Fonctions cognitives et rémission Y. SARFATI (1)
La notion de rémission est une notion clinique, quels que soient les critères retenus. La notion de fonction cognitive est parfois plus difficile à définir : des acceptions plus ou moins strictes de cette notion peuvent être choisies. La science cognitive peut aider à sortir de cette alternative posée par la clinique : en posant soit des définitions multiples par combinaisons de critères, soit une définition arbitraire de la rémission par un pourcentage d’amélioration des symptômes sur une durée donnée.
LES SCIENCES COGNITIVES La neuropsychologie traditionnelle cherchait à mettre en lien des anomalies cliniques avec des anomalies anatomiques. Ce parallélisme anatomo-clinique conditionne notre représentation de l’inscription des symptômes : quand il y a dysfonctionnement, par exemple dans l’aphasie, il y a des lésions cérébrales d’un côté, et des signes cliniques de l’autre. Cette relation entre le cerveau d’une part et la clinique d’autre part a été conservée avec les modèles biologiques du cerveau. La révolution cognitive introduit un maillon intermédiaire, qui cherche à définir ce qui se trouve dans la « boîte noire » du cerveau : il s’agit de tous les processus de pensée qui vont conduire soit à un comportement chez le sujet normal, soit à un symptôme chez le sujet malade. Un pont est ainsi fait entre le symptôme et le neurone, dans le but d’objectiver ces processus intermédiaires. Les fonctions cliniques (mémoire, langage, attention…) sont du registre des cliniciens, y compris des cognitivocomportementalistes (les cognitivo-comportementalistes s’intéressent surtout aux croyances des patients ou aux cognitions dans l’acception clinique de ce terme). On
dénommait autrefois ces fonctions cliniques fonctions supérieures, on les appelle aujourd’hui plus volontiers, dans une acception large, fonctions cognitives. De la même façon, le cerveau était autrefois le domaine de l’anatomo-pathologie, c’est aujourd’hui celui des neurosciences. Dans son acception stricte, le niveau cognitif concerne les processus, d’abord élémentaires, puis de plus en plus complexes, qui sont à l’œuvre pour produire des comportements, des symptômes, de la pensée. Ces processus ne peuvent être mis en évidence que par des tests cognitifs. Par exemple, l’intégration du contexte sémantique est un processus cognitif, qui est inconscient, infra-intentionnel, et inaccessible à la conscience. Cette intégration du contexte sémantique intervient largement dans le langage, en particulier pour parler de façon « économique », en évitant d’expliciter l’ensemble du contexte d’une phrase. Elle permet de lever l’ambiguïté par rapport à un mot polysémique, qui est sans doute l’une des difficultés que connaît le schizophrène.
TRAITEMENT DU CONTEXTE SÉMANTIQUE : EXPLORATION PAR UN TEST ÉLECTROPHYSIOLOGIQUE Lors de l’enregistrement des potentiels évoqués de l’encéphale, l’onde N400 représente un indice électrophysiologique, un reflet du traitement du contexte sémantique. Dans une tâche d’observation de phrase incomplète, puis du mot qui peut la compléter, cette onde permet d’objectiver que le traitement du contexte est fait, et de quelle manière il est fait. Lorsque le mot présenté apparaît incongru par rapport au sens de la phrase incomplète, la « surprise » se traduit par une
(1) CH de Versailles, Hôpital Mignot, 1, rue Richaud, 78100 Versailles. Retranscription par C. Spadone. L’Encéphale, 2005 ; 31 : 21-3, cahier 2
