ce point totale, reste-t-il encore quelque chose à partager ? N’est-il pas naturel de chercher en autrui une ressemblance, un rapprochement, une fraternité possible ? Ne peut-on pas penser qu’il reste, malgré tout, entre autrui et moi quelque chose qui demeure, qui nous réunit ? Que pourrait être alors cette chose en commun, ce poids qui nous pèse, sinon la souffrance de cette terrible solitude ? C’est cette vulnérabilité commune qui nous ferait alors nous ressembler13 . Ce qui nous rapprocherait serait le résultat paradoxal de notre incompréhension mutuelle et de notre souffrance commune. Comme l’écrit Albert Camus dans L’homme révolté : Le premier progrès d’un esprit saisi d’étrangeté est donc de reconnaître qu’il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective [14]. Le même Camus pouvait ainsi écrire dans un article de Combat : Les hommes ne se ressemblent pas, il est vrai [. . .]. Mais je sais bien aussi ce qui m’unit à eux et qu’il est quelque chose en chacun d’eux que je ne puis mépriser sans me ravaler moi-même [15]. Il existerait alors entre les hommes comme une sollicitude spontanée et primitive que le philosophe tchèque Jan Patoˇ cka nomme du très beau nom de « solidarité des ébranlés ». Le soin, dans ces conditions, ne représenterait-il pas la dernière, l’ultime tentative (sans espoir, pour rester chez Camus) qui permettrait de jeter un pont entre moi et autrui, afin de vaincre cet isolement, de réduire cet abîme14 et tenter vainement de me rapprocher de celui qui me restera pourtant à jamais étranger ? Dès lors, nous pourrions rejoindre Catherine Chalier (pourtant très proche de la pensée de Levinas) lorsqu’elle affirme : La révélation de leur fragilité essentielle commune rapprocherait les hommes plus que toute quête d’une ressemblance familiale, nationale, culturelle, sociale, etc. Elle constituerait la base d’un lien humain plus fort que ceux qui se fondent sur une négation de l’abîme ou une protection contre lui [16].
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Et nous rassembler !. Si tant est que l’on puisse réduire un abîme ! Du moins si l’on se rapporte à l’étymologie grecque de ce mot (abissos) signifiant sans fond. 14
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Il serait, toutefois, toujours possible de considérer qu’entre la sollicitude de Ricœur et la responsabilité de Levinas, il serait urgent de ne pas choisir. Il s’agirait donc de rechercher une forme de synthèse, de compromis entre ces deux penseurs. Bien qu’apparemment pleine de bon sens, cette position médiane me semble pourtant intenable. Sur trois points fondamentaux — essentiels dans le cadre de la relation de soin — nous avons pu voir que ces approches sont éloignées, voire contradictoire : • la première opposition est patente sur la question de la liberté. Quand Ricœur la voit comme la condition même de la responsabilité éthique, Levinas propose une responsabilité pour autrui qui ne laisse aucune place à la liberté ; • le second désaccord porte sur la réciprocité. Quand Ricœur la rend non seulement possible mais indispensable, Levinas la refuse absolument ; • la troisième différence est relative à la justice. Quand Ricœur l’origine dans un sentiment fondamentalement éthique, Levinas la place d’emblée dans la sphère du politique. Notre hypothèse de départ pourrait être reconsidérée. Au fond, si Ricœur et Levinas tentent, certes, tous deux de réunir responsabilité et sollicitude, ils sont pourtant loin d’avoir la même approche concernant la question de liberté et celle de la réciprocité. Sans nier l’apport de ces deux philosophes, chaque soignant se sentira alors plus proche de l’un de ces deux philosophes. Peut-être avonsnous d’ailleurs autant besoin de soignants levinassiens que ricœuriens ?
Références [1] Ricœur P. Lecture 1, « Éthique et morale ». Paris: Seuil; 1999. p. 260. [2] Entretien entre Ricœur et Levinas, Levinas philosophe et pédagogue. Paris: Éditions du Nadir; 1998. p. 13. [3] Ricœur P. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris: Seuil; 2000. p. 596. [4] Ricœur P. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil; 1990. p. 202. [5] Causse JD. L’instant d’un geste, le sujet, l’éthique et le don. Genève: Labor et Fides; 2004. p. 107. [6] Levinas E. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris: Le livre de Poche; 1978. p. 102. [7] Levinas E. Humanisme de l’autre homme. Paris: Le livre de Poche; 1996. p. 55. [8] Harr M. « L’obsession de l’autre. L’éthique comme traumatisme ». Cah Herne 1991;60:447. [9] Ricœur P. « Le socius et le prochain » dans Histoire et vérité. Paris: Seuil; 1955. p. 107. [10] Levinas E. Éthique et infini. Paris: Le livre de Poche; 1996. p. 84. [11] Derrida J. « Le contraire du semblable », Tribune libre de l’Humanité du 21 décembre 2002 (tiré d’un débat avec Paul Ricœur organisé par France Culture); 2002. [12] Mattéi JF. De l’indignation. Paris: La table ronde; 2005. p. 43. [13] Abel O. Paul Ricœur. La promesse et la règle. Paris: Michalon, col. Le bien commun; 1996. p. 79. [14] Camus A. L’homme révolté. Paris: Gallimard, col. Idées; 1951. p. 35. [15] Camus A. Actuelles, écrits politiques. Paris: Gallimard, Folio essai; 1984. p. 108. [16] Chalier C. La fraternité, un espoir en clair-obscur. Paris: Buchet Chastel; 2003. p. 144.
Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
Pour citer cet article : Svandra P. Le soin entre sollicitude et responsabilité. Une lecture croisée de Ricœur et de Levinas. Éthique et santé (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.etiqe.2016.06.001