Pour la science
Goût des aliments et comportement alimentaire Taste of foods and feeding behavior
M. Fantino CREABio®, Faculté de médecine de Dijon, CHU de Dijon.
Résumé Trois systèmes chémo-sensoriels situés en bouche, juste à l’entrée du tube digestif, olfaction, gustation et chémo-sensibilité trigéminale, sont spécialement stimulés au cours de la prise alimentaire. De la mise en jeu synergique des deux premiers résulte la sensation de flaveur, communément appelée le « goût des aliments ». La perception sensorielle résultant de la projection à différentes aires cérébrales des afférences nerveuses nées des appareils gustatif et olfactif comporte trois composantes : les deux composantes discriminative qualitative et discriminative quantitative permettent au cerveau d’identifier la nature physico-chimique de l’aliment en bouche pour dire « qu’est-ce que c’est » et « combien c’est ». La troisième composante, de nature affective, correspond au plaisir ou au déplaisir que le stimulus en bouche évoque chez le consommateur : c’est la palatabilité. Après la présentation de quelques données d’acquisition récente sur la physiologie des fonctions gustatives et olfactives, le rôle spécifique des différentes composantes de la sensation qu’elles procurent sera discuté. Nous montrerons que la composante affective attachée aux sensations alimentaires et sa modulation selon le patrimoine génétique, l’état énergétique du consommateur et son histoire alimentaire, constituent un outil essentiel pour le contrôle quantitatif régulateur de la prise alimentaire.
Mots-clés : Comportement alimentaire – flaveur – gustation – physiologie Summary
Correspondance : Marc Fantino CREABio® Centre de ressources pour études appliquées biomédicales Faculté de médecine 7, boulevard Jeanne-d’Arc BP 87900 21079 Dijon cedex
[email protected]
Three chemo-sensory systems situated in mouth, just in the beginning of the digestive tract, olfaction, taste and trigeminale chemo-sensibility are especially stimulated during the food intake. The synergic involvement of both first ones results the sensation of flavor usually called the “taste of food”. The sensory perception resulting from the projection to various cerebral areas of the brain of afferents arisen from the gustative and olfactive receptors contains three components: both components discriminative qualitative and discriminative quantitative allow the brain to identify the physicochemical nature of the food in mouth to say “what it is” and “how much it is”. The third component, of affective nature, corresponds to the pleasure or the displeasure which the stimulus in mouth evokes at the consumer’s: it is the palatability. Following the presentation of some recently acquired data on physiology of the gustative and olfactive functions, the specific role of the various components of the sensation will be discussed. We shall show that the affective component attached to the food sensations and its modulation according to the genetic heritage, the energy state of the consumer and his food history constitutes an essential tool for the quantitative control of the food intake.
Key-words: Feeding behavior – flavor – taste – physiology
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Pour la science Introduction : place de la gustation au sein des sensibilités de la sphère buccale Les deux principaux appareils sensoriels permettant aux mammifères en général, aux primates dont l’Homme en particulier, de détecter les caractéristiques chimiques de leur environnement sont l’appareil olfactif et l’appareil gustatif. Leurs fonctions sont distinctes, mais complémentaires, et tous deux contribuent à la détection du « goût des aliments ». En effet, si la sensibilité gustative est fondamentale pour orienter le comportement alimentaire vers les aliments utiles à l’homéostasie nutritionnelle, tout en évitant les toxiques et les matériaux indigestibles, elle n’intervient pas seule dans cette fonction. La sensation communément qualifiée de « goût d’un aliment » ne résulte pas seulement de la stimulation des papilles gustatives de la cavité buccale ; elle met également en jeu l’olfaction, sollicitée par voie rétro-nasale, par les composés volatiles libérés au cours de la mastication des aliments, ainsi que la sensibilité somesthésique de la cavité buccale. Les afférences olfactives sont transmises au cerveau par les filets nerveux constitutifs du nerf olfactif (1er nerf crânien) : ils traversent la lame criblée de l’os éthmoïde avant de se rendre aux bulbes olfactifs, siège du premier relais sensoriel. Les afférences somato-sensorielles comprennent des composantes chimiques, tactiles et thermiques véhiculées par les nerfs trijumeaux (Ve paire de nerfs crâniens). Mais l’olfaction joue également un rôle important pour la détection des dangers, notamment la proximité de prédateurs [1], mais aussi pour la reconnaissance des congénères et, grâce aux phéromones, à l’organisation du comportement maternel et de reproduction [2, 3]. La composante mécano-réceptive joue un rôle particulier car, même s’il est possible que chez les rongeurs (et peut-être chez l’Homme), des papilles gustatives puissent détecter certains acides gras [4], il est admis que le « goût des lipides » résulte essentiellement de la détection de la viscosité et de l’onctuosité des