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augmentation de l’onde N400, par rapport à l’apparition d’un mot attendu. Lorsqu’on soustrait les deux surfaces d’onde ainsi obtenues (mot incongru et mot attendu), on obtient une aire sous la courbe, calculée mathématiquement, qu’on nomme effet N400. Cet effet objective la sensibilité à l’incongruence, qui est diminuée chez certains schizophrènes. Un médicament qui interférerait sur ce traitement cognitif de l’information par le cerveau, et qui par ailleurs aurait des effets cliniques connus, restaurerait, dans l’idéal, ce niveau cognitif : il doit restaurer l’anomalie des processus de traitement cognitif qui conduit aux symptômes. Or, on constate que la plupart des neuroleptiques ont des effets soit inexistants, soit délétères sur la plupart des tests cognitifs (CPT, digit span, stroop, trail making test, test de rétention visuelle…) bien qu’ils aient des effets cliniques positifs. Même lorsque les médicaments améliorent certains tests cognitifs, il n’est pas possible de faire un lien entre cette amélioration et l’amélioration des symptômes cliniques. Les sciences cognitives étant encore récentes, on a encore peu de connaissances sur cette chaîne cognitive. Pour Frith (1), « Nous devons nous attendre à trouver des marqueurs cognitifs pour des signes et symptômes précis. Le succès de cette entreprise dépendra de notre capacité à développer de nouvelles procédures expérimentales. Les tests d’activités frontales actuellement utilisés sont trop grossiers et sous-spécifiques en terme de processus cognitifs qu’ils impliquent. Il faut en passer par la conduite d’études d’un haut niveau de précision [des processus cognitifs.] ». Si nous n’avons pas fait de lien encore entre les trois niveaux cérébral, cognitif et clinique, ce n’est pas par manque de bons médicaments, mais par manque de tests cognitifs suffisamment fins, qui permettrait de mettre en évidence ce lien. Les courbes d’intégration du contexte sémantique ont été réalisés dans deux groupes de sujets, cliniquement différents : les premiers étaient des patients schizophrènes avec un trouble de la pensée et du langage, les seconds étaient des patients schizophrènes qui ne présentaient pas un tel trouble. On retrouve, comme attendu, un effet N400 similaire à celui des sujets sains chez les schizophrènes sans trouble du langage ; en revanche, cet effet n’existe pas chez les sujets schizophrènes avec un trouble du langage (figure 1). Ceci est cohérent avec l’intuition que si le langage de ces patients est désorganisé, et si nous avons tant de mal à suivre leur pensée, c’est que les mots ne s’intègrent pas les uns avec les autres dans le contexte qui précède. Dans la même expérimentation après un an de suivi et de monothérapie antipsychotique (figure 2), l’effet N400 persiste chez les sujets sains. En revanche chez les patients schizophrènes avec trouble du langage, qui étaient après un an améliorés sur le plan clinique, on constate une réapparition de l’effet N400 (2). S 22
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Fz
Cz
Pz
– 3.00 uV – 200 ms
1 003 ms
Schizophrènes sans troubles du langage
Fz
Cz
Pz
– 3.00 uV – 200 ms
1 003 ms
Schizophrènes avec troubles du langage
FIG. 1. — Variation de la N400 en fonction des signes cliniques. D’après (2).
t0
t 12 mois Schizophrènes
Troubles du langage ++++
Troubles du langage
Cz
Cz
Témoins Cz
Cz
FIG. 2. — Modalités évolutives des anomalies de la N400 sous antipsychotiques. D’après (2).
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Dans cet exemple, il est possible de dire qu’il y a eu restauration par le médicament d’une anomalie cognitive concomitamment à une anomalie clinique. Ainsi, le lien entre la restauration du niveau cognitif et la rémission au niveau clinique doit nous permettre de conduire de façon plus fine et moins arbitraire les traitements de nos patients, en déterminant par exemple à quel moment la disparition d’anomalies cognitives les rendent disponibles pour un traitement psychothérapique, grâce à la réapparition de leur accessibilité à la polysémie et à une intégration du sens dans son contexte.
Fonctions cognitives et rémission
Références 1. FRITH C. Comments of : laws K.R. A meta-analytic review of Wisconsin Card Sort studies in schizophrenia : General intellectual deficit in disguise ? Cognitive Neuropsy 1999 ; 4 : 1-35. 2. KOSTOVA M, PASSERIEUX C, LAURENT JP et al. Functional analysis of the deficit in semantic context processes in schirophrenic patients : an event related potentials study. Clinical Neurophysiology 2003 ; 33 : 11-22.
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