aliments par les mécanorécepteurs de la bouche [revue in 5]. Ceux-ci génèrent également les sensations d’astringence et de goût métallique, renseignent sur la texture des aliments, et sont à l’origine des sensations de froid provoquées par le menthol, ou de piquant et de brûlant provoquées par la capsaïcine du poivre et des piments. Les signaux visuels et auditifs pourraient également contribuer à une certaine modulation de la « perception gustative » des aliments [6]. Globalement analysé par le cerveau, l’ensemble des afférences provenant de ces appareils sensoriels est donc à l’origine de la perception globale, communément qualifiée de « goût ». Mais il s’agit, en réalité, d’un « goût complexe » que les scientifiques qualifient de flaveur, perception à laquelle l’olfaction contribue largement.
Données physiologiques sur la fonction gustative Organisation neuro-anatomique de l’appareil gustatif de l’Homme La détection d’une qualité gustative particulière débute par l’activation, par une molécule chimique adéquate, des cellules sensorielles principales gustatives. À raison d’une centaine par bourgeon, ces cellules neuro-épithéliales sont localisées dans les quelques 5 000 bourgeons du goût disséminés dans les papilles gustatives de la cavité buccale, de la langue et du palais, et sont l’objet d’un renouvellement permanent et rapide leur donnant une durée de vie de l’ordre de 10 jours [7, 8]. Histologiquement, l’on distingue trois types de papilles (fongiforme, caliciformes et foliées) se différenciant par leur morphologie et leur localisation anatomique (pour plus d’informations, le lecteur pourra se référer à la revue de Chaudhari et Roper [9]). Mais, contrairement à une affirmation erronée, bien que persistante dans de nombreux ouvrages, il n’existe pas, chez l’Homme, de corrélation stricte entre la localisation anatomique de ces diverses papilles et une modalité gustative particulière [10]. Les voies gustatives afférentes, constituées des neurones afférents primaires émanant des bourgeons du goût,
transitent à la périphérie par trois paires de nerfs crâniens, droits et gauches : − facial (racine sensitive du VII) ; − glossopharyngien (IXe nerf crânien) ; − pneumogastrique (Xe paire). Après avoir cheminé dans le tractus solitaire, les afférences gustatives font synapse dans le tronc cérébral, dans la partie rostrale (antérieure) du noyau du faisceau solitaire homolatéral, où convergent également de nombreuses afférences chémo-sensibles provenant du tube digestif. Puis, les informations gustatives gagnent différentes aires corticales après un relais dans le noyau ventro-postéro-médian du thalamus homolatéral, mais, contrairement aux mammifères inférieurs comme les rongeurs, sans faire synapse chez les primates supérieurs (dont l’Homme) dans le noyau parabrachial du pont. Les données neuro-anatomiques traditionnelles, renforcées par les données de la neuro-imagerie par imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) ou par tomographie par émission de positons (PET-scan), indiquent que les aires de projection de ces messages gustatifs diffèrent selon leur rôle physiologique, discrimination sensorielle primaire ou organisation de la vie végétative et de l’homéostasie nutritionnelle. Les projections au cortex gustatif primaire, localisé dans le cortex insulaire antérieur et l’operculum frontal adjacent, sous-tendent les aspects cognitifs de la perception gustative, permettant la détection des caractéristiques discriminatives des divers goûts, leur qualité et leur intensité. Les projections au cortex orbito-frontal, le cortex gustatif secondaire, sous-tendent les aspects hédoniques en donnant une tonalité affective aux perceptions gustatives, et contribuent ainsi à l’organisation du comportement alimentaire en lien avec l’hypothalamus [11, 12]. Les aires limbiques sont impliquées dans la mémorisation des odeurs. Toutes ces aires sont des zones d’intégration multi-sensorielle où convergent également des afférences correspondant aux autres modalités sensorielles de la cavité orale, permettant ainsi un traitement global de l’information flaveur, ou « goût complexe », pour la prise de décision d’ingérer ou de rejeter un aliment en bouche [13]. Certains de
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ces neurones apparaissent également modulés par l’état énergétique du sujet, répondant différemment selon que le sujet est en état de faim ou en état de satiété [11, 13].
Données psycho-physiologiques : quatre, cinq ou six qualités gustatives ? Classiquement, l’on considérait que la perception gustative humaine repose sur la capacité à distinguer seulement quatre saveurs fondamentales : sucrée, salée, acide et amère, respectivement provoquées par des fonctions chimiques bien caractérisées. Mais, pour la première fois, en 1908, le Japonais Kikunae Ikeda y a ajouté une cinquième saveur, qualifiée d’« umami », mot signifiant « délicieux » en Japonais [14, 15]. Cette saveur, typiquement procurée par le glutamate de sodium (GMS) et, à un moindre degré, par les ribonucléotides monophosphates 5’-inosinate (IMP) et 5’-guanylate (GMP), caractériserait les sources de protéines. Son existence réelle et sa signification biologique ont été discutées [16], mais l’identification récente de récepteurs membranaires activés par le GMS [revue in 9] tend à prouver la réalité de cette 5e modalité gustative. Enfin, bien que les données physiologiques traditionnelles attribuent la détection sensorielle des lipides à la sensibilité trigéminale, diverses données scientifiques récentes plaident en faveur d’une probable capacité de certains acides gras à également activer les voies gustatives [17-19].
Transduction des messages gustatifs Une notion traditionnelle, maintenant remise en cause, attribuait à chaque cellule sensorielle gustative la capacité de ne répondre qu’à un seul type de stimulus, résultant en une sensibilité spécifique à l’égard d’une seule qualité gustative. Les récents progrès dans la connaissance des mécanismes intimes de la transduction de l’information gustative modulent cette conception, cependant sans l’exclure totalement, au moins pour
certains canaux sensoriels. Les récepteurs membranaires activés par les diverses molécules sapides sont maintenant bien identifiés par de nombreux travaux de biologie moléculaire récents [revue in 9]. Leur caractérisation a montré que certaines cellules sensorielles gustatives peuvent être activées par des signaux gustatifs de diverses natures et que l’image sensorielle finalement perçue par le cerveau résulte du pattern d’ensemble des afférences neuronales transitant dans les voies gustatives afférentes [20].
Rôle de la fonction gustative dans le déterminisme de la prise alimentaire Les trois composantes de la sensation gustative Lorsqu’un produit sapide est en bouche, les afférences transmises au cerveau évoquent une sensation gustative complexe, caractérisée par trois composantes distinctes. • La première correspond à la composante discriminative qualitative : il s’agit de l’élément de sensation qui permet d’identifier la nature chimique du stimulus, par exemple de différencier un stimulus sucré d’un stimulus salé ou amer. • La seconde, la composante discriminative quantitative, informe sur l’intensité d’action du stimulus sur les récepteurs, sa concentration. Par ces deux composantes, l’appareil gustatif intervient donc comme un simple analyseur physico-chimique, indiquant au cerveau « ce que c’est » et « combien c’est ». • La troisième composante correspond à la qualité affective attribuée par le cerveau à chaque stimulus, « dans l’instant ». Chaque stimulation gustative peut être perçue comme plus ou moins agréable ou désagréable, ou laisser le sujet indifférent. Pour l’Homme, cette composante correspond donc à la valeur hédonique du stimulus, c’està-dire au plaisir/déplaisir évoqué par lui, pudiquement qualifiée de « palatabilité » (d’un mot du vieux Français)
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pour les animaux qui ne peuvent verbaliser comme nous leurs sensations. Cette composante hédonique dépend, évidement, des caractéristiques discriminatives intrinsèques du stimulus (une saveur fortement amère sera toujours désagréable, alors qu’une saveur sucrée sera souvent reçue avec plaisir), mais elle dépend également de caractéristiques propres au sujet, de son patrimoine génétique et, surtout, de son état énergétique, ainsi que de son histoire alimentaire et des conditionnements qui en résultent.
Rôle spécifique de chaque qualité gustative Il semble vraisemblable que chaque qualité gustative ait une fonction physiologique spécifique : − la saveur sucrée permet de repérer les aliments riches en sucres, donc pourvoyeurs de calories ; − la saveur amère, congénitalement aversive, permet le rejet des substances toxiques, mais elle permet également d’identifier des aliments comestibles à faible saveur amère ; − l’umami caractériserait les aliments sources de protéines ; − la saveur acide, généralement aversive, permet d’éviter toute ingestion excessive de substances de bas pH qui pourraient perturber l’équilibre acido-basique ; − la saveur salée, plaisante (à faible concentration) ou non selon l’état hydro-sodé interne, contrôle la prise de sodium, et donc contribue à l’équilibre hydrominéral. Mais la fonction gustative sucrée joue également un rôle anticipateur important pour la bonne organisation des réponses métaboliques, en initiant diverses réponses physiologiques qui préparent l’organisme à l’arrivée, dans le milieu intérieur, des aliments ingérés. Ainsi, Jeanine Louis-Sylvestre (dans le laboratoire de Jacques Le Magnen, au Collège de France) a découvert, il y a déjà plus de 40 ans, que des stimulations gustatives sucrées provoquent une décharge d’insuline très précoce [21]. Cette insulinosécrétion réflexe est susceptible de contribuer au stockage des glucides annoncés par la saveur sucrée, et ainsi de favoriser leur métabolisme. Qualifié
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de « phase céphalique d’insulinosécrétion », ce phénomène est beaucoup plus général. Il concerne également d’autres entéro-hormones, ou incrétines, dont une sécrétion anticipatoire semble être provoquée par l’activation de récepteurs de type gustatif, localisés dans le tube digestif. Il a été récemment découvert que la plupart des protéines réceptrices assurant, dans les bourgeons du goût, la transduction des saveurs sucrée, salée et amère, sont également exprimées dans la paroi de l’estomac, du duodénum, de l’intestin grêle, etc. [22, revue in 23]. Or, cette chémo-sensibilité digestive est fonctionnelle : elle détecte la présence locale des divers composés alimentaires (peptides, amino-acides, sucres, substances amères…) et contribue à l’induction de réponses neuro-humorales locales (comme la sécrétion de glucagon-like peptide-1 [GLP-1] ou de glucose-dependent insulinotropic polypeptide [GIP]) et/ou génère des réponses nerveuses adressées au cerveau par les nerfs vagues [24]. Il est cependant très improbable que ces afférences contribuent à la perception gustative consciente.
Rôle de la composante affective des sensations gustatives et olfactives Un repas est une séquence comportementale identifiable par son début et sa fin. • Le début de l’ingestion est initié par la sensation de faim, qui traduit un état énergétique interne caractérisé par le besoin d’apport calorique et nutritionnel. Dans cet état, divers signaux sensoriels, en particulier olfactifs et gustatifs attractifs, informent le cerveau de la disponibilité d’aliments aptes à couvrir ces besoins. • La fin du comportement d’ingestion alimentaire dépend des mécanismes du rassasiement activés par des signaux hormonaux et sensoriels nés de l’ensemble du tube digestif, notamment de messages olfactifs et gustatifs. Pour l’organisation physiologique du comportement alimentaire, chaque qualité gustative a un rôle propre, qui dépend de la tonalité hédonique qui lui est associée. Le psycho-physiologiste américain C.-L. Hull avait souligné, dès
1943 [25], que la motivation alimentaire, qui détermine la nature des aliments et fixe la quantité ingérée au cours d’un repas, dépend de l’interaction de deux facteurs distincts : − le premier, qualifié de « drive » (« moteur interne »), résulte des besoins du consommateur pour assurer sa balance énergétique et nutritionnelle : il module l’alternance des états de faim et de satiété et sous-tend le contrôle homéostatique de la prise alimentaire ; − le second, qualifié d’« incentive » (« ce qui incite »), correspond à la composante affective des stimulations alimentaires : il est le moteur du contrôle hédonique de la prise alimentaire.
Rôle dans le choix et la sélection alimentaires J.-E. Steiner a montré, il y a déjà plusieurs décennies, que la plupart des espèces animales, dont l’Homme, manifestent, en réponse aux stimulations gustatives sucrées, un comportement évoquant le plaisir, et ceci dès la naissance, donc avant toute expérience alimentaire [26]. La capacité à percevoir le sucré comme « plaisant » est donc innée et probablement génétiquement déterminée, car retrouvée même chez les nouveau-nés anencéphales [27]. Réciproquement, les saveurs amères ou acides sont
déplaisantes et provoquent un comportement de rejet dès que la maturité de l’appareil gustatif est atteinte. Cet état inné peut être cependant profondément modifié par des conditionnements résultant des expériences alimentaires successives, favorables ou non. Ainsi, l’ingestion d’un aliment doté de caractéristiques gustatives initialement plaisantes, mais s’avérant être toxique parce que contaminé par un poison ou par des micro-organismes pathogènes, conditionne une profonde modification de la perception affective de ce produit [revue in 28]. Il devient secondairement très déplaisant, et l’aversion qu’il provoque, dès lors, empêche toute nouvelle ingestion qui pourrait être délétère. Ce mécanisme protecteur d’aversion gustative conditionnée est connu sous le nom de son découvreur : l’effet Garcia [29]. Réciproquement, lorsque l’ingestion d’un aliment est suivie d’effets métaboliques favorables (grâce à son apport calorique ou en corrigeant une déficience nutritionnelle), le plaisir associé aux consommations ultérieures du même aliment augmente. Ainsi, l’utilité de cet aliment pour l’homéostasie nutritionnelle conditionne progressivement une préférence favorisant sa consommation [revue in 30]. Le jeu de ces préférences/aversions permet
Les points essentiels • La sensation communément appelée « goût », évoquée par un aliment en bouche, résulte en fait de la stimulation conjuguée des appareils gustatif et olfactif à l’origine d’un goût complexe qualifié de « flaveur ». L’identification récente des récepteurs membranaires captant les différentes molécules sapides permet de mieux comprendre les mécanismes de transduction périphérique et le rôle de ces messages sensoriels. • Leur principale fonction physiologique est de contribuer au contrôle régulateur du comportement alimentaire. La sensation résultant de l’analyse, par le cerveau, des flaveurs alimentaires comprend trois composantes dont les rôles sont distincts : − les deux composantes discriminative qualitative et discriminative quantitative permettent d’identifier les caractéristiques physico-chimiques des aliments en bouche ; − la composante affective, qui correspond au plaisir/déplaisir plus ou moins grand évoqué par le stimulus alimentaire est un déterminant essentiel de la motivation alimentaire : c’est le moteur du « contrôle hédonique » de l’ingestion. • En début de repas, par le jeu des préférences alimentaires, la composante affective permet le choix et la sélection des aliments utiles à l’homéostasie nutritionnelle et le rejet des produits potentiellement dangereux. Sa modulation au cours du repas, en fonction de l’état énergétique du sujet, contribue au rassasiement et à l’arrêt de l’ingestion.
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donc d’accepter ce qui est plaisant et utile, et de rejeter ce qui pourrait être dangereux. En agissant comme un filtre sélectif à l’entrée du tube digestif, il module choix et sélection alimentaires.
Rôle dans le rassasiement : l’alliesthésie alimentaire Les stimulations gustatives et olfactives procurées par les aliments sont donc, habituellement, perçues par un sujet à jeun et affamé comme plaisantes et attractives. Mais, progressivement, ces mêmes flaveurs perdent provisoirement ce caractère positif, et peuvent même devenir déplaisantes, voire très déplaisantes, pour ce même sujet après qu’il ait été rassasié par la consommation des aliments qui les procurent. Le terme d’alliesthésie alimentaire désigne ce changement de la perception affective des stimuli alimentaires résultant de leur consommation qui restaure l’état énergétique interne du consommateur [31]. Si le plaisir sensoriel associé aux stimulations alimentaires à jeun favorise le choix et l’ingestion des aliments, la bascule du plaisir en déplaisir ne peut qu’inciter à l’interruption de la prise alimentaire, donc concourir au rassasiement. La mise en évidence de ce phénomène, due à Michel Cabanac, a constitué la première démonstration que, pour certaines fonctions homéostatiques, le plaisir sensoriel associé à des comportements régulateurs, et sa modulation en fonction de l’état interne du sujet, jouent un rôle physiologique important en contribuant à l’organisation de ces
comportements [32, 33]. Avec Michel Cabanac, nous avons montré que l’alliesthésie alimentaire est induite par la stimulation des chémorécepteurs entériques par les nutriments ingérés [34]. Ainsi, la composante affective associée au « goût complexe », la flaveur des aliments, joue un rôle essentiel dans le déterminisme physiologique de la prise alimentaire : − avant le repas, la mémoire du goût des aliments précédemment consommés, et appréciés parce que naturellement plaisants et nourrissants, contribue à la genèse de la motivation qui permet la recherche des aliments adéquats ; − au début du repas, le plaisir/déplaisir associé au goût des aliments disponibles permet la sélection de ceux qui seront le plus aptes à assurer l’homéostasie nutritionnelle du consommateur ; − pendant le repas, le plaisir est le moteur de l’ingestion qu’il entretient ; − à la fin du repas, par l’alliesthésie alimentaire négative (et d’autres processus non développés ici), le plaisir contribue au rassasiement qui stoppe l’ingestion. Il a, de plus, été observé que l’alliesthésie alimentaire négative disparaît de façon réversible chez des sujets en déficit pondéral imposé, leur permettant ainsi de plus manger pour récupérer le poids perdu [35]. Déclaration d’intérêts L’auteur a déclaré n’avoir aucun conflit d’intérêt en lien avec cet article. Néanmoins, de par ses activités de transfert de technologie autorisées par la Commission nationale de déontologie,
Conclusion Le plaisir olfacto-gustatif et sa modulation contribuent donc à l’organisation du comportement alimentaire au bénéfice de l’homéostasie énergétique et nutritionnelle. Mais un excès de plaisir alimentaire ne risque-t-il pas d’entraîner une surconsommation, source de surpoids, voire d’obésité ? Le plaisir gustatif associé au comportement alimentaire peut également être une arme à double tranchant, qu’il convient de manier avec souplesse et prudence, car il peut aussi engendrer une surconsommation. En effet, nos gènes de susceptibilité, sélectionnés par la longue histoire de disettes subies par nos ancêtres, leur ont probablement permis d’augmenter leurs réserves adipeuses lorsque, opportunément, une alimentation palatable abondait. Mais, maintenant que l’abondance est permanente, cet avantage – autrefois essentiel pour la survie – s’avère délétère : « Le plaisir alimentaire est au contrôle de la prise alimentaire ce que l’accélérateur d’une voiture est au contrôle de la conduite automobile » !
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l’auteur a de nombreuses relations professionnelles avec diverses entreprises du monde agro-alimentaire.
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